mardi 22 janvier 2002

Note d'opinion : philosophie et science

À propos des rapports entre la philosophie et la science *

Je vais donc vous parler des rapports qui existent entre la philosophie et la science. Je vais essayer de parler de l’état de ces rapports et de ce qu’il est peut-être possible d’en dire.

Les quelques réflexions (bien modestes, je m’empresse de le dire) que je voudrais vous livrer à ce sujet tournent autour d’un constat, un constat qui n’est d’ailleurs sans doute pas admis par tout le monde. Du moins sur le mode où je vais le faire et avec le sens que je vais lui donner.

Ce constat, c’est que les philosophes et les scientifiques ne s’entendent pas. Quand je dis qu’ils ne s’entendent pas, je veux dire qu’ils sont rarement d’accord ; je veux dire aussi que les philosophes sont la plupart du temps incapables de déchiffrer ce que les scientifiques disent, et vice-versa. Ils ne s’entendent pas au sens où jadis on disait qu’on n’entend pas le latin.

Bien sûr, il existe bon nombre de tentatives de rapprochements, voire de synthèse. Il y a un certain nombre de scientifiques et de philosophes qui, le plus souvent du côté de l’épistémologie, cherchent à jeter des ponts, cherchent à se rejoindre : l’exemple le plus connu est celui du couple Prigogine-Stengers et leur Nouvelle alliance, l’alliance nouvelle étant précisément celle qui manquerait. Mais il y en a beaucoup d’autres, beaucoup beaucoup d’autres. Et pourtant, je crois pouvoir dire que les philosophes et les scientifiques ne s’entendent pas. Non seulement les tentatives de rapprochements se révèlent infructueuses, mais elles sont quelquefois encore plus suspectes aux yeux de beaucoup que ne peut l’être l’incompréhension habituelle. Par exemple, le Centre de philosophie des sciences et le Centre de recherches en épistémologie appliquée du CNRS, qui organisent régulièrement en France des séminaires avec des scientifiques comme Michel Bitbol ou Roland Omnès et où philosophie et psychanalyse – par exemple – sont convoquées pour conférer aux théories de la physique des justifications transcendantales, suscitent le désintérêt voire l’hostilité des philosophes. A l’inverse, les réflexions philosophiques sur la science – qu’elles s’inscrivent dans le sillage de Husserl, d’Heidegger ou de Wittgenstein – sont systématiquement dénoncées par la plupart des scientifiques comme des atteintes aux potentialités de la science. Bien des scientifiques résument par exemple Heidegger à la formule suivante : la science calcule mais ne pense pas. Et, évidemment, ils ne lui pardonnent pas.

On peut évidemment dire beaucoup de choses sur la manière dont cette mésentente fonctionne, quels types de pouvoirs – institutionnels ou symboliques – elle met en jeu, quelles positions sociales elle participe à créer où à faire chanceler, quels enjeux elle draine avec elle, etc. Bourdieu l’a fait. Il s’est mis les deux camps à dos. De quel point de vue l’a-t-il fait ? Lui se dit et se redit scientifique. Les scientifiques le contestent. Dans les faits, la sociologie, souvent en conflit avec la philosophie, est classée institutionnellement plus près de la philosophie que de la science. Aux USA, dans le domaine des revues universitaires, philosophie et sociologie cohabitent (avec l’anthropologie, la psychologie, etc.) au sein des mêmes publications. Ils appellent ça : humanities.

Je voudrais aborder la mésentente entre philosophie et science d’une autre manière. Je dois d’emblée préciser que je ne suis pas un scientifique, pas davantage un philosophe et que je m’aventure donc dans ces questions de manière téméraire. Je parle donc sous le contrôle de tous et je vous demande de considérer que chacune de mes paroles est assortie d’un point d’interrogation implicite. Là où j’affirme, je vous remercie de considérer que je ne fais que suggérer.

Chaque époque pense à sa façon. Et ce qui fait la manière de penser d’une époque a un rapport étroit avec les concepts et les notions les plus fondamentales qui servent d’outils à penser. C’est en quelque sorte ce que Durkheim appelait les prénotions, manières de concevoir (sans les concevoir consciemment) le temps, l’espace, les rapports, le je, le nous, bref tout ce qui nous sert d’axiomatique (comme on dirait aujourd’hui) pour articuler ce que l’on pense.

Ces manières de penser changent, évoluent, mais généralement moins vite qu’on peut se l’imaginer. Ce sont les modes qui changent vite. Si vite qu’on pourrait croire que les modes servent en quelque sorte à masquer ce qu’il y a de pérenne dans une époque et, surtout, à masquer les vrais changements de manière de penser, ceux qui affectent les prénotions.

Pour voir ce qui fait nos manières de penser, il est probable qu’il n’y a qu’une façon de faire. C’est aller loin voir comment on pense ou comment on pensait. Loin dans le temps ou loin dans l’espace. C’est ce que Rousseau a très opportunément recommandé dans cette phrase restée célèbre (Lévi-Strauss y voit l’acte de naissance de l’ethnologie).
« Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » (1)

Si on regarde loin dans le temps, si on remonte loin dans l’histoire, on découvre que la philosophie et la science n’ont pas toujours connu la mésentente. Bien au contraire. Et pourtant, nous ne nous étonnons plus du fossé qui sépare philosophie et science aujourd’hui. L’affaire Sokal, par exemple – qui représente le conflit le plus manifeste de ces dix dernières années entre philosophie et science – est aussi et avant tout une affaire dont les enjeux furent à ce point masqués par la polémique qu’aucune analyse – pas même celle relativement lucide de Loïc Wacquant – n’a réussi à mettre en lumière ce que ce conflit doit à des rapports entre philosophie et science qui ont quelque chose de séculaire.

Or ces rapports – profonds – se marquent dans notre quotidien.

Prenons l’exemple d’une question que, de nos jours, tout le monde trouve pertinente (même si l’on diverge radicalement quant à la réponse à lui apporter) : « Dieu a-t-il créé l’univers ? » Est-ce une question scientifique ou est-ce une question philosophique ?

Seule la manière dont il y est répondu peut nous permettre de savoir comment elle est comprise. Il arrive ainsi que la réponse nous parle du big-bang. « L’univers est probablement né du big-bang. » « Ce qui ne résout pas la question », ajoutent certains. Mais ce qui permet, même à ceux-là, d’exprimer leur ignorance sous la forme d’un savoir.

Il fut cependant un temps où la question n’aurait pas été comprise. Dans la Grèce antique, les dieux font partie du monde ; ils le subissent comme les hommes, avec cette seule différence qu’ils sont immortels et qu’ils disposent de pouvoirs dont les hommes sont privés.

Imaginons cependant que la question soit posée à Parménide. Pourquoi Parménide ? Parce qu’il est du temps où la philosophie et la science ne sont pas encore distinctes. Parménide représente un bon exemple du philosophe grec libéré (en quelque sorte) des mythes et des croyances et qui fait à la fois, sans le savoir, de la philosophie et de la science. C’est même très spécifiquement quelqu’un qui pense à la fois l’objet le plus scientifique qui soit – ce qui deviendra l’objet par excellence de la science – : la nature ; et en même temps l’objet le plus philosophique qui soit – ce qui sera pendant des siècles le sujet philosophique par excellence – : l’être.

Avec beaucoup d’audace, je pourrais imaginer ce que Parménide répondrait à la question « Dieu a-t-il créé l’univers ? » Avec beaucoup d’audace parce que Parménide est bien difficile à déchiffrer. Son poème (puisque son œuvre est un poème), écrit dans la première moitié du Ve siècle (donc entre 500 et 450 avant Jésus-Christ ;100 ans environ avant Platon) et dont nous ne conservons que 19 fragments, a donné lieu à de multiples interprétations. A commencer par celle de Platon dans Le Sophiste, une interprétation qui inaugure en quelque sorte toute l’ontologie européenne, y compris jusqu’à celle d’Heidegger. Mais aussi avec les interprétations logiciennes (si je puis dire), qui font de Parménide une sorte de précurseur d’Aristote, de l’Aristote fondateur de la logique en tout cas. « L’être est ; le non-être n’est pas » serait la préfiguration du principe de contradiction que l’on trouve dans le livre Gamma de la Métaphysqiue d’Aristote. Le Parménide que j’imagine ne serait aucun de ceux-là. Ce serait plutôt celui qui est né de la traduction du poème que l’on doit à Marcel Conche. Et que nous dirait-il ce Parménide-là ?

Il devrait sans doute commencer par quelques définitions de vocabulaire.

Première sorte de mots

Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce qu’être ?

Le mot a au moins deux sens bien distincts selon qu’il désigne l’existence d’une chose (le bureau est) ou qu’il désigne l’attribut (le prédicat) d’une chose (le bureau est brun). Dans le premier cas, j’affirme l’existence du bureau ; dans le second, j’affirme que le bureau présente une particularité (la couleur brune), ce qui néanmoins postule son existence.

Laissons la question du prédicat de côté. Bornons-nous à l’affirmation de l’existence de la chose.

Que vais-je pouvoir appeler l’être ?

Est-ce la chose en train d’exister ? Est-ce le fait que la chose existe ?

- Si c’est la chose en train d’exister, convenons que je l’appelle l’étant. Je suis immédiatement confronté à un problème. C’est que l’être (l’étant) du bureau est fait, en réalité, de choses multiples. Je peux par exemple affirmer que le plateau du bureau est. Il est en train d’exister. L’être (l’étant) du plateau du bureau est le plateau du bureau en train d’exister. Idem pour les pieds du bureau. Idem pour n’importe quelle particule du bureau.
Or, mon bureau est plein de particules. Voilà donc que l’être (l’étant) de mon bureau est le bureau en train d’exister, mais en même temps, l’être (l’étant) du bureau est l’ensemble de ses particules en train d’exister. Si je dépasse le cadre du bureau, je dois alors constater que tout est fait de choses qui s’emboîtent les unes dans les autres, comme des poupées russes et qui sont en train d’exister. Ca devient compliqué.

- Si l’être, c’est le fait que la chose existe, sa faculté d’exister, les choses se présentent différemment. Ce n’est plus l’étant, mais quelque chose de distinct. Et quand je dis quelque chose, le mot est inapproprié. L’être du bureau n’est plus dans ce cas le bureau en train d’exister, mais quelque chose d’indépendant du bureau qui contient son existence. De même, l’être de la particule, de chaque particule, n’est pas chaque particule en train d’exister, mais bien quelque chose d’indépendant de chaque particule qui enveloppe son existence. Si quelque chose de cette nature mérite d’être appelé être, alors : finies les poupées russes. L’être du bureau n’a rien à voir avec l’être de la particule. Chaque chose aurait donc son être. (C’est soit dit en passant la thèse de Platon dans Le Sophiste)

Deuxième sorte de mots

Qu’est-ce que le monde, qu’est-ce que l’univers ?

Le monde, l’univers, c’est quelque chose qui est. Deux mots pour une même chose ? Non. Mettons-nous d’accord : on va réserver le mot « monde » à tout ce que nous connaissons de l’univers, c’est-à-dire au système organisé dans lequel nous vivons. C’est ce que les Grecs appelaient le cosmos ; ce dont la description s’appelle la cosmogonie, cosmographie ou cosmologie.

Au sens de la chose en train d’exister, je peux donc parler de l’être du monde. L’être du monde est le monde en train d’exister. C’est le monde en tant qu’étant.
Au sens du fait que la chose existe, je puis aussi parler de l’être du monde. Le monde a la faculté d’exister. Mais ici bien sûr surgissent de graves questions ! Qu’est-ce que ce quelque chose qui fait que le monde existe ? Cette chose est-elle ? A-t-elle un être ? Un être qui serait à son tour le fait qu’existe ce quelque chose que je viens d’appeler l’être du monde ?

Arrêtons-nous là, car nous risquons de passer à côté d’une autre question tout aussi fondamentale : le monde – en tant que système organisé –, le monde que je connais, épuise-t-il l’existant, épuise-t-il l’étant ? Je n’en sais rien. Mais rien ne m’empêche de n’en pas écarter l’hypothèse. En pareil cas, le monde ne serait qu’une partie de l’univers. L’univers serait donc le tout et le monde la partie connue de ce tout, le système organisé que nos sens appréhendent.

Si je veux parler du tout, je parlerai donc de l’univers, de l’être de l’univers. L’univers en train d’exister, c’est l’univers en tant qu’étant. Mais l’être de l’univers, au sens de ce qui fait que l’univers existe, c’est différent, c’est vertigineux…

Que peut-on en dire ?

On peut au moins en dire une chose : c’est que cet être est différent de tous les autres.
J’explique ! L’être du bureau (le fait que le bureau existe), il est lié au temps : le bureau n’existait pas, il est advenu, il est, il disparaîtra. Il en va ainsi de tous les étants. Ils sont passagers et donc leur être est passager. Le monde obéit à la même règle : le système organisé que nous connaissons n’était pas, fut, est, sera, mais disparaîtra. Il est passager. Mais l’univers ? Le tout ? Puis-je me permettre d’en dire la même chose ?

Une chose qui n’est pas, qui advient, qui est, puis qui disparaît : mérite-t-elle d’être dite en train d’être ? Oui, pendant qu’elle est. Mérite-t-elle d’être vue comme un être, comme cette faculté qu’elle aurait d’être ce qu’elle est ? Un humain, par exemple, est-il un être au sens d’une chose qui fait qu’elle est ce qu’elle est ? Il est si peu de chose, si fugitivement, dans un univers si grand et si durable… Les étants, tous les étants, humains compris, ne seraient-ils pas simplement l’univers en train d’être ?

Et alors je cite Conche :
« S’il est impossible de dire ce qui a toujours été et qui sera toujours, ce n’est pas par l’effet d’une impuissance quelconque de la connaissance : c’est qu’il n’y a rien de tel. Tout ce qui est au monde, et le monde lui-même, sont à la merci de la puissance universelle et annihilante du temps.
Toutefois, si le temps a raison, à la longue, de tout ce qu’il y a
[…], reste ce sur quoi le temps n’a aucune prise : non ce qu’il y a, mais l’être, le fait qu’il y ait (qu’il y ait toujours quelque chose). Car, dire l’"être" est simplement désigner le fait d’être pour ce qui est. Il n’est pas concevable que l’être, en ce sens-là – comme ce qui, pour ainsi dire, "fait" être les êtres – ne soit plus ; Alors ? ou il n’y aurait rien – mais le "rien", le "il n’y a pas", n’est "ni dicible ni pensable" (8.8) –, ou il y aurait le rien, c’est-à-dire non pas rien mais encore de l’être. On ne peut penser le rien sans le faire être de quelque façon comme rien. Le néant étant innommable et impensable, il ne se peut pas qu’il n’y ait pas toujours de l’être. Il est impossible pour l’être de n’être pas.
[…]
L’être
[…] est ce qui fait que les étants sont, mais, sans les étants, l’être n’étant l’être de rien, n’a aucune signification. Certes, aucun étant n’est nécessaire à l’être, mais qu’il y ait des étants est nécessaire. » (2)

Parménide nous aurait dit bien plus que « L’être est ; le non-être n’est pas ». Il nous aurait dit qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura toujours quelque chose. Que c’est de toute éternité et que parler d’éternité est encore trop temporel. Que cela échappe au temps, comme à l’espace. « Dieu a-t-il créé l’univers ? » Que penserions-nous de celui qui aujourd’hui nous affirmerait que la question n’a pas de sens et qui nous décrirait l’être parménidien, cet être parménidien-là en tout cas ? Voilà peut-être de quoi mesurer la fermeture que représente l’actuelle dichotomie entre philosophie et science. Une parole qui vient de loin – de loin dans le temps, une parole qui ignore la distinction entre science et philosophie, et l’on mesure un peu combien elle s’éloigne de nos manières de penser les plus communes.
L’exemple est sommaire et caricatural, j’en conviens. Mais bien d’autres pourraient venir le conforter.
Evidemment, certains objecteront en plus qu’invoquer l’absence de dichotomie entre la philosophie et la science n’a pas beaucoup de sens, parce que – à cette époque – la science n’avait pas encore été inventée. Elle n’aurait été inventée qu’au début du 17ème siècle, avec Galilée, Bacon et Descartes.

Il est vrai que la science connaît au début du XVIIème siècle une révolution assez extraordinaire. Dans la longue introduction à sa traduction de L’Origine de la géométrie de Husserl, Jacques Derrida écrit cette phrase qui résume très bien cette révolution :
« L’inauguration galiléenne, qui ouvre carrière à l’objectivisme en faisant un "en soi" de la nature mathématisée, marque l’acte de naissance d’une crise des sciences et de la philosophie » (3)

Tout est dit, me semble-t-il. D’une part l’orientation de la science vers l’objectivisme confondu avec la mathématisation ; d’autre part, la naissance d’une crise entre science et philosophie, une crise qui va s’approfondir au fil des siècles.

Reste que la science – en tant que démarche distincte de la philosophie – est antérieure. Il y a quelque chose qui permet – je crois – de reconnaître la science, de la distinguer de la philosophie. Au-delà de toutes les définitions qu’on peut leur donner – définitions qui sont l’objet de sourdes luttes –, il est peut-être possible de s’en tenir à deux caractéristiques historiques constantes qui tiennent aux types de démarche que philosophie et science adoptent chacune. Du côté de la science, on constate qu’elle a quelque chose de cumulatif. Chaque découverte, chaque invention, chaque théorie, chaque hypothèse s’inscrit dans une évolution cumulative, dans la mesure où chacune se pose en complément ou en correction d’un corpus dont le dernier état sert de référence. Et aucune découverte, aucune théorie, ne peut vivre par elle-même sans être mise en concordance avec ce corpus. Bien mieux, le corpus en question intègre tous les états antérieurs du corpus, au point de les masquer, comme s’il n’y avait d’autre pensée digne d’être prise en considération que celle inscrite dans ce dernier état du corpus. Précisément dans L’origine de la géométrie, Husserl expose très bien cet état de chose : « Nous comprenons notre géométrie, qui nous est présente à partir de la tradition (nous l’avons apprise et nos maîtres en ont fait de même), comme un acquis total de productions spirituelles qui, dans le procès d’une élaboration, s’étend par des acquis nouveaux en de nouveaux actes spirituels. Nous savons à partir de ses formes antérieures et transmises, en tant qu’elles constituent son origine – mais à propos de chacune d’elle se répète le renvoi à la forme antérieure – que manifestement la géométrie doit donc être née à partir d’un premier acquis, d’activités créatrices premières. Nous comprenons ainsi son mode d’être persistant : il ne s’agit pas seulement d’un mouvement procédant sans cesse d’acquis en acquis, mais d’une synthèse continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans leur valeur, forment tous une totalité, de telle sorte qu’en chaque présent l’acquis total est, pourrait-on dire, prémisse totale pour les acquis de l’étape suivante. La géométrie est nécessairement de ce type de mouvance avec un horizon d’avenir géométrique de même style ; c’est ainsi qu’elle a cours auprès de chaque géomètre, chacun ayant la conscience (c’est-à-dire le savoir constant et implicite) d’être engagé dans une progression continue et dans un progrès de connaissance en tant qu’il opère dans cet horizon. Il en va de même pour toute science. » (4)

La philosophie n’a pas du tout évolué de la même manière. Ce qui caractérise sa démarche est tout différent : il s’agit principalement d’un mode de faire exégétique. Dans ses Etudes de philosophie ancienne, Pierre Hadot écrit ceci :
« On connaît le mot de Whitehead : "La philosophie occidentale n’est qu’une série de Fußnoten aux dialogues de Platon." (5 Il peut signifier tout d’abord que la problématique platonicienne a marqué d’une manière définitive la philosophie occidentale, ce qui est vrai. Mais il peut signifier aussi que la philosophie occidentale a pris, concrètement, la forme de commentaires, qu’ils soient de Platon ou d’autres philosophes, et d’une manière plus générale la forme exégétique. Et cela aussi est vrai, dans une très grande mesure. Il est en effet extrêmement important de constater que, pendant près de deux mille ans, du milieu du IVe siècle av. J.-C. jusqu’à la fin du XVIe siècle, la philosophie a été conçue avant tout comme une exégèse, se rapportant à un petit nombre de textes émanant d’« autorités » dont les principales furent notamment Platon et Aristote. Et il est légitime de se demander si, après la révolution cartésienne, la philosophie ne se ressent pas toujours de ce long passé et si elle ne reste pas toujours, jusqu’à un certain point, une exégèse. » (6)
Je pense personnellement que oui. Elle est effectivement restée fort exégétique, avec des nuances selon les périodes (peut-être même une éclipse aux XVIIème et XVIIIème siècles). Mais l’exégèse a changé de sens, semble-t-il. Dans les premiers siècles de notre ère, elle était admirative. Il s’agissait de retrouver la signification de la parole des anciens, où devait se loger la vérité. Au XXème siècle, elle s’est faite critique, déconstructionniste même. Il s’agit cette fois de trouver ce qui a pu pousser les anciens à se tromper, ou en tout cas, à dire ce qu’ils ont dit.

Si l’on se fonde sur ces grands traits (corpus accumulé pour la science ; exégèse pour la philosophie), on ne peut contester qu’il existe une efflorescence scientifique dans l’Antiquité, tout spécialement à Alexandrie entre le début du IIIème siècle av. J.-C. et l’an 48, date de l’incendie de la bibliothèque. C’est la période de penseurs comme Euclide, Aristarque de Samos, Archimède, Eratosthène, Hipparque, etc.

Alors, revenons à la révolution galiléenne. Elle marque – c’est incontestable – le début d’une transformation profonde de la démarche scientifique. On peut la caractériser de bien des façons. J’ai personnellement envie de dire que ce qui la caractérise peut-être le mieux, c’est que le doute devient le garant de la certitude. Il s’agit du doute méthodique de Descartes. J’aime dire qu’il devient le garant de la certitude, parce que je souhaite marquer que Descartes n’invente pas le doute, bien au contraire. Il lui enlève la signification qu’il avait chez les sceptiques, à commencer par ce qu’il voulait dire chez Montaigne. Le doute n’est plus la limite du savoir : il devient le chemin du savoir.

En philosophie, le doute méthodique ne se substitue pas de la même façon au doute sceptique. Celui-ci reste bien solide chez des philosophes comme Hume et Kant, par exemple. Il connaîtra même un succès grandissant au XXème siècle.

On pourrait penser que la méthode scientifique nouvelle, celle de Bacon et Descartes, va permettre aux savoirs scientifiques de se développer sur la seule base des moyens méthodiques, techniques et rationnels. Autrement dit que le savoir grandit (s’il grandit) selon un rythme et un chemin qui est le seul possible.

C’est selon moi une illusion. Les voies prises par nos manières de penser, par nos manières de croire, par nos manières de chercher, par nos manières de faire, sont inscrites dans les limites étroites d’un possible qui est immensément plus restreint que le possible auquel pourrait avoir accès une démarche scientifique abstraite de tout ce qui serait étranger à sa méthode. Je devrais même dire abstraite aussi de sa méthode, tant celle-ci est impure...

Prenons l’exemple de Leibniz. Il est très anti-cartésien. Mais son anti-cartésianisme n’a d’autre ambition que d’approfondir la méthode scientifique née de la révolution galiléenne. A ce titre, il sera en réalité le parfait continuateur de Descartes. La science actuelle lui doit même probablement plus qu’à Descartes, ne serait-ce que parce qu’il est l’initiateur d’une idée qui deviendra en quelque sorte le paradigme de la science d’aujourd’hui : l’algorithme.

Il est très révélateur, me semble-t-il, que l’œuvre de Leibniz – qui est à la fois philosophique et scientifique, mathématique – soit de nos jours publiée de manière totalement séparée. Dans la meilleure publication française des œuvres de Leibniz (celle de Prenant chez Garnier), on ne trouve rien ou pratiquement rien au sujet de ses inventions scientifiques et mathématiques. Celles-ci d’ailleurs – que ce soit le calcul différentiel, le calcul intégral ou la méthode récursive – figurent le plus souvent (sous la forme de versions évoluées) dans les traités de mathématiques ou de physique, sans qu’il soit fait référence à Leibniz. Seuls les ouvrages d’histoire des sciences ou des mathématiques rendent à Leibniz ce qui lui revient dans le domaine scientifique.

Et pourtant, si l’on veut comprendre à quel type d’arbitraire obéit l’évolution de la science, il conviendrait justement de s’intéresser à ce qui est commun, proche, solidaire dans l’œuvre philosophique et dans l’œuvre scientifique de Leibniz. Elles témoignent en effet toutes deux d’une même manière de penser.

Par exemple, ce qui est constant dans l’œuvre mathématique de Leibniz, c’est ce que j’appellerais volontiers « le découpage à l’infini ». Lancelot Hogben, un mathématicien anglais que j’aime beaucoup appelle ça, lui, « l’arithmétique des accroissements ». Prenons un train. (Il n’y avait pas de train à l’époque de Leibniz, mais c’est un exemple commode) Si l’on inscrit le déplacement d’un train sur un graphique à coordonnées cartésiennes (le temps en abscisse et la distance en ordonnée, par exemple), on ne peut se contenter d’une droite, parce que le train ne roule pas à vitesse constante. Il accélère au départ et freine à l’arrivée (à tout le moins). On aura donc une courbe. Pour pouvoir mesurer cette courbe, il a fallu inventer un nouvel instrument de calcul : le calcul infinitésimal. Ce type de calcul comprend en fait deux projets distincts : d’une part, calculer la pente d’une courbe en un point donné – c’est le calcul différentiel – ; d’autre part, calculer une surface limitée en partie par une portion de courbe (par exemple un espace compris entre la courbe figurant sur notre graphique cartésien et l’abscisse de ce graphique) : c’est le calcul intégral. Ce qu’il y a de constant dans toutes ces démarches, c’est l’idée que la mesure d’une courbe passe par le découpage de la courbe en une succession infinie de droites. On imagine que la courbe, c’est très très approximativement 2 segments de droite, un peu moins approximativement 4 segments de droite, un peu moins encore 8, etc. Et s’il était possible d’atteindre une infinité de segments, on aurait la courbe. Je n’approfondis pas plus ; je risquerais d’ailleurs de me planter. L’important, c’est l’idée de régression à l’infini qui domine tout ça.

Passons maintenant à son œuvre philosophique et attardons-nous par exemple un instant sur cette fameuse idée – tant critiquée par Voltaire dans son Candide – du meilleur des mondes possibles. De quoi s’agit-il en fait ?
Il n’a pas sorti ça d’un coup, de rien, comme la critique de Voltaire pourrait le laisser croire. C’est beaucoup plus compliqué. Je vais essayer d’être simple et rapide, même si ce n’est pas facile.
Leibniz est un grand logicien, grand admirateur d’Aristote d’ailleurs.
Partons du principe d’identité : A est A ; bleu est bleu ; Dieu est Dieu. Chaque fois, il y a un sujet, un verbe et un attribut (ou prédicat). Dans les exemples donnés, je peux inverser sujet et attribut : A est A inversé, c’est toujours A est A. Ce sont des propositions réciproques.
Si je dis à présent : le triangle est triangle ; le triangle a 3 angles ; le triangle a 3 côtés, les choses se compliquent un tout petit peu. Le triangle est triangle est toujours une proposition réciproque. On peut admettre que le triangle a 3 angles aussi (triangle ; 3 angles : c’est pareil !). Mais le triangle a 3 côtés, ce n’est plus pareil. Ce n’est plus une proposition réciproque. La proposition est logique ; elle répond à une nécessité logique, mais elle n’est pas réciproque : c’est une proposition d’inclusion.
Les propositions réciproques et les propositions d’inclusion n’ont besoin d’aucun constat extérieur. Elles sont justes par elles-mêmes. Tout simplement parce qu’on tire l’attribut de sa totale identité avec le sujet ou, en tout cas, d’une nécessité d’être du sujet, du fait qu’il est inclus dans le sujet. C’est ce qu’on appelle des propositions analytiques. Donc, toute proposition analytique est vraie. Ce n’est pas Leibniz qui a inventé ça. C’est déjà chez Aristote.

L’invention de Leibniz – son coup de génie en quelque sorte, c’est de dire : « Toute proposition analytique est vrai ? Bon, renversons l’affirmation : toute proposition vraie est analytique… et voyons ce que ça donne. »
Si je dis : le papier est sur le bureau. Si je dis : je suis ici. Si je dis : 2 + 2 = 4. Je dis des choses vraies. Je les sais vraies par l’observation ou par convention. Sont-elles analytiques ? Autrement dit, le prédicat est-il identique ou inclus dans le sujet ? A première vue : non. « Le papier est sur le bureau » : « sur le bureau » n’est ni identique, ni inclus dans « le papier ». Et bien Leibniz, lui, va dire oui ! car il faut bien que tout ce qui arrive à un sujet soit déjà contenu dans la notion du sujet. C’est quoi la notion du sujet. C’est tout ce qui arrive à un sujet. C’est tout ce qui est dit de vrai sur un sujet.

Le papier est sur le bureau. Pourquoi ? En raison de quoi ? Quelle en est la cause ? Parce que je l’y ai mis. Pourquoi l’y ai-je mis ? Parce que je fais un exposé. Pourquoi suis-je en train de faire un exposé ? Parce que… Toutes les causes s’enchaînent, tous les effets s’enchaînent. Le papier sur le bureau a comme effet que je le lis ; je lis donc vous entendez, voire vous écoutez ; vous écoutez donc vous allez penser à ce que je dis pendant… allez ! quelques minutes ; si peu que ce soit, vous ne serez donc plus les mêmes, etc. Tant et si bien que l’on peut dire que la notion du sujet contient tout ce qui peut se dire de vrai à propos du sujet parce que dans la notion du sujet se trouve la totalité du monde. (En raison de l’enchaînement des causes et des effets). La notion du sujet exprime la totalité du monde. C’est ce que Leibniz appelle le principe de raison suffisante.

« César a franchi le Rubicon. » C’est une proposition vraie. C’est donc une proposition analytique dans la mesure où le franchissement du Rubicon est inclus dans la notion de César. L’enchaînement des causes et des effets fait que César vient du passé de Rome, de sa famille, de son histoire, etc. Et de César va s’ensuivre l’Empire, la décadence, le Moyen Age, nous, etc. Lorsque César s’est trouvé devant le Rubicon, il était possible qu’il ne le franchisse pas. Car il n’était pas nécessaire – nécessaire au sens de la nécessité logique – qu’il le franchisse. Mais s’il ne l’avait pas franchi, cela se serait passé dans un monde possible différent. C’était possible, mais pas compossible. Leibniz invente le concept de compossibilité ? Tous les bonheurs du monde n’existent, n’adviennent que parce qu’ils sont compossibles (entendez : parce qu’ils s’inscrivent dans un enchaînement de causes et d’effets), parce qu’ils sont compossibles avec les malheurs du monde. A l’inverse, les malheurs ne sont là que parce que leur existence – dans la chaîne des causes et des effets – est (en vertu du principe de raison suffisante) compossible avec les bonheurs. Dieu, dans son infinie bonté, nous a gratifiés d’un maximum de bonheur en choisissant celui des enchaînements de causes et d’effets qui en assure le plus. C’est le meilleur des mondes possibles.

Ce meilleur des mondes possibles ne peut donc se comprendre que dans la chaîne infinie des causes et des effets. Chaque fait, chaque acte, est comme le plus petit segment droit d’une courbe et c’est leur infinité qui fait le monde, qui fait la courbe.
Il y a une métaphore que Leibniz utilise souvent, c’est celle de la vague. Quand vous êtes au bord de la mer, vous entendez le bruit de la vague. Or, qu’est-ce que c’est que le bruit de la vague ? Ce n’est rien d’autre que l’addition du bruit que chaque goutte fait en se frottant à ses voisines. Un grand nombre de choses, une infinité de choses, qui deviennent une chose unique…
Là, on comprend ce qui a poussé Leibniz a inventé le calcul infinitésimal. Et l’algorithme. On le comprend très bien, sans même faire appel au principe leibnizien de raison suffisante. Mais, en y faisant appel, ça ne nuit pas : le calcul infinitésimal est compossible avec la notion du sujet Leibniz. Il aurait pu inventer autre chose, en mathématiques, mais dans un autre monde, pas dans celui-là.

Aujourd’hui, il n’y a plus de Leibniz ; il n’y a plus de philosophe-homme de science. Il y a des scientifiques qui disent faire de la philosophie (et je veux bien les croire) ; il y a des philosophes qui affirment travailler scientifiquement (et je veux bien les croire). Mais les uns et les autres ne parlent pas de la même chose : ils ne fondent pas leur réflexion sur le même corpus de savoirs ; ils ne pratiquent pas l’exégèse des mêmes auteurs, ils ne pratiquent même pas la même exégèse. Ils ne s’entendent pas.

Est-il possible, à la lumière de ces petites incursions dans un passé lointain, de caractériser ce qu’est cette situation de mésentente actuelle ? Je n’en sais rien. Personnellement, je ne m’en sens pas capable. Ces incursions montrent, désignent la mésentente ; elles sont loin d’en dire plus. Et quant à dresser la liste des éléments significatifs qui permettraient de compléter l’interrogation, il faudrait beaucoup de temps et bien des recherches complémentaires.

Je vais me borner à illustrer très rapidement deux traits qui me paraissent importants. Mais il s’agit de sentiments très personnels : je vous les soumets pour ce qu’ils valent. Les incursions au loin permettent – je crois – de relativiser très fort cette idée que la pensée s’améliore avec le temps, que la science d’aujourd’hui ouvrirait sur la vérité des portes jusqu’alors fermées et que la philosophie d’aujourd’hui jouirait de lucidités jusqu’à présent inconnues. Et c’est pourquoi je voudrais formuler l’hypothèse de deux pertes, deux régressions. La première, c’est la diminution générale de rigueur. Elle frappe la philosophie et ce qu’on appelle les sciences humaines à partir des années 70. Mais elle a frappé la science, et particulièrement la physique et les mathématiques bien plus tôt. Davantage encore la physique que les mathématiques. C’est court de le dire ainsi, trop court. Il faudrait avoir le temps d’expliquer et d’argumenter.
La deuxième régression, c’est celle qui touche le sens de l’universel. Elle est sans doute encore plus grave et plus profonde que celle qui touche la rigueur ; elle ne lui est pas étrangère. Ici aussi, je dois bien me contenter de lancer l’idée, sans pouvoir en dire plus.

Juste un mot pour faire signe dans une direction.

Ce qui a agité certains philosophes du début du XXème siècle (Frege, Russel,…) – comme certains scientifiques, d’ailleurs, (Cantor, Hilbert, …), c’est la question de savoir si la logique pouvait rendre compte des mathématiques ou, autre manière de présenter la question, si la logique pouvait être totalement formalisée, à l’instar des mathématiques. Ce fut même l’obsession première de Wittgenstein. Il crut un moment avoir trouvé la solution, lorsqu’il écrivit son Tractatus logico-philosophicus. On sait que, par la suite, Wittgenstein abandonna la question – question qu’il jugea alors non pertinente – pour déplacer le questionnement vers l’articulation entre la logique et le langage. C’est dans une certaine mesure la dernière fois que philosophes et scientifiques s’attelaient à la même question. A la suite de cela, le fossé allait vite se creuser. Il faut savoir que Cantor, avec sa théorie des ensembles, et Hilbert, avec ses 23 questions à résoudre (son programme), allaient lancer les scientifiques – mathématiciens mais aussi et surtout physiciens – dans une direction dans laquelle les philosophes ne les suivraient plus. En partie parce que, à la même époque, Husserl évoquait la crise des sciences européennes, sorte de gigantesque remise en cause de la science cartésienne, et ouvrait en même temps la question phénoménologique.

De manière très superficielle (et fausse et très grossière), on pourrait caractériser cette séparation entre science et philosophie par le maintien du positivisme comme fondement philosophique de la science pendant que la philosophie s’en allait du côté de la phénoménologie et du courant analytique (voire du déconstructionnisme) et y entraînait d’ailleurs quelque chose de la science. Ce qui pourrait se dire autrement : la philosophie est redevenue sceptique en ce qu’elle a redécouvert quelque chose qui était déjà explicité par Pyrrhon, c’est-à-dire – pour le dire sur le mode fort – que le savoir n’a pas d’objet (ou l’objet du savoir est chancelant), pendant que la science affirmait de plus en plus sa prétention au savoir. Tant et si bien que – pour ce qui est de la séparation entre philosophie et science –, tout se jouerait du côté de la connaissance, du statut de la connaissance. Mais ce serait faux, parce que simpliste.

Là, je n’ai pas la possibilité d’en dire beaucoup plus, parce que ce serait trop long : c’est trop compliqué. Je n’ai pas le temps d’évoquer tout ce qui, dans la philosophie d’aujourd’hui est devenu incompréhensible à beaucoup de scientifiques. C’est copieux, si je puis dire. Je vais me contenter de dire quelques mots sur ce qui, dans la physique et les mathématiques d’aujourd’hui est devenu incompréhensible à beaucoup de philosophes. Il y aurait de quoi faire tout un exposé, et bien davantage encore. Je vais donc être très lapidaire et m’en tenir à une seule des choses qui pourraient être évoquées.

Beaucoup de philosophes sont convaincus que la preuve scientifique a évolué sans que les scientifiques tiennent toujours compte de cette évolution. Dans l’Organon, Aristote a pris la peine de constituer un catalogue des modes de preuve que l’on peut utiliser dans une démonstration, y compris mathématique. Et il évalue chacune de ces méthodes en fonction de son caractère probant, la classant comme forte ou faible. Il en découle, selon un principe général, qu’une démonstration qui ferait intervenir plusieurs modes de preuve aurait automatiquement la valeur probante du plus faible de ses chaînons démonstratifs. Aristote observe ainsi qu’une forme dégénérée de l’induction – substituer par exemple à une série comprenant un certain nombre de sujets, un sujet unique qui les embrasse tous, eux et un nombre d’autres – revient en réalité à se contenter d’un exemple isolé. Certains des théorèmes des Eléments d’Euclide usent de ce procédé dans leur démonstration. Or, les mathématiciens n’évaluent pas les démonstrations des théorèmes en fonction de leur valeur probante. (Ce qui est démontré est démontré ; ce qui n’est pas démontré ne l’est pas ; comme 2 et 2 font 4.) De tous les modes de preuve, celui qu’Aristote juge le plus faible, c’est ce qu’on appelle de nos jours la preuve par l’absurde. Elle consiste à tester une hypothèse et, si celle-ci débouche sur des conclusions impossibles, à adopter la contradictoire. L’exemple le plus retentissant d’un usage non nuancé de la preuve par l’absurde, il se trouve dans le très célèbre second théorème de Gödel, dit théorème d’incomplétude. Or, ce soi-disant théorème a servi dans l’affaire Sokal à jeter le ridicule sur Régis Debray (il le mérite probablement pour d’autres raisons) sans que soit jamais évoqué l’énorme doute que ce théorème suscite au sein même du monde scientifique et mathématique. Ce théorème prétend prouver que, dans le système axiomatique consistant et apparemment complet qu’est l’arithmétique, il existe néanmoins des propositions indécidables. Très curieusement, ce théorème est considéré comme probant par deux types de personnes diamétralement opposées. Celles qui veulent y voir que les mathématiques sont faillibles, d’un côté. Celles qui y voient au contraire la confirmation que les nombres ont une réalité naturelle. Or Gödel se situait du côté de ceux qui croient à la réalité naturelle des nombres. C’est même indispensable pour que son théorème tienne la route. En effet, affirmer qu’une proposition arithmétique vraie est néanmoins indécidable exige qu’on puisse observer que cette proposition est vraie, observer avec ses yeux, comme on observe une éclipse solaire. Faute de quoi, puisqu’elle est indécidable, de quel droit pourrait-on affirmer qu’elle est vraie ? Gödel a d’ailleurs fait profession de foi au réalisme des nombres dans des écrits personnels qu’il a confiés à John Dawson. Et Bertrand Russel, dans son Autobiographie, écrit de lui :
« Gödel s’avéra être un platonicien pur porc (sic), et croyait apparemment qu’il existait au firmament un "non" éternel, où les logiciens les plus vertueux ayant quitté ce bas-monde peuvent espérer le retrouver. » (7)
Ce n’est pas très gentil, mais c’est assez révélateur. Mais, dira-t-on, Russel était philosophe et logicien, avant d’être mathématicien. Et bien, laissons la parole à Lancelot Hogben, mathématicien anglais, qui écrivait ceci en 1950 :
« La grande précision avec laquelle les règles du discours mathématique sont établies ne doit pas nous conduire à penser qu’une description de la nature soit nécessairement plus exacte parce qu’elle est faite en langage mathématique. Les sciences exactes, comme on les appelle habituellement, sont mal nommées. Une science n’est exacte que si elle s’accorde avec les résultats que donnent les instruments. Autrement, il n’y a pas de science exacte, et ce n’est pas l’emploi des mathématiques qui les rend plus ou moins exactes. » (8)

Il faut cependant constater que la position de Gödel est loin d’être isolée. Bien au contraire. On a vu surgir au XXème siècle une sorte de nouvelle métaphysique (orientée vers l’hypostase plutôt que vers l’ontologie) sous la forme d’une foi scientiste en la réalité de certains artefacts logiques. On en trouve de nombreux témoignage chez des mathématiciens et des physiciens de renom. Ainsi Alain Connes (9), mathématicien, professeur au Collège de France, lorsqu’il affirme (en 1989) que les nombres premiers ont une réalité – une réalité plus stable que la réalité matérielle. Ainsi aussi Roland Omnès (10), physicien, lorsqu’il propose (en 1994) d’admettre l’existence du logos comme une entité séparée du réel, mais une entité en soi, indépendante de nos arbitraires et de nos jeux hypotético-déductifs.

On pourrait aussi, si on en avait le temps, tenter de mettre au jour en quoi ce qu’on a appelé le principe d’indétermination d’Heisenberg et tout ce qu’il a fait dire à bien des physiciens témoigne d’une perte de rigueur et d’une perte du sens de l’universel. L’usage peu rigoureux du concept de hasard a amené certains physiciens confrontés à des phénomènes dont ils ne savaient dire s’ils étaient particulaires ou ondulatoires à s’empêtrer dans une conception de la causalité pour le moins paradoxale. Et surtout, plus étonnant encore, bousculant les scrupules de bien des mathématiciens, certains physiciens – et non des moindres – on crut pouvoir affirmer que l’expression mathématique pouvait dire et expliquer ce que le langage commun n’était plus à même d’énoncer. Il est des moments où, quelle que soit l’autorité sociale dont s’entourent les auteurs de ces affirmations, il peut leur être tout simplement rétorqué qu’une formule mathématique n’ayant pas de langue, elle ne peut rien dire à propos de quoi que ce soit, et en particulier rien à son propre sujet. Dans leur remarquable ouvrage Le raisonnement mathématique, Daval et Guilbaud rappelait à ces physiciens dès 1945 – mais en vain – que « Seul le mathématicien peut dire quelque chose d’une proposition mathématique ; la proposition ne peut rien dire d’elle-même. » (11)

Mais c’est sans doute dans l’enseignement qu’on trouve la marque la plus tangible de ce que signifie la mésentente actuelle entre la philosophie et la science et de la façon dont elle produit une perte de rigueur et une perte du sens de l’universel. De la même manière que l’institution scolaire rend évidente, quasi naturelle, la séparation disciplinaire entre philosophie et science, ses évolutions – qui se jouent aussi sur le mode de l’évidence – trahissent (si on a bien voulu prendre la peine d’aller loin, voir les différences qui en révèlent les propriétés) perte de rigueur et perte du sens de l’universel. Il n’y a qu’à, alors, observer ce que signifie en France le projet Lang de réforme de l’enseignement de la philosophie au lycée ; ou bien en Belgique le projet Hasquin d’introduction de la philosophie dans le secondaire. Il ne s’agit surtout pas d’aller encore voir loin, ce qui faisait la pensée des philosophes des temps passés : il s’agit de faire du contemporain, du vécu, de l’enraciné dans le quotidien, de susciter une morale à usage de la cour de récréation (pour reprendre au mot près l’ambition de Michel Onfray) (12). Et du côté de la science, plus que jamais, il faut sacraliser l’état présent du corpus, décourager toutes les tentatives visant à s’interroger sur l’histoire des inventions mathématiques ou scientifiques. Il n’y a qu’à observer l’habitus commun du prof de math – avec les exceptions qu’il comporte (je m’empresse de le dire) – pour mesurer ce que masque la manière de penser contemporaine. On ne s’interroge plus sur le savoir. On ne veut plus s’interroger sur le savoir. On le déverse (en science) ou on le considère infus (en philosophie).

Retournons une dernière fois au loin, à la fin du IVème siècle avant J.-C.

Le paradoxe de Pyrrhon, c’est qu’il considérait qu’on ne peut pas faire l’impasse sur la question de la vérité. Si l’on veut atteindre l’ataraxie, la sérénité disons, il faut résoudre cette question. Mais la manière la plus lucide de la résoudre, estimait-il, c’est de comprendre que la vérité est définitivement inaccessible, parce que le savoir n’a pas d’objet. Personne bien sûr n’est tenu de partager cette opinion, qui n’est qu’une opinion. Mais la fréquentation de cette opinion peut aider chacun à s’en faire une. Ce que nous appelons couramment savoir, n’est peut-être pas un savoir, ce n’est peut-être qu’un savoir-faire. Et chaque savoir-faire nouveau se paierait de la perte d’un savoir-faire ancien. Tant et si bien que l’on ne saurait pas plus, ni mieux, on saurait différemment, on ferait différemment, on produirait différemment, on se produirait différemment. Qu’est-ce que penser ? Was heißt denken ? se demande Heidegger dans un livre célèbre. A la fin d’un article relatif à la structure des mythes qu’il publia en 1958, Claude Lévi-Strauss écrivait ceci :
« Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l'homme a toujours pensé aussi bien. Le progrès - si tant est que le terme puisse alors s'appliquer - n'aurait pas eu la conscience pour théâtre, mais le monde, où une humanité douée de facultés constantes se serait trouvée, au cours de sa longue histoire, continuellement aux prises avec de nouveaux objets. » (13)

Voilà pourquoi il me semble prématuré d’effacer la sentence que Montaigne avait peinte au plafond de sa librairie :
« Aucun homme n’a su, ni ne saura rien de certain. » (14)

* Cette note a servi de base à un exposé.
(1) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, texte établi par J. Starobinski, Gallimard, Folio, 1990, p. 89-90.
(2) Marcel Conche, Parménide. Le Poème. Fragments, PUF, Epiméthée, 1996, pp. 269-271.
(3) Jacques Derrida in l’« Introduction » à Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, trad. J. Derrida, PUF, Epiméthée, 5e édition, 1999, p. 16.
(4) Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, trad. J. Derrida, 5e édition (1ère édition en 1962), 1999, p. 177.
(5) Process and Reality, The Mac Millan Co, 1929, p. 63.
(6) Pierre Hadot, Etudes de philosophie ancienne, Les Belles Lettres, 1998, p. 3.
(7) Cité in John W. Jr. Dawson, Gödel’s Theorem in Focus, Croom Helm, London, 1988, p. 8.
(8) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. F. H. Larrouy, Payot, 1950, p. 662.
(9) Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, Matière à pensée, Odile Jacob, 1989.
(10) Roland Omnès, Philosophie de la science contemporaine, Gallimard, Folio essais, 1994, pp. 395-397.
(11) Daval R. et Guilbaud G. T., Le raisonnement mathématique, PUF, 1945, p. 45.
(12) Cf. Michel Onfray, Antimanuel de philosophie, Bréal, 2001.
(13) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958, p. 265
(14) Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1422.