vendredi 11 septembre 2020

Note de lecture : Michael Baxandall

L’œil du quattrocento
de Michael Baxandall


Depuis que David Violet et moi avons débattu du relativisme (1), je me suis souvent demandé quel exemple je pourrais évoquer qui marquerait un progrès dans la compréhension des choses et qui devrait tout à une évidente et véritable approche relativiste des questions abordées. Je crois avoir trouvé.

Dans un numéro de 1981 des Actes de la recherche en sciences sociales consacré à la sociologie de l’œil, on trouve, après un article de Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut intitulé “Pour une sociologie de la perception” (2), la traduction par cette dernière du chapitre II d’un livre de Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy. Yvette Delsaut traduira en fait le livre entier qui paraîtra en 1985 sous le titre L’œil du Quattrocento (3). C’est là que je crois avoir trouvé l’exemple que je cherchais.

L’idée que Baxandall défend dans ce livre, c’est que chaque période de l’histoire crée des conditions de production et de réception des peintures qui font que les périodes ultérieures à leur réalisation connaissent un rapport à celles-ci très différent de ce qu’il fut originairement. Il y aurait, selon lui, un lien très étroit entre le style des peintures et le contexte social dans lequel elles sont apparues. Ce qui revient à dire que l’œil du XXIe siècle se révèle incapable de voir une peinture du XVe comme elle fut regardée à l’époque de sa réalisation. Voilà qui signifie bien que l’œil - et bien sûr tout ce que veut dire le mot œil en pareille occurrence - est relatif à la période durant laquelle il en est fait usage. L’œil est relatif, l’esprit est relatif et, bien sûr, le jugement est relatif.

Rouvrant ce livre plus de trente ans après la première lecture que j’en fis, me revient très précisément le souvenir de l’article de 1981 des Actes qu’elle me procura alors. C’est que les recherches de Baxandall se sont inscrites dans le droit fil des efforts que Pierre Bourdieu menait depuis déjà bien longtemps pour insuffler à la sociologie une préoccupation relativiste, c’est-à-dire pour tenter de définir chaque fait social par les rapports qu’il entretient avec les multiples traits qui composent son contexte.

Le livre de Baxandall illustre très bien, je crois, tout ce que l’approche relativiste peut nous apprendre sur une œuvre picturale, alors même qu’une première vision spontanée peut nous en donner une vision naïve, propice aux interprétations illusoires. Et lorsque je parle d’interprétations illusoires, je vise notamment celles auxquelles donne lieu cette « fausse familiarité » qui caractérise le rapport érudit aux œuvres anciennes.

Dans le premier chapitre, intitulé “Les conditions du marché”, Baxandall détaille ce que les peintures du XVe siècle italien doivent à la manière dont elles furent commandées, avec des exigences qui portaient sur ce qu’elles devaient figurer, dans quel ordre, avec quels ornements, avec quelles couleurs, etc., et aussi dans quel délai elles devaient être exécutées, de telle sorte que la part du peintre ne tenait en définitive que dans la technique. Ce qui constitue évidemment une des différences majeures avec les œuvres picturales d’aujourd’hui, lesquelles sont totalement conçues et réalisées par l’artiste qui les offre à la vente telles que lui les a voulues. Et on comprend immédiatement quel quiproquo peut naître d’une contemplation d’un tableau de Ghirlandaio, par exemple, si on l’observe comme une œuvre entièrement née de l’esprit et de la volonté du peintre, notamment en lui prêtant la préoccupation purement esthétique qui est généralement celle de l’amateur du XXIe siècle. Bourdieu et Delsaut, dans l’article cité, évoque le goût du XVe siècle comme suit :
« Aimer une peinture, c’est s’y retrouver, c’est-à-dire, dans le cas du marchand du Quattrocento, rentrer dans ses débours, en obtenir pour son argent, sous la forme des couleurs les plus “riches”, les plus visiblement coûteuses, et de la technique picturale la plus clairement exhibée ; mais c’est aussi - et ce pourrait être une définition universelle du plaisir esthétique - y trouver cette satisfaction supplémentaire qui consiste à s’y retrouver tout entier, s’y reconnaître, s’y trouver bien, s’y sentir chez soi, y retrouver son monde et son rapport au monde : le bien-être que procure la contemplation artistique pourrait résulter de ce que l’œuvre d’art donne une occasion d’accomplir, sous une forme intensifiée par la gratuité, ces actes de compréhension réussis qui font le bonheur comme expérience d’un accord immédiat, préconscient et préréflexif, avec le monde, comme rencontre miraculeuse entre le sens pratique et les significations objectivées. » (4)

Dans le deuxième chapitre, Baxandall s’attache aux dispositions visuelles spécifiques à chaque époque et analyse plus particulièrement celles du XVe siècle en Italie. Ainsi, il évoque par exemple le Zardino de Oration (Le Jardin des Prières), un manuel écrit à l’intention des fillettes en 1454 et dans lequel il est fortement recommandé de se doter de représentations intérieures. « Pour mieux graver l’histoire de la Passion dans son esprit, et en mémoriser plus facilement chaque action, y est-il expliqué, il est utile et nécessaire d’en fixer les lieux et les personnages dans ton esprit : une ville précise par exemple, qui sera la ville de Jérusalem - en pensant à une ville que tu connais bien. » Cette recommandation coïncide avec une manière de concevoir l’histoire sainte qui aboutit à ce que le peintre qui la représente dispose d’une faible marge d’invention pour rencontrer les attentes de son public. Inutile d’en dire plus pour comprendre à quel point la contemplation actuelle de ces peintures conduit à les voir d’une façon totalement différente. Et je ne cite là qu’un des multiples aspects dont parle Baxandall et qui traduisent tout ce qui sépare la vision du XVe siècle (en Italie) de celle d’aujourd’hui. C’est dire à quel point l’ignorance ignorée des conditions sociales qui ont présidé à la réalisation des peintures nourrit l’extase illusoirement fondée dont se réjouissent les amateurs actuels de la peinture du Quattrocento.

Pour fournir un autre exemple puisé dans les multiples arguments qu’avance Baxandall pour justifier le relativisme de son approche, on peut citer le problème que posent les très nombreuses Annonciations peintes au XVe siècle. Nous qui les admirons aujourd’hui, nous sommes facilement enclins à interpréter les différentes attitudes de Marie et de l’ange comme des choix opérés par le peintre, lequel aurait pu, par goût, par tempérament, voire par malice, varier les contenances de la surprise au recueillement, en passant par la peur et le respect, ou encore l’audace et la réserve. Or, le récit biblique de l’Annonciation fait au XVe siècle l’objet d’analyses qui détaillent les phases du dialogue, tel que Luc le rapporte. Ainsi, Fra Roberto distingue cinq conditions louables de la Vierge : « conturbatio (trouble), cogitatio (réflexion), interrogatio (interrogation) humiliatio (soumission), meritatio (mérite). » (p. 82) Ce qui enferme l’œuvre peinte dans un certain déterminisme culturel que sa vision actuelle ignore généralement.

Dans le troisième et dernier chapitre, intitulé “Tableaux et catégories”, Baxandall détaille les jugements portés in illo tempore sur les peintures et sur la façon dont elles furent alors classées, ainsi bien sûr que les artistes. Si la renommée actuelle de certains peintres doit quelque chose à ces jugements d’époque, c’est cependant en méconnaissant les justifications dont ils étaient alors assortis. Ainsi, le vocabulaire utilisé pour qualifier les talents avait le plus souvent un sens précis aujourd’hui oublié ou perdu. Lorsque Cristoforo Landino (1425-1498) juge que Masaccio est un imitateur de la nature et pratique excellemment le relief, il fait référence à des critères dont le sens est très scrupuleusement précisé. Lorsqu’il emploie des termes comme pur, aisance ou perspectif, il se réfère à des notions très circonscrites. Et lorsqu’il qualifie Filippo Lippi de gracieux et d’orné, il faut se garder d’accorder à ces mots le sens à la fois vague et élogieux qu’ils pourraient sembler posséder aujourd’hui.

Je suis bien conscient du fait que présenter de pareille façon les chapitres du livre de Michael Baxandall a quelque chose d’abusif, tant les raccourcis pris trahissent la précision, les nuances et la circonspection de ses propos. Il conviendrait en outre d’inscrire son approche dans le contexte plus large de recherches (telles celles d’Erwin Panofsky, d’Antonio Pinelli ou de Carlo Ginzburg par exemple) qui visent à restituer autant que possible à l’époque ses caractéristiques propres. Reste que tout cela oppose à un rapport quelque peu naïf au passé - qui fait la part belle aux anachronismes et qui essentialise volontiers ce que le sentiment et l’émotion murmurent - une déprise de soi de laquelle on peut espérer cerner ce qui nous sépare des temps révolus, bien au-delà de ce que nous serions spontanément poussés à croire.

De cette idée générale, je voudrais donner un dernier exemple, étranger au livre de Baxandall. Cet exemple, c’est celui de la religion, telle qu’elle fut vécue au XVe siècle en Italie. On doit à Lucien Febvre d’avoir compris ce qui différenciait l’incroyance, telle qu’elle fut vécue ou dénoncée au XVIe siècle, de celle dont on peut se faire une idée dans le monde d’aujourd’hui. (5) Aussi étrange que cela puisse paraître lorsqu’on parle d’une conviction négative, il y a toutes sortes d’incroyances ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son incroyance. Et, de la même manière, il y a toutes sortes de credo ou, en tout cas, toutes sortes de manières de vivre son credo. Plus encore qu’au XVIe siècle, la religion, au XVe siècle, occupait une place à ce point considérable qu’elle saturait en grande partie l’espace des possibles. Et c’est jusque dans les innovations les plus extraordinaires - pensons au dessein de rejoindre les Indes par l’ouest - que se niche la conviction que, d’une manière ou d’une autre, Dieu et tout ce que l’on croit savoir de lui influe sur le destin des hommes. Ce serait donc s’illusionner fortement que de garder de la foi l’idée de ce qu’elle est ou semble être aujourd’hui, alors qu’il s’agit de croyants de la Renaissance. Et lorsqu’on accepte de relativiser les choses, on en viendrait presque à se demander si les mots eux-mêmes ne mériteraient pas de muer, telles que, au fil des siècles, les idées muent.

(1) Pour un récapitulatif de nos échanges, cf. la première Fußnote de ma note du 9 septembre 2019, auxquels ont peut ajouter les commentaires de mes notes des 14 et 29 octobre 2019, de même bien sûr que les notes que David Violet a placées sur son propre blog.
(2) Pierre Bourdieu, Yvette Delsaut, “Pour une sociologie de la perception” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 40, novembre 1981, pp. 3-9. En faisant référence à cet article - très certainement bien davantage de sa plume que de celle d’Yvette Delsaut -, l’occasion m’est offerte d’attirer l’attention sur le style d’écriture dont usait Bourdieu, particulièrement à cette époque. Se voulant à la fois synthétique et complet, ce style exige une lecture très appliquée qui nuit incontestablement à une compréhension aisée des idées développées. Je confesse que, conscient d’avoir beaucoup lu Bourdieu, notamment dans les années 80, je mesure en avoir inconsciemment adopté certains travers (mauvaise pâle imitation du maître ?) dont je ne suis pas guéri et qui rendent aujourd’hui encore ma propre écriture très souvent très indigeste. Ce n’est pas une excuse ; c’est la conscience que j’ai de mes limites.
(3) Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento [1972], trad. par Yvette Delsaut, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 1985.
(4) Op. cit., p. 7-9. Ce texte se termine par un renvoi vers une note ainsi libellée : « C’est dire que l’idéologie charismatique qui décrit l’amour de l’art dans le langage du coup de foudre est une “illusion bien fondée” : décrivant bien la relation de mutuelle sollicitation entre le “sens esthétique” et les significations artistiques dont le lexique de la relation amoureuse, voire sexuelle, est une expression approchée, et sans doute la moins inadéquate, elle passe sous silence les conditions sociales de possibilité de cette expérience. L’habitus sollicite, interroge, fait parler l’objet qui, de son côté, semble solliciter, appeler, provoquer l’habitus ; c’est ainsi que les projections de savoirs, de souvenirs ou d’images qui, comme le remarque Baxandall, viennent se fondre avec les propriétés directement perçues, ne peuvent évidemment surgir que parce que, pour un habitus prédisposé, elles semblent magiquement évoquées par ces propriétés (l’efficace magique que s’attribue souvent la poésie trouvant son principe dans cette sorte d’accord quasi corporel qui permet aux mots de faire lever des expériences enfouies dans les plis du corps). Bref, si, comme ne cessent de le proclamer les esthètes, l’expérience artistique est affaire de sens et de sentiment, et non de déchiffrement et de raisonnement, c’est que la dialectique entre l’acte constituant et l’objet constitué qui se sollicitent mutuellement se situe effectivement dans l’ordre préconscient et préréflexif des pratiques directement engendrées par la relation essentiellement obscure entre l’habitus et le monde. »
(5) Cf. Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais [1942], Albin Michel, 2003.

6 commentaires:

  1. Cher Jean,

    Si vous entendez (seulement) par "relativiste" le type d'approche que vous mettez en avant dans cette note (qui n'entend pas aller au delà d'un simple relativisme de méthode sur la question esthétique), alors je ne peux que me ranger derrière l'opinion banalisée (et même parfaitement banale) que vous ramassez en ces termes:

    « Voilà qui signifie bien que l’œil - et bien sûr tout ce que veut dire le mot œil en pareille occurrence - est relatif à la période durant laquelle il en est fait usage. L’œil est relatif, l’esprit est relatif et, bien sûr, le jugement est relatif. »

    Seulement, vous feignez d'ignorer, me semble-t-il, que le débat qui existe réellement entre nous n'est absolument pas relatif au relativisme méthodologique dont il est question dans l'article de Baxandall. Reconnaître qu'il existe des ontologies différentes - l'"œil du quattrocento" par exemple (ou encore l'"œil pariétal" qui devait - je suppose - également exister à l'époque des cavernes) - qui toutes méritent d'être étudiées parce qu'elles nous instruisent en retour sur nous-mêmes par le détour de l'histoire, de la pluralité et de l'exotisme, n'est, me semble-t-il, encore d'aucun secours sur la question qui reste cruellement en suspens, à savoir : n'existerait-il pas quelque chose comme une "connaissance" esthétique (ou éthique) à l'aune de laquelle les œuvres et les pratiques humaines qui composent l'infinie diversité des ontologies existantes et possibles n'auraient pas toutes la même dignité ? Question évidemment redoutable dont il n'appartient certainement pas aux sciences sociales d'y répondre, ni à aucune science d'ailleurs, puisque que celles-ci ont précisément fait du refus d'y répondre leur identité et le principe même de leur développement. (Soit dit en passant et pour que les choses soient claires à ce sujet, la "connaissance" - hypothétique - dont je discute avec vous en matière éthique ou esthétique ne saurait faire à mes yeux l'objet d'une "science" et encore moins d'une "expertise" en quelque sens que ce soit ; il n'y a pas d’École - si ce n'est celle de la vie elle-même - qui enseignerait cela sous la férule de doctes professeurs!)

    C'est une chose de défendre la "méthode scientifique" (et son relativisme de principe) c'en est une autre de glisser (parfois insensiblement) vers un relativisme qu'on peut qualifier cette fois d'objectif, parce qu'il tend à affirmer que tous les points de vue (et leur ontologie afférente) se valent. Or, tout comme expliquer n'est pas excuser (ni accuser), il me semble que réussir à prendre le point de vue d'une autre personne (c'est-à-dire à se mettre "à sa place" pour "voir" le monde comme elle), ce n'est pas encore voir correctement les choses.

    Je veux ici simplement exprimer ma désapprobation quant au glissement éventuel qui peut avoir lieu (subrepticement ou pas) entre la première chose et la deuxième chose que je viens de distinguer. Et je maintiens que le seul débat qui peut avoir lieu entre nous, cher Jean, porte uniquement sur le deuxième aspect des choses.

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  2. Si je crois, en effet, que l'on peut réussir à prendre et à comprendre des points de vue "relatifs" à des contextes et des époques différents des siens (en tâchant justement de se porter en pensée au lieu où se trouve placé l’"œil" d'un autre agent), cela ne doit pas nous obliger pour autant à considérer que la réalité elle-même - les cibles de la perception (les œuvres et leur propriétés esthétiques dans le cas artistique) - sont "relatives", sous prétexte que les critères et l’"œil" pour en juger sont socialement et historiquement constitués - et étant ceux de leur époque et de leur culture qui ont tout du particulier et rien de l'universel - les œuvres elles-mêmes n'ont rien d’objectif, c'est-à-dire ont tout du particulier et rien de l'universel. Paralogisme qui se fonde sur l'ignorance du fait que les critères et l’"œil" qui émergent de l'autonomisation progressive - et jamais définitivement acquise - des champs sociaux peuvent acquérir et acquièrent effectivement une validité objectivement supérieure aux autres, ainsi que l'attestent, par exemple, l'"œil" et l'activité scientifiques qui, en tant qu'« activité historique inscrite dans l'histoire, [est néanmoins capable de] produi[re] des vérités transhistoriques, indépendantes de l'histoire, détachées de tous liens avec le lieu et le moment, donc valables éternellement et universellement.» (Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d'agir, 2001, p.10).

    Toute la question ici est de savoir si « l'approche relativiste » que vous évoquez exclut - ou pas - une position réaliste englobante, autrement dit, si - pour parler dans le langage du sociologue - l'"expérience artistique" (dont le contexte et l'époque entrent de façon décisive dans les conditions sociales de possibilité) est de nature à nous dire ce que les œuvres d'art sont en elles-mêmes, i.e. indépendamment de l'expérience que nous en avons ; ou au contraire, si l'expérience en question, qui est, comme le souligne Bourdieu, « l'expérience d'un monde où tout parait évident » (Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, p.175) - parce que celle d'un ajustement entre l'habitus et le monde, d'une coïncidence et d'un accord réussis entre l'acte constituant et l'objet constitué - ne va jamais au delà d'une complicité purement conventionnelle et arbitraire.

    «Les conditions d'une telle maîtrise immédiate restent les mêmes lorsqu'on s'éloigne de l'expérience du monde du sens commun, qui suppose la maîtrise d'instruments de connaissance accessibles à tous et susceptibles d'être acquis par la pratique ordinaire du monde - au moins jusqu'à un certain point -, pour aller vers l'expérience des mondes scolastiques ou des objets qui y sont produits, comme les œuvres d'art, de littérature ou de science, et qui ne se livrent pas au premier venu.» (Bourdieu, ibid.)

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  3. Au fond, cela revient à se demander si l'activité artistique est à l'image de l'activité scientifique - ou pas -, au sens où l'activité en question est susceptible de toucher quelque chose du réel qui ne soit pas seulement une fabrication de l'esprit mais le signe d'une certaine maîtrise qui témoigne d'une valeur de connaissance tout à fait pertinente et précieuse. Autrement dit, si les œuvres d'art ont une réalité autonome ou si, au contraire, elles sont des entités "hétéronomes" dont l'existence est seulement intentionnelle, conceptuelle ou projective (au sens où la beauté d'une œuvre n'est rien de plus qu'une projection mentale agréable de son imagination sur une réalité matérielle de premier niveau qui est au fond la seule chose qui existe, et non la perception de propriétés esthétiques qui appartiennent en propre à l’œuvre). Dans un cas, le statut ontologique de l’œuvre est sans réelle consistance, c'est celui de tout artefact (un "château de sable" par exemple) qui n'a d'existence que par l'idée que nous formons, susceptible de varier historiquement selon les modes et les conventions et de persister éventuellement un certain temps en fonction de ce qui est communément accepté ; c'est alors notre "regard" - et bien sûr tout ce que veut dire le mot regard en pareille occurrence - qui fait d'un artefact une œuvre d’art, car son existence, au fond, dépend simplement de ce que nous pensons, imaginons et désirons. Dans un tel cas, évidemment, les créations les plus fantaisistes sont admises pourvu qu'elles aient leur "tribu" pour les faire voir et valoir. En revanche, dans l'alternative réaliste, le statut ontologique est celui d'une réalité à part entière : la toile que nous admirons est admirable parce qu'elle possède des propriétés esthétiques intrinsèques qui la rendent justement admirable, de sorte qu'il ne suffit pas d'affirmer que quelque chose est une œuvre d'art (ou même simplement qu'un contexte social l'affirme) pour qu'il le devienne.
    Rien n’exige, me semble-t-il, qu’il faille se montrer - sur un plan artistique, éthique, ou physique - fataliste et pessimiste en matière de jugements et de perceptions au point de conclure de la relativité de l’activité de l'"œil" à la nécessaire relativité de ses "vues" - de ce qui est vu. Ce n'est d'ailleurs pas ce que la phrase initialement citée affirme explicitement. Mais le contexte de notre discussion m'impose de tenir compte de cette dérive possible.

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    1. Il m’avait semblé qu’en prenant un exemple dans le domaine esthétique (c’est-à-dire hors des champs de la morale, de la politique et de la connaissance), il serait possible de montrer qu’aucun domaine de la pensée n’échappait à la loi d’airain du relativisme. C’était sous-estimer une fois de plus votre foi en une réalité extra-réelle, celle de valeurs intemporelles et universelles que la nature - pour ne pas dire Dieu - aurait fait régner.

      Vous en appelez à distinguer le relativisme qui appartient à la méthode scientifique du relativisme qui irait jusqu’à affirmer que tous les points de vue se valent. Mais c’est le même ! Celui qui affirme que les nazis et les démocrates défendent chacun un point de vue d’égale valeur n’adopte pas un point de vue relativiste. Au sein d’un système de valeurs local et provisoire, il use d’un argument cynique pour nier les différentes conséquences de chaque opinion en prétendant à leur égalité, alors même qu’il cherche à favoriser celle qui lui plaît. Celui qui dit qu’il existe plusieurs vérités et que chacun a le droit de défendre la sienne n’est pas un relativiste. C’est quelqu’un qui confond la vérité de la chose en soi et ce qui est cru vrai. Bien sûr, dans le langage commun, ceux-là sont appelés des relativistes ; mais il ne faut guère réfléchir longtemps pour constater que cet usage du mot est inadéquat. Tout comme d’ailleurs cet usage du mot “ontologie” pour désigner des Weltanschauugen ; on doit cet usage fautif aux existentialistes ; je le dis fautif parce qu’il oblitère le sens premier du mot.

      Bien sûr, je vous reconnais totalement le droit de défendre votre opinion sur la question. Mais je ne puis néanmoins laisser passer l’usage que vous faites de certaines citations de Bourdieu, là où vous lui faites indubitablement dire le contraire de ce qu’il a voulu dire, ou, à tout le moins, vous l’entraînez bien au-delà de ce qu’il a dit. Ainsi, dans Science de la science et réflexivité, la production de « vérités transhistoriques, indépendantes de l'histoire, détachées de tous liens avec le lieu et le moment, donc valables éternellement et universellement » vise évidemment ces lois naturelles (de la physique, par exemple) qui furent regardées comme ayant ces qualités. Le livre vise à s’interroger sur la façon dont l’émergence et l’histoire de la science, subjectivement très marquées, ont curieusement produit ce souci d’objectivité. Il n’y est nullement question d’une connaissance éthique (ou esthétique). Plus grave encore sont les citations que vous faites des Méditations pascaliennes, car c’est en défendant un point de vue diamétralement opposé au sien que vous sollicitez son texte. Le paragraphe dont vous isolez deux phrases tend à établir le même rapport de « coïncidence (c’est le titre de la section) entre, d’une part, « les dispositions des agents et les attentes ou les exigences immanentes du monde dans lequel ils sont insérés » dans le cadre de « l’expérience ordinaire du monde du sens commun » et, d’autre part, ce qui se passe dans ce qu’il appelle les « mondes scolastiques ». Les considérations que vous en tirez au sujet de ce que vous appelez « l’alternative réaliste » sont l’exact opposé du point de vue que Bourdieu a toujours défendu, tout particulièrement dans La distinction et dans Les règles de l’art, mais aussi dans les Méditations pascaliennes.

      J’ajouterai qu’il ne me semble ni fataliste ni pessimiste d’admettre le relativisme des valeurs, que ce soit dans le domaine esthétique comme dans le domaine éthique.

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  4. Très bien.

    Admettons que le point de vue relativiste n'ait pas de rapport avec celui qu'il est d'usage d'appeler ainsi (i.e. celui à partir duquel on dit en général qu’il existe plusieurs vérités et que chacun a le droit de défendre la sienne, ce qui serait en réalité une ruse pour privilégier sournoisement un point de vue marginal). De sorte que le seul véritable relativisme soit, si je vous comprends bien, celui au nom duquel "aucun domaine de la pensée n’échappe à sa loi (d’airain)" parce que - je suppose - le monde ne peut pas être vu de nulle part, qu'il faut que l’œil voie depuis un point particulier qui le rend relatif ; ou pour le dire autrement, que les systèmes qui sont choisis par les êtres humains pour conceptualiser ou représenter la réalité varient dans les faits en fonction de ce que nous pouvons appeler le contexte.

    N'y a-t-il pas encore au sens dont il est question une critique contre le relativisme qui mérite d'être formulée et prise en compte: le risque que le principe de variation relativiste puisse remonter jusqu'à la réalité elle-même, et qu'on aille alors jusqu'à décréter que les contenus des œuvres - et pas seulement l’œil (du savant ou de l'artiste)- sont eux-mêmes relatifs au contexte, ce qui reviendrait à relativiser la réalité elle-même en inversant le rapport de subordination entre pensée et réalité et à empêcher la possibilité d'une évaluation comparative des œuvres sur une base réaliste.
    Je ne pense pas que le relativisme soit justifié à aller jusqu'à refuser à une œuvre (scientifique, artistique ou autre) toute possibilité d'affranchissement de ses conditions de production. Il y a des cas, me semble-t-il, où le langage (scientifique, mathématique, musical, pictural, littéraire, etc.) dans lequel l'œuvre s'exprime (en sorte qu'elle lui est relative) est bel et bien en contact avec des valeurs intemporelles et universelles parce que l’artéfact est parvenu à "toucher" quelque chose de la réalité en dépit de son particularisme et de son caractère partiel, artificiel, local et expérimental.

    Or, il n'est pas clair que la "loi d'airain" du relativisme dont vous vous faites le rapporteur doive se contenter de quelque chose de moins que les œuvres. A vous peut-être de le préciser. Et par là même de préciser si votre relativisme exclut toute possibilité de hiérarchisation des œuvres sur une base objective (entre celles qui établissent un contact avec la réalité et celles qui ne le font pas, ou significativement moins) ?

    Je me permets de poursuivre la discussion par une note plus explicite sur le sujet que vous trouverez sur mon blog

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    1. Je vous remercie beaucoup d’accepter d’entrer dans mes hypothèses que d’ailleurs vous synthétisez parfaitement.

      Lorsque vous vous interrogez sur « le risque que le principe de variation relativiste puisse remonter jusqu'à la réalité elle-même », je vous suis très volontiers. Mais avant d’évoquer les œuvres du savant et de l’artiste, il me semble utile de préciser un point important. Il n’est pas contestable que les hommes cherchent depuis très longtemps à fournir de la réalité une représentation la plus fidèle possible ; et ce que la démarche scientifique a apporté à cette recherche, c’est une méthode visant à écarter tous les biais auxquels l’esprit humain succombe si volontiers lorsqu’il prend pour vrai ce qui est faux. Lorsque cette démarche porte ses fruits, on se trouve face à ce qu’on appelle des connaissances, le reste ne méritant que le nom de croyances. Si j’énonce ces évidences, c’est parce que, parmi les diverses manières de distinguer le faux du vrai, figure précisément la suspicion de relativisme. Même vis-à-vis des connaissances les mieux confirmées, il importe toujours de s’interroger sur ce qu’elles doivent au point de vue et, de ce fait, de les considérer toujours comme provisoires.

      C’est dire si j’accepte aisément l’idée que les “œuvres” scientifiques puissent fournir de l’intemporel et de l’universel, au moins à titre provisoire. Par contre, le domaine artistique ne présente absolument pas les mêmes garanties et l’idée qu’une “œuvre” d’art puisse être « en contact avec des valeurs intemporelles et universelles » me paraît saugrenue, quelle que soit par ailleurs l’importance des valeurs qu’elle exalte, celle-ci restant soumises sans rémission au relativisme du point de vue. Dire que « l’artefact est parvenu à “toucher” quelque chose de la réalité » est admissible lorsqu’il s’agit d’évoquer la réalité d’un sentiment, voire l’existence d’une valeur (toujours relative), mais n’a guère de sens s’il fallait en déduire que la réalité en question réside dans une valeur “objective” ou, pour le dire autrement, une valeur intemporelle et universelle.

      Comme vous, j’aimerais que certaines valeurs que je fais miennes soient intemporelles et universelles. Mais je sais trop qu’il importe de se déprendre de soi et de ses préférences lorsqu’on recherche le vrai pour succomber à cette tentation.

      Je lirai prochainement la note que vous avez placée ce 3 octobre sur votre blog (https://davidviolet.blogspot.com/).

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