lundi 16 janvier 2017

Note d'opinion : le bruit et la fureur

À propos du bruit et de la fureur

Shakespeare a placé dans la bouche de Macbeth cette terrible phrase :
« La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien… » (1)

Mais - me dira-t-on - Macbeth, après avoir tué un roi, venait d’apprendre le suicide de sa femme et il manifestait ainsi une sorte de délire teinté de déraison et de culpabilité. Si l’on s’attache au contexte, et notamment aux propos qui précèdent (comme par exemple « Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps; et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse » (2)), on pénètre dans l’esprit tourmenté de Macbeth, embrumé par la crainte de la mort et auquel Shakespeare prête des pensées dont la profondeur voisine avec la folie. Car le génie de celui-ci réside notamment dans cette sorte de clairvoyance sidérante à laquelle accède ceux de ses personnages qui sont hors d’eux-mêmes.

Pourtant, imaginons un instant - en usant de ce que l’on pourrait peut-être appeler une expérience de pensée (3) - que cette phrase soit prononcée par quelqu'un de très lucide, très calme et très sage. Autrement dit, qu’elle ne soit pas l’expression d’un paroxysme émotionnel, mais au contraire le propos réfléchi de quelqu’un qui cherche à dire ce qu’est la vie, le plus objectivement possible. Deux questions se posent alors : que comprendre et comment le comprendre.

Que comprendre ?

Commençons pas serrer le texte de près.
La vie n’est qu’une ombre. Oui, je préfère traduire shadow par ombre, plutôt que par fantôme, car la vie est en l’occurrence identifiée à quelque chose d’indéfinissable, de flou, dont on va apprendre que d’abord on l’entend. Cette ombre erre (comme le ferait un fantôme, en effet) et elle se comporte comme un comédien, c’est-à-dire qu’elle simule, à l’abri de quelque sincérité que ce soit. La voilà comparée à « un pauvre comédien qui se pavane » (who is strutting, c’est-à-dire se rengorge, se gonfle, plastronne) et qui « s’agite » (who is fretting, qui est agité, inquiet). Et puis, on ne l’entend plus, comme un son disparu dont on se demande s’il a jamais existé. Et là survient le tournant important : la vie devient une histoire, comme si elle ne résidait que dans le langage, dans l’interprétation des choses, non dans les choses elles-mêmes. Cette histoire est racontée par un idiot (quelqu’un qui manque de discernement) et elle n’est faite que de bruit et de fureur… Elle ne signifie rien ; elle n’a aucun sens.

Si l’on aperçoit ainsi ce qui est dit, on reste sans doute peut-être incapable d’en rattacher la signification à quoi que ce soit, faute de rencontrer le sens de la vie sur lequel s’appuie tout contenu signifiant. Pour y parvenir, il importe certainement de prendre du recul, un recul considérable même. Et c’est là que je voudrais m’aider d’une notion empruntée à Pascal, celle de divertissement. Car le recul à prendre, c’est précisément à l’égard du divertissement, quel qu’en soit l’origine, la forme, le bien qu’il procure, l’équilibre qu’il confère, l’histoire qu’il invente.

Le divertissement pascalien, c’est d’abord ce qui nous épargne d’être malheureux et triste :
« Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l’avenir.
Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d’ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.
 » (4)
« (L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par quelque passion agréable et nouvelle qui les occupe, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle divertissement.) » (5)
« De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. » (6)
Reste cependant à savoir si Pascal déplore le divertissement ou au contraire le regarde comme une véritable sauvegarde.
« Misère.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
 » (7)
« Divertissement - Si l’homme était heureux il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti, comme les saints et Dieu. Oui ; mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ?
- Non ; car il vient d’ailleurs et de dehors ; et ainsi il est dépendant, et partout, sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables.
 » (8)
Pourtant, il ne convient peut-être pas de le lui reprocher :
« Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos ; il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble.
Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte.
 » (9)
C’est que, à propos des hommes, il y a de quoi balancer…
« Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos. » (10)
Et Pascal de désigner la solution : Jésus. Mais ça, c’est pour moi une autre histoire.

Je reviens à la phrase de Shakespeare.

La vie serait donc une ombre - l’ombre de quoi, allez savoir -, la pulsion d’un être qui se rengorge et s’inquiète dans un même mouvement - le temps qu’il soit - et elle offre l’apparence d’un récit forgé par un inepte, un récit plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. Pourquoi plein de bruit et de fureur ? Parce que telles sont les particularités de tout divertissement. Le bruit, comme peut en faire le simple fait de parler, voire de penser. La fureur, comme ce qui se dégage nécessairement de toute croyance, de toute illusion, de toute foi. Si l’on observe ce qui nous offre l’apparence du silence et du recueillement, tels par exemple le monastère d’un ordre religieux contemplatif ou la retraite d’un sage bouddhiste, on ne peut ignorer quel extraordinaire flux de pensées rend la posture possible, sans doute bien davantage que ce que peut produire les conversations anodines du quotidien commun, et on ne peut davantage sous-estimer la violence - contenue ou postulée - que suppose l’arrachement au monde social dont le retrait est la condition et la foi qu’il implique le soutien.

Comment comprendre ce propos réfléchi ?

Avec le recul pris vis-à-vis du divertissement, vis-à-vis du bruit et de la fureur, apparaît alors quelque chose comme une vérité profonde de la vie, de l’existence, du sort du tout, une vérité qui cependant ne perce aucun des mystères que cette vie recèle. C’est une vérité éminemment fragile et foncièrement négative. Fragile, car elle constitue plus qu’un frein à la vie ; elle la rend invivable. Négative, car elle se contente d’indiquer combien sont fausses toutes ces raisons de croire que nous livre le divertissement et dont nous mesurons si peu combien elles sont empreintes de bruit et de fureur.

Voilà ce qui fait qu’il ne faut assurément pas comprendre que là réside une philosophie de vie, une manière de penser et de se comporter, un voie à suivre avec l’espoir de vraiment vivre. Il s’agit au contraire d’une chose à entrevoir comme un filet de sécurité, une borne aux excès de bruit et de fureur, une incitation à garder toujours présent à l’esprit les paroles de l’Ecclésiaste. Ce qui peut en résulter, c’est de ne pas toujours jouer à fond le jeu du divertissement, de ramener les choses à moins de disproportions par rapport à ce qu’elles sont peut-être, de s’arrêter quelquefois sur la pente qui nous incline vers le bruit et la fureur, de mesurer les enjeux à autre chose que ce que le monde social nous dicte d’y voir. Le néant n’est pas un objectif, mais c’est cependant une réalité (si l’on peut dire) qui désillusionne, qui tarit l’espoir, lequel peut parfois engendrer davantage de souffrances et de malheur qu’un certain désespoir.

Il est fréquent que les pensées soient jugées à l’aune de l’optimisme ou du pessimisme qu’elles recèleraient. C’est là une manière de faire qui renverse peut-être une des plus importantes ambitions de l’esprit : la vérité. Car ce n’est pas alors le souhait de confiance en la vie qui doit désigner ce qui mérite d’être pris pour vrai, mais bien le souci du vrai qui doit déterminer la dose de confiance que l’on peut réserver à la vie. Une des puissances du monde social, dans son souci de rendre conformes les pensées et les actions des agents, c’est de désigner comme pessimiste toute pensée qui prend une indépendance excessive par rapport à ses propres consignes. Or, s’il est malaisé de contester que cette indépendance ne peut être partagée par tous - à peine d’être elle-même le nouveau stéréotype contre lequel l’indépendance d’esprit devrait se conquérir -, elle ne contient cependant aucune fatalité au pessimisme, si tant est que l’enjeu soit celui-là. Le recul a des vertus apaisantes et peut libérer de passions ravageuses, sans qu’il soit besoin d’espérer autre chose que ce que la raison désigne comme fondé d’espérer.

On ne peut sans doute pas écarter complètement l’hypothèse que certaines sociétés ont constitué un cadre de vie au sein duquel la raison collective dépassait souvent la raison individuelle et où, en conséquence, l’indépendance d’esprit pouvait quelquefois ressembler à une menace. Celles-là avaient pour elles d’accroître leurs chances de survie dès lors que le seul danger qu’elles encourraient seraient issus de leurs propres pratiques. La société qui est la nôtre semble appartenir à un genre différent, où ce qui la menace provient précisément de ce qui intérieurement la modifie continûment. Au fur et à mesure qu’elle est devenue ce qu’elle est, le bruit a enflé, la fureur a grandi, et le souhait de s’en déprendre s’est fait plus impérieux. (11). Ce n’est pas pour autant un remède, mais simplement une manière individuelle de se désamorcer, de s’empêcher de trop nuire, de garder un oeil sur une vérité foncière qui n’a d’autre consistance que d’ébranler les illusions.

Il reste cependant un danger, au moins aussi éminent que celui que forment les illusions évoquées, car il n’est lui-même qu’une illusion suprême. C’est de croire, en s’écartant un peu du bruit et de la fureur, qu’on a fait là un pas significatif d’une hauteur d’esprit exceptionnelle et que l’on a ainsi acquis une lucidité propre à nous épargner les déboires du commun. Que nenni ! Et Pascal l’avait compris. Par rapport à celui qui s’enorgueillit d’avoir réussi dans le divertissement ou d’avoir l’intelligence des mathématiques, celui qui a pris sur tout cela un recul décisif n’est pas moins en danger que quiconque :
« Mais direz-vous quel objet a(-t-)il en tout cela ? celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusqu’ici, et tant d’autres s’exposent aux derniers périls aussi sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et ceux-là sont les plus sots de la bande puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance. » (12)

On pense alors au fragment 90 (13) et à la distinction que Pascal y fait entre les demi-habiles et les habiles. N’est-ce pas faire le demi-habile que d’évoquer - comme je le fais dans la présente note - ce recul devant le bruit et la fureur ? D’ailleurs, est-ce que le fait de faire cette distinction entre demi-habiles et habiles ne range pas Pascal lui-même parmi les demi-habiles ? Voilà un soupçon qu’il est bon d’entretenir, sans pour autant négliger ce que la distinction nous apprend.

Le fait est que le recul que j’évoque ne peut être envisagé que par qui voit satisfaites ses fonctions vitales premières (et même secondaires) et qui, par surcroît, a connu une histoire qui l’a ensemencé des raisons dont ce recul pourra être l’effet. Bien des divertissements s’inscrivent dans la lutte pour la vie, une lutte dont la légitimité n’en englobe que les premières formes et qui conduit jusqu’aux bruits et fureurs dont la même vie finit par souffrir. Les sociétés ne se dirigent pas, mais les hommes entretiendront sans doute aussi longtemps qu’eux-mêmes l’illusion qu’elles se dirigent et que certains sont donc habilités à les diriger. (14) C’est là sans nul doute la source des pires bruits et des pires fureurs. Puissé-je en rire. (15)

(1) William Shakespeare, Le théâtre complet, t. XI, trad. de François-Victor Hugo, Garnier Frères, 1961-1964, p. 359. Le texte original dit ceci :
« Life’s but a walking shadow ; a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more : it is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.
 »
Hugo a traduit « full of sound and fury » par « pleine de fracas et de furie ». Avant lui, François Guizot avait préféré comprendre « raconté avec beaucoup de bruit et de chaleur », ce qui est assez étrange. Faulkner publia en 1929 un roman dont le titre « The Sound and the Fury, titre inspiré par Shakespeare, fut traduit en français « Le bruit et la fureur » par Maurice-Edgar Coindreau. Et, par exemple, André Markowicz retient lui : « plein de bruit, de fureur » (j’ignore comment Yves Bonnefoy a traduit ces mots).
(2) William Shakespeare, Op. cit., p. 358.
(3) Cf. à propos de l’expérience de pensée les commentaires à ma note du 27 mai 2009.
(4) Blaise Pascal, Pensées fr. 36, Texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, p. 41.
(5) Ibid. extrait du fr. 136, p. 77.
(6) Ibid. extrait du fr. 136, p. 78.
(7) Ibid. fr. 414, pp. 173-174.
(8) Ibid. fr. 132, p. 76.
(9) Ibid. extrait du fr. 136, p. 78.
(10) Ibid. extrait du fr. 136, p. 79.
(11) Je m’en voudrais de citer les exemples qui, dans le domaine politique, seraient aptes à conforter mon propos (surtout à quelques jours de l’investiture d’un certain nouveau président des États-Unis) ; cela ne ferait qu’en réduire la portée.
(12) Ibid. extrait du fr. 136, p. 80.
(13) Op. cit., p. 60 : « Raison des effets.
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance, les demi‑habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par un(e) autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière.
 »
(14) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Éditions Payot, 1976.
(15) La présente note est sans doute ce que j’ai écrit de plus prétentieux, probablement de plus excessif et peut-être de plus faux. Mais le désir d’échapper au bruit et à la fureur est pour moi à ce point impérieux qu’il conduit à travailler des hypothèses qui ressemblent à ce que peut admettre celui-là sur le point de mourir.