lundi 27 mai 2013

Note de lecture : Thomas Hobbes

Léviathan
de Thomas Hobbes


« [...] j’entends que longtemps avant de pouvoir critiquer, il faut passer des années à comprendre » (1) disait Alain. Voilà une idée qui n’a guère été écoutée lorsqu’il est question des philosophes du XVIIe siècle. Combien nombreux sont ceux qui balaient d’un revers de main Hobbes et Leibniz, par exemple, sans même les avoir lus, pour mieux glorifier Spinoza (sans peut-être l’avoir lu davantage). C’est qu’il est de bon ton d’être spinoziste, probablement parce qu’on a affaire à un athée (du moins l’affirme-t-on) et qu’on ne s’interdit pas la béatitude. Cet usage quasi mondain d’une ancienne pensée philosophique est un bon moyen pour se décourager de la lire et, si l’on la lit, de n’en pas tirer profit.

De quel profit peut-il être question ?

Il me semble que le régime démocratique actuel pose un problème. Son évidence le dispense de se justifier et il tend dès lors à rendre inutile toute argumentation justificatrice. Le choix démocratique n’est plus raisonné, faute notamment d’être comparé à d’autres options. Or, pour échapper à cette évidence, il est très utile de rechercher dans l’histoire la façon dont fut justifié tel ou tel de ces autres choix. Ainsi est-il, par exemple, fort instructif de se poser la question suivante : comment a-t-on argumenté jadis en faveur de la monarchie absolue ? Cette question, apparemment naïve, l’est moins que cette idée commune que Louis XIV se serait habilement imposé en qualité de despote, un despote dont le peuple ne voulait pas.

Voilà qui invite à lire Léviathan de Hobbes (2), là où est longuement expliqué tout ce qui milite en faveur d’un souverain absolu. Ce long texte, très structuré, n’est pas malaisé à lire et paraît assez simple à comprendre. Mais cette impression première est trompeuse, car, dans sa volonté d’être totalement cohérent, Hobbes développe des idées dont une bonne appréhension exige beaucoup d’attention et des connaissances préalables.

J’en connais bien trop peu sur la philosophie du XVIIe siècle pour prétendre avoir tout compris, d’autant que bien des interprétations restent controversées. Et je manque sans nul doute de certaines des connaissances préalables que j’évoque pour être en mesure de cerner tous les enjeux théoriques de la pensée de Hobbes. (3) Reste que Léviathan peut être abordé comme une justification de l’absolutisme qui éclaire sur le fossé séparant les manières de penser en d’autres temps. On peut attendre de pareil éclairage qu’il brise la terrible illusion que nos façons de voir seraient moins différentes de celles des temps anciens que ne le seraient les progrès que ces mêmes façons de voir auraient permis. Bien sûr, la pensée de Hobbes n’est pas représentative à elle seule de l’épistémè (pour parler comme Foucault) du XVIIe siècle. Mais elle en est un des possibles, impossible aujourd’hui.

Les troisième et quatrième parties de Léviathan - les chapitres 32 à 47 - sont consacrées à une analyse assez approfondie des Écritures, en ce qu’elles corroboreraient en quelque sorte le système politique explicité dans les deux premières. Elles ne sont certes pas sans intérêt. Elles donnent toujours lieu aujourd’hui à d’intenses polémiques, relatives notamment à la question de savoir si Hobbes était un athée dissimulé ou un croyant anticlérical. Et il est d’ailleurs probable que le système de Hobbes ne puisse être pleinement compris si l’on minimise trop le rôle qu’y joue Dieu, notamment comme source première d’autorité. Mais je vais néanmoins laisser de côté ces pages-là et les débats qu’ils suscitent pour n’évoquer que les deux premières parties, et uniquement en ce qu’elles révèlent une pensée étrangère au champ du penser possible actuel.

La tentative de relativisation de la pensée de Hobbes à laquelle je souhaite très brièvement me livrer ne doit pas occulter le fait que celle-ci constitue une énorme rupture par rapport à la pensée scolastique qui la précède, une rupture vraisemblablement plus décisive encore que celle opérée par Bacon, Galilée ou Descartes, du moins dans le domaine morale, philosophique et anthropologique. « Tout est corps », voilà en quoi réside le saut prodigieux de Hobbes, comme l’explicite très bien Gérard Mairet dans son introduction à l’œuvre traduite :
« Tout est corps. Telle est la leçon galiléenne et, pour Hobbes, dont le projet scientifique est de faire en science morale ce que Galilée fait en science physique et Harvey en science médicale, il s’agira de penser la moralité au sein d’une axiomatique des corps politiques. C’est pourquoi les premiers chapitres de Léviathan prennent soin de définir ce que c’est que connaître, ce qui revient à établir les conditions de la certitude et, là où Descartes cherchait à fonder pareille certitude dans la subjectivité du cogito en en trouvant la garantie en Dieu, Hobbes trouve radicalement le fondement de ce qui est certain dans le langage, c’est-à-dire dans la définition non contradictoire des mots et appellations, dans le contrôle rigoureux des enchaînements de raisonnement, bref dans la géométrisation du discours. C’est cette grammaire de la pensée que Hobbes énonce dans la première partie de l’ouvrage : De l’homme. » (p. 32-33)

Pour se faire une idée de cette géométrisation du discours, rien de tel que de se pencher un instant sur un échantillon de celui-ci. Presque au hasard, attrapons en plein vol un extrait du chapitre 3 intitulé “De l’enchaînement, ou SUITE, des images” :
« La suite dirigée de pensées est de deux sortes. La première consiste, en partant de l’image d’un effet, à en chercher les causes ou les moyens par lesquels il a été produit ; c’est celle que les humains et les bêtes ont en commun. L’autre sorte consiste à imaginer quelque chose et à chercher tous les effets possibles pouvant être produits à partir d’elle ; c’est-à-dire que nous imaginons ce qu’il est possible d’en faire une fois que cette chose est donnée. De cela, je n’ai jamais eu l’occasion d’observer le moindre signe ailleurs que chez les humains. Car c’est une particularité difficilement discernable dans la nature de ces créatures vivantes qui n’ont d’autres passions que sensuelles, comme le sont la faim, la soif, la lubricité et la colère. En résumé, le discours mental, quand il est ordonné à un dessein, n’est rien d’autre que la recherche (ou faculté d’inventer que les Latins appellent sagacitas et solertia), l’investigation des causes d’un effet quelconque présent ou passé, ou bien des effets d’une cause quelconque présente ou passée. Parfois, quelqu’un cherche ce qu’il a perdu et, à partir de l’endroit et du moment où il l’a perdu, son esprit remonte d’un lieu à un autre, d’un instant à un autre, pour trouver quand et où il l’avait encore. Autrement dit, son esprit cherche quelque certitude, et à délimiter le moment et le lieu à partir desquels il mettra en œuvre sa méthode d’investigation. De là, ces pensées parcourent à nouveau les mêmes lieux et les mêmes moments pour trouver à la faveur de quelle action ou à quelle occasion il l’a perdu. Cela s’appelle souvenir, ou rappel de l’esprit, que les Latins nomment reminiscentia, comme s’il s’agissait de réétudier nos actions passées.
Tantôt, quelqu’un connaît l’endroit précis, à l’intérieur d’un périmètre où il faut chercher, et alors ses pensées en parcourent toutes les parties, de la même façon qu’on le ferait en balayant une pièce pour retrouver un bijou, ou qu’un chien le ferait en sillonnant un champ jusqu’à ce qu’il y trouve une piste, ou qu’on parcourt tout l’alphabet pour y trouver une rime.
Tantôt, quelqu’un veut connaître le dénouement d’une action. Alors, il pense à une action identique ayant eu lieu dans le passé et les événements qui s’y déroulèrent les uns après les autres, en supposant qu’aux mêmes événements succéderont des actions semblables. De la même façon, ce qui prévoit ce qu’il adviendra d’un criminel réexaminera, après un crime identique commis dans le passé, quelles en ont été les suites, en suivant un ordre des pensées tel que celui-ci : le crime, les policiers, la prison, le juge et la potence. Cette espèce de pensée est appelée
prévision et prudence, ou prévoyance, et quelquefois sagesse, bien que ce type de conjecture, en raison des difficultés qu’il y a à observer toutes les circonstances, soit très peu sûr. » (pp. 88-90)

J’ignore si cet extrait est suffisamment long pour donner à voir la forme que prend l’argumentation de Hobbes. Elle a quelque chose de tout à fait fascinant, en grande partie parce qu’elle balise systématiquement ce qu’elle juge comme la totalité de l’univers de l’humain, mais aussi parce qu’elle fait survivre - presque avec rage - le nominalisme occamien (4). La lecture de Léviathan est ainsi soutenue par une curiosité provoquée par la volonté d’être complet dans le tour d’horizon entrepris. On se sent même saisi d’une sorte de frémissement enthousiaste devant tant d’application rigoriste à tout ranger, sans rien omettre. Il est vrai que Hobbes tient la curiosité scientifique pour un puissant désir de l’homme.
« Le désir de savoir pourquoi et comment est la CURIOSITÉ. On ne la trouve chez aucune créature vivante, excepté chez les humains, de telle sorte que c’est seulement par la raison, mais aussi par cette passion particulière, que les humains se distinguent des autres animaux chez qui l’appétit de nourriture et les autres plaisirs des sens prédominent, ce qui leur enlève le souci de connaître les causes - qui est la luxure de l’esprit : celle-ci, par la permanence de la jouissance due à la production continue et infatigable des connaissances, supplante la brève intensité du plaisir du corps. » (p. 132)

Cela ne signifie nullement que Hobbes ne mesure pas le danger à théoriser. Il professe à cet égard une réserve qui n’est pas si éloignée, d’une certaine manière, de ce qu’en a dit Pascal :
« Et toutefois, ceux qui n’ont aucune science sont dans une situation meilleure, et supérieure, par leur prudence naturelle, que ceux qui, en raisonnant de travers ou en faisant confiance à ceux qui raisonnent faussement, parviennent à des règles générales fausses et absurdes. Car l’ignorance des causes et des règles ne nous éloigne pas tant du droit chemin que si nous nous en remettons à des règles fausses en prenant pour causes de nos aspirations ce qui ne l’est pas et serait plutôt cause du contraire. » (p. 120)

L’idée la plus connue exposée dans Léviathan, c’est celle d’un souverain absolu, détenteur de toute puissance et source de tous les droits. C’est en même temps une idée qui nous paraît généralement si étrange, si contraire à la quasi totalité de l’éventail des régimes politiques aujourd’hui admissibles (même les royalistes en sont très loin), que nous éprouvons beaucoup de mal à imaginer qu’elle fut justifiée en raison. Lire Hobbes, c’est donc se donner avant tout l’occasion d’être confronté à semblable justification.

Il est malaisé de ne pas admettre que ce qui a conduit Hobbes à adopter cette opinion, c’est la conviction en laquelle il a vécu qu’il n’est pas de pire mal que la guerre civile. La Première Révolution anglaise (English Civil War), mais aussi les débuts de la Fronde, l’ont très profondément marqué, ainsi d’ailleurs que les guerres de religion qui, dès le deuxième quart du XVIe siècle, ont ravagé une bonne partie de l’Europe. Qu’il faille rassembler les pouvoirs sous une autorité unique, il en est convaincu.
« Si, dans la plus grande partie de l’Angleterre, l’opinion ne s’était pas répandue selon laquelle ces pouvoirs étaient divisés entre le roi, les lords, et la Chambre des Communes, le peuple ne se serait jamais divisé et ne serait jamais tombé dans cette guerre civile, tout d’abord entre ceux qui s’opposaient en politique, et ensuite entre ceux qui s’affrontaient au sujet de la liberté de religion. Cela a tellement instruit les gens sur cette question des droits de souveraineté qu’ils sont peu aujourd’hui (en Angleterre) à ne pas voir que ces droits sont inséparables, qu’ils seront généralement acceptés comme tels au prochain retour de la paix et qu’ils continueront de l’être jusqu’à ce que leurs misères soient oubliées, mais pas plus longtemps, sauf si les gens ordinaires sont mieux instruits qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. » (p. 301)
Ce ne sont pas les convictions des gens au sujet du bien ou de Dieu qui doivent présider à l’autorité au sein de l’État, mais bien un souverain obéi de façon absolue ; la paix en dépend. Et cela est d’autant plus approprié que le bon n’a aucun caractère absolu.
« [...] quel que soit l’objet de l’appétit ou du désir que l’on éprouve, c’est cet objet qu’on appelle bon ; et l’objet de notre haine et de notre aversion est ce que l’on appelle mauvais ; l’objet de notre mépris, on le dit abject et méprisable. En effet, l’usage des mots, mauvais, méprisable est toujours relatif à la personne qui les emploie ; il n’y a rien qui soit simplement et absolument tel [...] » (p. 127) (5)

À nous qui vivons trois siècles et demi plus tard, les objections au pouvoir absolu du souverain nous viennent immédiatement en tête. Mais il serait exagéré de penser que Hobbes n’y a prêté aucune attention et ne les a pas mises dans la balance.
« [...] bien qu’une pareille puissance illimitée puisse susciter l’illusion de quantité de conséquences néfastes, néanmoins, les conséquences de son absence, qui sont la guerre perpétuelle de chacun contre tous, sont pires encore. » (p. 334)
Et si des abus peuvent en découler, il faut les supporter :
« Il est vrai qu’un monarque souverain, ou la plus grande partie d’une assemblée souveraine, peut ordonner de faire toute sorte d’actions afin de satisfaire leurs passions, en opposition à leur propre conscience, ce qui est un abus de confiance et une violation de la loi de nature. Cela dit, ce n’est pas suffisant pour autoriser n’importe quel sujet ou bien à entrer en guerre à cette occasion contre le souverain, ou même à l’accuser d’injustice, ou à dire du mal de lui d’une façon ou d’une autre. » (p. 386) (6)
« [...] vu que le souverain est en charge de la fin, qui est la paix et la défense commune, il est entendu qu’il a le pouvoir d’user de tels moyens qu’il estimera les mieux adaptés pour remplir sa charge. » (p. 299)

Tentons de trouver dans l’œuvre même ce qui peut le conduire à pareille radicalité. (7) Pour ce faire, il faut renoncer - au moins provisoirement - à ce qui nous paraît aller de soi. Par exemple, l’idée qu’il soit bon que le peuple puisse choisir entre différents partis pour exprimer ses souhaits est totalement contraire aux convictions de Hobbes.
« De même qu’il existe des factions fondées sur la parenté, il y a aussi des factions pour s’emparer du gouvernement de la religion, comme les papistes, les protestants, etc., ou de l’État, comme les patriciens et les plébéiens dans l’ancienne Rome, et comme les aristocrates et les démocrates dans l’ancienne Athènes. Elles sont injustes car elles sont contraires à la paix et à la sûreté du peuple, et consistent à prendre les armes des mains du souverain. » (p. 371)
À cela, s’ajoute le fait que Hobbes, à l’inverse de Montaigne, se méfie des délibérations. Lorsqu’il traite des conseils à donner au souverain, il plaide en faveur des recommandations individuelles :
« [...] si l’on suppose un nombre égal de conseillers, on sera mieux conseillé en les écoutant séparément, plutôt que réunis en assemblée [...] il n’y a pas d’assemblée réunie en vue d’un conseil où ne se trouvent quelques-uns ayant l’ambition de faire penser d’eux qu’ils sont éloquents et également savants en matière politique, et qui donnent leur avis sans se soucier de l’affaire en question, mais en prenant soin de se faire applaudir pour leurs péroraisons hétéroclites, faites de différentes ficelles et morceaux colorés des auteurs : ce qui, pour le moins, est sans rapport avec la question et est une perte de temps pour une consultation sérieuse, ce que le secret d’une consultation séparée permet aisément d’éviter. » (p. 402)
Bien mieux :
« [...] celui qui fait mieux encore est celui qui compte seulement sur son propre jugement, comme fait celui qui n’a pas de partenaire du tout. En revanche, celui qui est ballotté de droite et de gauche dans ses affaires par les machinations d’un conseil qui ne peut se décider en dehors d’une majorité d’opinions concordantes, en sorte que l’exécution d’une décision est généralement retardée (par envie ou intérêt) par la partie en désaccord, celui-là donc fait ce qu’il y a de pire [...]. Et, bien qu’il soit vrai que plusieurs yeux voient plus qu’un seul, pourtant ce n’est pas le cas en ce qui concerne plusieurs conseils, mais seulement quand la décision finale est prise par un seul. » (pp. 403-404)

Je crains fort de donner l’impression de résumer ici l’ouvrage de Hobbes. Ce n’est en aucun cas mon intention. Je ne fais que livrer des bribes susceptibles d’exciter la curiosité et l’envie de lire Léviathan en son entier. Il n’est cependant pas possible de passer complètement sous silence l’idée de contrat qui est censée fonder l’origine démocratique de la souveraineté absolue. Il s’agit là de la conséquence logique d’une loi de nature.
« Une LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, ou une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l’interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce par quoi il pense qu’elle serait le mieux préservée. » (p. 230)
C’est sans doute en ce point obscur - mais riche de bien des conséquences philosophiques - que réside cette promesse d’obéir que le peuple aurait originairement souscrit.
« Les signes du contrat sont soit exprès, soit par inférence. Sont exprès les mots énoncés en comprenant ce qu’ils signifient ; et ces mots sont ou bien au présent ou au passé, comme je donne, j’accorde, j’ai donné, j’ai accordé, je veux que ceci soit à toi ; ou au futur, comme je donnerai, j’accorderai, lesquels mots au futur sont appelés PROMESSE.
Les signes par inférence sont tantôt la conséquence des mots, tantôt la conséquence du silence, tantôt la conséquence des actions, tantôt la conséquence de ce qu’une action n’est pas faite ; et, en général, un signe par inférence est tout ce qui, dans n’importe quel contrat, démontre suffisamment la volonté du contractant.
» (p. 236-237)
Gérard Mairet rend compte de la conviction de Hobbes à propos de ce contrat en précisant que « la force est plus faible que le consentement pour instituer la souveraineté absolue » (Mairet) (p. 38)
Voilà qui est tout à fait insuffisant pour ne serait-ce qu’approcher la pensée de Hobbes sur ce point. Qui veut l’approfondir doit se plonger dans Léviathan. Et cela s’impose tout autant pour la conception que Hobbes se fait de la liberté, et de bien d’autres choses encore.

Reste l’idée qui m’a conduit à évoquer Hobbes : le profit que l’on peut tirer de l’approfondissement d’une pensée ancienne, très éloignée des conceptions actuelles, et par-là même susceptible de nous faire toucher du doigt ce que l’air du temps a de relatif. Ce que les philosophes ou les anthropologues professent aujourd’hui n’est pas tant différent de ce qui fut professé dans le passé en raison du progrès, qu’il n’est vu comme un progrès que parce qu’il est différent de ce qui fut dit dans le passé.

La question la plus essentielle est bien sûr de se demander si l’on peut, à cet égard, parler de profit. Car plus on s’efforce d’être lucide à propos de l’histoire, plus on est envahi par le sentiment que, moins encore qu’un sens caché, c’est l’absence de sens qui caractérise l’évolution des hommes. Le sens, l’histoire - telle qu’on la construit - se charge d’en forger un. Même Nietzsche n’a rien fait d’autre en se risquant à une généalogie qui n’a fait que réinventer des conséquences. Lorsqu’on s’applique à comprendre le monde, on satisfait d’abord un désir irrépressible de savoir. Et le prix qu’il faut payer pour le satisfaire, pour autant qu’on se garde de l’illusion, c’est de perdre ses repères et d’être saisi du vertige que procure la béance de notre ignorance. Car la seule chose que l’on découvre, c’est notre incapacité à dissiper le brouillard que la recherche soulève. Le profit, s’il en est un, réside en fait dans cette vigilance envers l’illusion que renforce l’exploration de la diversité des manières de penser, un diversité qui émerge de l’illusoire continuité que nous suggère l’histoire, et tout particulièrement l’histoire des idées.

Un ami m’a récemment rappelé un mot qu’affectionnait Claude Renard, professeur de droit à l’Université de Liège : « Les auteurs se copient tous les uns après les autres... , sauf le premier qui n’avait rien compris ». La boutade n’est pas totalement irréaliste, pour autant qu’on comprenne bien que les erreurs de copie furent incessantes et constante la vanité d’être original.

(1) Alain, Histoire de mes pensées, Gallimard, 1936, p. 84.
(2) Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil [1651], trad. de Gérard Mairet, Gallimard, Folio essais, 2000.
(3) Par exemple, il serait certainement utile de lire (ce que je n’ai pas fait) le récent livre de Jean Terrel, Hobbes : philosopher par temps de crises (CNED-PUF, 2012) dont on trouvera une recension par Philippe Crignon ici.
(4) Certains n’hésitent pas à considérer le nominalisme de Hobbes comme renversant celui d’Occam. Ainsi de Yves-Charles Zarka : « Alors que le nominalisme d'Ockham avait pour fonction essentielle de nous faire connaître adéquatement le monde, celui de Hobbes instaure une séparation insurmontable entre le langage et le monde » (La décision métaphysique de Hobbes, Vrin, 1987, p. 22). C’est en partie pour cette raison qu’il arrive parfois que l’on ne sache plus séparer ce qui obéit à l’intention de Hobbes de décrire le monde ou à son intention qu’il soit remis en ordre ; exemple : « Les privés sont ceux que les sujets constituent entre eux, ou par l’autorité de quelqu’un d’extérieur. En effet, aucune autorité procédant d’une puissance étrangère, à l’intérieur du domaine d’une autre puissance, n’est publique, mais privée. » (p. 355)
(5) L’idée est assez proche de celle que Spinoza défend lorsqu’il insiste sur la relativité des valeurs (Cf. Éthique, III, 9, scolie, GF Flammarion, 1965, p. 145).
(6) Qui voudrait bien connaître la pensée de Hobbes ne pourrait faire l’impasse sur ce qu’il appelle « loi de nature ». Les chapitres 14 et 15 de Léviathan y sont tout spécialement consacrés.
(7) Il va de soi qu’il ne s’agit pas de chercher ici à mesurer l’exacte portée philosophique de Léviathan, ce qui réclamerait bien d’autres connaissances que celles que j’ai, mais simplement de prendre conscience de la cohérence d’une pensée qui nous semble à première vue si étrange.