dimanche 8 novembre 2009

Note de lecture : Alain Finkielkraut

Un coeur intelligent
d’Alain Finkielkraut


Alain Finkielkraut n’est pas quelqu’un qui me laisse indifférent. Je ne puis donc me défendre du fait que j’ai lu son dernier livre (1) avec quelques préjugés en tête. Conscient de les avoir, je n’oserais pourtant pas prétendre qu’ils n’ont pas pesé sur ma lecture. Il s’impose donc que je les confesse, ne serait-ce que pour laisser la possibilité à chacun d’en mesurer le poids.

Selon moi, il y a chez Finkielkraut une dimension paradoxale : d’un côté, il a tout de l’exalté, habité par la passion, la ferveur, l’exécration, la haine ; de l’autre, il y a cette douceur juive qui l’incline toujours du côté de la bonté, celle qu’il a trouvée justifiée chez Vassili Grossman. Un parcours scolaire qui le laissera infiniment reconnaissant à l’égard d’un système éducatif aujourd’hui révolu, un passage chez les maos (2) qui ne plaide guère en faveur d’une sagesse précoce, mais qui – le remord aidant - lui permettra peut-être de dénoncer – parfois de manière obsessionnelle – la radicalité poussée jusqu’à la sottise, un attrait presque pathologique pour la polémique qui le conduit à oser défendre publiquement ce que bien d’autres tairaient pudiquement, voilà ce qui selon moi fait Finkielkraut, et le fait tel qu’il ne peut m’enchanter continûment.

Il y a aussi l’ambition qui fut longtemps la sienne d’une compétence sociologique, alors même qu’il n’en avait ni la formation ni l’envie de l’acquérir. Curieusement, il a souvent sapé les efforts de rigueur que manifesta jusqu’aux années 90 une certaine sociologie, alors même qu’il participait ainsi à l’entreprise de fragilisation des savoirs et des méthodes qu’il dénonça pourtant si souvent. Sa haine envers Pierre Bourdieu – injuste et injustifiée – l’a quelquefois rendu complice des arrogances de la philosophie que celui-ci dénonça.

On ne peut que rester perplexe devant ce que peuvent avoir d’antinomique les qualités d’esprit et de cœur que Finkielkraut manifestent si souvent dans ses écrits comme dans ses émissions radiophoniques (3) et sa propension à foncer tête baissée dans les mêlées les plus viles (4). On ne peut que se poser la question – et Élisabeth de Fontenay le fait mieux que personne – : « Comment se fait-il que, tout en étant hanté par la finitude du politique, ce démocrate ne veuille pas faire la part des choses et ne renonce jamais à cette approche en vrille, sans doute trop idéaliste, du mal social ? » (5)

Venons-en au Cœur intelligent.

Il y a bien des façons de parler des livres qu’on lit. Mais il y a surtout une façon de n’en pas parler qui nuit assez à la qualité des relations humaines. Bien sûr, il y a ceux qui ne lisent pas, encore est-ce peut-être parce qu’ils penseraient n’avoir rien à dire de ce qu’ils auraient lu. Mais il y a surtout cette sorte d’écart pris avec les livres qui projette dans le quotidien, dans l’opinion, dans la clabauderie, voire dans le ragot. Parler d’un livre, ce n’est pas trouver un refuge aux nécessités de l’ordinaire, c’est se donner les chances de rendre à celui-ci une dimension que sa permanence altère sans cesse. Après tout, écrire représente aussi un effort pour donner le meilleur de soi-même ; et lire, c’est donc aller vers le meilleur des autres.

La critique littéraire, je n’en parlerai pas. Elle vise principalement à vendre et subordonne son ton et son contenu aux exigences de l’entreprise. Sinon, il reste deux approches possibles pour parler d’un livre : ou bien s’adresser à ceux qui ne l’ont pas lu ; ou bien, au contraire, viser ceux qui savent précisément de quoi on parle. Et il me paraît que, même pour ceux qui ne l’ont pas lu, il est toujours préférable que le propos ne s’embarrasse pas des ignorances de ceux auxquels il s’adresse. Les connaissances sont peu de choses ; l’envie de connaître est une grande chose.

Alain Finkielkraut a choisi de nous parler de livres qui l’ont touché. C’est une excellente idée. Il a en outre choisi de le faire en parlant de la façon dont chaque livre l’a touché – l’a touché lui – avec ce que sa propre sensibilité, ses propres convictions, peuvent y avoir à faire. C’est une meilleure idée encore. Et lorsqu’on le lit, on croit entendre sa voix, tant son expression orale et son expression écrite sont parentes.

Je ne vais pas commenter ses propres commentaires. D’abord parce que je n’ai pas lu plusieurs des neuf livres qu’il évoque, ou alors depuis trop longtemps. Ensuite parce que je n’ai pas le sentiment d’y pouvoir apporter quoi que ce soit qui en vaille vraiment la peine. J’ai été particulièrement séduit pas les réflexions que Finkielkraut nous livre à propos des livres de Grossmann, de Haffner, de Camus, de Dostoïevski, de James et de Blixen ; j’ai par contre été un peu déçu par la place exagérée qu’il accorde au résumé du récit lorsqu’il parle de La tache de Roth ou de Lord Jim de Conrad.

Mais il existe dans Un cœur intelligent un fil conducteur, une idée maîtresse, une orientation de lecture, qui mérite qu’on s’y arrête. C’est que tous les livres ne sont évoqués que dans l’intention bien claire de rendre compte de l’importance de la littérature. Dans un court épilogue qu’il intitule "La lutte avec l’ange", Finkielkraut se fait précis :
« Les œuvres dans lesquelles je me suis plongé m’ont fait découvrir que la littérature elle-même a toujours maille à partir avec la littérature. Sur le chemin de la vérité, la compréhension littéraire de l’existence rencontre et affronte inévitablement son double. La bataille de la représentation bat son plein : une lutte sans merci oppose le récit au récit, la fiction à la fiction, l’intrigue révélante aux scénarios embellissants et gratifiants dictés par le désir. Notre activité fantasmatique, en effet, ne connaît pas d’interruption. Notre for intérieur est un cinéma permanent. Nous ne cessons de consommer et de produire des histoires. Même fatigués, nous ne faisons pas relâche : tous les faits se monnayent en anecdotes, tout ce qui arrive se raconte. Et le principal obstacle qui se dresse entre nous et le monde voire entre nous et nous-même est d’ordre romanesque. Le voile jeté sur les choses a, de même que leur dévoilement, une texture narrative. Or, si l’on peut être légitimement inquiet, à l’âge des nouveaux supports, pour l’avenir du livre, il n’y a aucune raison de croire à l’éclipse prochaine de la fable. » (pp. 279-280)
Et de conclure :
« Être homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle. » (p. 280)

La question de la signification de la littérature, que ce soit d’un point de vue cognitif ou d’un point de vue affectif, est l’une des plus difficiles qui soient (6). Finkielkraut la surinvestit un peu, tant il est préoccupé de reconnaître à la culture cultivée tout ce qui la distingue de la culture tout court. Mais cela nous vaut des pages brûlantes d’intelligence, comme seul un cœur peut en donner. Ainsi, lorsqu’il s’agit de synthétiser ce que lui apportent Les carnets du sous-sol de Dostoïevski :
« Dostoïevski a cru au palais de cristal. Il a milité pour son instauration. Il a lu avidement Fourier, Proudhon, Saint-Simon, Owen et tous les utopistes. Et puis, il a compris que ces minutieux systèmes qui s’applaudissaient de leur pragmatisme et de leur hédonisme étaient, en fait, redoutablement simplificateurs. L’édifice scintillant de ses rêves juvéniles lui est alors apparu sous un tout autre jour : celui d’une gigantesque et grise maison de correction. Mais il n’a pas pris pour autant le parti du désir incorrigible. Il n’a pas glorifié la sauvage démesure de l’inconscient ; il a découvert que, à moins d’une déposition miraculeuse de l’amour-propre par l’amour, les hommes, même les plus affables, vivent dans un souterrain. » (pp. 234-235)
On perçoit bien là ce que sa lecture doit à son propre itinéraire. Et mieux encore lorsqu’il tire une dernière conclusion de la lecture du "Festin de Babette" :
« Karen Blixen, à la fin de ce conte, crédite l’art d’avoir rétabli l’harmonie. Mais elle souligne en même temps la dissonance, le différend voire la contradiction qui existent entre les règles et les idéaux respectifs de l’art et de la démocratie. Elle montre même, avec l’exemple de Babette, quelle intensité paroxystique cette contradiction peut atteindre. Voilà sans doute la part du récit la plus indigeste pour l’esprit de notre temps. Son seul Dieu, en effet, c’est la Démocratie. Ce dieu jaloux qui a dénoncé l’idéal ascétique et qui ne supporte pas qu’on plaisante avec ses valeurs, dit partout son amour de l’art mais ne se fait pas à l’idée d’une classe cultivée, il veut la peau des héritiers, bref il déteste tout ce dont l’art, si universelle que soit sa portée, a besoin pour vivre. Au nom de la défense des droits de l’homme, il prêche l’indiscrimination, il prononce l’équivalence des formes et il décrète que tous les goûts sont dans la culture. Mais c’est une autre histoire. »

Incorrigible Finkielkraut…, merci.

(1) Alain Finkielkraut, Un coeur intelligent. Lectures, Stock/Flammarion, 2009.
(2) Ce fut éphémère et il en parle aujourd’hui avec autodérision : « Un vrai mutin de Panurge ».
(3) L’émission Répliques qu’il dirige et anime le samedi matin sur France Culture reste un morceau de choix. S’il lui arrive d’y manifester les travers que je lui trouve, la qualité des invités comme celle de la préparation et des thèmes choisis en font un rendez-vous à ne pas manquer. Pour n’évoquer que l’actualité, il a réuni le 7 novembre – un vrai régal – Élisabeth de Fontenay et Paul Veyne pour parler du De la nature – Livres I – IV de Lucrèce (Belles Lettres, Classiques en poche, 2009) et il s’apprête à recevoir le 14 novembre Nathalie Heinich et Luc Boltanski.
(4) Ainsi, le matin du 9 octobre dernier, que faisait-il donc sur France Inter à défendre Polanski et Mitterrand de façon outrancière et mal informée ? « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
(5) Élisabeth de Fontenay, « Réflexions sur l’affaire Finkielkraut » in Le Monde du 3 février 2006.
(6) Cf. Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie, Agone, Collection "Banc d’essais", 2008.

Autres notes sur Finkielkraut :
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
Finkielkraut et Luchini
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

6 commentaires:

  1. Bonjour
    Ce billet me fait réagir car après avoir lu Finkelkraut j'ai choisi de ne pas faire de billet car j'avais envie de tenir ma lecture sinon secrète mais discrète
    J'ai aimé cette promenade sensible dans des livres qui sont (même si je ne les aime pas tous) des livres de qualité
    Il y a une simplicité et une pudeur dans les commentaires de Finkelkraut et beaucoup d'intelligence
    Merci pour la référence à l'émission qu'il anime et que je n'avais pas repéré, Lucrèce est une lecture qui m'accompagne depuis longtemps ( j'espère que je pourrai récupérer le podcast)
    cordialement

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  2. Je suis un peu intrigué par votre envie de tenir cette lecture sinon secrète du moins discrète, d’autant que vous dites avoir aimé le livre. Je comprends parfaitement que l’on ne souhaite pas commenter tous les livres que l’on lit : je viens de lire Le père adopté de Didier Van Cauwelaert et je ne vois rien à en dire, ni en bien ni en mal. Mais j’ai l’impression que votre discrétion ne s’explique pas de la même façon. Si mon impression est juste, peut-on en savoir plus ?

    Cordialement.

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  3. Quelques amis autour de moi éxècre Finkielkraut, principalement pour ses positions sur le conflit israélo-palestinien et son peu d'aménités pour les banlieues (dont je suis moi-même issu)... Je ne peux me résoudre à les suivre vraiment dans cette exécration car c'est l'homme de lettres et le défenseur de l'éducation classique qui retient mon attention.

    Par ailleurs vous parlez de "sa haine envers Pierre Bourdieu – injuste et injustifiée". Je crois que l'on en a quelques témoignages dans son émission de ce matin même

    http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/repliques/index.php?emission_id=14

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  4. J’ai écouté cette émission "Répliques" du 14 novembre dont le thème était "Critique sociale et sociologie", mais dont le sujet véritable était la neutralité axiologique wébérienne. Et j’ai été considérablement déçu par ce qu’en ont dit Luc Boltanski et Nathalie Heinich (1), bien davantage que par les interventions d’Alain Finkielkraut. Ces dernières étaient sans surprise pour qui le connaît un peu et témoignaient une fois de plus de sa méconnaissance de la pratique de la recherche sociologique.

    La question des conditions wébériennes de la recherche sociologique est très importante, car elle a profondément marqué l’histoire de la sociologie au cours des soixante dernières années. Permettez-moi de la résumer à ma façon. Ce que Weber recommande tient en deux principes, dont aucun des deux ne prévaut sur l’autre. Premièrement, tout qui fait œuvre de sociologue – c’est-à-dire tout qui cherche à expliquer le comportement social des humains – doit renoncer à agir sur ce monde social. On ne peut pas à la fois agir et comprendre. C’est si vrai que pour agir « avec bonheur », il est en quelque sorte nécessaire de ne pas trop comprendre. Deuxièmement, tout qui fait œuvre de sociologue doit faire abstraction de ses préférences, qu’elles soient d’ordre politique, religieux, social, esthétique ou autre. Nathalie Heinich s’est déclarée très soucieuse de ce deuxième principe, tout en se montrant plutôt laxiste à l’égard du premier.

    Mais l’application de ces principes wébériens n’est pas aussi simple qu’il y paraît, et pas seulement en raison des difficultés liées à leur mise en pratique au sein même de la recherche (qui sont évidemment considérables), mais surtout parce que leur portée varie selon l’objet de la recherche. En fait, tout se passe comme si l’axe qui va de la neutralité (recommandée) à l’engagement (déconseillé) était lui-même traversé par un deuxième axe, un deuxième axe qui va de l’approche micro à l’approche macro des faits sociaux. Dans une approche macro, le cadre général est mis en évidence pour expliquer les faits particuliers étudiés ; et ce cadre général est très aisément identifié à une critique sociale (ce qu’il est parfois), particulièrement lorsqu’il se fonde sur l’idée que les vraies causes sont cachées et que les causes admises par la doxa sont illusoires. Luc Boltanski a insisté sur l’importance de l’approche macro, mais sans préciser combien cette approche réclamait une vigilance d’une autre nature à l’égard du principe de neutralité wébérien.

    (1) Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, nrfessais, 2009 ; Nathalie Heinich, Le bêtisier sociologique, Klincksiek, 2009 (je n’ai lu aucun de ces deux livres).

    (à suivre dans un 2e commentaire, faute de place)

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  5. (suite du commentaire précédent)

    Pierre Bourdieu – puisqu’il fut tant question de lui – s’est conduit très généralement comme un chercheur intéressé par l’approche macro et fidèle aux principes wébériens de neutralité. Et cela jusqu’en 1992, année au cours de laquelle il publie « Les règles de l’art », un livre à la fin duquel il place un post-scriptum intitulé "Pour un corporatisme de l’universel". Le tournant est pris, la rupture consommée : Bourdieu se veut dorénavant engagé et son approche macro se réclame d’une critique sociale sans concession. On peut évidemment se poser la question de savoir s’il n’avait pas déjà rompu avec la neutralité axiologique avant 1992, sans que son œuvre ne le révèle clairement. Et ceux qui ont travaillé avec lui alors – tels Boltanski et Heinich – en savent sûrement davantage que quiconque sur cette question. C’est que Bourdieu nourrit évidemment un ressentiment en rapport avec la misère de l’homme (au sens pascalien du mot) qui est très repérable dès ses premiers travaux. Il me semble que la vie de Bourdieu se déroule un peu comme s’il avait attendu 1992 pour s’exclamer publiquement, alors même que la colère l’habitait depuis bien longtemps. Et Nathalie Heinich a raison : dans le domaine de la recherche sociologique, il fut bien meilleur avant cette exclamation qu’après.

    Où j’ai bien des difficultés à la suivre, c’est lorsqu’elle défend ce qu’elle appelle la sociologie d’expertise. Il s’agit en fait de l’approche micro, telle qu’elle résulte des commandes passées par les pouvoirs publics et les entreprises privées. Cette forme de recherche sociologique est le vrai tombeau des principes wébériens, car tout s’y conjugue pour que l’action en soit la finalité (on parle souvent de recherche-action) et pour que tout cadre général en soit gommé, ce qui accroît les chances d’infiltration d’une idéologie non repérée.

    Oui, décidément, ce débat fut décevant. Les questions soulevées – fort intéressantes – n’ont jamais été bien clarifiées. Il y aurait énormément de choses à dire sur le problème de la neutralité axiologique et sur le cas Bourdieu en particulier, mais ce serait ici beaucoup trop long. Je n’exclus pas totalement d’y revenir plus tard.

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  6. Merci pour cet éclairage. Vous auriez eu votre place en troisième larron de l'émission... Je n'avais pas saisi ce double aspect de la "neutralité axiologique wébérienne".

    1992 est aussi l'année ou il publie "Réponses. Pour une anthropologie réflexive" (SEUIL) avec son "héritier" Loïc Wacquant. Certaines données biographiques et l'auto-analyse qu'en fait Bourdieu pour expliquer l'orientation de sa sociologie s'y trouvent. Notamment que sa trajectoire socio-professionnelle ascendante lui a permis de prendre des "photographies mentales" des différents milieux qu'il a traversé qui lui ont permis de voir des choses (sens de la distinction notamment...) qui n'apparaissaient pas forcément à d'autres agents sociaux...

    Mon tout premier article sur le net brocardait quelques caricatures de l'oeuvre de Bourdieu par des intellectuels médiatiques...

    http://www.acrimed.org/article1611.html

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