vendredi 4 mai 2012

Note de lecture : Jean Echenoz

Ravel
de Jean Echenoz


Une amie vient de m’offrir deux heures d’évasion : un petit roman de Jean Echenoz intitulé Ravel (1). Qu’elle en soit vivement remerciée.

Il y a chez Jean Echenoz une posture qui le conduit à faire le meilleur usage qui soit de certains des préceptes d’écriture qu’on a prêté au nouveau roman. Cette posture, c’est celle d’un homme détaché de bien des choses, et plus particulièrement de celles auxquelles on doit une position sociale. Il voit la vie, celle des autres, avec des yeux qui se détournent de ce que le monde social juge important. Et il s’attache alors à cet empire du quotidien que l’on dénie si volontiers pour n’en faire qu’un décor où viendraient, croit-on, se jouer les vraies questions.

Que faut-il penser de ce choix de faire un roman au départ d’un personnage réel ? Il me semble que cette question ne concerne pas les mêmes enjeux selon que l’on parle de romans à proprement parler historiques ou de romans qui s’emparent d’une personnalité à peine disparue. Bien des choses séparent Ivanhoé de Walter Scott de Blonde de Joan Carol Oates (2) : l’époque et le contexte de leur écriture, bien sûr, mais aussi l’usage fait d’une réalité passée. Dans le premier, un personnage imaginaire sert à recréer un Moyen Age tel que le XIXe siècle romantique pouvait le concevoir ; dans le second, une figure non nommée fait revivre une star encore bien présente dans tous les esprits et s’attache à en cerner l’histoire psychologique, et cela sans prétendre être conforme aux faits. Évidemment, qui a lu Blonde peut difficilement penser à Marilyn Monroe en faisant abstraction de l’héroïne de Joan Carol Oates. Mais rien ne permet d’exclure que ce roman ait révélé sur Marilyn quelque chose de plus authentique que la meilleure de ses biographies. Encore n’était-ce peut-être pas là l’ambition de l’auteure.

Dans le cas de Ravel, il est question sans la moindre ambiguité de Maurice Ravel. Echenoz s’est en effet expliqué sur les recherches qui ont précédé l’écriture des trois romans qu’il consacre à des personnes réelles (3). Quelle est la part d’authenticité, quelle est la part d’invention dans le roman ? Je pense qu’il ne convient pas de poser la question de cette façon. Comment atteint-on la vérité d’un homme ? - voilà ce qui est en cause. Et le roman n’est pas un genre dont il ne faudrait attendre que des cas de figure imaginaires, propres à révéler quelque chose sur l’humanité ou sur une époque, mais aussi des éclairages sur des personnages bien réels dont la compréhension doit passer par une évocation elle aussi en partie imaginaire.

Ravel - est-il besoin de le dire ? - est un musicien. Et c’est dans la vie d’un musicien - ses dix dernières années - qu’il est question d’entrer.

Le roman commence alors que Ravel s’apprête à partir pour sa grande tournée aux États-Unis. Mais l’entame du récit est des plus prosaïques :
« On s’en veut quelquefois de sortir de son bain. D’abord, il est dommage d’abandonner l’eau tiède et savonneuse, où des cheveux perdus enlacent des bulles parmi les cellules de peau frictionnée, pour l’air brutal d’une maison mal chauffée. Ensuite, pour peu qu’on soit de petite taille et que soit élevé le bord de cette baignoire montée sur pieds de griffon, c’est toujours une affaire de l’enjamber pour aller chercher, d’un orteil hésitant, le carreau dérapant de la salle de bains. Il convient de procéder avec prudence pour ne pas se heurter l’entrejambe ni risquer en glissant de faire une mauvaise chute. La solution de cet embarras serait bien sûr de se faire fabriquer une baignoire sur mesure, mais cela représente des frais, peut-être encore plus hauts que le devis d’installation du chauffage central, toujours insuffisant bien que récent. Mieux vaudrait rester jusqu’au cou dans son bain, des heures sinon perpétuellement, actionnant le robinet du pied droit par intermittence pour rajouter une peu d’eau chaude et, réglant ainsi le thermostat, maintenir une bonne atmosphère amniotique. » (pp. 7-8)
Selon Echenoz, il y a certainement, dans cette entrée en matière, beaucoup de ce qui fait Ravel : de la solitude, un esprit vagabond, et puis quelque chose dont on ne sait trop si c’est de la langueur, de l’indolence ou de la flemme. Et, bien sûr, les atermoiements que favorise le bain sont plus parlants que quelque digression psychologique que ce soit.

Nous voici sur le pont du bateau qui vient d’appareiller vers le Nouveau Monde. Le vent se lève :
« Il retourne comme les autres derrière la baie vitrée pour observer la manœuvre du paquebot qui tourne pesamment dans le port du Havre, traverse en mugissant la rade avant de sortir en beauté devant Saint-Adresse et le cap de la Hève.
Comme on se retrouve vite en pleine mer, les passagers se sont aussi vite lassés du spectacle. L’un après l’autre ont déserté la baie vitrée pour aller s’émerveiller des somptueux aménagements du
France, ses bronzes et ses bois de rose, ses damas et ses ors, ses candélabres et ses tapis. Ravel demeure, préfère considérer le plus longtemps possible la surface verte et grise, sillonnée de blancheurs instantanées, dans l’idée d’en extraire une ligne mélodique, un rythme, un leitmotiv, pourquoi pas. Il sait bien que cela ne se passe jamais ainsi, que ça ne marche pas comme ça, que l’inspiration n’existe pas, qu’on ne compose que sur un clavier. N’empêche, comme c’est la première fois qu’il est devant un tel spectacle, ça ne coûte rien d’essayer. Il apparaît cependant, au bout d’un moment, que nul motif ne se présente et que Ravel commence lui aussi à se lasser, l’ombre de l’ennui pointe son nez, main dans la main avec le retour en boomerang de la fatigue : ces métaphores incohérentes attestent aussi qu’il ne serait pas mal de se reposer un peu. Ravel s’égare dans les entrailles du bâtiment pour retrouver sa suite, presque amusé de se perdre dans cet immeuble au milieu de l’eau. Une fois qu’il l’a retrouvée, il s’étend sur son lit en attendant l’escale de Southampton qu’on va toucher vers la tombée de la jour avant de repartir aussitôt. » (pp. 24-25)
Cette contemplation solitaire de la mer labourée par le navire, cet espoir qu’une certaine mélancolie inspire la composition, cette flânerie désœuvrée qui s’achève au lit... La solitude de Ravel marque ses gestes les plus anodins, tisse son comportement, définit ce génie qui lui est propre et qui jaillit peut-être presque à son insu, très sporadiquement.

L’amitié - si c’en est -, c’est une occasion de dire les choses d’une certaine manière, sur un certain ton, avec une certaine écoute. Comme avec ce voisin de Monfort-l’Amaury, ce Jacques de Zogheb :
« Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. Mais l’ennui de cet instant, plus que jamais démuni de projet, paraît plus physique et plus oppressant que d’habitude, c’est une acédie fébrile, inquiète, où le sentiment de solitude lui serre la gorge plus douloureusement que le nœud de sa cravate à pois. C’est le 56 à Monfort, pourvu qu’il soit là.
Au téléphone, alléluia, Zogheb est là. On est content de se parler, de s’entendre et bien sûr qu’on va se voir et pourquoi pas tout de suite. Et cinq minutes plus tard on se retrouve à la terrasse d’un café près de l’église où, devant un vermouth-cassis, Ravel raconte l’Amérique à l’autre qui n’attendait que ça. Jacques de Zogheb, on ne sait pas trop ce qu’il fait. Il paraît qu’il écrit mais on ne sait jamais quoi. C’est un type à cheveux noirs luisants et peau mate, un peu plus grand que Ravel mais aussi bien moins frêle et comme lui très soucieux du choix de ses vêtements. Ce qu’il y a de bien avec lui, c’est qu’il ne connaît pratiquement rien à la musique, on peut ainsi discuter d’autre chose. Mais comme il ne demande sur ce point qu’à s’instruire, Ravel peut en parler avec plus de liberté, comme quand Zogheb lui demande, au fond, Chopin, qui c’est. C’est bien simple, répond Ravel en écrasant sa cigarette, c’est le plus grand des Italiens.
» (pp. 65-66)
Énigmatique façon de converser qui n’est peut-être pas étrangère à l’énigmatique façon qu’a Ravel de composer :
« Les vacances sont finies. Il est assis à son piano, seul chez lui, une partition devant lui, cigarette aux lèvres et toujours impeccablement peigné. Sous sa robe de chambre à revers clairs et pochette assortie à ceux-ci, il porte une chemise à rayures grises et une cravate bronze. En position d’accord, sa main gauche est posée sur les touches du clavier cependant que la droite, armée d’un porte-mine en métal coincé entre l’index et le majeur, note sur la partition ce que la main gauche vient de produire. Il est en retard sur son travail comme d’habitude et le téléphone vient de sonner, l’éditeur une fois de plus lui a rappelé que ça presse. Il doit donner le plus vite possible des dates pour les répétitions de cette œuvre à venir, qu’il a annoncée mais dont on ne sait rien. Il sourit mais ça ne se voit pas. Bon, ils veulent qu’on répète, ils tiennent vraiment à ce qu’on répète, eh bien d’accord, on répétera. Ils en auront de la répétition.
Puis, comme toujours quand il est seul, il prend son repas face au mur sur la table repliée. Comme il dévore sa viande, son dentier produit un bruit de castagnettes ou de fusil-mitrailleur qui se répercute dans la pièce étroite. Il mange en réfléchissant à ce qu’il fait. Il a toujours bien aimé les automates et les machines, visiter les usines, les paysages industriels, il se souvient de ceux de Belgique et de Rhénanie quand il passait par là sur un yacht de rivière il y a plus de vingt ans, les villes hérissées de cheminées, les dômes cracheurs de flammes et de fumées rousses et bleues, les châteaux de fonte, les cathédrales incandescentes, les symphonies de courroies, de sifflets et de coups de marteaux sous le ciel rouge.
[...]
Chaîne et répétition, la composition s’achève en octobre après un mois de travail seulement troublé par un splendide rhume cueilli, pendant une tournée en Espagne, sous les cocotiers de Malaga. Il sait très bien ce qu’il a fait, il n’y a pas de forme à proprement parler, pas de développement ni de modulation, juste du rythme et de l’arrangement. Bref c’est une chose qui s’autodétruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son. Phrase ressassée, chose sans espoir et dont on ne peut rien attendre, voilà au moins, dit-il, un morceau que les orchestres du dimanche n’auront pas le front d’inscrire à leur programme. Mais tout cela n’a pas d’importance, c’est seulement fait pour être dansé. Ce seront la chorégraphie, la lumière et le décor qui feront supporter les redites de cette phrase. Après qu’il a fini, un jour qu’il passe avec son frère près de la fabrique du Vésinet : Tu vois, lui dit Ravel, c’est là, l’usine du
Boléro. » (pp. 76-79)

Le Ravel d’Echenoz, c’est aussi l’histoire d’un déclin. L’ennui grandit, l’esprit s’égare, la maladie gagne. Et chaque seuil descendu est l’occasion de tester une méthode d’ensommeillement :
« Technique n° 1 : inventer une histoire et l’organiser, la mettre en scène par le détail, le plus méticuleusement possible, en prenant soin d’aménager tous les dispositifs propices à sa croissance. Imaginer des personnages sans s’oublier comme acteur principal, construire des décors, disposer des lumières, envisager des sons. Bien. Entrez maintenant dans ce scénario et développez-le, contrôlez-le méthodiquement jusqu’à ce que la situation s’inverse et qu’acquérant une vie autonome il s’empare de vous, finissant par vous fabriquer comme vous l’avez vous-même conçu. C’est ainsi, dans le meilleur des cas, que cette histoire profite de ce qui lui est proposé, prend son indépendance et se développe selon ses lois propres pour devenir un rêve à part entière, et qui dit rêve dit sommeil et c’est parti.
Objection : tout cela est bien joli mais c’est fort mal connaître le sommeil qu’imaginer que l’on va le voir venir. On peut à la rigueur le sentir qui s’installe, mais on ne le voit pas plus qu’on ne regarde le soleil en face. C’est lui qui va s’emparer de vous par derrière ou dans un angle mort. Car on n’aborde pas le sommeil en sentinelle, la main en visière, surveillant le surgissement de visions hypnagogiques - damiers, spirales, constellations - qui d’ordinaire vous informent de son arrivée. Et les recherche-t-on, ces visions, tâche-t-on de les provoquer qu’elles se défilent, se dérobent, se refusent, attendent qu’on ait renoncé à elles pour décider d’attaquer. Ou pas. Bref.
» (pp. 67-69)
Trois autres méthodes d’ensommeillement seront discutées, jusqu’aux somnifères, toujours sans succès. Comme si la mort était le seul véritable sommeil qu’il soit possible d’espérer...

Le sommeil - ce sommeil qui est de plus en plus inaccessible -, c’est ici une triple métaphore : celle du refuge ultime à l’ennui, celle des troubles du corps qui s’accumulent et dont l’insomnie témoigne, celle aussi du mystère et de la souffrance que Ravel et sa musique partagent, comme dans “Scarbo”, troisième partie de Gaspard de la nuit (4), où le gnome apparaît en songe au dormeur. Lire Echenoz, puis écouter Ravel : tout est encore plus fort, plus profond, plus émouvant...

En définitive, ce n’est pas deux heures d’évasion qui me furent offertes. C’est quelque chose que je vais garder à jamais pour penser à Ravel et pour l’écouter.

(1) Jean Echenoz, Ravel, Éd. de Minuit, 2006.
(2) Joyce Carol Oates, Blonde, trad. par Claude Seban, Stock, 2000.
(3) Ces trois romans sont Ravel (2006), Courir (2008) consacré à Emil Zátopek et Des éclairs (2010) consacré à Nikola Tesla. On peut entendre Jean Echenoz en parler au cours d’un entretien accordé à Dominique Antoine à la BNF en 2010, entretien dont la video figure sur une page du site Internet “Interlignes”.
(4) Composé vingt ans avant sa grande tournée aux États-Unis.


Autre note sur Jean Echenoz :
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