vendredi 11 septembre 2020

Note de lecture : Michael Baxandall

L’œil du quattrocento
de Michael Baxandall


Depuis que David Violet et moi avons débattu du relativisme (1), je me suis souvent demandé quel exemple je pourrais évoquer qui marquerait un progrès dans la compréhension des choses et qui devrait tout à une évidente et véritable approche relativiste des questions abordées. Je crois avoir trouvé.

Dans un numéro de 1981 des Actes de la recherche en sciences sociales consacré à la sociologie de l’œil, on trouve, après un article de Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut intitulé “Pour une sociologie de la perception” (2), la traduction par cette dernière du chapitre II d’un livre de Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy. Yvette Delsaut traduira en fait le livre entier qui paraîtra en 1985 sous le titre L’œil du Quattrocento (3). C’est là que je crois avoir trouvé l’exemple que je cherchais.

L’idée que Baxandall défend dans ce livre, c’est que chaque période de l’histoire crée des conditions de production et de réception des peintures qui font que les périodes ultérieures à leur réalisation connaissent un rapport à celles-ci très différent de ce qu’il fut originairement. Il y aurait, selon lui, un lien très étroit entre le style des peintures et le contexte social dans lequel elles sont apparues. Ce qui revient à dire que l’œil du XXIe siècle se révèle incapable de voir une peinture du XVe comme elle fut regardée à l’époque de sa réalisation. Voilà qui signifie bien que l’œil - et bien sûr tout ce que veut dire le mot œil en pareille occurrence - est relatif à la période durant laquelle il en est fait usage. L’œil est relatif, l’esprit est relatif et, bien sûr, le jugement est relatif.

Rouvrant ce livre plus de trente ans après la première lecture que j’en fis, me revient très précisément le souvenir de l’article de 1981 des Actes qu’elle me procura alors. C’est que les recherches de Baxandall se sont inscrites dans le droit fil des efforts que Pierre Bourdieu menait depuis déjà bien longtemps pour insuffler à la sociologie une préoccupation relativiste, c’est-à-dire pour tenter de définir chaque fait social par les rapports qu’il entretient avec les multiples traits qui composent son contexte.

Le livre de Baxandall illustre très bien, je crois, tout ce que l’approche relativiste peut nous apprendre sur une œuvre picturale, alors même qu’une première vision spontanée peut nous en donner une vision naïve, propice aux interprétations illusoires. Et lorsque je parle d’interprétations illusoires, je vise notamment celles auxquelles donne lieu cette « fausse familiarité » qui caractérise le rapport érudit aux œuvres anciennes.

Dans le premier chapitre, intitulé “Les conditions du marché”, Baxandall détaille ce que les peintures du XVe siècle italien doivent à la manière dont elles furent commandées, avec des exigences qui portaient sur ce qu’elles devaient figurer, dans quel ordre, avec quels ornements, avec quelles couleurs, etc., et aussi dans quel délai elles devaient être exécutées, de telle sorte que la part du peintre ne tenait en définitive que dans la technique. Ce qui constitue évidemment une des différences majeures avec les œuvres picturales d’aujourd’hui, lesquelles sont totalement conçues et réalisées par l’artiste qui les offre à la vente telles que lui les a voulues. Et on comprend immédiatement quel quiproquo peut naître d’une contemplation d’un tableau de Ghirlandaio, par exemple, si on l’observe comme une œuvre entièrement née de l’esprit et de la volonté du peintre, notamment en lui prêtant la préoccupation purement esthétique qui est généralement celle de l’amateur du XXIe siècle. Bourdieu et Delsaut, dans l’article cité, évoque le goût du XVe siècle comme suit :
« Aimer une peinture, c’est s’y retrouver, c’est-à-dire, dans le cas du marchand du Quattrocento, rentrer dans ses débours, en obtenir pour son argent, sous la forme des couleurs les plus “riches”, les plus visiblement coûteuses, et de la technique picturale la plus clairement exhibée ; mais c’est aussi - et ce pourrait être une définition universelle du plaisir esthétique - y trouver cette satisfaction supplémentaire qui consiste à s’y retrouver tout entier, s’y reconnaître, s’y trouver bien, s’y sentir chez soi, y retrouver son monde et son rapport au monde : le bien-être que procure la contemplation artistique pourrait résulter de ce que l’œuvre d’art donne une occasion d’accomplir, sous une forme intensifiée par la gratuité, ces actes de compréhension réussis qui font le bonheur comme expérience d’un accord immédiat, préconscient et préréflexif, avec le monde, comme rencontre miraculeuse entre le sens pratique et les significations objectivées. » (4)

Dans le deuxième chapitre, Baxandall s’attache aux dispositions visuelles spécifiques à chaque époque et analyse plus particulièrement celles du XVe siècle en Italie. Ainsi, il évoque par exemple le Zardino de Oration (Le Jardin des Prières), un manuel écrit à l’intention des fillettes en 1454 et dans lequel il est fortement recommandé de se doter de représentations intérieures. « Pour mieux graver l’histoire de la Passion dans son esprit, et en mémoriser plus facilement chaque action, y est-il expliqué, il est utile et nécessaire d’en fixer les lieux et les personnages dans ton esprit : une ville précise par exemple, qui sera la ville de Jérusalem - en pensant à une ville que tu connais bien. » Cette recommandation coïncide avec une manière de concevoir l’histoire sainte qui aboutit à ce que le peintre qui la représente dispose d’une faible marge d’invention pour rencontrer les attentes de son public. Inutile d’en dire plus pour comprendre à quel point la contemplation actuelle de ces peintures conduit à les voir d’une façon totalement différente. Et je ne cite là qu’un des multiples aspects dont parle Baxandall et qui traduisent tout ce qui sépare la vision du XVe siècle (en Italie) de celle d’aujourd’hui. C’est dire à quel point l’ignorance ignorée des conditions sociales qui ont présidé à la réalisation des peintures nourrit l’extase illusoirement fondée dont se réjouissent les amateurs actuels de la peinture du Quattrocento.

Pour fournir un autre exemple puisé dans les multiples arguments qu’avance Baxandall pour justifier le relativisme de son approche, on peut citer le problème que posent les très nombreuses Annonciations peintes au XVe siècle. Nous qui les admirons aujourd’hui, nous sommes facilement enclins à interpréter les différentes attitudes de Marie et de l’ange comme des choix opérés par le peintre, lequel aurait pu, par goût, par tempérament, voire par malice, varier les contenances de la surprise au recueillement, en passant par la peur et le respect, ou encore l’audace et la réserve. Or, le récit biblique de l’Annonciation fait au XVe siècle l’objet d’analyses qui détaillent les phases du dialogue, tel que Luc le rapporte. Ainsi, Fra Roberto distingue cinq conditions louables de la Vierge : « conturbatio (trouble), cogitatio (réflexion), interrogatio (interrogation) humiliatio (soumission), meritatio (mérite). » (p. 82) Ce qui enferme l’œuvre peinte dans un certain déterminisme culturel que sa vision actuelle ignore généralement.

Dans le troisième et dernier chapitre, intitulé “Tableaux et catégories”, Baxandall détaille les jugements portés in illo tempore sur les peintures et sur la façon dont elles furent alors classées, ainsi bien sûr que les artistes. Si la renommée actuelle de certains peintres doit quelque chose à ces jugements d’époque, c’est cependant en méconnaissant les justifications dont ils étaient alors assortis. Ainsi, le vocabulaire utilisé pour qualifier les talents avait le plus souvent un sens précis aujourd’hui oublié ou perdu. Lorsque Cristoforo Landino (1425-1498) juge que Masaccio est un imitateur de la nature et pratique excellemment le relief, il fait référence à des critères dont le sens est très scrupuleusement précisé. Lorsqu’il emploie des termes comme pur, aisance ou perspectif, il se réfère à des notions très circonscrites. Et lorsqu’il qualifie Filippo Lippi de gracieux et d’orné, il faut se garder d’accorder à ces mots le sens à la fois vague et élogieux qu’ils pourraient sembler posséder aujourd’hui.

Je suis bien conscient du fait que présenter de pareille façon les chapitres du livre de Michael Baxandall a quelque chose d’abusif, tant les raccourcis pris trahissent la précision, les nuances et la circonspection de ses propos. Il conviendrait en outre d’inscrire son approche dans le contexte plus large de recherches (telles celles d’Erwin Panofsky, d’Antonio Pinelli ou de Carlo Ginzburg par exemple) qui visent à restituer autant que possible à l’époque ses caractéristiques propres. Reste que tout cela oppose à un rapport quelque peu naïf au passé - qui fait la part belle aux anachronismes et qui essentialise volontiers ce que le sentiment et l’émotion murmurent - une déprise de soi de laquelle on peut espérer cerner ce qui nous sépare des temps révolus, bien au-delà de ce que nous serions spontanément poussés à croire.

De cette idée générale, je voudrais donner un dernier exemple, étranger au livre de Baxandall. Cet exemple, c’est celui de la religion, telle qu’elle fut vécue au XVe siècle en Italie. On doit à Lucien Febvre d’avoir compris ce qui différenciait l’incroyance, telle qu’elle fut vécue ou dénoncée au XVIe siècle, de celle dont on peut se faire une idée dans le monde d’aujourd’hui. (5) Aussi étrange que cela puisse paraître lorsqu’on parle d’une conviction négative, il y a toutes sortes d’incroyances ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son incroyance. Et, de la même manière, il y a toutes sortes de credo ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son credo. Plus encore qu’au XVIe siècle, la religion, au XVe siècle, occupait une place à ce point considérable qu’elle saturait en grande partie l’espace des possibles. Et c’est jusque dans les innovations les plus extraordinaires - pensons au dessein de rejoindre les Indes par l’ouest - que se niche la conviction que, d’une manière ou d’une autre, Dieu et tout ce que l’on croit savoir de lui influe sur le destin des hommes. Ce serait donc s’illusionner fortement que de garder de la foi l’idée de ce qu’elle est ou semble être aujourd’hui, alors qu’il s’agit de croyants de la Renaissance. Et lorsqu’on accepte de relativiser les choses, on en viendrait presque à se demander si les mots eux-mêmes ne mériteraient pas de muer, telles que, au fil des siècles, les idées muent.

(1) Pour un récapitulatif de nos échanges, cf. la première Fußnote de ma note du 9 septembre 2019, auxquels ont peut ajouter les commentaires de mes notes des 14 et 29 octobre 2019, de même bien sûr que les notes que David Violet a placées sur son propre blog.
(2) Pierre Bourdieu, Yvette Delsaut, “Pour une sociologie de la perception” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 40, novembre 1981, pp. 3-9. En faisant référence à cet article - très certainement bien davantage de sa plume que de celle d’Yvette Delsaut -, l’occasion m’est offerte d’attirer l’attention sur le style d’écriture dont usait Bourdieu, particulièrement à cette époque. Se voulant à la fois synthétique et complet, ce style exige une lecture très appliquée qui nuit incontestablement à une compréhension aisée des idées développées. Je confesse que, conscient d’avoir beaucoup lu Bourdieu, notamment dans les années 80, je mesure en avoir inconsciemment adopté certains travers (mauvaise pâle imitation du maître ?) dont je ne suis pas guéri et qui rendent aujourd’hui encore ma propre écriture très souvent très indigeste. Ce n’est pas une excuse ; c’est la conscience que j’ai de mes limites.
(3) Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento [1972], trad. par Yvette Delsaut, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 1985.
(4) Op. cit., p. 7-9. Ce texte se termine par un renvoi vers une note ainsi libellée : « C’est dire que l’idéologie charismatique qui décrit l’amour de l’art dans le langage du coup de foudre est une “illusion bien fondée” : décrivant bien la relation de mutuelle sollicitation entre le “sens esthétique” et les significations artistiques dont le lexique de la relation amoureuse, voire sexuelle, est une expression approchée, et sans doute la moins inadéquate, elle passe sous silence les conditions sociales de possibilité de cette expérience. L’habitus sollicite, interroge, fait parler l’objet qui, de son côté, semble solliciter, appeler, provoquer l’habitus ; c’est ainsi que les projections de savoirs, de souvenirs ou d’images qui, comme le remarque Baxandall, viennent se fondre avec les propriétés directement perçues, ne peuvent évidemment surgir que parce que, pour un habitus prédisposé, elles semblent magiquement évoquées par ces propriétés (l’efficace magique que s’attribue souvent la poésie trouvant son principe dans cette sorte d’accord quasi corporel qui permet aux mots de faire lever des expériences enfouies dans les plis du corps). Bref, si, comme ne cessent de le proclamer les esthètes, l’expérience artistique est affaire de sens et de sentiment, et non de déchiffrement et de raisonnement, c’est que la dialectique entre l’acte constituant et l’objet constitué qui se sollicitent mutuellement se situe effectivement dans l’ordre préconscient et préréflexif des pratiques directement engendrées par la relation essentiellement obscure entre l’habitus et le monde. »
(5) Cf. Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais [1942], Albin Michel, 2003.

mercredi 2 septembre 2020

Note de lecture : Joseph Conrad

Le retour
de Joseph Conrad


On nous annonce une rentrée littéraire faite de 511 livres. La précision du nombre m’effraie, moins cependant que l’idée de m’y plonger. Ce n’est pourtant pas le volume à lire qui m’intimide (si, quand même) ; juste la certitude que tant et tant de mauvais livres en sont et que rien de me permettra de repérer les quelques chefs-d’œuvre qui s’y cachent. Alors, je me tourne vers ma bibliothèque, j’y aperçois Conrad et je l’ouvre une nouvelle fois. Tiens ! cela fait longtemps que je n’ai plus relu Le retour (1). Je ne puis me refuser ce plaisir.

Ce n'est certes pas le récit de Conrad le plus connu, ni le plus apprécié. À certains égards, il dérange, comme peut déranger le fait de surprendre le spectacle d’une dispute au sein d’un couple. Rien n’est plus évident pour le spectateur imprévu que l’inanité de la plupart des arguments échangés ; rien n’est plus indispensable pour les protagonistes que les propos tenus. C’est que l’intimité peut rendre la mauvaise foi à ce point nécessaire que l’incompréhension atteint un niveau des plus élevés. Et puis, si souvent, l’algarade se prolonge, de plus en plus confuse, à moins qu’elle ne s’interrompe au profit d’un mutisme réprobateur. Bref, il n’y a rien là d’exaltant, comme peut l’être par exemple l’aventure lointaine et ses surprises.

Je suis pourtant de ceux qui pensent que Le retour est un grand récit par lequel Conrad a montré toute la force de son écriture et toute la subtilité de ses observations.

Il y a d’abord le ton du narrateur. Ce qu’il décrit, c’est bien davantage que des faits ; ce sont des contextes sociologiques. Ainsi, pour planter le décor de la dispute, il nous faut savoir certaines choses sur le héros, Alvan Hervey, et sur son mariage. Celui-ci sort de la gare…
« Entre les murs nus d’un escalier sordide les voyageurs grimpaient rapidement ; de dos, ils semblaient tous pareils - on eût presque dit qu’ils portaient un uniforme ; leurs visages quelconques offraient de la diversité, mais avaient un air de famille, comme ceux d’une troupe de frères qui, par prudence, dignité, dégoût ou prévoyance, s’ignoreraient résolument les uns les autres ; et leurs yeux, vifs ou lents, leurs yeux braqués sur le haut de l’escalier poussiéreux, leurs yeux bruns, noirs gris ou bleus, avaient tous le même regard concentré et absent, satisfait et vide. » (p. 751-752)

Certaines recensions de la nouvelle précisent que l’action se déroule dans un milieu bourgeois. Voila pourtant qui cible bien mal le milieu dont il est question. Ces voyageurs qui se ressemblent tant - même dos, même type d’habits, même air de famille, même regard - et qui s’ignorent tant, voila qui en dit bien davantage. Et puis, on apprend que Hervey est marié depuis cinq ans…
« À l’époque, toutes ses relations avaient déclaré qu’il était très amoureux ; et il l’avait déclaré lui-même, franchement, car il est entendu que tout homme tombe amoureux une fois dans sa vie - à moins que sa femme ne meure, auquel cas il peut être tout à fait louable de tomber amoureux une seconde fois. » (p. 752)
Peut-on mieux indiquer le conventionnalisme du personnage ? Et, en même temps, dévoiler plus habilement l’ironie du narrateur, lequel fait mine d’approuver cette casuistique de l’amour ? Et lorsqu’il s’agira d’expliquer la résolution de l’amoureux…
« Il y mit tout l’ennui et toute la solennité possibles - sans autre raison concevable que de cacher ses sentiments - attitude convenable s’il en est. Personne toutefois n’eût été choqué de le voir négliger ce devoir, car ce qu’il éprouvait en réalité c’était une forte envie - une envie plus forte et un peu plus complexe sans doute, mais de nature aussi peu répréhensible que l’appétit d’un homme affamé devant son dîner. » (p. 753)

Enfin, sur les années de mariage et le cercle social ainsi créé…
« C’était un milieu on ne peut plus charmant, le siège de toutes les vertus, où rien ne se réalise et où l’on ramène prudemment joies et chagrins à de simples plaisirs ou ennuis. Dans cette région sereine, donc, où l’on cultive les nobles sentiments avec une suffisante profusion pour dissimuler l’impitoyable matérialisme des pensées et des aspirations, Alvan Hervey et sa femme avaient passé cinq ans d’une prudente félicité que n’était venu obscurcir aucun doute sur la juste valeur morale de leur existence. » (p. 753)
Avant que la dispute n’éclate, il y a donc ces années de mariage dont il conviendrait peut-être de mieux savoir ce qu’elle furent…
« C’est ainsi qu’Alvan Hervey et sa femme avaient vécu, l’un près de l’autre, cinq années de prospérité. Avec le temps ils avaient appris à se connaître suffisamment pour la conduite pratique d’une existence comme la leur, mais ils étaient aussi incapable d’une véritable intimité que deux bêtes mangeant au même râtelier, sous le même toit, dans une luxueuse écurie. Apaisé, le désir d’Alvan était devenu une habitude ; et l’aspiration de sa femme était comblée - son désir de fuir le toit paternel, d’affirmer sa personnalité, d’évoluer dans son propre cercle (tellement plus distingué que celui de ses parents), d’avoir une maison à elle, et sa part personnelle du respect, de l’envie et de l’approbation des gens. Ils mettaient tous deux de la précaution à se comprendre tacitement, comme des conspirateurs circonspects mêlés à un complot avantageux ; car ils étaient, l’un et l’autre, incapables de considérer un fait, un sentiment, un principe ou une croyance, autrement qu’à la lumière de leur propre dignité, de leur propre glorification, de leur propre avantage. Ils effleuraient la surface de la vie, la main dans la main, dans une atmosphère pure et glacée - comme deux habiles patineurs qui dessinent des figures sur une glace épaisse pour éblouir les spectateurs, et qui ignorent dédaigneusement le flot caché, le flot mouvant et sombre, le flot de la vie, profond et hors d’atteinte du gel. » (p. 755)

Et voici la dispute. Mais je n’en dirai rien. Certains estiment qu’elle se prolonge un peu trop, que trop de répliques et de suppliques en compliquent le déroulement. Personnellement, je ne m’en lasse absolument pas. Chacun en jugera, comme chacun pourra méditer sa fin, à tout le moins abrupte et surprenante. Une clé, cependant, pour apprécier le récit mieux encore : une dispute au sein d’un couple, c’est tout un monde social qui s’y trahit. Et une question, alors : qu’aurait été semblable dispute si elle avait lieu aujourd’hui, à Londres, entre un agent de la City et sa compagne, animatrice dans une ONG humanitaire ?

(1) Conrad, “Le retour” in “Inquiétude” in Œuvres I, trad. par G. Jean-Aubry révisée par Pierre Coustillas, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 751-808.

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