lundi 20 décembre 2021

Note d’opinion : un Finkielkraut qui ne convainc guère

À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère

Le 14 décembre dernier, Alain Finkielkraut a été interviewé par Sonia Mabrouk lors de sa chronique matinale L’entretien sur Europe 1. (1) Quand j’ai pris connaissance de ses propos - en différé -, j’ai hésité à les commenter, notamment parce qu’ils ressemblent beaucoup à ces digressions politiques auxquelles se livrent volontiers certains bavards mal informés et que s’autorisent aussi ceux qui s’en voudraient beaucoup de ne pas avoir compris ce qui nous pend au nez. Y répondre m’aurait semblé d’abord comme une manière de succomber aux mêmes travers. Mais c’était Alain Finkielkraut qui parlait. Et je me suis donc dit que, sans prétendre en savoir plus que quiconque, il y avait tout de même là des affirmations qu’il était malaisé de laisser passer sans réagir.

D’emblée, Finkielkraut a visé Macron, lequel, en se rendant à Oradour et au Musée d’art et d’histoire du judaïsme durant l’entre-deux-tours de l’élection de 2017, se serait rendu coupable d’« une manipulation » et même d’« une instrumentalisation des morts ». Ce comportement l’aurait choqué et il s’est alors appliqué à expliquer pourquoi. Voici en quels termes :
« […] il y a en Europe une obsession anti-fasciste et anti-nazi. […]
La tragédie actuelle n’est pas le retour des vieux démons. C’est quelque chose d’inouï. La France est en train de devenir une petite nation. J’utilise ce terme au sens où Milan Kundera l’emploie dans un article très heureusement republié aujourd’hui :
Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale (2) […]
La France n’a pas encore péri. Et c’est ce qui fait qu’un grand nombre d’entre nous deviennent comme malgré eux des patriotes.
[…]
Cette obsession anti-fasciste nous dit aujourd’hui qu’il est absurde de penser que c’était mieux avant. Elle criminalise la nostalgie à mesure que les choses s’aggravent. Et elle dit aussi : la diversité, c’est notre lot ; la diversité, c’est très bien. Malheureusement, pour l’empêcher, il y a la persistance de l’ordre patriarcal et le racisme systémique.
La réalité est tout autre. On n’a pas le droit de dire : c’était mieux avant. Mais interrogeons-nous sur ce qui viendra après. Qui peut rêver d’un avenir meilleur aujourd’hui ? Franz-Olivier Giesbert, dans son livre
Le sursaut, dit : la France, dans trente ou quarante ans, risque fort de se fractionner entre réserves touristiques, zones de non-droit et république islamique autonome. Voilà l’avenir où nous allons. D’où la légitimité forte de la question : la France va-t-elle durer ? La France sera-t-elle la France ? Et c’est cette légitimité qu’on ne veut pas prendre en compte au nom, encore une fois, de cet anti-fascisme tout à la fois obsessionnel et anachronique. »

Il y a, dans le positionnement d’Alain Finkielkraut, une vision du passé et une vision de l’avenir. Le passé est figé dans des traits, sinon immuables, du moins persistants, des traits caractéristiques de ce que serait la France et de ce que sont les valeurs les plus estimables, préférables à celles que pourrait porter quelque changement que ce soit. L’avenir, quant à lui, est très gravement compromis par une évolution qui bafoue le passé, principalement en raison d’une immigration incontrôlée qui favorise la place de plus en plus grande occupée par l’islam en France. Cette évolution serait encouragée par cette injuste stigmatisation qui consiste à comparer certains patriotes à ce que furent les fascistes et les nazis dans l’entre-deux-guerres.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette manière d’appréhender le réel ?

Il est sans doute vrai que la France change. Et qu’elle change d’une façon qui peut déplaire à ceux qui en ont connu une autre, et d’une façon qui peut aussi inquiéter ceux qui sont attachés à certaines des valeurs qui ont perdu de leur attractivité. Il est également vrai que le reproche de fascisme et de nazisme a été souvent formulé à tort et à travers, pour le seul bénéfice d’accuser du pire tout adversaire à qui il fallait donner tort à tout prix. Reste à circonscrire ce qui est visé là pour ne pas méconnaître d’autres réalités tout aussi importantes, sinon davantage.

Le changement est d’abord et avant tout ce qui définit l’histoire. Même les sociétés apparemment les plus statiques - les sociétés froides comme les appelait Lévi-Strauss - changent, évoluent, perdent certains de leurs traits et en acquièrent d’autres. Et ces changements varient fort, ne serait-ce que dans leur vitesse opératoire, certains survenant brusquement - et parfois brutalement -, tandis que d’autres fermentent lentement, si lentement qu’ils laissent aisément croire à une constance. Rien n’est plus commun que ce sentiment de perte que ressentent les personnes âgées lorsqu’elles comparent leurs souvenirs anciens et le contexte dans lequel elles vivent ; ce n’est là qu’une des conséquences de ces changements permanents.

Certaines phases de l’histoire manifestent un souci de l’avenir et des changements qu’on voudrait voir advenir ou qu’on suppose voir s’imposer, alors que d’autres témoignent d’une forte conviction de la répétition des mœurs. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est l’inexactitude des prévisions qui domine. Ce que sera l’avenir, nul ne peut prétendre qu’il le sait, même si les tentatives de le prédire sont nombreuses. Parmi celles-ci, il en est qui étudient le plus sérieusement possible les facteurs déterminants et multiplient les précautions dans leurs formulations, là où d’autres prophétisent allègrement au gré de leurs préjugés. Convenons qu’appartient à cette seconde catégorie ce journaliste approximatif qu’est Franz-Olivier Giesbert, qu’il semble pour le moins léger d’évoquer pour définir sa propre vision du futur. L’image d’une France fractionnée « entre réserves touristiques, zones de non-droit et république islamique autonome » qu’il nous promet ne peut que faire sourire, si l’on accepte d’être indulgent. Cela ne retient pourtant pas Finkielkraut de dire : « Voilà où nous allons. » J’y vois personnellement un signe de son aveuglement.

Y a-t-il une « tragédie actuelle » ? L’expression peut se comprendre si elle vise un enchaînement d’événements funestes dont l’issue suscite la crainte. Ce qui rend l’usage que Finkielkraut en fait assez bancal, c’est qu’il circonscrit ces événements d’une façon qui en diminue fortement la menace, alors même qu’il en nie d’autres porteurs de grands dangers. Si l’avenir de la France est celui défini par Giesbert, il s’explique alors que les nuisibles soient ceux qui refusent d’en accepter l’augure et qui stigmatisent ceux qui sonnent l’alerte en les traitant de fascistes ou de nazis.

Ai-je besoin de dire que je ne considère pas Alain Finkielkraut comme un fasciste ou un nazi ? Mais je ne suis pas pour autant d’accord avec lui lorsqu’il affirme qu’il n’y aurait aujourd’hui aucun « retour des vieux démons ». Cessons un instant d’user de ces vocables de fasciste et nazi qui masquent bien davantage qu’il n’éclairent. Au XXe siècle, l’Europe a connu des dérives totalitaires qui ont surgi en pleine évolution démocratique et humaniste. Elles résultent notamment - je laisse provisoirement de côté l’errance communiste (3) - de courants de pensée irrationnels, nationalistes, prophétiques et autocratiques qui poussèrent progressivement l’opinion vers le repli sur soi-même et, en Italie et en Allemagne tout particulièrement, dans les bras de dictateurs les plus cyniques qui soient. Ce désastre a obéi à une genèse dont il n’est pas absurde de se demander si les temps présents n’en contiennent pas une assez semblable. Car l’attachement nationaliste à son pays et à un récit national totalement tourné vers la préférence subjectivement assumée fait partie de pareille genèse. Il existe bien sûr chez beaucoup de ceux qui militent en faveur de Marine Le Pen ou d’Éric Zemmour d’importants traits qui les distinguent des fascistes et des nazis. Mais il y a également chez nombreux d’entre eux une façon irrationnelle de blasonner la nation, de diaboliser l’étranger et de croire au sauveur charismatique qui rappelle des courants dont on sait à quoi ils peuvent quelquefois conduire.

Ce qui chagrine depuis longtemps Alain Finkielkraut, c’est l’évaporation de cette culture cultivée qui se présentait comme le produit de plusieurs siècles de l’histoire de France. J’en suis pareillement chagriné. Mais je ne crois guère aux explications de ce phénomène auxquelles il s’accroche. Ce n’est ni Bourdieu ni les musulmans qui ont provoqué cet effondrement éducatif. La rage égalitariste qui a sapé la culture cultivée a été en bonne partie le fait des couches de la population les plus bourgeoises et les plus autochtones. Pour le dire de façon un peu provocatrice, c’est probablement du sein même de cette culture si riche qu’est parti le ver qui a rongé le fruit.

Il y a quelque chose de burlesque à voir des personnes comme Finkielkraut et Zemmour (je ne les associe ici que pour ce que j’en dis) issues d’une immigration récente au regard de l’histoire se plaindre des conséquences de l’immigration actuelle au nom d’une France, sinon éternelle au moins ancestrale. Comme si les derniers convertis étaient les plus bigots. Ils incarnent en tout cas une forme d’intégration presque inquiétante, tant elle se veut conforme jusqu’à la caricature. La France est le produit d’immigrations dont l’ampleur a varié au fil du temps. Celle d’aujourd’hui est-elle vraiment plus forte et plus prégnante que celles du passé ? Je ne l’exclus pas complètement. Mais cela tient en bonne partie à des évolutions que les autochtones ne doivent qu’à eux-mêmes, tels l’effondrement éducatif et le recul du christianisme. Et la combinaison de l’esprit républicain français et de la religion musulmane - qui gagne sans cesse du terrain - le dispute sans trop de difficultés à un islamisme terroriste ou même simplement agressif. Ce à quoi cela conduira, je l’ignore. Mais je crois davantage au danger représenté par la nostalgie nationaliste qu’au spectre d’un État théocratique.

Quand Finkielkraut est interrogé au sujet du grand remplacement, voici ce qu’il en dit :
« Je ne suis pas sûr de partager ce constat. Je pense qu’il est trop radical. D’ailleurs, Zemmour lui-même est un peu revenu là-dessus, parce que, au nom du grand remplacement, il a parlé des risques d’une islamisation de la France. Et maintenant, son image, son concept, sa métaphore, c’est la libanisation, ce qui est tout à fait autre chose, c’est-à-dire un fractionnement, un morcellement. Oui, ce risque existe et, en tout cas, le changement démographique de l’Europe est extrêmement spectaculaire. Les peuples historiques, dans un certain nombre de communes, mais aussi de districts, de départements, se sentent devenir minoritaires. […] (4) »

Ce qui témoigne aussi de la primauté que Finkielkraut accorde à la question de l’immigration, c’est à la fois son attachement à une France qui ne change pas - ce qu’il appelle « le droit à la continuité historique » - et son déni des dangers qui seraient d’une autre origine. Ainsi dit-il :
« […] les responsables politiques et les journalistes qui pensent, en effet, que le seul problème de la France, c’est la domination masculine et la discrimination généralisée, et bien ceux-là - disons - frappent d’interdit, proscrivent, effacent tous les événements qui contredisent cette bonne parole. »
Et il est inutile de rappeler la façon dont il a souvent ironisé sur le réchauffement climatique et sur ceux qui en rappelle les effets désastreux.

Tout cela le mène à s’en prendre à la presse, non pas en raison de ce qu’il y aurait effectivement de critiquable dans un journalisme imprécis et trop sensible à l’audience, mais au motif que certains faits seraient sciemment tus. Il n’est pas impossible que l’écho qui est donné à la situation de quartiers où des communautés omniprésentes pèsent fortement sur la vie de tous soit insuffisant. Mais si ces réalités entraînent de graves inconvénients et si elles créent bien des inquiétudes, celles-ci ne portent cependant pas sur « la persistance dans l’être de la France ». Elles sont d’une nature beaucoup plus pratique, ce qui n’en fait pas des révélateurs d’une France en train de périr.

Des faits tus, voilà ce qui obsède Finkielkraut. Dès lors qu’on aborde des questions politiques, il y a toujours quelque chose d’abusif à réclamer que l’on distingue faits et opinions dans un champ où la discussion commence nécessairement par opposer des constats de faits. (5) Ce sont ses opinions qui dictent à Finkielkraut les faits à prendre en considération, comme c’est le cas de tous ceux qui défendent des opinions politiques, et il me semble par conséquent assez captieux de s’exprimer ainsi qu’il le fait :
« Pour qu’il y ait une véritable discussion démocratique, même virulente, il faut s’entendre sur les faits. […] Chacun peut arriver avec ses propres opinions, mais pas avec ses propres faits. Le pluralisme, c’est une réflexion, c’est des divergences sur un monde commun. Alors on peut dire : oui, ce problème existe, voilà comment nous allons le résoudre. Mais la négation de ce problème, la négation de cette réalité, la nauséabondisation de l’angoisse existentielle des Français, ce n’est pas le pluralisme, c’est le terrorisme intellectuel. »

Il y a dans ces derniers propos quelque chose de très inquiétant. Car ce qui fait d’une société qu’elle écarte la violence au profit de la discussion, c’est la conviction que tout mérite d’être discuté, en ce compris les faits, leur existence, leur importance. Celui qui dit qu’il connaît les faits et que leur négation met fin à la discussion, celui-là ne révèle que son entêtement et prend le risque de la violence. Cela n’enlève rien à la nécessaire distinction entre faits et opinions ou entre faits et valeurs. Mais la force de l’esprit démocratique, de l’esprit de discussion et de l’esprit de tolérance, c’est d’admettre que ce qui nous guide personnellement à faire la part du constat et la part de l’opinion dans nos façons de penser n’est pas nécessairement partagé par autrui.

(1) Cf. youtube.com/watch?v=ybL8LZcTP1U.
(2) Cet article est paru dans Le Débat 1983/5 n° 27, pp. 3-23. Il est disponible à l’adresse Internet suivante : http://seminaire.ff.cuni.cz/LECTURE/Kundera.pdf.
(3) Notons que l’errance communiste est née dans un pays que Milan Kundera, dans l’article cité par Finkielkraut, situe dans l’Europe ancrée dans Bysance et donc hors de l’Europe liée à Rome, celle du catholicisme et de la spiritualité qui en fait l’essence. Voilà des conceptions qui témoignent davantage d’un attachement aux grandes traditions - fussent-elles plus fabuleuses que réelles - et qui lient peut-être illusoirement les aspects les plus respectables de la culture à des aspirations anagogiques.
(4) On a souvent hésité sur le mot à employer pour désigner les autochtones. Rappelons-nous les controverses suscitées par l’expression français de souche. Mais utiliser l’expression peuples historiques me paraît particulièrement regrettable. C’est comme si les immigrés n’avaient pas d’histoire, puisqu’ils n’héritent pas de la seule qui mérite ce nom.
(5) J’avais déjà attiré l’attention sur cette difficulté dans ma note du 4 février 2015.

Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
Finkielkraut et Luchini
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

dimanche 28 novembre 2021

Note spéciale : Pierre Gothot

Pierre Gothot est mort

Pierre Gothot est mort ce 21 novembre 2021. Il était âgé de 86 ans.

Je ne dirai rien de ses extraordinaires débuts de comédien (1), ni de sa carrière en qualité de professeur de droit international privé à l’Université de Liège, pas davantage de ses fonctions au Conseil d’État belge, et pas davantage encore de sa longue collaboration au processus agrégatif français de recrutement des professeurs d’université. D’autres s’en chargeront.

Nous étions amis.

Tout en le connaissant bien avant cela, je n’ai véritablement rencontré Pierre Gothot qu’en 1985. Nous nous sommes alors occasionnellement croisés, jusqu’à ce que nous en vînmes à provoquer ces occasions. À partir de 1999, nous renforçâmes nos relations et, à partir de 2004, nous prîmes l’habitude de déjeuner ensemble une ou deux fois par semaine. Nous n’avons jamais eu d’autre raison de nous voir que le plaisir de converser, ce que nous fîmes toujours à bâtons rompus. C’est dire si ce que je crois savoir de lui relève bien davantage d’impressions subjectives plutôt que d’une écoute organisée comme, par exemple, ont pu en bénéficier ses étudiants. Je suis donc susceptible d’erreurs et d’omissions à son sujet.

Pour en finir avec moi, j’ajouterai que nous avions des points de vue quelquefois très éloignés, dont nous parlions sans retenues et sans aucune animosité. Ainsi, Pierre Gothot a toujours manifesté une grand méfiance à l’égard de la sociologie - il aimait reprendre à son compte les critiques dont Durkheim avait fait l’objet de son vivant, à commencer par celles de Charles Péguy -, ce qui nous a valu de longues “disputes”, notamment à propos de Claude Lévi-Strauss qu’il connaissait par ailleurs très bien.

Pierre Gothot possédait une immense érudition dont il n’usait en quelque sorte que contraint et forcé. Il ne livrait ce qu’il savait que s’il était certain que cela en valait la peine et était attendu. Mais alors les analyses les plus subtiles se succédaient de la façon la plus intéressante qui soit.

Je pense que ses goûts en littérature étaient souvent guidés par son amour de la clarté. De même qu’il fustigeait la notion de littérarité, il n’aimait guère les auteurs au langage abstrus qui privilégiaient ce qu’il appelait ironiquement les considérations distinguées. J’ai le souvenir de propos relatifs à Jean-François Lyotard - et plus spécifiquement à son livre Le différend (Les Éd. de Minuit, 1983) - par lesquels il condamnait ce mépris du lecteur qui pousse certains à se rendre incompréhensibles au plus grand nombre pour flatter un petit nombre de beaux esprits. Mais ce goût de la clarté ne doit évidemment pas être assimilé à une recherche de l’évident, du simple ou du patent. Il avait d’ailleurs une grande, une très grande admiration pour Alain et tout spécialement pour la façon dont celui-ci avait fait sien le principe du clarum per obscurius qu’il avait hérité de Lagneau.

Je suis absolument incapable de retracer de quelque façon que ce soit l’itinéraire intellectuel de Pierre Gothot. Il aurait fallu pour cela qu’il accepte de se raconter, ce à quoi il était tout à fait réticent. J’avais fini par comprendre que, du sein même de l’Université de Liège, il avait énormément retenu de Marie Delcourt, ainsi que de Robert Vivier, de Jean Hubaux, et même de Nicolas Ruwet (pourtant si proche de Jakobson qu’il n’appréciait guère), ou encore de Christian Rutten (tout thomiste qu’il fut). Sans parler bien sûr de sa connivence avec Lucien François. Des tout grands noms de la littérature française, je ne prends guère de risque à citer Montaigne, Pascal (2) et Montesquieu ; et aussi, parce que cela le dépeint assez bien, son peu d’inclination à l’égard de Voltaire, de Proust et de Valéry dont pourtant il n’ignorait rien.

Pierre Gothot a souvent manifesté une prédilection pour la période allant de 1870 à 1914, tant d’un point de vue historique que d’un point de vue littéraire. Peut-être concevait-il un lien entre des temps à la fois si plein de promesses et de menaces et l’éclosion de tant de talents littéraires. Renan, Fustel de Coulanges, Alain, Péguy, Thibaudet, Martin du Gard, Alain-Fournier, pour ne citer que ceux qui suscitaient son admiration, une admiration qui se fondait principalement sur une lecture contextualisée, c’est-à-dire sur la juste mesure de ce que contient de lucidité des textes que les temps ultérieurs ont pu déprécier. Pour ne citer qu’un exemple - antérieur d’ailleurs à la période évoquée -, La cité antique (1864) de Fustel de Coulanges, il la lisait comme fondatrice d’une méthode dont les fruits véritables écloraient avec Lucien Febvre et Marc Bloch.

Il y avait chez Pierre Gothot un souci d’honnêteté intellectuelle qui le conduisait à accepter de rechercher le juste, le vrai et le pertinent, y compris chez ceux que l’opinion avait jugés, fût-ce à bon droit. Que ce soit le Molière (1929) de Ramon Fernandez ou que ce soient les ouvrages d’Henri de Man, en ce compris ce qu’il publia après la guerre, tel Cavalier seul (1948), il n’hésitait pas à y reconnaître une intelligence des choses que l’opprobre dérobait au constat. Ce qui ne l’empêchait pas de dénoncer haut et fort l’antisémitisme sournois d’un Gide (cf. la façon dont celui-ci parle de Blum dans son Journal).

Et puis, lui qui partageait plus volontiers des connaissances que des convictions, il manifestait simultanément un réel intérêt pour les approfondissements intelligents de la croyance. Il n’y avait pas grand-chose à lui apprendre sur Alfred Loisy, ce jésuite si critique envers l’Église, ou encore sur Benny Lévy, ce maoïste repenti plongé dans les études talmudiques, pas plus que sur Pierre Hadot, spécialiste de Plotin.

Il faudrait bien du temps pour évoquer ces conversations qui vont à présent tant me manquer. Et cette verve précise et passionnée avec laquelle il évoquait André Maurois, Raymond Aron, Lucien Jerphagnon, Paul Veyne, Alain Finkielkraut, Mona Ozouf, Élisabeth de Fontenay, Nancy Houston, Éric Fottorino, Jérôme Ferrari - qui sais-je encore ? -, et qui m’a si souvent amené, lorsque je le quittais, à ne plus me rappeler ce que je venais de manger.

(1) Cf. La ville dont le prince est un enfant.
(2) Le 5 mars 2022 eut lieu une réunion au cours de laquelle quelques-uns des amis et connaissances de Pierre Gothot eurent l’occasion de rappeler ce qu’il fut pour eux. Ma contribution consista en une petite note dans laquelle je me permis d’évoquer nos discussions à propos de Pascal. Cette note est consultable ici.

lundi 15 novembre 2021

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Nietzsche

Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples
de Jacques Bouveresse


Il est sans doute peu de philosophes dont on évoque l’existence et l’œuvre aussi souvent que Friedrich Nietzsche, alors même qu’on méconnaît autant quelles furent précisément ses idées. Il en va ainsi des auteurs qui conservent une part importante de mystère. Dans le cas de Nietzsche, cette méconnaissance fut l’occasion pour certains de construire un auteur sur mesure qui s’est vu prêter des convictions qu’il n’a pas partagées et s’est vu aussi soulagé de ce qui était susceptible de déranger.

L’itinéraire philosophique de Jacques Bouveresse l’a prédisposé à s’irriter de ces réputations factices, ce qui l’a conduit, à bien des reprises, à s’insurger contre ceux qui tirent Nietzsche à eux jusqu’à le contrefaire. L’ouvrage qu’il publia en 2016, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir (1), en témoigne clairement. La mort surprit Bouveresse en mai 2021, alors qu’il venait d’achever un nouveau livre sur cette même question. Il vient d’être publié sous le titre Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples (2).

Je ne puis me déprendre d’une question à laquelle je ne trouve pas de réponse satisfaisante : pourquoi Jacques Bouveresse a-t-il jugé utile de dénoncer de façon aussi argumentée les contrevérités proférées à l’égard de Nietzsche ? Bien sûr, ceux qu’il vise de la sorte sont précisément ceux vis-à-vis desquels il avait d’autres comptes à régler, à savoir les postmodernes. Mais il ne m’a jamais semblé de ceux qui dénoncent une erreur ou un mensonge pour jeter le discrédit sur ceux-là qu’ils jugent coupables d’autre chose. Bien sûr, l’univers politique de gauche - avec lequel Bouveresse conserva toujours une forte intelligence - a sans doute à craindre d’une fausse attache qui crée un risque de contamination calamiteuse. Mais ce risque est probablement aussi faible que ne l’est celui de voir la lecture de Nietzsche progresser au sein des militants concernés. Bien sûr, la vérité sur Nietzsche est aussi estimable que la vérité sur quoi que ce soit, et peut-être davantage encore dès lors qu’elle relève de l’histoire de la philosophie. Mais les voies que Bouveresse a choisies ne croisent guère celles de Nietzsche et l’on pourrait comprendre qu’il s’en soit désintéressé.

Je me verrai sans doute répondre que c’est la question de la vérité qui est en jeu, dès lors que ceux qui l’ont mise en cause se sont souvent autorisés de Nietzsche pour le faire. Oui, sans doute. Mais les lumières que l’on peut apporter sur le rapport que Nietzsche entretenait avec la vérité restent malgré tout indécises, quoi qu’en dise Bouveresse. Et c’est en cela que l’entreprise de clarification poursuivie, même si elle est convaincante, me semble néanmoins répondre à une motivation quelque peu surprenante.

Il faut ici préciser ce qui caractérise mon propre rapport à Nietzsche, de telle sorte que l’on puisse un peu savoir d’où j’ose formuler une critique. C’est, je dois le confesser, d’un lieu de grande méconnaissance. Je n’ai jamais lu Nietzsche de manière très approfondie, et moins encore tout ce qui fut écrit à son sujet et qui est considérable. Or, l’approfondissement est d’autant plus utile en son cas (du moins pour ceux qui estiment qu’il en vaut la peine) que son œuvre est malaisée à cerner, que les interprétations qu’on en a données sont multiples et très variées et que certains - et non des moindres (c’est par exemple le cas de Valéry) - la juge éminemment contradictoire. Qu’on me pardonne donc le simplisme de mon jugement. Depuis longtemps, en effet, je regarde Nietzsche comme quelqu’un que domine l’idée de son propre génie. C’est ce qui le pousse, me semble-t-il, à dénigrer les faibles, les pauvres, les revanchards et les “adaptés”. Ce besoin de se croire différent, meilleur, supérieur, ne plaide guère en faveur d’une grande lucidité. Cela ne signifie évidemment pas que son œuvre ne soit pas digne d’intérêt, ne serait-ce qu’en raison d’une posture qui témoigne d’une étape dans les possibles. Elle éclaire notamment la question de l’élitisme esthétique qui a conduit tant d’esprits féconds à rejoindre divers aristocratismes, jusques et y compris l’aristocratisme le plus vulgaire qui soit, à savoir celui de la force à l’état brut.

Pour mieux faire comprendre à la fois la complexité dont souffre les idées nietzschéennes et, en même temps, ce que peut avoir d’un peu vain - du moins à mes yeux - le projet de les élucider, je prendrai un exemple. Et je choisirai un concept auquel bien des gens font volontiers référence sans toujours saisir ce qu’il a d’ambigu : l’amor fati. Cela mérite que je cite quelques extraits sans rien en retirer.

Le premier jour de l’an 1882, Nietzsche écrit ceci :
« Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première - quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : - c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, en un mot : je veux désormais pouvoir n’être un jour que pure approbation ! » (3)

En 1888, peu avant qu’il ne sombre dans la démence, Nietzsche écrit ceci :
« Je ne connais pas d’autre manière d’aborder de grandes tâches que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre contrainte, la mine sombre, un accent dur dans la voix, tout cela sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien davantage contre son œuvre !… On n’a pas le droit d’avoir des nerfs… Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais souffert que de la “multitude”… À une époque où j’étais absurdement jeune, à l’âge de sept ans, je savais déjà qu’aucune parole humaine ne pourrait jamais m’atteindre : m’a-t-on jamais vu triste à cause de cela ? - Aujourd’hui encore, je possède la même affabilité à l’égard de tout le monde, je suis même plein d’égards pour les êtres les plus humbles ; dans tout cela, il n’y a pas un grain d’arrogance ou de mépris déguisé. Quand je méprise quelqu’un, il devine que je le méprise : je révolte par ma seule présence tout ce qui a du sang corrompu dans les veines… Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il ne faut pas seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins se le cacher - tout idéalisme est le mensonge devant la nécessité -, il faut aussi l’aimer… » (4)

Toujours en 1888, il écrit encore ceci :
« Dix années se sont écoulées, et personne en Allemagne ne s’est fait un devoir de conscience de défendre mon nom contre le silence absurde dont on l’a enveloppé. Ce fut un étranger, un Danois, qui le premier eut assez de subtilité instinctive et assez de courage pour se révolter contre mes prétendus amis. À quelle université allemande serait-il possible de faire aujourd’hui des cours sur ma philosophie, comme ceux que fit au printemps dernier le docteur Georg Brandes, à Copenhague, qui, par là, démontra une fois de plus qu’il est psychologue ? - Moi-même, je n’ai jamais souffert de tout cela. Ce qui est nécessaire ne me blesse pas ; amor fati, c’est là ma nature la plus intime. Mais cela n’exclut pas que j’aime l’ironie et même l’ironie des grands événements historiques. Et c’est ainsi que, deux ans environ avant le coup de foudre destructeur que sera la Transvaluation et qui fera tomber la terre en convulsions, j’ai envoyé dans le monde Le cas Wagner. Les Allemands devraient s’en prendre encore une fois à moi et s’immortaliser ainsi, pour toute l’éternité. Ils en ont encore le temps ! - Y sont-ils parvenus ? - C’est à ravir, Messieurs les Germains ! Je vous fais mon compliment… » (5)

Enfin, l’épilogue du Nietzsche contre Wagner - texte ultime dont on n’a pas la certitude que l’auteur en ait approuvé la publication - commence comme ceci :
« Je me suis souvent demandé si je ne devais pas beaucoup plus aux années les plus difficiles de ma vie qu’à toutes les autres. Ce qu’il y a de plus intime en moi m’apprend que tout ce qui est nécessaire, vu de haut et interprété dans le sens d’une économie supérieure, est aussi l’utile en soi, - il ne faut pas seulement le supporter, il faut aussi l’aimer… Amor fati : c’est là le fond de ma nature. - Et pour ce qui en est de ma longue maladie, ne lui dois-je pas indiciblement plus qu’à ma santé ? Je lui dois une santé supérieure, une santé qui se fortifie de tout ce qui ne la tue pas ! - Je lui dois aussi ma philosophie… » (6)

Plutôt que d’évoquer les mille et une interprétations qui furent données de ce concept d’amor fati, ni d’ailleurs les mille et une occasions dont se saisissent ceux qui jugent opportun de le citer comme porteur d’une signification à la profondeur abyssale, je vais d’emblée expliquer pourquoi il me paraît très ambigu. Il me semble personnellement que nous sommes là bien loin de la conception stoïcienne de la vie qui veut que l’on accepte ce contre quoi l’on ne peut lutter et davantage loin encore d’un parti pris hédoniste qui magnifierait le réel au seul motif qu’il n’est comparable à rien, sinon à de l’imaginaire. L’amor fati, je le vois comme quelque chose qui s’est imposé à Nietzsche, seule alternative à son désespoir et à son dégoût des plaintes. Il se force à aimer, parce que c’est le prix à payer pour s’admettre supérieur. Le mépris qu’il éprouve doit aussi être supérieur, différent du mépris vulgaire ; il doit être patent sans se dévoiler, sans avoir à s’exprimer. Les égards et la reconnaissance dont on le prive ne méritent d’être évoqués que pour se donner l’occasion de dire qu’il n’en souffre pas, nous dit-il. Sa santé défaillante lui vaut d’être meilleur - amor fati - et de bénéficier d’une santé supérieure, laquelle, ajoute-t-il, « se fortifie de tout ce qui ne la tue pas », formule dont il n’imagina sans doute pas le succès qu’elle obtint et conserve encore auprès des snobs.

Il y a cependant un aspect de l’amor fati qui prête à des développements plus subtils : c’est son rapport à la nécessité. Accepter et aimer le réel peut évidemment être compris comme une forme de fatalisme, une forme de passivité qui néglige l’action en ce qu’elle pourrait modifier une réalité qui est bien telle qu’elle est. Or, s’il est une chose dont on ne peut soupçonner Nietzsche, c’est bien d’être fataliste. Toute son œuvre plaide pour la création, ce dont est précisément capable le surhomme. Et ce surhomme se caractérise avant tout par sa volonté, faculté qui suppose de ne jamais laisser tomber les bras devant le réel. Alors, de quelle nécessité est-il question ? Et que pense précisément Nietzsche du libre arbitre ? Dans Humain trop humain, on trouve un paragraphe qui soulève un peu le voile :
« Où a pris naissance la théorie du livre arbitre. - Chez l’un, la nécessité domine sous la forme de ses passions, l’autre à l’habitude d’écouter et d’obéir, le troisième est prisonnier de la conscience logique et le quatrième du caprice et de son goût espiègle pour les écarts. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c’est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. D’où cela vient-il ? Évidemment de ce que chacun se tient pour le plus libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, comme j’ai dit, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la connaissance, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi l’élément de sa liberté : il associe la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables. - En ce cas, une expérience que l’homme a faite sur le terrain politique et social est transposée à tort dans le domaine métaphysique le plus abstrait : c’est là que l’homme fort est aussi l’homme libre, c’est là que le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse du désir, la puissance de la haine sont l’apanage des êtres dominateurs et indépendants, tandis que le sujet, l’esclave, vit opprimé et stupide. - La théorie du libre arbitre est une invention des classes dominantes. » (7)
Ainsi, non seulement le déterminisme ne s’imposerait pas à tout le monde, mais l’illusion de la liberté serait suggérée aux dominés par les dominants. La nécessité enchaînerait les hommes du commun, alors que le surhomme se caractériserait précisément par sa capacité, par sa volonté à y échapper, au moins occasionnellement. Ce qui me conduit personnellement à regarder le concept d’amor fati tel qu’en use Nietzsche comme tout autre chose que la simple réjouissance de vivre, mais plutôt comme une nouvelle forme d’affirmation de la supériorité du surhomme. (8) Et n’est-ce pas là une nouvelle illustration du rôle que joue chez lui cette certitude de son propre génie ?

Au point où j’en suis, je ne recule pas devant une idée qui me semble mériter l’attention - même si elle coïncide mal avec l’affirmation tant de fois répétée (notamment par Jacques Bouveresse) que Nietzsche n’était pas nazi -, à savoir que son œuvre s’inscrit dans l’évolution d’un certain courant de pensée en Allemagne qui, d’une manière ou d’une autre, conduira au nazisme. D’une certaine façon, Heidegger et Nietzsche ne sont pas si étrangers que cela l’un à l’autre. Cela ne signifie évidemment pas que Nietzsche était nazi, ni surtout que les nazis l’ont fidèlement lu. Mais, pour le dire avec un maximum de prudence, il me paraît important d’admettre que la pensée de Nietzsche ne comportait rien qui soit de nature à infléchir l’opinion commune vers un refus des solutions autoritaires. À ceux qui cherchent dans les temps présents des similitudes avec les années 30 de nature à rendre conscient du danger de résurgence de la bête, je dirais volontiers qu’il est tout aussi utile, sinon davantage, d’en rechercher des prémices bien avant, en ce compris parce que leurs diverses formes peuvent éclairer les divers aspects que la bête elle-même peut adopter.

C’est dire que je n’ai pu qu’approuver ce que cherche à nous démontrer Jacques Bouveresse dans Les foudres de Nietzsche. L’engouement depuis les années 70 d’une certaine gauche à l’égard de Nietzsche est effectivement sidérant. Et la distinction que certains estiment nécessaire d’opérer entre un Nietzsche de gauche et un Nietzsche de droite serait très drôle si elle ne participait pas tant à la survivance d’une vision erronée et confuse de son œuvre et à la persistance de l’image d’un philosophe obscur mais profond, profond parce qu’obscur (un phénomène qui a atteint son paroxysme avec Heidegger).

Reste une question : celle de savoir pourquoi Bouveresse a mis tant d’énergie à rétablir la vérité sur Nietzsche. Je ne puis me défendre d’un soupçon. C’est que, d’une certaine manière, il est lui-même quelque peu fasciné par Nietzsche ou, à tout le moins, par certains aspects de son œuvre. C’est un peu comme si Nietzsche représentait une étape de la réflexion philosophique par laquelle il importe d’être passé. Ce qui conduit peut-être alors à rester quelque peu frileux devant ce qui, de prime abord, peut paraître difficilement acceptable dans ses écrits. Un Nietzsche de gauche, non, assurément. Un Nietzsche démocrate, moins encore. Mais, par exemple, que penser du Nietzsche immoraliste ?

Ceux qui connaissent Jacques Bouveresse mieux que moi me jugeront certainement bien hardi de formuler pareille hypothèse. Je m’y risque pourtant.

Selon moi, Bouveresse a toujours été très préoccupé par la question morale. Il n’est pas impossible que ce qui l’a gardé attaché à la gauche est précisément la question morale et, plus précisément, celle de la place de la morale au sein de la politique. Or, s’il s’est rarement prononcé sur l’immoralisme de Nietzsche, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’une attitude plus nihiliste que cynique, c’est-à-dire en définitive plus dévastatrice que ne peut l’être le primat des intérêts égoïstes.

Le contrepied que Nietzsche adopte vis-à-vis des valeurs morales - qui me semble davantage le fait d’un esprit indépendant que d’un esprit libre (9) - se fonde essentiellement sur la relativité de la morale. Ainsi, dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit :
« Aucun peuple ne pourrait vivre sans évaluer les valeurs ; mais s’il veut se conserver, il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin.
Beaucoup de choses, qu’un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple était honteuses et méprisables : voilà ce que j’ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient appelées mauvaises, et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des honneurs.
[…]
Zarathoustra vit beaucoup de pays et beaucoup de peuples. Il n’a pas trouvé de plus grande puissance sur la terre que les œuvres de ceux qui aiment : “bien” et “mal”, voilà leur nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et de ces blâmes est pareille à un monstre. Dites-moi, mes frères, qui me terrassera ce monstre ? Dites, qui jettera une chaîne sur les mille nuques de cette bête ?
Il y a eu jusqu’à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L’humanité n’a pas encore de but.
Mais, dites-moi donc, mes frères, si l’humanité manque de but, n’est-elle pas elle-même en défaut ?
Ainsi parlait Zarathoustra.
 » (10)

Moi qui suis attaché au respect de la morale - toute relative qu’elle soit -, je peux aisément concevoir que le geste très aristocratique qui consiste à balayer toute morale comme inutile et même contraignante - et que certains doctrinaires de gauche (anarchistes, par exemple) ont approuvé en assimilant la morale aux forces répressives -, représente un terrain qui n’offre guère d’occasions d’éclaircir le problème complexe des rapports entre la rationalité et la morale. D’une certaine manière, il était beaucoup plus facile pour Jacques Bouveresse de se positionner clairement face à l’attitude de Ludwig Wittgenstein à l’égard de la morale - dès lors que celle-ci se fondait sur les difficultés de justification rationnelle - que vis-à-vis de celle de Nietzsche. Ainsi, lors d’une conférence qu’il prononça le 21 janvier 2000 sous le titre Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Bouveresse déclara ceci :
« C’est un fait bien connu que Wittgenstein n’avait de façon générale aucune sympathie pour la façon dont on peut essayer de justifier rationnellement la lumière que l’on possède ou que l’on croit posséder, en tout cas pour orienter sa propre vie. Il trouvait non seulement futile, mais éthiquement douteuse - et même un peu répugnante - toute forme d’apologétique ou même simplement d’argumentation rationnelle, non pas seulement en matière de religion, mais également en matière de morale. C’est un point sur lequel on n’est pas obligé bien sûr de le suivre et sur lequel d’ailleurs je suis personnellement peu disposé à le suivre. » (11)
En ce qui me concerne, je suis plutôt prêt en ce cas à suivre Wittgenstein.

Je m’aperçois à présent n’avoir quasi rien dit du livre ciblé et je m’en voudrais de donner l’impression qu’il ne mérite pas d’être lu. Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples est au contraire un livre très instructif et bien fait pour fournir de Nietzsche et de sa philosophie une vision qui me paraît à la fois juste et opportune. Bouveresse s’est notamment plongé dans les Fragments posthumes de Nietzsche qui figure sur le site germanophone de l’Edition numérique critique complète (Digitale Kritische Gesamtausgabe) de ses œuvres et de ses lettres et y a déniché des passages particulièrement significatifs. Il s’est en outre beaucoup inspiré des travaux de Domenico Losurdo (1941-2018), un philosophe marxiste italien qui a défendu un point de vue sans concessions sur Nietzsche (12).

Pour autant qu’il soit très utile de démasquer Nietzsche, tout ce que Jacques Bouveresse nous apprend à son sujet est du plus haut intérêt. Et cela indépendamment du fait que sa cible première est bien Michel Foucault, auquel il consacre le dernier paragraphe de son livre, paragraphe qui est ainsi formulé :
« L’habileté suprême de Foucault a été, à mon sens, de réussir à convaincre, sans avoir besoin pour cela de fournir un effort considérable, un nombre significatif de lecteurs qu’il avait résolu de façon plus ou moins définitive un certain nombre de questions dont un regard un peu plus attentif sur ce qu’il a réellement fait montre plutôt qu’il a cherché avant tout à faire comme s’il n’avait aucun besoin et aucune obligation d’en tenir compte. Pour dire les choses autrement, aussi inconfortable, ardue, compliquée et apparemment décourageante que puisse être la question proprement philosophique, et non pas simplement historique, sociologique ou autre, de la vérité, on ne peut pas à la fois décider de l’ignorer et laisser croire qu’on a apporté une contribution significative à sa résolution. » (pp. 322-323)
Je n’en disconviens pas, même si je ne peux m’empêcher de considérer un tant soit peu tragique d’avoir à convoquer Nietzsche pour contrer Foucault. Lorsqu’il était seulement question des conceptions que l’un et l’autre se faisaient de la vérité - dans Nietzsche contre Foucault -, cela s’imposait ; lorsqu’il s’agit de prouver qu’il n’était pas celui que Foucault (et quelques autres) ont laissé croire qu’il était, c’est peut-être un peu moins primordial.

(1) Agone, Marseille, 2016. Sur ce livre, cf. ma note du 27 février 2016.
(2) Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, Hors d’atteinte, Marseille, 2021.
(3) Friedrich Nietzsche, “Le gai savoir”, Livre quatrième, § 276, in Œuvres II, trad. d’Henri Albert révisée par Jean Lacoste, Robert Laffont, Bouquins, 2009, p. 165.
(4) Friedrich Nietzsche, “Ecce homo”, in Op. cit., p. 1144.
(5) Friedrich Nietzsche, “Ecce homo”, in Op. cit., p. 1190.
(6) Friedrich Nietzsche, “Nietzsche contre Wagner”, in Op. cit., p. 1225.
(7) Friedrich Nietzsche, “Humain trop humain II”, Deuxième partie, § 9, in Œuvres I, Robert Laffont, Bouquins, 2004, p. 833.
(8) Dans La force majeure (Éd. de Minuit, 1983), magnifique livre de Clément Rosset, celui-ci défend l’idée que la pensée principale de Nietzsche fut « une approbation jubilatoire de l’existence sous toutes ses formes » (p. 74). J’ai du mal à m’en convaincre. À lui seul, le rapport de Rosset à Nietzsche mériterait bien des développements ; Bouveresse l’évoque brièvement au début du chapitre 10 de son livre (pp. 173-199), ainsi qu’au chapitre 13 (pp. 289-290).
(9) Je fais ici référence à une distinction que j’ai cru utile de faire en partant de l’exemple d’Oscar Wilde (cf. ma note du 22 décembre 2016).
(10) Friedrich Nietzsche, “Ainsi parlait Zarathoustra I”, ‘Mille et un buts’, in Œuvres II, Robert Laffont, Bouquins, 2009, p. 327 et p. 329. N’est-ce pas à nouveau l’idée de son propre génie qui pousse Nietzsche à envisager un but unique dont lui seul connaîtrait la nature ?
(11) La conférence est accessible sur le site de CANAL U. Les propos que je reproduis sont audibles entre 8’ 50’’ et 9’ 27’’.
(12) Domenico Losurdo, Nietzsche. Per una biografia politica, Manifestolibri, Roma,1997, publié en français sous le titre Nietzsche philosophe réactionnaire : Pour une biographie politique, Éditions Delga, 2008.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort

mardi 2 novembre 2021

Note d’opinion : un nouveau cynisme

À propos d’un nouveau cynisme

L’humanité vit sous la menace d’une importante dégradation des conditions de vie, que ce soit en raison d’une forte diminution de la biodiversité, de l’altération des biotopes par la pollution ou encore de l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère. Si la prise de conscience de cette menace n’est pas récente, si elle s’est heurtée et se heurte toujours à de grandes résistances de la part de ceux qui y voient un péril pour leurs interêts, les solutions préconisées sont de leur côté rares, souvent irréalistes et très exceptionnellement mises en œuvre. C’est que nombreux sont ceux aujourd’hui qui sont prêts à approuver la nécessité de changements profonds dans les modes de vie, mais bien peu à en accepter les contraintes quotidiennes, sinon sous la forme de types de consommation allégés ou dits tels, fort à la mode. Il n’y a là rien d’étonnant dès lors que la machine publicitaire reste aux mains de ceux qu’une consommation effrénée enrichit.

On parle de nos jours de la nécessité d’une transition écologique, sans définir très précisément en quoi elle devrait consister. Les plus alarmés évoquent une décroissance, d’autres un tarissement des sources énergétiques fossiles, d’autres encore un réensauvagement (rewilding) d’espaces protégés. Mais, quelle que soit la solution préconisée, les voies à emprunter pour les appliquer restent très indécises, sinon indiscernables. Et l’enchaînement de réunions internationales - essentiellement circonscrites à l’urgence climatique -, toutes aussi mal suivies d’effets les unes que les autres, laisse penser qu’il faudra attendre qu’aient lieu des catastrophes susceptibles d’atteindre les intérêts les mieux défendus pour que des remèdes significatifs soient mis en pratique. Peut-être à un moment où les changements les plus redoutés seront non seulement irréversibles - ils le sont déjà -, mais générateurs d’infortunes immenses.

Je m’empresse de dire que j’ignore aussi bien ce qu’il serait utile de suggérer que ce qu’il conviendrait de faire pour passer des suggestions aux mises en œuvre. La seule chose qui me semble malaisée à admettre, c’est l’idée qu’une modification fondamentale des modes de vie puisse être imposée. (1) Ce qui pourrait modifier les intérêts les plus puissants - ceux qui déterminent la consommation dans ce qu’elle a de délétère - doit venir du consommateur lui-même. Et, pour ce faire, il faut que le consommateur lui-même modifie radicalement ses modes de vie, c’est-à-dire qu’il situe son bonheur possible ailleurs que dans la consommation. Ce qu’il faudrait tarir, c’est la propagande, la publicité, la mode, le mimétisme, les drogues, l’image, l’argent, bref tout ce qui détermine les hommes en leur laissant croire que cela les satisfait. Ai-je besoin de dire que - là - je rêve, bien sûr ?

Mais ce type de rêve n’est peut-être pas totalement inutile. Parce qu’il ouvre des questions intéressantes. D’abord, un grand changement utile peut-il puiser sa force dans une philosophie ou plutôt dans une idéologie ? Ensuite, le passé offre-t-il l’exemple d’une philosophie qui, mutatis mutandis, s’adapterait plus ou moins aux nécessités d’un monde dévasté, en proie à la désertification et pauvre biologiquement, énergétiquement, alimentairement et socialement ?

Lorsque j’imagine l’alternative qu’offrirait philosophie et idéologie, j’emploie évidemment le mot philosophie dans le sens d’une conception, d’une doctrine même, apte à être partagée, et non au sens d’une réflexion approfondissant des concepts tels la vérité, le bonheur, le sens ou que sais-je encore. Et je l’oppose à l’idéologie dans la mesure où pareille doctrine repose principalement sur des principes rationnels, alors que celle-ci se nourrit de préjugés et de convictions plus émotionnels que rationnels.

Alors, jouons donc à retrouver une philosophie qui, une fois partagée (supposition hautement improbable), tempérerait peut-être les maux qui s’annoncent. J’en aperçois deux, très anciennes : l’épicurisme et le cynisme. Rien d’étonnant qu’elles remontent à l’Antiquité, c’est-à-dire à une époque où l’économie reposait sur un contexte naturel et un contexte mental très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, différences qui jettent sur le jeu auquel je me livre - j’en suis conscient - un voile de dérision bien malaisé à lever. Poursuivons néanmoins. Mon choix entre les deux sera vite fait. Si l’épicurisme offre une certaine neutralité écologique dans la mesure où l’ascèse qu’il préconise au bénéfice de l’amitié calme aisément les fureurs consommatrices, c’est le cynisme qui garantit les résultats les plus décisifs en ce même domaine. Va donc pour le cynisme ; disons plutôt pour un cynisme nouveau apte à augmenter les chances de survie d’une humanité confrontée à des conditions de vie de plus en plus instables.

Dois-je répéter qu’il y a deux cynismes, un antique et un moderne, diamétralement opposés ? (2) Le premier repose sur une ascèse qui ramène l’individu à son insignifiance et exclut tout accaparement, tout égoïsme ; le second incite à se jouer des autres et à satisfaire ses intérêts propres au mépris des droits d’autrui. Si le cynisme antique m’apparaît comme une philosophie qui contient des leçons dont l’humanité a peut-être besoin, c’est parce qu’il adopte une posture destinée à conjurer le malheur par la voie la plus courte qui soit, celle de l’ascèse que représente le simple fait de perdre ce qui ne mérite pas d’être conservé, celle aussi de l’accord cherché avec la nature plutôt qu’avec la coutume ou l’usage. D’une certaine manière, le cynisme antique propose un remède au cynisme moderne.

Tel qu’on croit savoir ce qu’il fut dans l’Antiquité, le cynique opère un très important travail sur lui-même. Il combat le malheur, les ponoi inutiles, les peines qui ne nous apprennent rien, celles que le hasard et les péripéties de la vie nous réservent. Et il les combat en se livrant au bonheur par la voie des ponoi utiles, les peines qui nous apprennent quelque chose, celles dont l’affrontement nous endurcit jusqu’à ne plus rien craindre. Quand je ne possède rien, quand j’accepte l’inconfort, quand je m’habitue à supporter les souffrances de la privation, un rien me rend heureux : un morceau de pain, un peu d’eau, les douceurs de la saison ; tout peut être savouré. Et ne possédant plus rien, je m’épargne les plus gros soucis, ceux qui dérivent de la possession, dès lors que ce qui menace ce que j’estime être mes biens me menace moi-même.

Mais, à côté du travail sur lui-même, le cynique pèse aussi sur les autres. D’abord par son impudence. Tel un chien, il se donne à voir dans ce qu’il est, dans sa nudité, dans ses fonctions vitales, dans sa sexualité. Car cette impudence récuse les règles de la pudeur et, d’une manière générale, tout ce qui traduit ces usages sociaux qui ont éloigné l’homme de sa nature. L’animal est supérieur à l’homme, parce qu’il s’épargne toutes les douleurs qui naissent de ce qui ne relève pas de l’immédiat et du naturel. Il est donc un modèle pour l’homme. Et puis, outre l’impudence affichée, le cynique est un témoin. Sur ce dernier point, Didier Deleule écrivit :
« […] on ne peut vivre avec le cynique : on craint trop ses coups de dents ; et, si l’on tient le sage à l’écart, c’est qu’il est un “témoin” (Diogène, fait prisonnier par Philippe, ne lui déclare-t-il pas : “je suis le témoin de ton avidité” ?). […] Voilà pourquoi le cynique est invivable : disert, il donne des leçons de morale, agressant le tout-venant ou le tournant en ridicule : muet, sa seule présence, son accoutrement, son comportement “témoignent” encore des valeurs de simplicité, de frugalité, de maîtrise de soi, qu’il entend préserver face aux pseudo-valeurs (la richesse, le pouvoir, le luxe, la gloriole et tout ce qui dépend de l’opinion - rappelons que doxa veut dire à la fois gloire et opinion) qui s’étalent sur l’agora et dont le sage renvoie aux badauds comme une image inversée. […]
Le discernement, la perspicacité présupposent alors le partage installé entre
kata phusin et kata doxan, entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de l’opinion : le discernement engage ainsi un processus de reconnaissance de ce qui a déjà été, pour soi, l’objet d’un choix. Le “témoin” est celui qui est là, que l’autre perçoit jusqu’à se sentir honteux, et même coupable, en présence de cet envoyé d’une autre planète ; mais le “témoin” est aussi celui qui regarde, qui observe (Varron traduira judicieusement episkopein par speculari), celui qui sait reconnaître et initier ainsi, à l’occasion, une procédure de mise en accusation. Muet ou éloquent, qu’il se taise ou qu’il jappe, le “témoin” est toujours gênant : surtout lorsque ce “témoignage”, loin d’être fortuit, accidentel, participe d’une ferme résolution, fait partie d’un bio tis, d’un genre de vie, d’une manière d’être, bref, relève d’une provocation. » (3)

Que serait alors un cynisme nouveau, adapté au contexte du jour ? Je l’ignore et ne caresse évidemment pas l’espoir que pareille doctrine, même très modifiée, puisse surgir et guérir les maux actuels du monde. A fortiori ne suis-je pas prêt à me proclamer cynique. L’exercice n’a d’autre ambition que de soumettre à la réflexion une façon de vivre qui ne se résume pas à se couler dans des recettes nouvelles, prétendues salvatrices et pourvoyeuses de bonne conscience, mais qui implique au contraire d’accepter des souffrances et des privations auxquelles l’homme est peut-être destiné. Qui sait si le franc-parler du cynique n’est pas ce qui peut préserver l’humanité des remèdes illusoires que la société marchande déverse continûment sur les peurs fantasmagoriques des hommes ? (4)

Face à la raréfaction des ressources, l’hypothèse d’un monde qui sombre dans des conflits sanglants, très mortifères, où les forts arracheraient leur survie aux faibles n’est évidemment pas improbable. Au fil de son histoire - et de sa préhistoire -, l’humanité n’a jamais su ce qui l’attendait. Rien ne permet de supposer que ce qu’engendreront les dangers que nous croyons apercevoir - comme ceux que nous n’apercevons pas - puisse être deviné.

(1) En raison de l’inquiétude grandissante, une grande majorité des Occidentaux seraient sans doute prêts à adopter le principe de mesures contraignantes forçant les autres à renoncer à leur confort, sans pour cela accepter de renoncer au leur.
(2) Cf. ma note du 18 août 2021 dans laquelle j’évoquais déjà cette distinction.
(3) “Lecture de Didier Deleule” in Les cyniques grecs. Lettres de Diogène et de Cratès, trad. par Georges Rombi et Didier Deleule, Actes sud, Babel, Arles, 1998, pp. 99-101.
(4) Dans les cours qu’il a donné en mars 1984 au Collège de France, Michel Foucault tente d’établir un lien entre le cynisme et ce qu’il s’est entêté à appeler le dire-vrai. Pour une critique de son approche, cf. ma note du 31 mars 2009.

jeudi 28 octobre 2021

Note de lecture : Johann Chapoutot

Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps
de Johann Chapoutot


Il y a l’histoire, c’est-à-dire ce qui s’est passé et que le présent prolonge. Ensuite, il y a la discipline, c’est-à-dire ce que l’on sait ou croit savoir de l’histoire dès lors que l’on en cherche la vérité. Puis, il y a aussi l’histoire de l’histoire, c’est-à-dire l’histoire des façons que l’on a eu de raconter les faits historiques ou ce qui est jugé tel. Et puis enfin, il y a l’histoire de l’historicisme, c’est-à-dire l’histoire de l’exploitation de l’histoire ou de ce qu’on prétend qu’elle fut dans le but de donner du sens au présent et au futur.

Johann Chapoutot a récemment publié un livre, Le Grand Récit (1), qui traite principalement de cette dernière histoire, celle de l’historicisme. À l’inverse des autres, cette histoire-là néglige ce qui s’est passé et même, dans une large mesure, le rapport qui peut exister entre ce que l’on croit savoir et ce qui s’est réellement passé. L’objet de cette recherche est en effet d’expliquer en quoi le récit historiciste a pu participer à infléchir l’histoire. Et, au-delà de ça, de porter la réflexion jusqu’à la contigüité que le récit suppose et supporte entre lui-même et l’humain. C’est que l’histoire la plus rigoureuse qui soit forme récit, évidemment. Et qu’elle reste donc aussi suspecte que toutes les autres formes de récit, jusqu’aux plus étrangers au réel, et au réel advenu. Car, aussi vérifiée soit-elle, elle manque au moins de ce dont leur rigueur même les prive, c’est-à-dire ce qu’est en mesure de révéler la fiction, lorsque celle-ci imagine des possibles qui éclairent les angles morts de la recherche. C’est là à tout le moins ce que défend Chapoutot.

Depuis Hegel, le récit a pris une énorme importance dans l’évolution des conceptions collectives, au point de battre en brèche le souci du vrai engendré par les progrès de la science et des démarches heuristiques qu’elle a suscitées. Ainsi, Le Grand Récit consacre un chapitre à l’eschatologie marxiste et un autre au fascisme et au nazisme.

Pour illustrer l’emprise sur les esprits dans l’univers communiste, Johann Chapoutot cite notamment quelques passages de la lettre que Nicolaï Boukharine a adressée le 10 décembre 1937 à Staline (2), alors qu’il a acquis la certitude qu’il sera exécuté. En voici quelques extraits :
« Je te donne ma parole d’honneur que je suis innocent des crimes que j’ai reconnus durant l’instruction. […] [Les] intérêts d’importance mondiale et historique qui reposent avant tout sur tes épaules » [l’emportent] « sur ma misérable personne »
« Mon Dieu, pourquoi n’existe-t-il pas d’appareil qui te permette de voir mon âme déchirée, déchiquetée par des becs d’oiseau ! Si tu pouvais voir comme je suis attaché intérieurement à toi[…]. Il n’y a plus d’ange qui puisse détourner le glaive d’Abraham ! Que le destin s’accomplisse ! »
« Je me prépare intérieurement à quitter cette vie, et je ne ressens envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d’autre qu’un sentiment d’immense amour sans bornes[…]. Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles, et ne garde pas rancune au malheureux que je suis. »
On peut penser qu’il s’agit là des mots d’un homme qui supplie son bourreau, ou encore de l’expression de l’âme russe, volontiers passionnée et tourmentée. Mais c’est assurément aussi le signe d’une foi qui accorde au récit de prévaloir sur tout ce qui serait susceptible de l’ébranler.

À propos du fascisme et du nazisme, Chapoutot met également en évidence l’émergence d’un récit totalement irréel et parfaitement contredit par les faits, mais apte à subjuguer jusqu’à l’adhésion la plus aveugle. Là aussi, il illustre son propos d’exemples frappants, tels le témoignage de Robert Brasillach, fasciné par la liturgie nazie déployée au Congrès du Parti dans le stade de Nuremberg (3) ou encore les dernières déclarations de Otto Ohlendorf lors de son procès en 1948. Ce dernier affirma notamment ceci :
« Le nazisme n’est pas la cause, mais la conséquence d’une crise spirituelle. Cette crise, qui s’est déployée au cours des siècles passés et, particulièrement, ces dernières décennies, est double - religieuse et spirituelle. La littérature protestante comme catholique s’accorde pour dire que, depuis l’accord des libertés gallicanes au moins, la religion chrétienne a été éliminée de la sphère publique, le cœur du développement historique, en tant que fin dernière de l’humanité. La fin de l’idée chrétienne en tant que fin qui liait les sociétés, ainsi que les individus tournés vers l’au-delà, vers la vie en Dieu, a eu un double effet :
l’homme n’a dès lors plus eu aucune valeur absolue et uniforme pour mener sa vie
[…]. Les valeurs chrétiennes, si tant est qu’elles demeurassent, ne pouvait empêcher qu’il se scindât entre une homme de la semaine et un homme du dimanche et, la semaine, il avait d’autres motifs d’action qu’une méditation de la volonté de Dieu, fût-elle ténue. La vie, de ce côté-ci de la tombe, a acquis une signification propre […] ;
la société s’est organisée en différents ordres.
 »
« L’idée démocratique est purement formelle. Elle ne recèle pas cette certitude qui définirait la vie humaine dans sa totalité. Elle assigne des devoirs et des droits à des personnes et à des organisations sociales, elle donne des libertés individuelles - mais elle n’en donne jamais la raison. » (4)
Étonnants propos dans la bouche de celui qui fut général de la SS et commandant de l’Einsatzgruppe D de juin 1941 à juillet 1942, responsable à ce titre de l’assassinat de quelque 90.000 Juifs à l’arrière de la 11e armée. Ici, il semblerait que l’idée soit qu’il n’est pas possible qu’une communauté humaine puisse se passer d’un récit transcendant et que les valeurs morales soient celles que porte le récit dominant, fussent-elles différentes - sinon inverses - à celles du récit précédent. Comme telle, la démocratie ne serait donc pas un récit, mais une simple organisation sans finalité.

Dans un autre chapitre du livre, Johann Chapoutot explore les discours qui, après la dernière guerre et particulièrement en Allemagne, ont tenté de rendre un sens à l’histoire, alors même que cela impliquait de renoncer à un type de récit dont on savait à présent à quoi il pouvait mener. Mais cela n’élimine peut-être pas totalement le récit, parce que la connaissance - aussi fragile, voire aussi infondée soit-elle (5) - est le moteur de l’action. Déjà Goethe affirmait : « […] je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement. » (6) Ce qui, dans le domaine de l’histoire, pose la question de l’utilité ultime de la connaissance du passé. Ou, pour le dire autrement, la question de la recherche en histoire, dès lors que celle-ci n’aurait d’autre motivation que la connaissance pure et désintéressée.

Johann Chapoutot écrit :
« Incapables d’expliquer par des relations causales nécessaires, les “sciences de l’esprit” ont pour vocation de comprendre. C’est contre Dilthey et sa méthode compréhensive, et parce qu’il souhaitait conformer les sciences humaines au canon de scientificité érigé par la physique ou la biologie, qu’Émile Durkheim, dans ses Règles de la méthode sociologique, voudra “considérer les faits sociaux comme des choses”. Le “positivisme” en “sciences” humaines pose ainsi un objet à connaître face à un sujet connaissant, sans trop s’attarder sur la mutuelle participation du sujet et de l’objet (posé et supposé) qui, tous deux, partagent le parfois douteux privilège d’être des hommes. S’il est aujourd’hui de bon ton de se gausser de Durkheim et de sa naïveté positiviste, on constate que, chez les historiens notamment, sa postérité (fût-elle inconsciente) est riche et sa progéniture nombreuse. Dans le cas d’un “objet” comme le nazisme, par exemple, la stricte distinction entre sujet et objet et la profession de positivisme sont souvent érigées en seul recours. » (p. 316)
Je ne puis m’empêcher de voir dans ces propos la trace d’un pragmatisme qui, depuis plusieurs décennies, a fortement ravagé les sciences sociales en les décourageant de pourchasser, au sein de leurs démarches, ces biais subjectifs auxquels, bien évidemment, toute recherche, dans quelque domaine que ce soit, est exposée.

Je m’en explique.

L’idée de comprendre est certes estimable. C’était d’ailleurs le souci que Max Weber manifesta continûment. Mais comprendre ne signifie pas nécessairement s’abîmer dans « la mutuelle participation du sujet et de l’objet » au point d’accorder à la subjectivité du chercheur des droits sur sa recherche. Ce que Weber entendait par « le difficile concept (Begriff) du “comprendre” » (7), c’est un mode d’interprétation de l’activité sociale qui permet d’éclairer les causes et non cette manière d’empathie qui vise à retrouver dans l’esprit même du chercheur les affects dont témoignerait le fait social. Il définissait la sociologie comme suit : « Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation (deutend verstehen) l’activité sociale et par-là d’expliquer causalement (ursächlich erklären) son déroulement et ses effets. » (8) Et s’il est vrai que la causalité à explorer en sciences sociales implique d’entrer dans les raisons humaines, il n’en ressort pas pour autant que les mêmes raisons humaines doivent participer à l’exploration. La conception que Durkheim défendait n’a pas révélé une naïveté - fût-elle positiviste -, mais a posé un certain nombre de balises (on peut en poser d’autres) entre lesquelles il convient de circonscrire les méthodes de recherche, de telle sorte que soit continûment exercée une vigilance à l’égard des fausses évidences, comme par exemple celles que l’on doit à la subjectivité. Il est vrai que l’on n’en finit jamais avec la subjectivité ; mais c’est là une raison supplémentaire pour en traquer sans cesse les effets, et non de céder à une prétendue vérité à laquelle elle donnerait accès. Et dire que seul le nazisme mérite d’être objectivé, c’est assurément conférer à l’objectivation des vertus dont on aperçoit pas pourquoi les autres “objets” sociaux n’en bénéficieraient pas.

Chapoutot approuve-t-il sans réserve cette mise en cause des méthodes durkheimiennes ? Il faut à tout le moins constater que, outre l’alignement sur une tendance générale (9), il cultive une certaine ambiguïté. Ainsi, ayant d’abord cité Henri-Irénée Marrou comme suit :
« Toute démarche compréhensive implique une empathie - même quand l’objet est foncièrement antipathique. Elle implique en effet, comme le suggère le mot d’empathie, de ressentir de l’intérieur, et ressentir avec - car comprendre implique aussi la sympathie au sens étymologique, certes, mais tout de même. Henri-Irénée Marrou […] écrit […] dans De la connaissance historique (1954) :
Le terme de sympathie est même insuffisant ici : entre l’historien et son objet, c’est une amitié qui doit se nouer, si l’historien veut comprendre, car, selon la belle formule de saint Augustin, on en peut connaître personne, sinon par l’amitié. » (p. 320)
il ajoute ceci à propos de Marc Bloch :
« L’histoire, science du passé ? C’est juste, mais un peu court car, généralement, l’historien met au jour des familiarités, des affinités avec ces “hommes du passé”, “nos ancêtres”, les “acteurs de l’histoire” qu’il étudie. Il trouve en eux, même dans les pires d’entre eux, des hommes, qui partagent avec lui, le plus souvent, quelques interrogations fondamentales. Il les voit aux prises avec leur finitude, et avec cette mort qu’officier d’un état-civil savant, il constate et consigne.
Et si, donc, l’histoire était cette manière d’interroger l’homme dans le temps ? L’homme en tant qu’être temporel, c’est-à-dire mortel, et le sachant ?
Marc Bloch, qui fait partie de ceux à qui rien, ou presque, n’échappe, ne dit pas autre chose dans cette
œuvre posthume (soit l’opus par excellence, qui brave et trompe la mort) qu’est Apologie pour l’histoire :
“‘Science des hommes’, avons-nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter : ‘des hommes dans le temps’. L’historien ne pense pas seulement ‘humain’. L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie de la durée.”
 »
À quoi Chapoutot renchérit :
« La durée, soit le temps en tant qu’il est perçu et, parfois, conçu par l’homme, objet d’une aperception et, éventuellement, d’une réflexion. Bergson est passé par là. » (p. 320)
Je ne suis pas certain que, en isolant ces quelques mots de Bloch, Chapoutot ait rendu justice à l’Apologie (10). Même si Marc Bloch y parle également de la nécessité de comprendre, l’ouvrage est un grand plaidoyer pour des méthodes scientifiques propres à distinguer le faux du vrai et à tenir à distance la subjectivité de l’historien.

L’histoire est une discipline qui, dans son exercice même, pose énormément de questions, sans doute davantage que toute autre. C’est que ce qu’elle découvre est nécessairement amené à contredire une vision du passé largement partagée et qu’elle peut en outre facilement alimenter une érudition usurpée. Le livre de Johann Chapoutot explore bien des aspects de ces questions-là, et cela bien au-delà de ce que je viens d’en dire. Il n’hésite d’ailleurs pas à pousser l’interrogation jusqu’au rôle de la littérature et de la poésie. Mieux même, jusqu’à l’objectivation que représente toute expression écrite, et à ce titre matériau historique :
« Les romans que l’on lit, c’est un exercice d’apprentissage, au mot et à l’expression juste, mais aussi à la réalité d’une existence, prise dans le devenir mais devenue consciente d’elle-même par et dans le récit. » (p. 364)
À chacun de juger s’il convient de le suivre jusque-là, c’est-à-dire jusqu’à ces lieux où toute méthode devient illusoire.

(1) Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021.
(2) Cette lettre a été publiée dans le livre de Nicolas Werth, La terreur et de désarroi. Staline et son système, Perrin, 2007, pp. 343-350.
(3) Cf. Robert Brasillach, Notre avant-guerre [1940], Le livre de poche, 1992, pp. 343 et ss.
(4) Otto Ohlendorf, “Schlusswort Ohlendorf vor dem dem Militärgericht II vom 13. Februar 1948”, Trial of War Kriminals Before the Nürnberg Military Tribunals Under Control Council Law N° 10, Vol. 4 : United States of America v. Otto Ohlendorf, et al. (Case 9 : “Einsatzgruppen Case”), US Government Printing Office, District of Columbia, 1950, pp. 384-410.
(5) Une connaissance infondée n’est évidemment pas une connaissance, puisqu’elle énonce le faux. Mais il est tout aussi évident qu’il est fréquent qu’une proposition fausse soit assimilée à une connaissance (alors qu’elle n’est qu’une croyance) dans le but de la faire passer pour vrai.
(6) Lettre de Goethe à Schiller du 19 décembre 1789, citée par Nietzsche dans “De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie” in Œuvres I, Éd. Robert Laffont, Bouquins, 2004, p. 217.
(7) “Essai sur le sens de la ‘neutralité axiologique’ dans les sciences sociologiques et économiques” [1917], in Essais sur la théorie de la science [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1965 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1992, p. 422.
(8) Max Weber, Économie et société [1922], trad. de Julien Freund & alii, Plon, 1971 ; rééd. Presses Pocket, Agora, 1995, vol. 1, p. 28.
(9) J’ai personnellement vu comme un signe assez révélateur de cette tendance le remplacement en 2019 sur France Culture de l’émission d’Emmanuel Laurentin, La fabrique de l’histoire par l’émission de Xavier Mauduit, Le cours de l’histoire. Pour le dire de façon lapidaire, il me semble que l’élucidation des faits historiques a laissé place à l’exploitation de thèmes actuels, comme si l’important était bien de chercher de l’utile, voire du divertissant.
(10) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire [1949], Armand Colin, 2000.

dimanche 17 octobre 2021

Note de lecture : Gérald Bronner

Apocalypse cognitive
de Gérald Bronner


Il existe, je crois, de bonnes raisons de s’intéresser au dernier livre de Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive (1), celui-ci s’étant fait connaître par le combat qu’il mène contre l’erreur, un combat dont la nécessité n’est plus discutable aujourd’hui, et un combat dans lequel on ne peut s’engager sans un certain courage, eu égard à la puissance et à la hargne de ceux qui défendent l’erreur, voire le mensonge. Reste que la bonne volonté ne suffit pas dès lors qu’il s’agit d’étudier sociologiquement les tendances actuelles qui voient les gens se laisser si facilement convaincre par des contrevérités, des fables, des impostures, des inexactitudes, des mensonges et qui les voient aussi se satisfaire encore plus facilement des divertissements les plus médiocres, sinon les plus stupides, au détriment de ce qui faisait il y a peu encore la culture cultivée. Car, si le diagnostic est très malaisé, il est d’importance.

L’idée qui guide le livre, c’est ce qu’il appelle « le plus précieux de tous les trésors », à savoir « le temps de cerveau humain » libéré. Or, là où on aurait pu espérer que ce temps libéré - libéré du travail et de toute tâche aliénante - allait pouvoir être consacré au meilleur, à la culture cultivée d’abord, à chercher à surmonter aussi et surtout « la crise civilisationnelle » que nous connaissons, force est de constater qu’il est englouti dans la bêtise et l’abrutissement. Ce qui conduit sans doute Bronner à espérer que ses idées et son livre ouvriront les yeux des gens de telle sorte qu’ils se reprennent. Et, évoquant les dangers qui menacent l’humanité, il conclut comme suit :
« Nous sommes loin de pouvoir imaginer tous ces dangers, et plus encore de leur opposer des réponses. Mais celles-ci existent potentiellement dans le trésor de notre temps de cerveau disponible. C’est pourquoi il faut être attentif à la préservation des conditions sociales de l’exploration des possibles, notamment par la science et la technologie, et la promotion de l’égalité des chances. Il faut parallèlement encadrer rationnellement cette exploration et les conséquences secondaires qu’elle pourrait engendrer. On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l’on croyait que j’approuvais, même avec la pudeur de l’implicite, des mesures liberticides pour réguler le marche cognitif. Ces régulations sont nécessaires, nous l’avons vu, mais il ne faut pas que le remède soit pire que le mal. Le pire serait donc d’interrompre cette exploration du possible ou de lui nuire gravement.
Nous faisons dans ce domaine bien mieux que la nature. Celle-ci explore le possible de façon aveugle, sans intention, et elle produit des équilibres - que les animistes d’aujourd’hui trouvent admirables - qui n’ont été obtenus qu’au prix du sacrifice de milliards de tonnes d’êtres vivants et d’un temps extrêmement long. Les innovations de l’être humain ne sont jamais, elles, sans intention, même si elles peuvent donner lieu aussi à des essais en forme d’erreurs, et à des tâtonnements plus ou moins heureux. Mais parce qu’elles sont le produit d’intentions, elles impliquent des gâchis d’énergie et de temps beaucoup moins importants. Il ne s’agit pas d’opposer l’humanité à la nature. Nous faisons partie de la nature et l’intentionnalité qui accélère l’exploration du possible n’est pas autre chose que la production de la nature, jusqu’à preuve du contraire. Nous sommes cependant la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de notre action. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.
On me pardonnera, j’espère, le ton emphatique de cette conclusion, mais comment ne pas risquer le ridicule de l’emphase lorsque l’on évoque le destin de sa propre espèce et l’ombre qui plane sur elle ? Comment ne pas céder au vertige lorsqu’on imagine que nous pourrions être la première civilisation à franchir le plafond de Fermi tout en ayant à l’esprit que rien n’est moins probable ?
Ce plafond paraît discernable à présent à l’œil nu de nos conjonctures, il s’approche. La nature prend son temps, mais nous ne l’avons pas.
 » (pp. 358-359)

Si j’ai reproduit ces derniers paragraphes du livre, c’est parce qu’ils coagulent tout ce que Bronner a tenté de suggérer et les raisons qui l’y ont poussé. Le plafond de Fermi qui y est évoqué, c’est cette idée - prolongement du paradoxe de Fermi - selon laquelle le temps durant lequel les conditions de vie se maintiennent, telles que la physique universelle les suppose, est inférieur au temps nécessaire pour qu’une civilisation atteigne le point où elle pourrait se passer de ces conditions-là ; ce qui expliquerait que toutes les civilisations, toutes les formes de vie, finissent par mourir. Et Bronner d’envisager que l’humanité puisse percer ce plafond, si du moins le temps de cerveau libre soit principalement consacré à imaginer les innovations nécessaires à cette fin.

Si l’on me reprochait d’avoir réduit ce livre à une proposition simpliste qui en dévoile le ridicule, je l’admettrait volontiers. C’est que tout l’ouvrage vise à l’assortir de considérations sérieuses - tout particulièrement par l’évocation d’une multitude d’expériences psychosociologiques et de statistiques propres à permettre d’éclairer les forces profondes et cachées de la nature humaine - et à donner l’apparence de l’évidence à ce qui en est privé dès lors qu’on le formule synthétiquement.

Il y a quelque chose d’assez paradoxal à affirmer que ce qui conduit les humains à préférer le médiocre au cultivé relève de leur nature profonde et à ouvrir néanmoins l’espoir qu’ils pourraient, face aux enjeux d’aujourd’hui, surmonter cette nature pour échapper aux désastres qui sont craints. On n’aperçoit pas, en outre, ce qu’il y a de sociologique dans tout ça, à moins que l’intention de l’auteur fut bien de s’écarter de son champ de compétence.

L’envie me prend dès lors de poser un certain nombre de questions.

Peut-on croire que l’‘effet cocktail party’ (2) fournisse un indice significatif de la tendance à croire des fables ou à se complaire dans la facilité ? Peut-on croire que le goût pour les clashs soit la raison principale du mépris manifesté vis-à-vis de la rigueur et de la pensée de qualité ? Peut-on croire que la propension de tant de gens à adhérer à des idées qui ne s’accompagnent d’aucun élément de preuve témoigne d’un aspect de la nature de l’homme ? Peut-on se laisser convaincre par une ribambelle d’expériences psychosociologiques particulièrement convoquées pour nous étonner, de la même manière qu’on réalisait au XVIIIe siècle des expositions faisant la promotion de la science et dans laquelle on faisait voir des “baisers électriques” ? Peut-on croire que les tendances qui caractérisent l’époque contemporaine ne doivent rien à l’histoire, que les rapports sociaux ne modèlent pas l’évolution des mœurs autant sinon davantage que la nature humaine, que le comportement social ne puise pas ses déterminations dans des spécificités culturelles et sociales bien davantage que dans des réflexes ou des tropismes physiologiques ? Peut-on espérer rendre compte des motivations humaines en passant quasi totalement sous silence les rapports de production et, plus généralement, le contexte économique ?

Je n’ai pas la réponse à toutes ces questions. Et je reste intrigué, bien sûr, face aux dérives politiques, intellectuelles, cognitives et relationnelles, ainsi qu’au triomphe de l’irrationalisme des temps présents. Pour autant, même si son ouvrage comporte un certain nombre d’informations intéressantes susceptibles de faire progresser leur compréhension, je ne suis pas convaincu par la thèse globale de Gérald Bronner. Il a choisi d’intituler son livre Apocalypse cognitive avec l’intention d’annoncer de prime abord une catastrophe - vocable dans l’air du temps - pour s’octroyer ensuite le plaisir de rassurer quelque peu. Ainsi, il écrit :
« C’est en raison de ce sens premier que j’ai voulu donner ce titre au livre que vous avez entre les mains : apocalypse cognitive. Je ne l’ai pas fait en ignorant la mauvaise interprétation qu’on pourrait en faire. Avais-je l’intention d’annoncer une forme de fin du monde ? Je m’amuse par avance de ce que cette interprétation puisse se diffuser, montrant ainsi que ceux qui la défendront ne sont pas allés dans leur lecture jusqu’à ces lignes. Ils ne feront que confirmer l’une de ces autres mauvaises nouvelles que les chercheurs qui scrutent notre façon d’utiliser l’information ont découvertes : 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus.
Reconnaissons-le, je n’ai pas fait qu’annoncer de bonnes nouvelles dans les pages qui précèdent mais l’essentiel du propos n’est pas non plus de faire croire que nous irions vers quelque fin des temps. En revanche, le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une
révélation fondamentale - c’est-à-dire une apocalypsis - pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. Cette dérégulation a pour conséquence de fluidifier sur bien des sujets la rencontre entre une offre et une demande , et ce, en particulier sur le marché cognitif. Cette coïncidence entre l’une et l’autre ne fait apparaître ni plus ni moins que les grands invariants de l’espèce. La révélation est donc celle de ce que j’appelle une anthropologie non naïve ou, si l’on veut, réaliste. Le fait que notre cerveau soit attentif à toute information égocentrée, agonistique, liée à la sexualité ou à la peur, par exemple, dessine la silhouette d’un Homo sapiens bien réel. » (pp. 190-191)
Que ce soit par ce prétendu piège tendu au lecteur ou que ce soit par la révélation ainsi faite, je me demande si Bronner ne cède pas quelque chose aux travers qu’il dénonce et dont il prétend déceler l’origine.

Suis-je le seul à supposer - de manière intuitive j’en conviens - que la situation dont nous souffrons ne doit pas tout aux invariants de l’espèce ? Me trompé-je en imaginant qu’homo sapiens a bien des visages en rapport avec ses différents contextes de vie ? Ai-je tort de rester attaché à l’idée que l’humain dispose d’un pouvoir d’adaptation qui l’entraîne à des comportements très variés au fil de son histoire ?

(1) Gérald Bronner, L’apocalypse cognitive, PUF, 2021.
(2) Bronner l’appelle ‘effet cocktail’, ce qui pourrait créer la confusion avec un effet lié au mélange de substances chimiques, alors qu’il s’agit bien de ce phénomène psychoacoustique qui permet de surmonter le brouhaha pour identifier des signaux sonores coïncidant avec nos intérêts.

mardi 28 septembre 2021

Note de lecture : Antoine Wauters

Mahmoud ou la montée des eaux
d’Antoine Wauters


Je reste perplexe. Pourquoi le choix fait par Antoine Wauters d’écrire Mahmoud ou la montée des eaux (1) en vers libres m’a-t-il touché ? Peut-on d’ailleurs parler de vers libres ? Suffit-il d’aller inopinément à la ligne pour faire des vers libres ? Car je n’ai pas aperçu à quelle logique obéissait le découpage des vers. Souvent, il coïncide avec des phrases très courtes. Mais il arrive aussi que la phrase soit tronçonnée, quelquefois au milieu d’un syntagme. Et pourtant, je ne suis pas sûr que le charme de l’ouvrage aurait si bien opéré sans cette forme qui permet de dégringoler rapidement les pages et qui laisse la possibilité aux états d’âme, aux évocations, aux allusions de se croiser, de s’entrecroiser et de créer ainsi une sorte de parole synthétique qui donne à voir ce que l’information occulte habituellement.

Car nous croyons tous savoir ce qui se passe en Syrie depuis 10 ans. Cela avait commencé avec le printemps arabe, en février 2011, avec des mouvements de révolte dont Alain Badiou n’hésitait pas à dire qu’ils « rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires. » (2) Ce qui suivit ces émeutes - s’il faut les appeler ainsi - illustre bien mal un principe politique auquel on devrait liberté, égalité et émancipation. La dictature, l’oppression et les horreurs qui les expliquaient aisément ne les ont pas pour autant rendues bénéfiques, pas davantage d’ailleurs en Egypte qu’en Syrie. Et, au moment où Kaïs Saïed concentre en ses mains les pouvoirs, le cas de la Tunisie reste très incertain.

Reste que l’image que nous nous faisons à distance de la réalité syrienne est davantage faite d’une comptabilité des mésaventures politiques et des ravages humains que d’une juste appréhension des situations vécues. Et c’est là que le roman peut parfois nous livrer de quoi approcher la réalité par un tout autre côté, ce côté que la fiction permet d’éclairer, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle offre de pénétrer l’esprit d’une victime des circonstances.

Mahmoud a déjà derrière lui une longue histoire personnelle dont bien des aspects doivent beaucoup aux avatars politiques de son pays. Hafez puis Bachar el-Assad, les combattants sunnites, tels ceux d’al-Qaïda, les soldats iraniens, les boutefeux de Daech, puis les forces armées russes, et j’en passe. Mais il y a aussi ses espoirs déçus, ses amours contrariées, ses souffrances propres, ce cancer qui lui ronge le bras. Et aussi - surtout peut-être - ce village perdu au fond du lac el-Assad où se trouve englouti le monde de son enfance, de sa jeunesse, de ses rêves, des rêves à jamais impossibles à renouveler.

Tout ça n’est pas dit comme je le dis. L’écriture crée des formes de dire qui témoignent autrement, mieux, sans ce goût du sens qui fait les discours plats. Plutôt que de la décrire cette écriture, il faut la donner à voir :

« Il est assis à l’entrée de son cabanon.
Enfant sourd aux tirs et aux cris.
Il boit l’arak à la bouteille.
Le barrage fait l’objet d’une lutte incessante.
D’un côté, des fous qui veulent notre engloutissement.

De l’autre, des soldats des Forces démocratiques et de la
coalition, qui filent entre les balles afin de colmater
les brèches.
Les premiers hurlent, brandissent des drapeaux noirs.
Les autres se cachent et s’aplatissent dans la poussière.
Lui, sa chaise est tournée vers l’aval,
mais de là où je me trouve,
sur ce mince caillebotis menant de la terre à l’eau,
je ne peux pas dire ce qu’il regarde.
Si.
Il regarde au-delà.
Plus loin.
Il regarde avant et après.
C’est tout toi, Mahmoud.
Tu as toujours vécu comme ça, entre ici et ailleurs.

Tu écrivais tellement.
Tout ce temps à écrire…
Mon amour.
Pas de lunettes aujourd’hui.
Aucune plainte dans tes yeux.
De temps en temps, tu repousses la bouteille et,
de ta main droite, ta bonne main, tu traces des
lettres dans le vent.
Je ne peux pas lire ce que tu écris,
mais j’aime suivre le tracé de ta main.
Moi, je ne suis jamais allée aussi loin, je ne me suis
jamais livrée comme toi au poème, mais je l’ai connue,
cette solitude. La solitude de qui se risque à écouter
la voix des pierres,
l’isolement de l’eau,
je la connais.
C’est elle, à chaque fois que tu plonges,
ton vieux masque à la main, c’est elle que tu rejoins.
Le vide.
L’accession à l’oubli.
Ta main est solitude, Mahmoud.
Descend encore.
Plus bas.
Autrefois, les gens qui te lisaient disaient que tu avais le don
des images. Mais toi tu me disais que tu ne voyais rien,
que tu étais aveugle. Mon seul talent consiste à m’effacer,
disais-tu. M’effacer en traçant des signes… Eux voient le
poète Elmachi, et moi je ne vois que l’oiseau que j’étais hier,
je ne vois que la fourmi en quoi m’a transformé ce poème.
Une vie à écrire. Tout ça pour me rendre compte que les
mots ne disent rien, qu’il n’y a rien au fond d’eux, qu’un peu
de silence. Et de paix.
 » (pp. 79-80)

En lisant Antoine Wauters, j’ai tout d’un coup eu honte de la manière dont j’ai accueilli jusqu’à présent les nouvelles de la Syrie. Non que je fus trop indifférent, ni même trop peu attentif aux événements. Mais parce que je n’y voyais que des morts, des blessés, des combattants, des terroristes, et pas un seul humain vivant, particulier, troublé dans son être, pas un seul Syrien attaché à sa terre dévastée, à ses rêves engloutis, à ses espoirs anéantis, à ses amours désolées. Qu’il s’évanouit facilement ce souci véritable de l’autre qui naît de la proximité, de l’écoute, du contact. Et qu’il faille un roman pour nous le rappeler donne à la fois la mesure de notre nonchalance et la force de l’écriture.

Le printemps arabe a peut-être déçu Badiou. Il n’a fait qu’illustrer la logique du meurtre, celle qu’Albert Camus décrivait déjà à propos de ces communistes qui, pour vaincre l’oppression, tuaient et construisaient une nouvelle oppression, souvent plus terrible que celle qu’ils voulaient vaincre. Pour Camus - rappelons-nous - la révolte suppose des limites. Elle les suppose rationnellement, en définissant ce qu’il advient de leur franchissement. Des limites qui auraient conduit Mahmoud à écrire bien d’autres choses.

« […] la liberté la plus extrême, celle de tuer, n’est pas compatible avec les raisons de la révolte. La révolte n’est nullement une revendication de liberté totale. Au contraire, la révolte fait le procès de la liberté totale. Elle conteste justement le pouvoir illimité qui autorise un supérieur à violer la frontière interdite. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu’il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être. La raison profonde de l’intransigeance révoltée est ici. Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. Le révolté exige sans doute une certaine liberté pour lui-même ; mais en aucun cas, s’il est conséquent, le droit de détruire l’être et la liberté de l’autre. Il n’humilie personne. La liberté qu’il réclame, il la revendique pour tous ; celle qu’il refuse, il l’interdit à tous. Il n’est pas seulement esclave contre maître, mais aussi homme contre le monde du maître et de l’esclave. Il y a donc, grâce à la révolte, quelque chose de plus dans l’histoire que le rapport maîtrise et servitude. La puissance illimitée n’y est pas la seule loi. C’est au nom d’une autre valeur que le révolté affirme l’impossibilité de la liberté totale en même temps qu’il réclame pour lui-même la relative liberté, nécessaire pour reconnaître cette impossibilité. Chaque liberté humaine, à sa racine la plus profonde, est ainsi relative. La liberté absolue, qui est celle de tuer, est la seule qui ne réclame pas en même temps qu’elle-même ce qui la limite et l’oblitère. Elle se coupe alors de ses racines, elle erre à l’aventure, ombre abstraite et malfaisante, jusqu’à ce qu’elle s’imagine trouver un corps dans l’idéologie. » (3)

(1) Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, Lagrasse, 2021.
(2) Extrait de l’article “Tunisie, Egypte : quand un vent d'est balaie l'arrogance de l'Occident” in Le Monde du 19 février 2011, p. 21.
(3) Albert Camus, L’homme révolté [1951], Gallimard, Idées, 1972, p. 341.