Le retour
de Joseph Conrad
On nous annonce une rentrée littéraire faite de 511 livres. La précision du nombre m’effraie, moins cependant que l’idée de m’y plonger. Ce n’est pourtant pas le volume à lire qui m’intimide (si, quand même) ; juste la certitude que tant et tant de mauvais livres en sont et que rien de me permettra de repérer les quelques chefs-d’œuvre qui s’y cachent. Alors, je me tourne vers ma bibliothèque, j’y aperçois Conrad et je l’ouvre une nouvelle fois. Tiens ! cela fait longtemps que je n’ai plus relu Le retour (1). Je ne puis me refuser ce plaisir.
Ce n'est certes pas le récit de Conrad le plus connu, ni le plus apprécié. À certains égards, il dérange, comme peut déranger le fait de surprendre le spectacle d’une dispute au sein d’un couple. Rien n’est plus évident pour le spectateur imprévu que l’inanité de la plupart des arguments échangés ; rien n’est plus indispensable pour les protagonistes que les propos tenus. C’est que l’intimité peut rendre la mauvaise foi à ce point nécessaire que l’incompréhension atteint un niveau des plus élevés. Et puis, si souvent, l’algarade se prolonge, de plus en plus confuse, à moins qu’elle ne s’interrompe au profit d’un mutisme réprobateur. Bref, il n’y a rien là d’exaltant, comme peut l’être par exemple l’aventure lointaine et ses surprises.
Je suis pourtant de ceux qui pensent que Le retour est un grand récit par lequel Conrad a montré toute la force de son écriture et toute la subtilité de ses observations.
Il y a d’abord le ton du narrateur. Ce qu’il décrit, c’est bien davantage que des faits ; ce sont des contextes sociologiques. Ainsi, pour planter le décor de la dispute, il nous faut savoir certaines choses sur le héros, Alvan Hervey, et sur son mariage. Celui-ci sort de la gare…
« Entre les murs nus d’un escalier sordide les voyageurs grimpaient rapidement ; de dos, ils semblaient tous pareils - on eût presque dit qu’ils portaient un uniforme ; leurs visages quelconques offraient de la diversité, mais avaient un air de famille, comme ceux d’une troupe de frères qui, par prudence, dignité, dégoût ou prévoyance, s’ignoreraient résolument les uns les autres ; et leurs yeux, vifs ou lents, leurs yeux braqués sur le haut de l’escalier poussiéreux, leurs yeux bruns, noirs gris ou bleus, avaient tous le même regard concentré et absent, satisfait et vide. » (p. 751-752)
Certaines recensions de la nouvelle précisent que l’action se déroule dans un milieu bourgeois. Voila pourtant qui cible bien mal le milieu dont il est question. Ces voyageurs qui se ressemblent tant - même dos, même type d’habits, même air de famille, même regard - et qui s’ignorent tant, voila qui en dit bien davantage. Et puis, on apprend que Hervey est marié depuis cinq ans…
« À l’époque, toutes ses relations avaient déclaré qu’il était très amoureux ; et il l’avait déclaré lui-même, franchement, car il est entendu que tout homme tombe amoureux une fois dans sa vie - à moins que sa femme ne meure, auquel cas il peut être tout à fait louable de tomber amoureux une seconde fois. » (p. 752)
Peut-on mieux indiquer le conventionnalisme du personnage ? Et, en même temps, dévoiler plus habilement l’ironie du narrateur, lequel fait mine d’approuver cette casuistique de l’amour ? Et lorsqu’il s’agira d’expliquer la résolution de l’amoureux…
« Il y mit tout l’ennui et toute la solennité possibles - sans autre raison concevable que de cacher ses sentiments - attitude convenable s’il en est. Personne toutefois n’eût été choqué de le voir négliger ce devoir, car ce qu’il éprouvait en réalité c’était une forte envie - une envie plus forte et un peu plus complexe sans doute, mais de nature aussi peu répréhensible que l’appétit d’un homme affamé devant son dîner. » (p. 753)
Enfin, sur les années de mariage et le cercle social ainsi créé…
« C’était un milieu on ne peut plus charmant, le siège de toutes les vertus, où rien ne se réalise et où l’on ramène prudemment joies et chagrins à de simples plaisirs ou ennuis. Dans cette région sereine, donc, où l’on cultive les nobles sentiments avec une suffisante profusion pour dissimuler l’impitoyable matérialisme des pensées et des aspirations, Alvan Hervey et sa femme avaient passé cinq ans d’une prudente félicité que n’était venu obscurcir aucun doute sur la juste valeur morale de leur existence. » (p. 753)
Avant que la dispute n’éclate, il y a donc ces années de mariage dont il conviendrait peut-être de mieux savoir ce qu’elle furent…
« C’est ainsi qu’Alvan Hervey et sa femme avaient vécu, l’un près de l’autre, cinq années de prospérité. Avec le temps ils avaient appris à se connaître suffisamment pour la conduite pratique d’une existence comme la leur, mais ils étaient aussi incapable d’une véritable intimité que deux bêtes mangeant au même râtelier, sous le même toit, dans une luxueuse écurie. Apaisé, le désir d’Alvan était devenu une habitude ; et l’aspiration de sa femme était comblée - son désir de fuir le toit paternel, d’affirmer sa personnalité, d’évoluer dans son propre cercle (tellement plus distingué que celui de ses parents), d’avoir une maison à elle, et sa part personnelle du respect, de l’envie et de l’approbation des gens. Ils mettaient tous deux de la précaution à se comprendre tacitement, comme des conspirateurs circonspects mêlés à un complot avantageux ; car ils étaient, l’un et l’autre, incapables de considérer un fait, un sentiment, un principe ou une croyance, autrement qu’à la lumière de leur propre dignité, de leur propre glorification, de leur propre avantage. Ils effleuraient la surface de la vie, la main dans la main, dans une atmosphère pure et glacée - comme deux habiles patineurs qui dessinent des figures sur une glace épaisse pour éblouir les spectateurs, et qui ignorent dédaigneusement le flot caché, le flot mouvant et sombre, le flot de la vie, profond et hors d’atteinte du gel. » (p. 755)
Et voici la dispute. Mais je n’en dirai rien. Certains estiment qu’elle se prolonge un peu trop, que trop de répliques et de suppliques en compliquent le déroulement. Personnellement, je ne m’en lasse absolument pas. Chacun en jugera, comme chacun pourra méditer sa fin, à tout le moins abrupte et surprenante. Une clé, cependant, pour apprécier le récit mieux encore : une dispute au sein d’un couple, c’est tout un monde social qui s’y trahit. Et une question, alors : qu’aurait été semblable dispute si elle avait lieu aujourd’hui, à Londres, entre un agent de la City et sa compagne, animatrice dans une ONG humanitaire ?
(1) Conrad, “Le retour” in “Inquiétude” in Œuvres I, trad. par G. Jean-Aubry révisée par Pierre Coustillas, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 751-808.
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