jeudi 27 juillet 2023

Anecdote : une arquebuse

À propos d’une arquebuse

Je n’ai pas vu la scène : et pour cause, elle s’est déroulée le 30 juillet 1609 ! Je ne connais pas les lieux : cela s’est passé en Amérique du Nord et je n’y suis jamais allé.

Pourquoi en parler, alors ? Parce que j’y ai souvent pensé, imaginant le moment comme représentatif et annonciateur de bien des choses (1). On peut voir le temps comme un continuum que rien n’arrête et où tout se vaut ; on peut également le voir comme une succession de moments parmi lesquels certains symbolisent mieux l’histoire, c’est-à-dire ce qui fait que les choses inclinent plutôt vers ceci que vers cela. Oh ! le moment n’a rien de décisif : ce n’est pas Hiroshima, ni la découverte du feu, ni le creusement du premier puits de pétrole, pas plus que la prise de la Bastille, ni même le franchissement du Rubicon. Juste un fait qui, précisément, s’inscrit strictement dans le cours de l’histoire et personnifie à la fois ce qui a permis qu’il advienne et ce qui sera dans sa foulée.

Encore que…

Voici comment je vois ce moment, c’est-à-dire bien loin sans doute de la façon dont ça s’est réellement passé. Est-il besoin de le dire ?

Nous sommes fin juillet 1609 sur les bords du lac qu’on appellera dorénavant Champlain, entre le fleuve Saint-Laurent et les White Mountains. Un groupe d’autochtones, probablement composé d’Algonquins, de Hurons et de Montagnais ont remonté la rivière Richelieu, courant plein sud à la rencontre des Iroquois avec lesquels ils sont en guerre depuis longtemps déjà. Quelques Français les accompagnent. Ils étaient initialement plus nombreux, mais leur chaloupe n’a pu franchir les rapides de la rivière et peu d’entre eux ont choisi de monter dans les canoës des indigènes. Le matin du 30 juillet, tous se retrouvent face à un important attroupement d’Iroquois. Trois chefs iroquois s’avancent.

Celui qui a entraîné des Français jusque-là, c’est Samuel de Champlain, missionné par le roi Henri IV. Il s’est également avancé, une arquebuse dans les mains. Il racontera : « Come je les veis esbranler pour tirer sur nous, je couchay mon arquebuse en joue, & visay droit à un des trois chefs, & de ce coup il en tomba deux par terre, & un de leurs compagnons qui fut blessé, qui quelque temps aprés en mourut. » (2) Il avait mis quatre balles dans son arquebuse et obtenu ainsi un résultat pour le moins très chanceux. Les Iroquois fuirent devant un adversaire jugé si redoutable.

Un jour, ayant évoqué Champlain lors d’une conversation avec une amie historienne, celle-ci me demanda :
⎯ Sais-tu quelle était sa principale motivation ?
⎯ Je crois qu’il espérait trouver un passage vers le Pacifique et vers la Chine, avec cette étrange idée que l’un des grands lacs communiquerait avec la mer.
⎯ Oui, mais plus important encore pour lui : organiser le commerce des peaux. Le commerce fut et reste la meilleure garantie de paix dans le monde.
⎯ Tu oublies l’épisode de Crown Point (3), objectai-je.
⎯ Pas de paix complète, bien sûr. Disons qu’il réduit fortement les raisons de se faire la guerre.
⎯ Les causes et les effets en histoire…, je n’y comprends pas grand-chose. Le problème me semble dominé par la question de l’historicisme. Autant il me semble important de relativiser la compréhension de l’histoire au départ du contexte qui la détermine, autant je ne suis pas prêt à accepter l’idée hégélienne ou marxienne d’une quelconque téléologie. C’est nous qui, en donnant un sens au passé, créons l’idée d’un sens futur, alors que l’histoire n’est peut-être qu’un chaos permanent qui accumule les aléas sans rime ni raison.
Elle me regarda avec dans les yeux une lueur d’amusement. Puis elle lâcha :
⎯ Tu es comme l’arquebuse de Champlain : tu tires quatre balles avec l’espoir que plusieurs feront mouche !

(1) L’historienne canadienne Olive Dickason y a vu « le tournant de l’histoire des relations entre Européens et Indiens d’Amérique : le début de la longue et lente destruction d’une culture et d’un mode de vie, dont aucun des deux camps ne s’est encore remis. » (citée par Timothy Brook in Le chapeau de Vermeer [2008], Éd. Payot & Rivages, 2012, p. 51.)
(2) Samuel de Champlain, Voyages du sieur de Champlain, ou, Journal ès découvertes de la Nouvelle France [1613], Hachette/BNF, 2023, p. 231.
(3) Crown Point est une localité de l’État de New-York où a été apposée sur un ancien phare une plaque commémorative de la rencontre de Champlain avec les Iroquois, là où il est supposé qu’eut lieu l’épisode.

lundi 17 juillet 2023

Note de lecture : Laurence Devillairs

Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude
de Laurence Devillairs


Qui affirme aimer Pascal ne se dévoile guère.

Dites que vous aimez Descartes, ou Kant, ou Nietzsche, ou Sartre, et - que vous le vouliez ou non - vous serez rangé dans une façon d’être et de penser qui risque de vous déposséder de vous-même. Si vous dites aimer Pascal, vous intriguerez. Car on ne sait trop ce que cela veut dire, les raisons de l’aimer étant multiples et contradictoires.

Dans un article publié en 2007 (1), Antoine Compagnon a évoqué divers aspects de l’histoire des controverses relatives à Pascal, et notamment celles qui opposèrent modernes et antimodernes, rationalistes et antirationalistes, chrétiens et antichrétiens. Le titre de son article, Le funeste Pascal est emprunté à Charles Mauras, lequel militait au côté des catholiques les plus réactionnaires, mais sans partager leur foi. C’est Pascal, prétendait-il, qui avait bouleversé sa croyance, « Pascal qui reprenant, pour les traduire en termes pathétiques, les arguments que Montaigne avait empruntés aux académistes et aux pyrrhoniens, m’avait découvert le néant de la métaphysique. » (2) Aujourd’hui, les oppositions politiques ou philosophiques ménagent davantage Pascal, car il n’est plus appelé à la rescousse par les polémistes en vogue. Bourdieu est l’un des derniers qui a affirmé y avoir puisé une part importante de son inspiration. Ce n’est pas qu’il ne soit plus lu, ni même admiré ; le quatrième centenaire de sa naissance a suscité bien des publications. Celles-ci l’abordent cependant plus sereinement que par le passé, probablement en raison du dépérissement de certains enjeux, tels sa foi, son jansénisme, son anti-cartésianisme ou son pessimisme. L’œuvre reste cependant très difficilement déchiffrable, non seulement parce que sa plus grande part réside dans des fragments dont la finalité demeure énigmatique, mais aussi parce que la beauté de sa langue n’a d’égal que le caractère souvent sibyllin de la pensée qu’elle sert. Voilà qui peut paraître contradictoire ! C’est que contradictoire est peut-être le mot qui définit le mieux Pascal.

Parmi les livres que l’anniversaire de sa naissance a favorisé, il m’a été donné de lire celui de Laurence Devillairs, une philosophe chrétienne : Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude (3). Or, un des aspects les plus significatifs de ce livre, c’est qu’il ne tire en aucune façon Pascal vers sa foi, en tout cas pas plus que ne le réclame ce que son œuvre lui doit. C’est là une orientation de l’analyse qui fut longtemps assez rare dans le cercle des auteurs catholiques ou protestants. Et c’est d’autant plus remarquable que Laurence Devillairs n’a par ailleurs pas fait mystère de son engagement pour la charité chrétienne, notamment lorsqu’elle défendait la gentillesse (4). Elle semble à cet égard représentative de cette façon européenne et contemporaine d’être chrétien, une façon qui ne renie pas le dogme, mais qui le tait autant que possible (5).

Il me faut cependant évoquer un instant ce qui semble une exception à cette orientation. Je veux parler de la lettre apostolique Sublimitas et miseria hominis du pape François (6). Celui-ci a saisi l’anniversaire de la naissance de Pascal pour publier une lettre dans laquelle - ô surprise dans le chef d’un jésuite - il lui rend un hommage appuyé, fondé sur une mesure qui se veut juste du rôle de la grâce et de la raison. En fait, il semble vouloir clore la querelle entre jansénistes et pélagiens, une querelle qui n’intéresse plus grand monde, il faut bien le dire. Mais, pour ce faire, il prétend partir des interrogations fondamentales de Pascal en leur conférant une portée universelle et intemporelle. Fort bien ! Mais la façon dont il définit ces interrogations trahit un parti pris chrétien propre à ébranler son vœu d’universalisme. En effet, on y lit ceci : « “Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, le fils de l'homme pour que tu prennes soin de lui ?” ( Ps 8, 5). Cette question est gravée dans le cœur de tout être humain, de tout temps et en tout lieu, de toute civilisation et de toute langue, de toute religion. » La question, sous cette forme, n’est évidemment pas une interrogation gravée dans le cœur de tout être humain, et pas davantage celle dont Pascal part pour mener sa réflexion. Ce dernier est ainsi enserré dans une foi première, là où je suis enclin à regarder sa foi - sans nul doute très profonde - comme secondaire à son tourment philosophique.

Pour expliciter quelque peu l’idée fondamentale de Laurence Devillairs, il n’est pourtant pas inutile de partir de deux idées religieuses importantes dans la pensée de Pascal.

En premier lieu - car c’est dans une certaine mesure l’élément premier -, la chute. L’homme eut le privilège de partager la perfection divine, puisqu’il fut créé à son image. Et il connut donc le bonheur et la vérité. Mais il provoqua sa chute et fut voué au travail, au malheur et à l’ignorance. Étonnant, pensez-vous ? Oui, et pourtant - selon Pascal - moins que si l’on faisait l’impasse sur cette hypothèse :
« Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance qui est celui de la transmission du péché soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-même.
Car il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui étant si éloignés de cette source semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible. Il nous semble même très injuste car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.
 » (7)

En second lieu, il y a la connaissance par le Christ. À la fois Dieu et homme, à la fois grandeur et misère, le Christ est l’unique chemin pour connaître ce que nous sommes :
« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par J.-C. ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de J.-C. nous ne savons ce que c’est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. » (8)

Laissons le reste - les miracles, la prière, et même le Dieu caché - aux spécialistes et venons-en à l’analyse de Laurence Devillairs.

Ce qui représente la clé philosophique des pensées de Pascal, c’est un sentiment qui naît à la fois d’un désir et d’une incapacité à le satisfaire. Le désir porte sur la vérité et sur le bonheur ; l’incapacité, c’est la condition de l’homme qui l’explique. Et ce sentiment ne peut être mieux ciblé qu’en parlant d’inquiétude, une inquiétude qu’il importe d’entretenir pour ne pas sombrer dans le désespoir ou dans le divertissement. « C’est à disposer la volonté que concourt l’inquiétude, à la disposer pour que l’esprit puisse penser le vrai et le bien […]. » (p. 76)

Selon Laurence Devillairs, il est important de comprendre combien, pour Pascal, le moi disparaît sous la double contrainte de l’affirmation de sa singularité ou de sa dilution dans le divertissement.
« Dans l’affirmation comme dans l’oubli de soi, le moi, à strictement parler, n’existe jamais, soit que sa particularité se perde dans l’indicible, soit qu’elle s’aliène sous les injonctions d’une morale de l’honneur, soit enfin qu’elle échappe à soi dans l’obnubilation du divertissement. » (p. 52)

C’est assez dire combien l’inquiétude nous contraint à regarder la ville, lieu du plus grand divertissement, comme un désert et le cachot comme la meilleure métaphore de la condition humaine. C’est contre cela que réagira quelqu’un comme Voltaire lorsqu’il écrira :
« Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. […] Pourquoi nous faire horreur de notre être ? […] Regarder l’univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu’on va exécuter, est l’idée d’un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l’on ne doit avoir que du plaisir, c’est la rêverie d’un sybarite. » (9)
Voltaire n’a pas compris Pascal ; il n’a pas compris ce que c’est que philosopher. Il n’a selon moi raison que sur un point, c’est lorsqu’il affirme qu’il « ne voi[t] aucune raison pour entrer dans ce désespoir », encore ne sait-il pas véritablement pourquoi ; j’y reviendrai.

Et puis, il y a le cœur, que Laurence Devillairs qualifie de « principe affectif, davantage régi par l’imagination que par la raison, échappant au principe de causalité et de raison suffisante » (p. 80), mais qui n’est pas pour autant totalement fiable : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ». (10)

Je dois préciser ici que, personnellement, je suis porté à penser que le cœur, chez Pascal, ce n’est pas uniquement un principe affectif ; ce me semble plutôt le lieu des déterminations les plus profondes et les moins conscientes. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (11), c’est une manière de dire que ce qui nous détermine le plus n’est pas l’entendement et la raison, mais bien nos préférences. La raison n’en conserve pas pour autant une grande importance, mais croire à l’emprise qu’elle aurait sur nous est s’illusionner. Laurence Devillairs n’est pas loin de l’admettre, par exemple lorsqu’elle écrit :
« La raison ne peut plus rendre raison ni de l’homme, ni du monde, ni de Dieu. Dogmatique ou sceptique, la philosophie ne parvient à délivrer que des vérités partielles. Il faut non seulement soumettre la raison à des usages qui ne sont ni ceux du doute ni ceux de l’assertion, mais dessiner aussi la possibilité d’une raison capable d’enregistrer la faillite de la raison philosophique, de prendre en compte le négatif d’une nature humaine contradictoire, “cloaque d’incertitude et d’erreur” et “dépositaire du vrai”. Sans cette confrontation avec le négatif de l’inquiétude, il n’y aurait qu’illusion de possession de la vérité ou que désespoir de ne jamais la posséder. » (p. 95)
Ce que conforte encore cette importante précision :
« […] l’on est en droit […] de se demander s’il existe pour Pascal un ordre du volontaire, ou si la volonté n’est rien d’autre que l’absence de contrainte extérieure, tout entière assujettie à la contrainte interne du plaisir, de la délectation victorieuse. La volonté n’est jamais libre en voulant le bien ou le mal, mais elle y est toujours nécessitée par l’attrait du plaisir qu’elle en attend. » (p. 115)

Je reviens à présent sur le désespoir que Voltaire refusait. Par désespoir, il entendait tout ce que Pascal érige face à notre difficulté d’accéder au vrai et au bien. Personnellement, je n’appellerais pas cela désespoir. Je m’explique.

Et je repars d’un extrait du livre de Laurence Devillairs.
« La raison, ou plus précisément l’usage qu’en ont fait et prôné les philosophes jusqu’à Pascal, peut bien définir la nature humaine comme étant soit capable, soit incapable du vrai et du bien, mais elle ne peut donner à voir une condition, faite tout ensemble d’incapacité et de capacité. En cela, la philosophie n’a pu mener qu’au désespoir sans consolation ou à l’espérance sans fondement. Ou pis encore, au déraisonnable coupable, qui consiste à accepter sans en désespérer l’absence de toute certitude et de tout bonheur. (*1) » (p. 131)
Je me sens ce « déraisonnable coupable » qui, effectivement, accepte ce que nous sommes et donc les entraves à ce que nous pouvons imaginer en matière de certitude ou de bonheur. Différent de ceux qui ne voient pas ces entraves, voire qui les narguent, j’incline à regarder la vie comme aimable et acceptable quoiqu’elle nous refuse, même si je conçois aisément que certains puissent rencontrer des conditions de vie qui les portent à y mettre fin. Celui que vise Laurence Devillairs - de même que Pascal -, c’est évidemment Montaigne : « L’égarement peut donc être “lâcheté”, au sens de paresse, et se résumer en un accommodant “Je ne sais” montainien, ignorant la “dignité” de la nature humaine, son inquiétude du vrai et du souverain bien. » (p. 141) L’inquiétude du vrai est d’autant plus utile que l’homme est conscient du caractère égocentrique de la proclamation de sa propre dignité. Si grandeur de l’homme il y a, c’est dans sa capacité à entrevoir ses limites et la place qu’il occupe dans une totalité qu’il ne peut et ne pourra sans doute jamais comprendre. Et s’il faut désespérer, c’est dans le sens où il importe de se garder d’espoirs illusoires. Le bonheur, ce peut être goûter la vie telle qu’elle est, ici et maintenant. Ce qui n’était évidemment pas le bonheur que Pascal avait en tête ; pas plus que Laurence Devillairs.

Reste que celle-ci a saisi ce qui, chez Pascal, dépasse le chrétien :
« Les développements théologiques concernant la double nature de l’homme, articulés autour de la capacité à la grâce et du péché, comme nœud incompréhensible mais seule explication de sa condition, paraissent conduire à une telle conclusion : Pascal reprendrait et mettrait en scène dans les Pensées une conception augustinienne de la philosophie comme chrétienne. Mais les fragments où nous avons vu à l’œuvre le concept d’inquiétude, qui fait ni savoir ni ignorer mais chercher et s’élever, ne répondent ni à cette définition, ni à cette fonction de la philosophie : ce n’est pas alors le Christ qui instruit, mais une expérience et un instinct, qui font désirer ce dont nous sommes à la fois capables et privés, et qui suscitent précisément l’inquiétude. » (p. 328)

(1) Antoine Compagnon, “Le funeste Pascal”, Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, 2007/2, vol. 107, pp. 423-432.
(2) Henri Massis, Maurras et notre temps. Entretiens et souvenirs [1951], Plon, 1961, p. 4.
(3) Laurence Devillairs, Philosophie de Pascal. Le principe d’inquiétude, PUF, 2022.
(4) Cf. Être quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal, PUF, 2019 (que je n’ai pas lu).
(5) La distance prise avec le dogme serait encore plus explicite chez Vincent Carraud, dont Nicolas Weill commente ainsi son Pascal : de la certitude (PUF, 2023 ; que je n’ai pas lu) : « Ni saint ni bienheureux, Pascal aide-t-il quand même le croyant à combattre l’athéisme moderne ? Le professeur refuse de philosopher “sous l’injonction des modes” et trace son sillon historique et philosophique. Il voit plutôt le monde actuel retomber dans le paganisme que dans l’athéisme, surtout au sens du XVIIe siècle. Et, face aux « dieux » d’une modernité païenne, le chrétien qu’est Vincent Carraud s’affirme volontiers athée. » (Le Monde des Livres, 7 juillet 2023, p. 10).
(6) François, Sublimitas et miseria hominis, 19 juin 2023, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/apost_letters/documents/20230619-sublimitas-et-miseria-hominis.html.
(7) Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 131, pp. 74-75.
(8) Pascal, Op. cit., fr. 417, p. 174.
(9) Cité par Laurence Devillairs, p. 61 ; Voltaire, Lettres philosophiques, XXV, § VI, Garnier, 210, pp. 168-170.
(10) Pascal, Op. cit., fr. 139, p. 83.
(11) Pascal, Op. cit., fr. 423, p. 180.
(*1) « Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressources ? Quel sujet de vanité que de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement se passe dans un homme raisonnable ? » (Lafuma, fr. 427, pp. 183-184)

dimanche 2 juillet 2023

Note de lecture : Philippe Minguet

Esthétique du rococo
de Philippe Minguet


Les années 60 du siècle dernier ont été un moment d’exaltation intellectuelle auquel on doit bien des ouvrages importants. J’ai eu beau me dire que cette opinion devait quelque chose à l’âge que j’avais alors et à une certaine nostalgie facilement excitée, je reste persuadé que cette décennie fut propice à l’intelligence des choses.

Parmi les livres qui à ce titre méritent d’être cités, il y a celui que Philippe Minguet publia en 1966, intitulé Esthétique du rococo (1). Je l’ai lu tout récemment, l’ayant négligé auparavant pour relever d’une discipline à laquelle j’entendais peu. Quelle erreur ! Même si, depuis lors, le sujet a certes été exploré bien des fois à nouveaux frais, il fait montre d’une pénétration des choses d’une très rare intensité et m’a conduit à réfléchir d’une nouvelle façon, particulièrement au XVIIIe siècle français et aux mouvements qui l’ont animé.

Le point de départ de Philippe Minguet, c’est le baroque. Car, au milieu du XXe siècle, l’opinion la plus courante faisait du rococo une dégénérescence du baroque, opinion qui reste aujourd’hui très répandue (je la partageais, sans même y avoir réfléchi un instant). Or, ce qu’il souhaite montrer, c’est que le rococo est un style en soi, qui doit certes bien des choses au baroque, mais qui s’en distingue autrement qu’en en poussant les caractéristiques jusqu’à la caricature. En fait, selon Philippe Minguet, le rococo est aussi différent du baroque qu’il l’est du néo-classicisme qui lui succède. Il s’applique donc à expliciter longuement ce que fut le baroque, comment il fut jugé, pourquoi par exemple il a tant séduit Baudelaire, comment il se démarqua du classicisme, etc., question de disposer de points de comparaison sûrs avant de caractériser le style rococo.

Il est nécessaire de comprendre combien ce genre d’entreprise réclame de se confronter aux multiples thèses auxquelles ce genre de concept a donné lieu. Le mot baroque a tant séduit qu’il a conduit certains à voir du baroque avant, pendant et après le XVIIe siècle, là où l’ordre, la rectitude et la rationalité des proportions étaient apparemment transgressés, et cela dans quelque domaine que ce soit. Ainsi, parlant d’Yvonne Villette, il précise : « Il lui semble que Descartes, par l’invention de la géométrie analytique, qui substitue à la forme un réseau de relations, a créé par là un climat favorable à la floraison du style baroque » (p. 87), alors que, plus ou moins au même moment : « Dans un étude beaucoup plus sérieuse, Eugène Dupréel a confronté l’art baroque et les philosophies contemporaines de cet art. Voilà Descartes redevenu le classique par excellence, une sorte de correspondant symbolique de Raphaël, et ce sont les postcartésiens - notamment Spinoza, Malebranche et Leibniz - qui représentent “l’âge décidément baroque de la philosophie”. » (p. 87) Ou bien encore, citant Jean Rousset : « […] en cours d’ouvrage, l’auteur répète ce lieu commun que l’Allemagne du sud a connu au XVIIIe siècle “un baroque d’épanouissement”, “très digne d’attention parce qu’il mène les principes jusqu’à leurs dernières conséquences”. L’église de la Wies est donc prise comme exemple d’une architecture dont les caractères, selon M. Rousset, se formulent comme suit : “Eclatement des structures ; évanescence des formes et instabilité des équilibres ; mise en mouvement de l’espace et des lignes ; substitution à la structure d’un réseau d’apparences mouvantes ; décor et trompe-l’œil ; mobilité générale d’un monde invitant le spectateur lui-même à la mobilité.” En bref, Circé et le Paon, la métamorphose et l’ostentation. Or Montaigne, c’est l’inconstance, “l’image ondoyante et mobile de l’être”, exprimée dans une œuvre qui s’affirme comme “grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuité”. Ceci ne suffit pas, remarque M. Rousset, à faire de Montaigne un vrai baroque, à cause de la prédominance du désordre et de l’obsession de la mort, laquelle entrave le baroque dans son mouvement vers l’extérieur ; mais Montaigne, comme François de Sales, Agrippa d’Aubigné et d’autres, est au moins un “pré-baroque”. » (p. 78) Et je n’évoque ici que deux exemples entre mille. C’est dire la difficulté que représente le projet de serrer au plus près la réalité, sans laisser les mots et les formules exciter l’imagination et nourrir des spéculations extravagantes.

Philippe Minguet retiendra de tout cela 9 principes, propres à guider l’approche du baroque sans trop céder aux exigences inutilement sourcilleuses, comme aux extrapolations hasardeuses. Dans la brève note que je me permets sur le sujet, il me semble que je puis me borner au 3e de ces principes qui porte ce qui distingue le style :
« Au lieu de ramener à toute force le style baroque à une seule caractéristique fondamentale, on doit s’efforcer d’aboutir à une définition de type syndromatique, intégrant les aspects formels et expressifs dont le concours seul est déterminant.
Du point de vue technique, citons le déséquilibre constructif, la dissociation entre la structure et l’ornement, les ruptures d’unité, la suggestion dynamique, la propension au colossal et à l’effet ; ces éléments sont expressifs par eux-mêmes, toute forme, selon nous, étant symbolique ; mais il peut y avoir réduplication du sens, ou nouveau contraste, par les thèmes figuratifs du décor : images d’extase ou de martyre, d’envol, de triomphe, union du macabre et du festival, gestes véhéments et afféterie, etc.
 » (p. 119)

Pour en venir au rococo, Philippe Minguet choisit de s’y attaquer par l’architecture de l’Allemagne du sud au XVIIIe siècle. Et là, une question se pose, puisque le rococo est principalement un style français - qu’en France on a souvent préféré appelé rocaille. C’est que le rococo français est davantage d’ornement que d’architecture. Il existe en effet en Allemagne des constructions rococos qui témoignent de la contribution de ce style à l’architecture. L’exemple le plus fameux de ces constructions est l’église de Wies, en Haute-Bavière. Elle se trouve dans la municipalité de Steingaden et a été érigée entre 1746 et 1749 par Dominikus Zimmermann dans une prairie, là où une jeune femme aurait vu pleurer un Christ flagellé. Je m’y suis arrêté à la mi-juin de cette année, alors que je me rendais en Italie. C’est un lieu assez touristique, assez abondamment visité. Il offre la possibilité de voir une église entièrement construite en style rococo, la nef ayant reçu une forme bombée qui crée au milieu de l’édifice une impression de rotonde. J’ai pris cette photo du chœur qui permet de se faire une idée de la joie qui émane de ce genre de décoration.
Pas bien loin de là, à Rottenbuch, il y a une autre église intéressante. Il s’agit de l’église de la Nativité de la Vierge, primitivement construite pour un couvent de chanoines augustins. Elle a été totalement décorée en style rococo par Matthäus Günther, bien que l’édifice ait été reconstruit à la fin du XVIIe siècle selon un plan classique. Cette parure de stuc est à ce point exubérante qu’elle a suscité bien des commentaires. Voici celui de Dominique Fernandez :
« Nulle église ne nous a paru plus confortable, plus élégante que celle de Rottenbuch. […] Pas un pouce carré de la nef ne se trouve libre de stucs, pourtant aucune surcharge. Encore une très belle tribune, toute stuquée de rose, l’orgue magnifique étant serti dans du marbre et de l’or. De chaque côté du chœur, de très jolis putti se démènent pour organiser un concert : qui s’époumone dans une trompette plus longue que lui, qui se trémousse à la mandoline, qui tape sur un tambour à tour de ses bras menus, qui déploie un parchemin et s’apprête à lancer un trille. Au milieu de ce petit monde qui folâtre et rit aux éclats, se dresse la figure mélancolique de David. Il promène ses doigts effilés sur le cordes de sa harpe. Sachant bien, lui, que ce n’est qu’une feinte, et que son instrument restera muet. Ah ! comme on comprend sa tristesse ! Comme on se désole que ces pierres, ces marbres, ces stucs ne puissent pas chanter, que de leur assemblage ne naisse pas la plus capiteuse des musiques ! » (2)
J’y ai fait cette photo de la nef.
Ne partageant aucune conviction religieuse, je n’entre pas dans les églises pour une quelconque réflexion spirituelle, mais bien pour le calme et l’apaisement que me procure un lieu d’une certaine manière retranché de la vie sociale habituelle. (3) J’y trouve au sein des villes - spécialement quand elles sont désertées - le même sentiment d’agréable solitude que me procure les coins naturels reculés. Et puis, j’y trouve aussi souvent l’occasion de prendre conscience de ce que les croyances ont poussé les hommes à bâtir ensemble, alors même qu’ils restaient impuissants à assurer un logis décent et durable à chacun. Or, les églises de style rococo de l’Allemagne du sud ne m’apportent pas cette qualité d’instants. Elles ressemblent davantage à des salles de bal ou à des boudoirs qu’à des lieux de recueillement et de prière. La beauté des lieux n’est pas contestable, mais elle enchante de façon si prodigue qu’elle réclame un partage bien plus qu’une méditation solitaire.

Lorsque Philippe Minguet en vient à cerner les spécificités du rococo, il s’applique à montrer que ces spécificités-là se retrouvent peu ou prou dans toutes les manifestations du génie du siècle, peinture, sculpture, musique, littérature, etc. Un seul exemple permettra d’appréhender la démarche : celui de Diderot, un Diderot rococo. Le XVIIIe siècle (4) est un siècle de légèreté, de divertissement, de conversation, de galanterie ; c’est un siècle efféminé aussi, un siècle qui parle d’autant plus volontiers de philosophie qu’en parler n’engage pas à grand-chose. Les odalisques de François Boucher, blonde ou brune, donnent la mesure de ce qui préoccupe les esprits éclairés du siècle. Voici une reproduction de la blonde, peinte en 1751.
Ces traits, on les retrouve chez Diderot ; c’est du moins ce que pense Philippe Minguet.
« Si le XVIIIe siècle a donné à la conversation un statut en quelque sorte artistique, on doit dire, réciproquement, que les arts majeurs ont tous plus ou moins cultivé “le génie de la causerie”. L’expression est d’Elie Faure, qui a dit aussi : “On cause d’exquise manière avec un crayon de pastel, une jolie gravure blonde entre les pages d’un conte galant ou d’une tragédie classique, une fine tête poudrée sur un médaillon translucide grand comme le quart de la main.” On cause, en tout cas, dans maint écrit du temps. Aucune œuvre, à ce point de vue, n’est plus caractéristique que celle de Diderot. Il vaut la peine de s’attarder un peu en cette compagnie, d’autant plus que l’auteur du Neveu de Rameau s’offre à plus d’un rapprochement avec le style rococo. » (p. 207)
« Les jugements outrés de Nisard sur le “décousu”, le “désordre”, la “témérité” de cet “ancêtre du romantisme” - jugements ratifiés et aggravés par Brunetière et Faguet, - sont décidément périmés. Sans entrer dans les controverses au sujet d’une œuvre qui ne nous intéresse ici que marginalement, on peut faire observer qu’il ne faudrait pas non plus, tombant dans l’excès contraire, appuyer si exclusivement sur les dominantes qu’on en viendrait à masquer, ne disons pas les contradictions, mais plutôt les contrastes, le jeu savant, des asymétries compensées. » (pp. 208-209)
« Diderot n’est pas le seul écrivain du siècle des salons à avoir usé du dialogue, mais il a eu pour ce procédé une complaisance singulière et significative. Son chef-d’œuvre, Le Neveu de Rameau, miscellanées esthétiques et morales, “microcosme de l’art et de la pensée de Diderot” est tout entier un dialogue. Le dialogue est évidemment la forme des divers Entretiens : d’un père avec ses enfants, entre d’Alembert et Diderot, d’un philosophe avec la Maréchale de ***, sur le fils naturel. Ne parlons pas du théâtre. Ses œuvres philosophiques sont encore des discussions, non seulement le Rêve de d’Alembert ou le Supplément au voyage de Bougainville, mais aussi la Lettre sur les aveugles. Le dialogue intervient même dans les comptes rendus des Salons, voire dans certaines lettres à Sophie Volland, où Sainte-Beuve se plaisait à suivre “une conversation animée et sur tous les tons”. Nommons encore le Paradoxe sur le comédien et ajoutons que ce n’est pas seulement par trope qu’on peut dire de l’œuvre entière de Diderot qu’elle est un dialogue de l’auteur avec lui-même : “Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie” (*), - ou de Diderot avec son lecteur : “Lecteur, causons ensemble” (**) » (pp. 209-210).
« Diderot - la tête d’un Langrois, disait-il, est sur ses épaules comme un coq est au haut d’un clocher - Diderot, ne rappelons que ce fait, supprime dans ses dialogues les traditionnelles incises et cultive partout le présent grammatical. Le XVIIIe siècle est aussi l’époque par excellence des aventuriers, parasites qui courent d’un coin à l’autre de l’Europe et qui sont partout chez eux. Casanova est bien leur “patron”, lui qui ne s’installa que pour revivre par le souvenir l’histoire de son instabilité. » (p. 217)

Qui n’a pas déjà senti que les multiples courants qui transforment le monde - courants politiques, économiques, musicaux, picturaux, littéraires, etc. - semblent obéir à des impératifs qui font leurs convergences, mais qui sont à ce point malaisé à définir que l’on peut douter de leur existence ? Le style rococo régit bien des aspects de la vie sociale du XVIIIe siècle et partage de mystérieuses accointances avec ce qui ne lui obéit pas. Ce qui reste commun au tout, ce n’est rien moins que la société. Voilà pourquoi, à propos du style rococo, Philippe Minguet finit pas dire :
« Mais ce qui interdit finalement l’évasion métahistorique, c’est l’insertion de cette grâce et de ce sublime dans un contexte humain irréductible. Non seulement par ses valeurs illustratives (signification iconologique), mais encore par ses valeurs décoratives (expression formelle), le rococo nous renvoie constamment à une société. Une société a voulu et a fait ces boiseries graciles, ces bibelots délicats, ces volutes fragiles, ces architectures de rêve. Ces hommes, nous qui sommes si sérieux, nous pouvons bien les mépriser : tant de légèreté nous fait pitié ; cette insolente aisance offense notre fameuse “difficulté d’être”. Mais voilà ! bien à plaindre, aujourd’hui, - même aujourd’hui, - qui se déclarerait totalement étranger à ce qu’un archéologue inspiré nommait un jour “l’art de la porcelaine” » (p. 279)

(1) Philippe Minguet [1966], Esthétique du rococo, Vrin, 1979.
(2) Dominique Fernandez, La perle et le croissant. L’Europe baroque de Naples à Saint-Pétersbourg, Plon, Terre humaine, 1995, pp. 269-270.
(3) Il faut reconnaître au catholicisme l’habitude de laisser ses lieux de culte ouverts à tous, sans exigence d’appartenance. Il n’en va pas de même du protestantisme, du judaïsme ou de l’islam. Bien sûr, les catholiques ont conservé les édifices les plus prestigieux de l’histoire, ce qui force à une ouverture, bienfaisante pour le tourisme. Mais cela correspond aussi, il faut l’admettre, à une tradition séculaire dont l’origine reposait sur l’idée que tout le monde était chrétien.
(4) Avant la Révolution, bien sûr.
(*) Le Neveu de Rameau, éd. Pléiade, p. 425.
(**) Jacques le fataliste, éd. Pléiade, p. 555.