mercredi 23 janvier 2019

Note d’opinion : la mort et l’erreur

À propos de la mort et de l’erreur

Partons du moins incertain.

La vie émane d’un agencement particulier de la matière qui confère à certaines entités le pouvoir de se mouvoir en vue d’accroître leurs chances de disposer des ressources nécessaires à leur perpétuation. Les conditions utiles à cet agencement sont probablement assez rares, mais - une fois réunies - elles provoquent une évolution qui tend à permettre à ces entités de se modifier, de telle sorte qu’elles puissent éventuellement augmenter leurs capacités d’adaptation à leur propre environnement. Cette évolution n’est possible que parce que ces entités se reproduisent et meurent, de manière à ce que les héritiers soient en mesure de porter ces modifications adaptatrices que les testateurs n’étaient pas en capacité d’adopter.

La matière reste donc l’essentiel, si ce n’est que la forme vivante qu’elle prend occasionnellement présente des caractéristiques que l’on pourrait juger bizarres. Encore se révèle-t-elle tout aussi bizarre en bien d’autres occasions. Au sein même du vivant, les bizarreries s’accumulent, notamment dès lors qu’une de ses multiples formes se fabrique un système nerveux à ce point pénétrant qu’en jaillit une conscience des choses à laquelle un langage complexe apporte le concours de la pensée. Les hypothèses qui ont l’ambition de fournir le pourquoi de ces bizarreries méritent assurément l’attention en ce qu’elles révèlent une manière qu’a la pensée de se comporter. Mais ces mêmes bizarreries peuvent tout aussi bien être regardées comme des faits dont il faut prendre acte - au même titre que la plupart des faits auxquels les hommes sont confrontés - sans deviner des raisons dont la matière ne témoigne pas.

En fait, il y a une bizarrerie de plus dans cette faculté qu’a la pensée humaine de réclamer du sens là où il n’y en a peut-être pas et de se fabriquer en conséquence un faux savoir susceptible d’interférer avec la connaissance des choses (à laquelle cette même pensée peut néanmoins parvenir lorsqu’elle mobilise toutes les habiletés dont l’émergence de cette pensée et du langage subséquent l’a dotée). Si l’on s’interroge sur cette dernière bizarrerie, on est alors confronté au problème que pose l’origine, la fonction et les effets de ce que l’on appelle couramment les croyances.

L’omnipotence des croyances n’est pas crue. Et pourtant, elles règnent partout (1), y compris tapies quelquefois au sein même des savoirs scientifiques, là où elles sont le plus souvent assimilées à des connaissances. On pourrait croire qu’il existe alors une ultime bizarrerie (2) dans le fait que le développement de la conscience n’ait pas abouti à une forme de lucidité absolue, c’est-à-dire à celle qui réussirait à objectiver le réel sans s’égarer dans les voies de la croyance.

Mais à y bien réfléchir, il ne s’agit peut-être pas d’une bizarrerie. En effet, de la même manière que la mort est en quelque sorte le moteur du changement propice aux adaptations que réclame l’évolution du milieu (3) , de même l’erreur est-elle d’une certaine façon le prix à payer pour que soit accordé à chaque individu la possibilité d’anticiper l’avenir, et donc d’ajuster son comportement aux risques futurs. Pour survivre, il ne suffit pas de prendre acte du réel, encore faut-il deviner ce qu’il sera dans les minutes, les heures ou les jours qui suivent. Et pour ce faire, il nous faut donc faire preuve d’imagination. Que la possibilité de prévoir dépasse le champ très restreint du très prochain - là où le risque d’erreur est le moins grand - et que l’imagination dont il faut ainsi user serve aussi à deviner bien des déterminations du passé - donc des causes du présent (depuis Dieu, le big bang ou les faits les plus prosaïques), il n’y a rien là de vraiment étonnant. Car ce qui profite à la survie de l’espèce peut également freiner très fortement l’ambition de connaître, laquelle - comme disait l’Écclésiaste - est mieux faite pour tourmenter les hommes que pour leur venir en aide (4).

Voilà qui me conduit à établir un parallèle entre la mort - souvent considérée comme une regrettable fatalité - et l’erreur - elle-même regardée comme la chose à éviter, alors que l’une et l’autre sont consubstantielles aux nécessités de la vie. Pour le dire autrement, la vie - et tout particulièrement la vie humaine - ne pourrait exister sans la mort et l’erreur, donc sans croyances. Souhaiter une vie sans mort et sans erreur est donc paradoxal.

Je devrais probablement m’en tenir là. Pourtant, il reste peut-être une occurrence qui mérite d’être évoquée, à savoir la mort du dernier homme, la fin de l’humanité. Si la mort est consubstantielle à la vie, que penser de la mort de l’humanité elle-même ? La question impose d’imaginer un certain futur et donc d’encourir un grand risque d’erreur, ce sur quoi ont achoppé toutes les occasions qui furent données par le passé aux hommes de prophétiser la fin de l’homme, du monde ou des temps.

Dans un petit essai qui ne manque pas d’intérêt, Pierre-Henri Castel a livré les réflexions que lui inspire l’hypothèse suivante : « Il s’écoulera moins de temps entre le dernier homme et moi, qu’entre moi et, disons, Christophe Colomb. » (5) Bien qu’il prenne énormément de précautions pour que cette conjecture ne soit pas confondue avec quelque prévision hasardeuse ou prophétique, il reste malaisé de ne pas s’interroger sur ce que valent des réflexions convoquées de la sorte.

Le besoin de se perpétuer demeure une constante au sein du vivant et il est probable que la grande fin - celle de l’homme, celle du monde, celle des temps -, bien qu’appréhendée comme inéluctable, soit plus difficile à concevoir encore que ne l’est la mort individuelle. Pourtant, me dira-t-on, les temps présents accumulent les raisons de croire que la fin est plus proche que l’on a pu l’imaginer par le passé. « La planète est en danger » entend-on dire de façon très anthropocentrique. (6) Plus précisément, les conditions dans lesquelles la vie est amenée à évoluer sont en train de changer, et de changer très vite. Est-ce que cela représente une menace ? Assurément pour un mode de vie qui résulte de progrès aujourd’hui compromis ou requalifiés en nuisances. Mais de là à prédire la fin de l’humanité, il y a peut-être une exagération générée par le refus d’envisager d’autres scénarios, tel une population réduite et soumise à des conditions de vie - au moins provisoirement - très dégradées. (7)

Nous voici, bien évidemment, dans le très incertain.

Quelles que soient les précautions qu’il prend, Pierre-Henri Castel se livre à une prévision qui ne mérite sans doute pas d’être jugée plus crédible que celles dont l’histoire est jalonnée. Il en proclame bien sûr le caractère hypothétique, mais cela n’en corrige guère la prétention à la vérité. (8) Qu’est-ce donc qui l’a poussé à écrire un livre exploitant l’hypothèse de la fin de l’humanité, et d’une fin survenant d’ici quelques siècles ? « Il y a une histoire, […] mais aussi une anthropologie du Mal qui double telle son ombre l’histoire du processus de civilisation » (p. 118) écrit-il, exhibant par là son état de psychanalyste, ne serait-ce que par la majuscule dont il affuble le mal. Lorsqu’il envisage la fin de l’humanité, il commence par poser que :
« Ici, le Mal entre en scène. L’abolition de l’humanité, au jugement commun, est en effet le mal absolu. C’est même un mal indépassable pour deux raisons. La première, c’est qu’il n’y aura plus de mal après, ni de mal au-delà, car personne ne subsistera qui pourrait le commettre, ou faire pire. Les derniers actes mauvais seront, au moins en première analyse, ceux des hommes les pires, et ce seront aussi les pires actes possibles. » (p. 39)
Pourtant, après avoir supposé cet empire que le Mal pourrait prendre, il en vient à imaginer une alternative :
« Nietzsche et Freud partagent […] le même individualisme pessimiste des forts : ceux qui ne se plaignent pas et qui ne rendent compte à personne de leur vie, ni de la façon dont vivre consiste à érotiser ce qui vient à leur rencontre, autrement dit ce qui précède leur mort. Il ne fait aucun doute que les deux poussent à bout la logique de l’affirmation individualiste, sous cette forme extrêmement paradoxale qu’elle autorise, et même qu’elle valorise quelque chose d’antisocial comme le fruit le plus raffiné de la sociabilité individualiste, car c’est là une posture susceptible de forcer l’admiration collective : le spectacle d’individus qui ont une certaine manière, insaisissablement personnelle et indépendante, de ne respecter aucune des normes et des valeurs de la société qui les environne, cette société serait-elle régie par des idéaux individualistes. » (pp. 108-109)

Je suis bien conscient de ne pas rendre ici justice aux subtilités dans lesquelles Pierre-Henri Castel entre si volontiers. D’abord parce que je suis très méfiant vis-à-vis de l’approche psychanalytique des comportements, ensuite parce que j’ai beaucoup de mal à accorder à la vision morale du monde l’importance qu’il lui suppose (9), par exemple lorsqu’il s’agit de deviner en quoi des circonstances exceptionnelles - sinon prodigieuses ou extrêmes - modifieraient les manières de vivre.

Pourquoi alors fais-je état de son essai ?

Et là, je dois revenir sur l’alternative dont je faisais état. Toujours inspiré par Nietzsche et par Freud, Pierre-Henri Castel imagine que les derniers temps de l’humanité puissent - malgré tout - n’être pas totalement voués au Mal.
« L’individu (entendez l’individu psychanalysé) pourrait au contraire “contenir” ces idées et ces intentions [associées au Mal], autrement dit à la fois les endiguer (comme on contient un débordement) et les inclure (comme on retient en soi) dans et par son fonctionnement psychique. Son angoisse, voire sa culpabilité à leur égard n’entraveraient plus, comme il est banal dans la névrose, sa puissance de jouir et d’agir. Allons plus loin, car il n’est pas bien difficile de lire ici entre les lignes : dans une certaine mesure, l’individu pourrait s’en permettre des équivalents, pas tous si symboliques que ça, et peut-être les accomplir jusqu’à un certain point - quoi qu’en dise son groupe social ou familial, ses valeurs et ses idéaux - et, je pèse mes mots, les accomplir librement. Simplement, il n’y aurait aucune mesure, ni aucun critère universel de cette liberté-là ; elle laisserait chacun face à lui-même. » (pp. 107-108)

Mais qui adopterait cette attitude et de quelle liberté exactement userait-il ?

« […] un tel individu […] ne serait-il pas le seul à se révéler effectivement inintimidable face à la tentation du Mal qui vient, face à la provocation et à la surenchère perverse ? L’individu passé par le travail de la culture en ce sens dérangeant aura, en tous cas, la main qui tremble moins dans les occasions où, face au mal, c’est au mal lui-même qu’il faut recourir, et sans tarder - dans autant de situations où la morale ordinaire aboutit justement au genre d’inhibition teintée de culpabilité sur laquelle les gens malfaisants comptent pour étendre leur emprise. Car c’est en fait cela qui dérange : qu’au Mal qui vient, il n’y ait rien à opposer qu’un autre mal, et pourtant que cela puisse ne pas constituer une surenchère, mais briser impitoyablement son essor. » (pp. 109-110)

Ci-dessus, je n’ai pas craint d’écrire que l’erreur est d’une certaine façon le prix à payer pour que soit accordé à chaque individu la possibilité d’anticiper l’avenir, et donc d’ajuster son comportement aux risques futurs. Que vaut l’anticipation à laquelle se livre ici Pierre-Henri Castel ? Est-elle un exemple d’erreur auquel ce genre d’exercice expose ? Je le crois. Non que je sache ce qui adviendrait du comportement humain si celui-ci était davantage qu’il ne l’est aujourd’hui confronté - compte tenu de son imminence - à la fin de l’espèce. J’éprouve simplement beaucoup de difficulté à comprendre et le danger du Mal ainsi redouté et davantage encore le mal salvateur recommandé. Lorsqu’un pompier suggère de brûler certaines zones pour sauvegarder la forêt entière de l’incendie, il dispose d’une expérience et d’un certain savoir qui confèrent à son conseil une certaine vraisemblance. Lorsqu’un psychanalyste recommande de surmonter la névrose en enjambant la morale, il exploite une théorie non vérifiée pour encourager une attitude qui me semble imprudente, dès lors qu’elle se fonde sur une licence totale. Les derniers mots du livre sont ceux-ci :
« Si donc nous souhaitons pour de bon préserver ce qui reste de nos capacités à jouir, à agir et à créer face à la malfaisance avérée - cette malfaisance particulière qui est jouissance de précipiter la fin -, alors il n’est pas exclu que ce travail ne requière un recours froid, ferme, et réfléchi, à la violence » (p. 127)

J’incline à croire que les choses sont à la fois plus compliquées et plus simples. Plus compliquées d'abord, parce qu’il me paraît illusoire de penser que l’on puisse isoler les paramètres auxquels obéit le comportement humain d’une manière qui rende pertinentes les prévisions, notamment quant à la façon dont l’on en viendrait à réagir face à des bouleversements majeurs des conditions de vie. Plus simples ensuite, parce qu’il n’est pas fatal que l’idée de fin soit génératrice d’angoisse ou d’irrationalité. Pourquoi - comme le remarquait déjà Épicure (10)- devrais-je craindre ma propre mort, puisque la mort entraînera la disparition de toute crainte ? Je crains la mort d’autrui, lorsque celle-ci me prive de lui, mais la mienne ne me privera de rien, si ce n’est de la capacité de me sentir privé de quoi que ce soit. La fin de l’humanité est, à cet égard, encore moins troublante, autrui et ego disparaissant d’un même mouvement. On peut redouter les souffrances qui précéderont peut-être la fin des fins, comme on peut appréhender l’épreuve physique à laquelle expose un cancer mortel. Mais la disparition efface toute peur, et notamment celle qui porte paradoxalement sur un temps qui n’existera pas et qui n’a jamais existé, celui de la mort.

Voilà qui pourrait conduire à un forme d’ataraxie susceptible de vivre des temps difficiles sans y mêler des alarmes, des effrois et des tourments que nourrissent nos erreurs, nos croyances et nos anticipations les plus incertaines. Que cette posture ne soit accessible qu’à ceux qui ont connu une histoire qui les y a menés, c’est très probable. Force est cependant de constater que ce chemin est principalement fait d’une démarche intellectuelle fondée sur un refus des illusions, une démarche que quiconque peut tout au moins envisager.

(1) La croyance commune reste le meilleur ciment du monde social. C’est en effet le partage de mêmes convictions qui pousse les hommes bien plus facilement vers la solidarité et l’entraide que ne peut le faire toute appréhension intellectuelle d’une communauté d’espèce et davantage encore de toute appartenance au vivant.
(2) J’appelle bien sûr bizarrerie quelque chose qui mériterait notre étonnement si nous y prêtions attention. Le plus souvent, elle n’est pas perçue telle parce qu’elle n’est pas perçue du tout, étant généralement tapie dans le champ des évidences.
(3) Le milieu évolue car il y a du mouvement. « Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » (Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 844-845). Et c’est parce qu’il y a du mouvement que le temps échoit ; le temps n’a en effet pas d’autre fondement que de marquer le passage d’un état à un autre.
(4) L’Écclésiaste 1 4, 17, 18. Cf. aussi Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, p. 1419 ; Thibaudet et Rat y traduisent la deuxième sentence peinte dans la “librairie” comme suit : « Dieu a donné à l’homme le goût de connaître pour le tourmenter. »
(5) Pierre-Henri Castel, Le mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps, Éd. du Cerf, 2018, p. 11.
(6) Voilà bien une formule très trompeuse, car ce danger - sans doute bien réel - n’est probable - sauf accident - qu’à longue échéance et lié à des événements cosmiques. La planète se moque du vivant en général et de chaque espèce en particulier et peut donc poursuivre sa course sans eux.
(7) Je ne parle d’autres scénarios que pour faire état de la diversité des possibles, non pour laisser croire qu’il en est qui mériteraient davantage de considération que celui envisagé par Pierre-Henri Castel.
(8) Il ne manque pas, en effet, d’évoquer « les raisons les plus graves de nous inquiéter » (p. 16) et d’en induire ceci : « Cet entrelacement vertigineux de dimensions physico-chimiques et d’aspects historiques et sociaux brouille les repères et nous désarme. Il va de soi que lorsqu’un tsunami ravage une centrale nucléaire, il ne s’agit pas d’un désastre purement humain ; mais pas davantage lorsqu’une allocation injuste des terres aboutit à la déforestation de millions d’hectares de forêts tropicales humides, ce qui a des conséquences fatales pour la biodiversité et le climat. Mais surtout, ce dense réseau de causes et d’effets nous empêche de concevoir la fin des temps comme un accident malheureux, que nous pourrions prévenir si nous disposions d’un plan d’action pertinent. Tout tend vers elle, elle est surdéterminée, ce n’est pas un seul fil qui y conduit, mais des centaines et de milliers, qui tous se tiennent les uns les autres et nous enserrent dans leurs noeuds. Au point que le caractère totalisant du phénomène nous en fait rabattre sur l’espérance des effets salutaires d’une prise de conscience - prise de conscience, certes, et après ? Mais, dans le même temps, cette surdétermination englobante n’est justement pas une détermination fatale : rien n’empêche d’imaginer des effets paradoxaux (biophysiques) salvateurs, ou, plus généralement, que ce que nous ignorons réserve aussi de bonnes surprises. Nous ne savons donc pas. C’est là un aliment de choix pour l’attentisme, voire le franc scepticisme, et pour la dénonciation d’un “catastrophisme prématuré”. Lorsque l’horizon de la guerre nucléaire s’imposait à tous comme une menace de part en part historique, de telles attitudes, aujourd’hui communes, étaient marginales. Et la prise de conscience se présentait à tous, avec un objet politique clair, comme un moyen de réagir pertinent et efficace. Mais c’était autrefois. » (p. 18-19) Tout cela ne ramène pas totalement Pierre-Henri Castel à un millénarisme dont l’histoire fournit tant d’exemples, mais ne raffermit pas non plus l’affirmation qu’il s’agirait d’une simple hypothèse.
(9) Je n’ai pas une vision du sens moral qui réclamerait qu’elle constitue un déterminant constant du comportement. Il me paraît que la morale - du moins dans sa composante réfléchie - devrait être réservée aux avatars de la pratique et qu’elle ne mérite d’être convoquée que lorsqu’un casus survient. J’admets très volontiers que c’est encore là une attitude très théorique, mais elle peut fonder une conduite qui échappe quelque peu à la férule de la morale commune et qui, à l’inverse, consacre aux vraies questions morales l’attention qu’elles exigent.
(10) Cf. La lettre à Ménécée, 124, 125, 126.

19 commentaires:

  1. Vous dites, fort justement d'ailleurs, "J’éprouve simplement beaucoup de difficulté à comprendre et le danger du Mal ainsi redouté et davantage encore le mal salvateur recommandé."
    Quid du "bon mal"?
    Non pas au sens restreint de l’expression courante "un mal pour un bien" (c'est à dire quelque chose de mal qui conduit à quelque chose de bien), mais, au sens plus général où, dans bien des situations, nous sommes convaincus d'agir mal et cependant, mais cela se révèle seulement après coup, nous avons le sentiment d'avoir agi de la meilleure façon qui soit, c'est à dire d'une façon à première vue indésirable mais qui s'impose, une fois l'action pleinement achevée, avec la même impression d'évidence que l'on découvre dans la résolution soudaine d'un problème mathématique, de la solution duquel nous vient après coup la ferme certitude qui ne laisse aucune place à d'autres possibilités. Force est de constater que, dans les situations qui comptent le plus à nos yeux, ce sont essentiellement les circonstances exactes(complexes et particulières) qui vont déterminer la plupart du temps la valeur (complète et définitive) d'une action, laquelle est, en elle-même, largement indéterminée(ni bonne ni mauvaise) pour autant que celle-ci est envisagée indépendamment du contexte et de l'environnement qui en décide. Force est de constater qu'entre le désirable (le bien) et l'indésirable (le mal) il y a, non pas une ligne bien définie mais une bordure estompée, une zone mal assurée qui joue le rôle d'étroite bande de terre fertile pour l'action humaine. A ce clair-obscur moral, incertain, mais également créateur et auroral, nous devons la plupart de nos perplexités et même de nos angoisses du moment. Wittgenstein écrivait: "ce qu'on doit faire pour guérir le mal n'est pas clair. Ce qu'on ne doit pas faire est clair dans des cas particuliers". En matière de conduite bonne, c'est essentiellement le temps, pourvu qu'on en dispose encore devant soi, qui finira par donner la solution exacte et la certitude morale qu'on se désespère en attendant d'obtenir un jour.

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    1. Je suis tout à fait d'accord avec vous, à ceci près qu'il arrive aussi que le temps ne puisse rien nous révéler sur la qualité de l'action accomplie.
      Merci pour votre commentaire.

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    2. Oui en effet, assez souvent même, nous pouvons dire que le temps ne nous a pas éclairé davantage sur la qualité de l'action que nous avons entrepris. Mais dans de tels cas il me paraît en l'état, sinon excessif du moins prématuré d'en conclure une fois pour toutes que le temps (l'attente) "ne pourrait, comme vous dites, rien nous révéler" sur sa qualité. Car,après tout, il se pourrait très bien que l'action en question soit encore inachevée, que d'une certaine façon elle reste encore à faire. Ou bien, que le sens et la valeur de cette action existent déjà mais sous une forme qui ne nous apparait encore pour des raisons qui tiennent à notre incapacité du moment à voir ou percevoir ce que nous avons sous nos sens mais qui ne tombent pas immediatement sous le sens. Soit une expérience éthique nouvelle que nous echouons encore à faire...

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    3. Ce que vous précisez là me laisse quelque peu perplexe, parce que je suis plutôt enclin à croire que rien ne peut justifier absolument un jugement moral définitif. Et pour le coup, le temps n’y change rien.
      Bien sûr, il est possible de réviser son point de vue sur un acte à la lumière de ce que le temps nous a permis de comprendre. Mais cela n’aboutit jamais qu’à une nouvelle opinion subjective qui n’a pour elle que d’être devenue apparemment cohérente au regard de ses conséquences.
      En somme, nous ne sommes sûrs de rien, je crois, et plus nous réfléchissons posément aux choses - ce que nous permet le temps qui passe - moins sûrs encore sommes-nous de quoi que ce soit.
      S’il est a priori une chose qui nous semble injuste et regrettable, c’est bien la mort. Pourtant, il n’est pas impossible qu’elle corresponde à une nécessité à laquelle nous devons ce que nous sommes. Et il serait alors paradoxal de la regretter. Voilà qui témoigne - me semble-t-il - de la fragilité de nos jugements.
      J’adhère donc malaisément à l’idée que le temps nous permettrait d’acquérir un jugement moral de plus grande qualité que celui forgé sur le coup. Nous pouvons y croire, bien sûr, d’autant que c’est rassurant, mais je ne puis y voir « une expérience éthique nouvelle ». Juste une consolation bienvenue peut-être.
      Ai-je tort ? Ce n’est pas impossible.

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    4. A vous lire, vous ne semblez pas à adhérer à l'idée d'une "connaissance morale", c'est à dire, d'une forme d'objectivité et de perfectionnement dans ce domaine. Aussi, - et seulement si je vous ai bien compris - je dois vous avouer également une certaine perplexité suscitée par votre réponse. D'un coté, vous semblez accepter l'idée d'un progrès, d'une lumière nouvelle faite sur les choses, ou plus exactement, - car je suppose que vous en restez au domaine strictement moral - sur la valeur de nos actions ("Il est possible de réviser son point de vue sur un acte à la lumière de ce que le temps nous a permis de comprendre"); mais de l'autre, vous semblez refuser à cette lumière nouvelle la capacité de nous éclairer suffisamment pour que celle-ci puisse avoir un effet cognitif et induire une connaissance ou un jugement - objectifs j'entends - plus assurés que l'opinion première "forgée sur le coup"; en sorte que, si je vous comprends bien, on échouerait toujours éthiquement parlant à sortir du cercle des opinions subjectives et à rentrer dans celui d'une connaissance perfectible. De plus, vous semblez opinez, non sans adopter néanmoins une certaine prudence sur le sujet - un ton nuancé et assurément (!) teinté d'indécision qui est tout à votre honneur (mais je ne crois pas, en vous lisant jusqu'au bout, qu'il faille voir cependant dans ce ton adopté jusqu'à une concession faite à l'idée, malgré tout, d'une certaine objectivité possible en matière éthique) - , donc, je disais, que vous semblez opinez qu'avec le temps aucune de nos présomptions en matière morale n'est susceptible de se fortifier (ou au contraire de s'affaiblir) au contact de la vie que nous menons et de nos diverses expériences. Vous allez même, à mon grand étonnement, jusqu'à affirmer explicitement que "nous ne sommes sûrs de rien, du moins le croyez-vous (!), et [que] plus nous réfléchissons posément aux choses - ce que nous permet le temps qui passe - moins sûrs encore sommes-nous de quoi que ce soit." Il y aurait beaucoup à dire sur cette dernière phrase (au bord ?) d'un scepticisme radical, mais je préfère, pour ne pas abuser de la longueur de mon commentaire, aller directement à la question que je souhaitais vous adresser.

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    5. (SUITE) Que les choses soient clairs, l'usage que je fais dans mon commentaire précédent de l'expression "temps" n'implique, chez moi, aucun progrès par lui-même, je veux dire, un progrès qui aurait lieu "quoi-qu'il-en-soit", mécanique, automatique, effectué en quelque sorte indépendamment de la conduite de l'homme, (sans lui et même contre lui). Loin de moi, donc, toute idée d'un temps nécessairement réparateur ou bienfaiteur en ce monde. Est-il tout au plus, dans le sens où je l'entends ici, l'immense pourvoyeur d'expériences encore inédites à avoir et à faire pour un homme. Précisément, parmi l'ensemble des expériences cumulées (mais aussi, dans une certaine mesure, partagées) par chacun - en tant que petit exemplaire d'humanité - n'y en a t-il pas un certain nombre qui se détachent assez naturellement avec le temps et dont on estime volontiers, collectivement (voire unanimement), la valeur incontestable et prototypique pour ce que nous appelons ordinairement dans le registre moral "humanité"? Je ne vois pas ce qui empêcherait de telles expériences de pouvoir constituer à la longue constituer un réservoir de connaissances possibles (pensons à la littérature par exemple), connaissance morale de type pratique (et donc pas nécessairement d'un type propositionnel ou assertorique comme dans les sciences par exemple) à la faveur desquelles on apprendrait ce que signifie et implique réellement une expression par exemple du type "être plus humain, ce que veut dire concrètement "réaliser (plus excellemment) sa nature humaine - ou son humanité. L'humanité étant ici cette part plus ou moins déclarée, mais toujours menacée en chacun de nous, et que nous nous sentons à la fois comme une réaction naturelle et comme un devoir de développer. L'humanité qu'on porte en soi par notre appartenance à l'espèce humaine, en dépit de sa fragilité ou de sa faiblesse (deux éléments de douceur qui sont du reste intrinsèques et consubstantiels à sa nature profonde), n'est-elle pas, en dépit des apparences, la chose, au fond, la mieux partagée et la moins problématique entre les hommes?

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    6. (SUITE ET FIN) En dépit, donc, de toutes les difficultés - bien réelles - à la faire émerger et grandir à l'intérieur de nos conduites, mais également à pouvoir la définir complètement (a-t-on cependant besoin de disposer, pour commencer à faire fonctionner en pratique un concept quelconque d'un fondement sémantique ou théorique complètement clarifié et assuré ?), en attendant donc de pouvoir s'en faire théoriquement une idée plus précise, notre "humanité" se satisfait et vit déjà, dans une large mesure, de l'esprit des hommes ainsi que de l'espérance qu'ils auront un jour, enfin, des fondements et des garanties suffisamment établies à son sujet, au même titre que la vérité scientifique ou mathématique n'a pas attendu, et d'une certaine manière attend toujours, de disposer de fondations de cette sorte. Il est toujours plus facile de reconnaitre et d'apprécier un morceau de musique jouée que de le jouer soi-même! Demandez donc à un individu quelconque, fut-il le plus infâme, si, tel homme décrit dans telle situation déterminée a agi là avec humanité ou pas. Vous serez surpris à coup sûr par l'extraordinaire consensus humain que vous obtiendrez sur une question de ce genre posée à un large échantillon, et ce, malgré - encore une fois - la peine, et peut-être même l'impossibilité, de dire explicitement et de formuler à fond ce qu'on entend exactement par "humanité" à l'intérieur du langage. La question que je vous pose est donc la suivante : Etre moral, n'est-ce pas (j'allais dire "tout simplement") devenir un peu plus humain, au sens le plus ordinaire du terme ? Et lorsqu' "une expérience éthique nouvelle" se fait jour en moi (autrement dit, que je suis capable de reconnaitre ici ou là un comportement plus humain que ce dont je n'aurais peut-être jamais été capable) n'ai-je pas acquis à ce moment là l'assurance objective d'être moralement en possession de quelque chose de "dur" qui me donne droit de faire réellement meilleur usage de la vie, au même titre, par exemple, qu'il existe des gestes et des apprentissages également avec un marteau qui nous aident à faire meilleur usage de celui-ci? Une telle expérience, croyez-moi, je ne suis pas prêt à la qualifier, pour ma part, de simple rassurance, ou selon vos propres termes: "Juste une consolation bienvenue peut-être."

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    7. Non, effectivement, je ne puis adhérer à l’idée d’une connaissance morale empreinte d’objectivité. La morale me semble relever des préférences, même et y compris lorsqu’elle est comprise comme un devoir. Bien sûr, les préférences ont des raisons et l’on peut argumenter sur les meilleurs prescriptions éthiques auxquelles on souhaiterait obéir. Mais ces raisonnements partent tous de prémices qui, en définitive, constituent des inclinations. Je préfère ne pas frapper ou tuer mon prochain, sans que rien n’indique un impératif catégorique initial. Et, à partir de ce choix, je puis discourir sur les diverses attitudes qu’il implique selon les circonstances, en conservant à mes justifications une part importante de rationalité.
      Ce qui est susceptible d’amélioration, grâce notamment au temps qui passe, c’est la compréhension des faits qui crée le casus moral. Le jugement moral proprement dit - jusque dans les profondeurs de sa motivation première - est et restera l’expression d’une préférence.
      Vos propos portent principalement sur « le temps qui passe » et l’expérience qu’il génère. Deux vécus s’y conjuguent : l’expérience acquise par l’homme qui vieillit et l’expérience acquise par l’humanité à travers son histoire.
      Quant au vieillissement de l’individu dont on a si souvent dit qu’il conduisait à une forme de sagesse (cf. les sociétés fondées sur la gérontocratie), l’affaiblissement du corps et des perspectives explique à lui seul beaucoup dans l’idée qu’il rend sage.
      L’expérience accumulée par l’humanité est une question plus intéressante. On a beaucoup dit - depuis le XVIIe siècle - que l’histoire de l’homme se caractérisait par un progrès, sinon constant, du moins inexorable. L’époque contemporaine commence à réviser ce point de vue, notamment en raison des ravages que l’on attribue à certains aspects de ce progrès-là. Beaucoup de ce que les hommes ont inventé pour se défendre de la nature est devenu un tel danger pour elle que cela menace à présent l’homme. Mais là est-ce sans doute l’application hasardeuse de certaines découvertes scientifiques qui explique pareille évolution, bien davantage que toute considération morale.

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    8. SUITE
      Reste la question encore plus fondamentale d’un fonds moral commun des hommes, ce que vous appelez l’“humain” ou l’“humanité”. Cette communauté d’aspiration témoignerait-elle du caractère objectif de la morale, ou à tout le moins d’une partie d’entre elle ?
      Jean-Jacques Rousseau - dont j’aime tant et tant de ses écrits - affirmait déjà l’existence de ce fonds d’humanité : « Laissant […] tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la Nature. » (Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1964, pp. 125-126.) 
      Et cependant, en ce cas, Rousseau ne me convainc guère. Si l’on cherche à établir de l’universel, c’est-à-dire à affirmer l’existence d’institutions universelles, de valeurs universelles, voire d’une nature humaine (de ce qui serait commun à tous les humains), on court le risque de passer à côté de ce que l’altérité peut nous apprendre sur nous-mêmes, autant sans doute que lorsqu’on s’en remet à ce que certains appellent les droits du sujet. Un bon exemple – mais ils sont nombreux – de ce genre de tentative d’établissement, de proclamation de l’universel nous est donné par un ouvrage comme le Nous et les autres que Tzetan Todorov a publié au Seuil en 1989. Prétendre mettre au jour des valeurs universelles, c’est-à-dire des valeurs partagées par toutes les sociétés anciennes ou actuelles, lointaines ou présentes, c’est – je crois – s’illusionner sur ces valeurs. L’idée de l’universel doit rester négative en ce qu’elle doit d’abord et avant tout nous faire prendre conscience de notre ethnocentrisme, de notre géocentrisme, de notre chronocentrisme, bref de notre égotisme. Aller vers l’universel, ce n’est pas aller vers un absolu ; c’est surtout s’éloigner de nous, de ce qui nous enchaîne à nous, c’est accroître notre relativisme.
      Je ne pense pas que la préoccupation morale puisse être comparée au travail du marteau. N’y a-t-il pas dans l’idée que l’on devient meilleur, que l’on use mieux que jamais de la vie, une forme d’autosatisfaction bien présomptueuse qui en altère l’objectif ? N’y a-t-il pas surtout dans cette impression réconfortante un piège pour l’esprit, lequel y perdra fatalement une partie de son indépendance ?
      Cela dit, j’ai des préférences morales et je les assume. Mais je pense que rien ne me dispense de les soumettre sans cesse aux révisions les plus radicales, conscient qu’il faut être que nous ne les devons qu’à un contexte social et circonstanciel qui n’en garantit en rien l’universalité.
      J’ajouterai que les idées que je viens de développer sont avant tout le fruit de réflexions dont l’axe principal reste la méfiance à l’égard des certitudes. C’est assez dire si je les crois elles aussi incertaines.
      Permettez-moi d’ajouter ceci : je prends grand plaisir à « conférer » avec vous, comme disait Montaigne. Vos arguments et vos raisonnements sont selon moi à ce point sensés que je n’en puis démonter le point de départ et que mes propres sources m’apparaissent donc elles-mêmes comme l’expression d’une préférence.
      Un grand merci pour vos commentaires.

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    9. Faute de pouvoir répondre sans doute comme il le faudrait, et surtout avec le souci de rester dans l'esprit du commentaire, je me contenterai seulement ici de ces quelques remarques, - en attendant de pouvoir trouver le temps, l'espace et la forme appropriés pour satisfaire davantage le véritable honneur que vous me faites de vouloir bien «conférer» avec moi.
      1. Il me semble important de bien distinguer dans la morale entre, d'un coté, ce qui relève du sens commun (les préceptes, les conventions, les différents systèmes moraux...) et qui peut être perçu comme largement arbitraire, et de l'autre, ce qui relève de l'innovation, de l'invention, de l'improvisation... c'est à dire de la "mobilité", de la souplesse, et du jeu qui existent inévitablement à l'intérieur de toute règle morale établie. On pourrait dire que l'éthique s'exprime avant tout dans le deuxième aspect des choses lequel représente la part-non arbitraire qui est liée au prolongement de la règle hors des cas qu'elle décrit explicitement. "Ne pas tuer", par exemple, peut être considérée comme la prémisse générale de départ (fixant "arbitrairement" une référence morale). En revanche, "tuer un assassin notoire" par légitime défense ou de manière à empêcher un massacre de plus grande ampleur sur le point d'être commis, appartient à la seconde catégorie susdite car cela exige, à l'intérieur du cadre arbitraire fixé ("Ne pas tuer"), d'exercer une faculté de son entendement autorisant à le transgresser intelligemment (ce qui pour le coup n'a là plus rien d'arbitraire), Il y a, me semble-t-il, dans ce que je viens dire un peu vite tous les ingrédients pour identifier et commencer à circonscrire dans le domaine moral une forme de réalisme (au moins minimal) faisant la part belle à nos facultés rationnelles et sensibles.
      2. Remarquons que la présence d'arbitraire à l'intérieur un système, ou, l'arbitraire apparent que présente un système lorsqu'il prend la forme de propositions et de règles édictées, n'a jamais signifié ni même impliqué l'absence de nécessité elle-même et encore moins l'absence d'un non-arbitraire plus fondamental. C'est ce que J. Bouveresse énonce sous la forme du paradoxe de la nécessité (ou paradoxe transcendantal): à savoir que «une fois que la nécessité a été reconnue, il est impossible de dire par quoi elle pourrait avoir été imposée et qu'elle ne peut apparemment s'exprimer autrement que dans des règles arbitraires. La difficulté est de comprendre comment elle peut le faire sans risquer de disparaitre purement et simplement.» Je vous invite donc à affronter et surmonter cette difficulté dans le domaine moral où, bien que - comme vous dîtes - soient exprimées dans une large mesure de simples préférences (apparemment arbitraires et subjectives), rien ne prouve qu'en dernière analyse l'essentiel se réduise et repose sur de l'arbitraire. «La voix de la nature continue de s'exprimer à travers nos conventions».

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    10. 3. La question d'un certain réalisme dans le domaine moral, c'est à dire d'une forme d'objectivité (connaissable), est celle également de la nécessité à l'œuvre dans le monde. Là où il y a du nécessaire il y a également de l'objectif - du connaissable objectif. Le prédicat est ici redondant mais il me permet de souligner le point important: la congruence entre connaissance (morale) et objectivité (morale). S'il y a de l'objectivité il y a du connaissable. A quoi il faut s'empresser d'ajouter: s'il y a du connaissable il y a également du nécessaire (à connaitre). S'agissant donc de savoir si l'éthique comporte une part bien réelle d'objectivité (c'est à dire de nécessaire et de connaissable), la seule vraie question qu'il convient de se poser et de parvenir à résoudre est celle-ci:
      Comment expliquer que ce que nous sommes tentés de nommer "nécessité" (autrement dit quelque chose qui ne peut pas ne pas se produire) soit dans la réalité aussi peu réalisé, si peu évident, et même quasi-absent?
      Le minimum à faire pour qui voudrait tout de même s'orienter dans une telle direction (vers «l'idée d'une connaissance morale empreinte d'objectivité» - direction à laquelle j'ai bien compris vous ne croyez pas vraiment -, n'est-il pas de s'expliquer sérieusement sur cette "nécessité qui ne nécessite pas". Un tel homme n'a t-il pas le devoir d'essayer d'apporter un commencement de réponse à la question sus-posée? Quand tout concours, de toute évidence, à nous détourner d'une idée devenue presque saugrenue dans le monde actuel (je pense aux lots d'immoralité et d'amoralité caractérisés qui se déversent chaque jour dans notre monde, ce que, du reste, la plus grande grande partie des hommes n'éprouve aucun mal à diagnostiquer - sans qu'une clairvoyance aussi heureuse ne parvienne à leur procurer des chances réelles d'y remédier), quand tout concours, donc, dans les faits apparents à ce qu'il faut bien appeler un "relativisme moral", comment le "réaliste" que je suis peut-il éviter encore d'apparaitre dans la position grotesque d'un Hidalgo, convaincu de lire à travers le tourbillon de poussière soulevée par deux grands troupeaux de moutons quelque insigne emblème signant la présence de deux armées impériales ennemies venus pour en découdre jusqu'à lui?
      Tout théisme, dit-on, est un absentéisme, un absentéisme dont tout théiste digne de ce nom doit se donner les moyens de rendre compte. Je pense qu'il doit en être de même de quelque nécessitarisme que l'on conçoive. A commencer par les formes de nécessitarisme éthique qui affirment, en dépit des apparence, l'existence dans notre monde humain d'un principe (objectif) de nécessité morale, principe actif dosé à des teneurs homéopathiques que la science morale ou la philosophie du même nom est censée avoir pour objectif de mettre au jour. Je conviens que les faits apparents confèrent, en la matière, un net avantage à la position sceptique. Et cependant, je dois bien l'avouer, je n'arrive pas à être positivement convaincu par cette dernière, si l'on entend par celle-ci un scepticisme qui voudrait avoir réglé une fois pour toute la question: ce que je ne crois pas être votre position, si je vous ai bien compris.
      Comment se fait-il, donc, que la nécessité morale se remarque si peu ou se traduise aussi mal dans la réalité, que sa présence en ce monde soit toujours à ce point ensommeillée, chétive, fantomale, ou différée, jusque dans l'accomplissement de notre nature humaine - accomplissement auquel elle est subordonnée ?

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    11. En l'occurrence, ce n'est pas que les choses nécessaires ne se produisent pas qui est vrai, mais, qu'elles le font presque toujours avec une discrétion criante, insultante, révoltante, en quantité presque infinie, pouvant aller jusqu'à procurer une impression fort désagréable, celle-là même qui émane des choses indéfiniment flottantes et incertaines - parce que perpétuellement ajournées? Pourquoi ce qui est supposé avoir un caractère nécessaire - le bien, le vrai, le juste - arrive si rarement ou met si longtemps à arriver alors que ce qui est supposé ne pas avoir ce caractère arrive au contraire si facilement et même si régulièrement dans nos vies? Parce que, précisément, le bien, dont il est question à travers la nécessité morale, n'est pas en réalité un bien suprême et souverain, omnipotent comme les métaphysiques l'ont si souvent affublé; mais c'est un bien, simplement, modestement humain; c'est à dire fragile, farouche, timide, fait d'une lumière si faible qu'elle doit être, qu'il doit être recherché avec la seule détermination des âmes affutées - et seulement au plus profond du cœur ténébreux des hommes. C'est à peine si l'on peut mesurer la portée de cette idée.
      La réponse, ou plutôt la direction dans laquelle il faut aller chercher, me semble-t-il, la réponse, tient dans cette idée fort simple que je viens d'évoquer: Une idée, somme toute, étrangement simple, si simple du reste que celui qui l'aurait devant les yeux devrait encore attendre et ruminer un certain temps avant qu'elle ne produise l'effet escompté sur son pauvre esprit.
      Avez-vous remarqué une nouvelle fois mon recours invocatoire au temps. Je m'en étonne moi-même. «Décidément, me direz-vous, celui-ci semble vous accompagner en toute chose». A quoi, malheureusement, je crains de ne pouvoir que rétorquer: « Hoc illud. C'est là, mon cher monsieur, sans doute mon point le plus faible, celui dont je voudrais du reste me confesser immédiatement devant vous.»
      Encore que je ne le possède, ce point faible, qu'à la façon dont un homme assoupi perçoit une vague agitation autour de lui qu'il s'empresse aussi vite de mêler à ses pensées engourdies et de couvrir de son demi-sommeil.
      Faiblesse que j'aimerais que l'on traite avec une certaine indulgence, celle précisément qui revient à ceux éprouvant à leur insu une confiance désespérée mais inébranlable - et pour cette raison un peu folle - dans les pouvoirs illimités de notre trotteuse universelle, un "temps" où je sens bien que se tient et se joue en lui quelque chose de l'infini, de l'universel et de ce qu'on appelle l'éternité. J'ai cette faiblesse poétique de croire qu'en effet « Tout peut naitre ici bas d'une attente infinie », et cédant voluptueusement au tempo du vers Valéryen de lui céder immédiatement la suite, «L’ombre même le cède à certaine agonie... ».

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    12. Tout d’abord, permettez-moi de préciser ceci : en “conférant”, nous échangeons une estime de l’autre qui ne suppose pas un honneur fait, mais plutôt un plaisir partagé ; me semble-t-il.
      Je suis quelque peu embarrassé, car vos dernières remarques emportent des questions très difficiles qui ne me paraissent pas abordables dans des commentaires inévitablement laconiques.
      Je m’explique.
      En fin de commentaire, vous revenez sur l’importance du temps, un peu vu comme le générateur des règles morales, ou à tout le moins de leur mise en œuvre. Et vous en venez alors à dire des choses très poétiques, émouvantes même, mais qui n’appellent pas vraiment de réponse.
      Auparavant, cependant, vous convoquez la nécessité. Et là vous ouvrez une question abyssale à propos de laquelle j’incline vers certaines conceptions, sans qu’elles me convainquent définitivement. Si je vous disais que je suis assez porté à considérer que tout est déterminé, et donc que tout est nécessaire, sans pour autant me départir de l’idée que rien n’est certain, et surtout pas ces principes auxquelles leur importance confèrerait le privilège d’être nécessaires, vous me diriez sans doute que je manque de cohérence. Accordez-moi qu’il me faudrait m’expliquer assez longuement pour désembrouiller un peu cette attitude. Ce que je ne refuse pas de faire - si tant est que cela puisse intéresser qui que ce soit -, mais pas sur le champ. Bien des notes de mon blog en laissent d’ailleurs transpirer quelque chose, même si c’est souvent confus et en perpétuel changement.
      Une remarque, cependant. Afin d’illustrer votre conviction selon laquelle il y aurait une nécessité morale en l’humain, vous citez Jacques Bouveresse, une phrase qui figure sur la quatrième de couverture de La force de la règle (Minuit, 1987) Peut-être ai-je mal compris ce livre - incontestablement ardu à lire -, mais il me semble que l’interprétation des positions de Wittgenstein sur la nécessité mathématique et la nécessité des principes ordinaires vont plutôt dans l’autre sens, le caractère axiomatique d’une proposition étant jugé par l’un et l’autre comme la privant de sens. Si je vous ai là mal compris, merci de m’en excuser.

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  2. Je vous confirme que le plaisir de "conférer" avec vous est de mon coté parfaitement partagé. Et j'espère avoir l'occasion prochainement de détailler un peu en quoi consiste ce plaisir. Quoiqu'il en soit, merci pour votre attention, vos précautions constantes, et votre finesse de jugement.
    S'il me tient à cœur de discuter avec vous la question morale c'est que j'ai quelques raisons d'espérer pouvoir être compris de la bonne façon sur des choses somme toute assez délicates. J'estime que cela se produit suffisamment rarement pour que je ne considère pas une telle occasion comme particulièrement précieuse. A cela s'ajoute que j'ai pu remarquer que la question morale transparait à travers tout ce que j'ai pu lire jusqu'à présent de vous et qui ne se réduit jamais à de simples chroniques "d'humeur" ou de "réactions" plus ou moins à chaud sur l'actualité. (Une totalité d'écriture que je suis loin encore d'avoir explorée dans son ensemble). Il y a quelque chose de profondément humain dans vos propos, d'élégant, d'important et même de fondamental, que vous honorez d'une plume parfaitement enlevée - précise, concise, et rigoureuse - qui a constamment le souci d'élever la teneur de vos notes au dessus de l'opinion générale en évitant toujours de verser, ou bien dans le snobisme, ou bien dans la misanthropie. Fussent-elles qualifiées d'«opinion» vos notes s'en distinguent pourtant nettement. Mais cela, permettez moi de le réserver pour d'autres développements. A ce style propre et enviable permettez moi d'être également particulièrement sensible à deux autres qualités que je ne peux manquer de relever et d'apprécier à chaque fois : tout d'abord, une sorte de modestie naturelle qui contraste nettement avec celle, il faut bien le dire, feinte et largement répandue dans le milieu averti et convenu de la culture et du monde intellectuel en général; et aussi - mais celle-ci ne va sans doute pas sans la première - une forme touchante de scepticisme que je crois effectivement essentielle dans l'application de nos jugements, de nos croyances (y compris jusque dans nos connaissances les mieux établies), scepticisme sans un minimum duquel il est à peu près certain que le type de discussion que nous avons engagé ne pourrait avoir lieu, du moins se poursuivre.
    Cela étant dit, le scepticisme doit rencontrer également une limite supérieure et une limite sévère qui ne devrait souffrir d'aucune faiblesse. Il a même des raisons logiques d'être borné. Oui, mais où, précisément, doit-il s'arrêter? Là est la question que souvent je me pose lorsque je vous lis, car, j'ai souvent le sentiment en vous lisant de fixer pour ma part des limites (au scepticisme) apparemment beaucoup plus tôt et peut-être également beaucoup plus fermes que vous n'avez tendance apparemment à le faire. Peut-être me trompe-je?

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  3. Cela me donne justement l'occasion de revenir sur la citation que je fais de J. Bouveresse dans mon dernier commentaire. Dire que la nécessité prend la forme dans le langage de propositions grammaticales apparemment arbitraires (concepts, règles, étalons, critères, conventions...) c'est dire à la fois une chose fort simple et tout à fait fondamentale si elle est comprise correctement, à savoir que: la nécessité ne "s'entend" pas (à travers nos mots) mais se "voit" uniquement (à travers notre pensée). Autrement dit, celui qui ne voit pas ou n'accède pas à une nécessité accessible indépendamment du langage et des concepts peut tout à fait s'induire en erreur en voulant conclure uniquement à partir de ce qu'il entend (lequel a effectivement tous les signes apparents de l'arbitraire). Du reste ce n'est pas (uniquement) en voyant une phrase qu'il est possible de savoir si elle est vraie ou fausse, comme si une phrase vraie pouvait se colorer d'elle-même en vert et une phrase fausse en rouge. (Le langage, dit Bouveresse, montre non pas la fausseté ou la vérité d'une proposition mais seulement la possibilité de construire des énoncés vrais ou faux). Et c'est pourquoi les faussaires utilisent le langage aussi bien, voire mieux, que les véridiques.

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  4. Ce n'est donc pas parce que nos règles morales (mais nous pouvons penser aussi aux règles apparemment les plus dures que nous puissions imaginer, comme celles de notre arithmétique, nous dit Wittgenstein) sont, en tant que règles, des propositions qui auraient pu tout aussi bien ne pas être celles-ci, qu'il faut conclure qu'il n'y a dans la réalité aucune nécessité sous-jacente à celles-ci. Dans une règle, il y a quelque chose effectivement d'arbitraire mais ceci n'est pas arbitraire: à savoir que, une fois que la règle a été fixée arbitrairement quelque chose d'autre doit être vraie et même nécessaire. Ainsi, fixer la nécessité dans une proposition (de la grammaire) expose nécessairement à affecter cette nécessité d'une contingence fondamentale qui exprime en réalité l'arbitraire de la "décision", de l'invention, de l'innovation primordiales (i.e à l'origine) dont il fallu s'acquitter pour "arrêter" à l'intérieur du langage la nécessité pourtant bel et bien perçue. Cet effet reflète ce que Bouveresse appelle l'autonomie et l'antériorité de la grammaire par rapport aux autre types de proposition. La conséquence de cela est que, par exemple et entre autres choses, vouloir fixer "absolument" une limite bien définie entre: Europe et Asie, Riches et Pauvres, ou encore - et cela pour revenir à ma précédente remarque (et refermer la boucle) - entre "scepticisme acceptable" et "scepticisme inacceptable", expose par nature (et non pas simplement par accident) à l'arbitraire d'un geste, et, quoiqu'on fasse pour exprimer le plus scrupuleusement possible (c'est à dire sans perte) la nécessité en question cette dernière ne manquera jamais de se traduire par l'adoption d'une règle (ou d'une autre) affectée d'un coefficient d'arbitraire ou de contingence incompressible et inéliminable. Je convoque ce "résultat" d'importance qui fut donc obtenu par la philosophie d'inspiration Wittgensteinienne, - et que ni Archimède, ni Kant, ni Descartes ne pouvaient par conséquent avoir en tête -, pour mettre en garde contre la tentation de vouloir conclure trop vite à une forme de relativisme moral sous le seul prétexte qu'une règle (ou qu'un ensemble de règles) morale(s) édictée(s) est contingent(e), et par conséquent, sans fondement, au regard de ce que vous appelez l'« incessant renouvellement de la quête d’un socle premier». Les mathématiques sont à cet égard sans fondement également à la suite de ce que fût la quête acharnée et perdue d'avance de ses "fondements" au tournant du siècle. Cela rend-il pour autant nos règles arithmétiques et plus généralement tous les développements mathématiques caduques ou incorrects?

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  5. J'ai noté à plusieurs reprises le point d'honneur que vous mettez à répéter l'importance d'un devoir d'incertitude, ou plus explicitement, que «nous ne sommes sûrs de rien». Or, j'ai - sinon la certitude - du moins la conviction intime, qu'en matière éthique, il existe au cœur de chaque homme un fond commun de croyance (et de reconnaissance) stable en l'humain - et même de connaissance pratique - coïncidant exactement avec ce qu'il y a de meilleur en chacun et qui, faute de pouvoir s'actualiser dans la réalité, n'en constitue pas moins un socle solide dans lequel tous les hommes y compris les plus répugnants, sont au moins disposés et capables de temps à autres de se reconnaitre, ou à tout le moins de reconnaitre la part "oubliée" ou "ratée" en eux qui leur fait justement si cruellement défaut. Mettre en doute un tel fond ne présente-t-il pas quelque chose de moralement "douteux" ou vicieux ? J'ai sans doute la faiblesse de penser qu'un tel fond doit être défendu avec la plus grande vigueur et fermeté contre les attaques non moins vigoureuses et incessantes d'"obscurantisme éthique" et autre encouragement de notre inhumanité. Vous m'accorderez au moins qu'il n'y a pas lieu de faiblir contre ce mal là. Et c'est pourquoi je considère que cette proposition - somme toute assez modeste - me semble universalisable sans risque d'en dire plus que nous n'en savons, car c'est en ce point que réside toujours le risque. Je propose donc, ni plus ni moins, d'identifier connaissance morale (resp. nécessité morale) et "aptitude à réagir humainement dans une situation déterminée" (resp. notre devoir et notre intérêt à le faire en tant qu'être humain). Je ne prétends pas ici à quelque chose d'extraordinaire, d'inouï, ou même de mystérieux; non, mais à quelque chose de très naturel et des plus ordinaires, que nous savons déjà en un certain sens, et qu'il nous arrive avec plus ou moins de succès de mettre en œuvre, en pratique, dans la vie. Evidemment, nous n'aurons pas immédiatement les réponses à toutes les questions et à tous les problèmes qui se poseront et c'est du reste pourquoi il faut parler à ce propos d'une "connaissance", une connaissance pratique, certes perfectible (quelle connaissance d'ailleurs ne le serait pas?), mais une connaissance tout de même à acquérir, à développer et à fortifier.

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  6. Mon mot d'ordre, s'il en est un, serait donc : "Partons de ce que nous savons déjà en ce domaine - «du moins incertain» comme vous dites - lequel, remarquons au passage, fait extraordinairement consensus, (pourvu qu'il soit décrit en toute clarté), et alors, élargissons-le!". (Soit dit en passant, j'ai remarqué la une et le dossier du Télérama de la semaine passée: «Quelle société pour demain? Plus humaine! ». Se passe de commentaire.) C'est là, me semble-t-il, quelque chose qui est si naturel, si ancré en l'homme, et si évident de chercher à faire et à pratiquer et même déjà en un certain sens si partagée dans le cœur des hommes que j'hésite parfois à devoir l'évoquer comme je le fais. (On a toujours un peu le sentiment dans ces moments là d'enfoncer des portes ouvertes). Etre moral c'est être simplement humain, de sorte que, si dans une situation déterminée, vous ne savez pas comment réagir moralement, demandez-vous alors simplement, quelle serait l'attitude humainement appropriée, la "plus humaine", celle qu'il faudrait s'efforcer d'adopter dans de telles circonstances pour inspirer confiance. L'humanité recherchée n'est autre que ce qui majore en l'homme son niveau de confiance. Essayons pourquoi pas de la décrire, en termes exacts, et même pourquoi pas de l'écrire - l'exercice étant dans ce domaine des plus profitables, et même, osons le mot - vertueux! Si malgré tout, cette équation ("moralité = humanité") ne suffit pas encore à convaincre les plus sceptiques et perplexes d'entre nous d'une morale (d'une humanité) qui nous incombe à tous - cette "nécessité morale" que nous avons en débat ici et qui est en même temps, selon moi, urgente connaissance de notre potentiel humain, laquelle "nécessité" n'a rien de particulier ni de relatif (sauf évidemment d'être relative à l'espèce humaine) -, alors, il n'y a plus qu'à faire du temps l'éternel recommencement d'un premier jour de l'inhumanité, et de traiter alors les immoraux, les amoraux, les relativistes, les idéalistes, les irréalistes de tout poil de la même façon que tous les autres, sans distinction, et puisque tout se vaut dans un tel monde alors de traiter également, avec une égale déférence, les "créationnistes", les "platistes" et autres gens qu'on ne peut plus améliorer parce que, quand le sage leur montre la lune eux ne regardent déjà plus le doigt comme le parfait imbécile, mais se pourlèchent les badigoinces, l'œil hilare et enivré, l'intelligence heureuse qui s'esbaudit en satisfaisant son plus profond besoin, tandis que leur regard amusé et rusé se fixe sur la lune pour ne pas chanceler, que dis-je, une grosse meule de Roquefort suspendue au dessus d'un horizon tout plat lequel suffit à leurs yeux pour prouver que la Terre est plate et la lune faite en fromage - comme s'il la voyait à chaque fois pour la première fois - en le proclamant haut et fort.

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    1. Lorsqu’on lit un auteur - quel qu’il soit, vous en l’occurrence - on est souvent tenté de s’accrocher à quelques mots ou groupes de mots que l’on décèle comme ceux qui méritent une réaction. Et comme ce fut peut-être pour lui ce à quoi il attacha le moins d’importance, l’incompréhension enfle et enfle encore. Je m’y risque cependant, en espérant que vous corrigerez mes éventuelles errances.
      Ayant lu vos derniers commentaires, j’avais l’intention de débattre de deux thèmes qui me semblent y jouer un rôle important. D’abord, du scepticisme et de plus précisément de cette limite supérieur qu’il ne devrait pas dépasser. Ensuite, de la nécessité et de son éventuelle présence dans les préceptes les plus généraux.
      Entre-temps, cependant, j’ai pris connaissance d’autres commentaires que vous avez laissés sous ma note du 1er février 2019 et qui rejoignent les mêmes problématiques, même s’ils commencèrent par tourner autour de la notion d’indépendance d’esprit. Je me propose en conséquence d’y poursuivre notre discussion et donc d’y revenir sur le scepticisme et la nécessité.
      Mais avant cela, permettez-moi de répondre d’un mot aux deux premiers paragraphes de vos derniers commentaires, lesquels me célèbre démesurément ? Ce n’est pas que je n’aimerais mériter vos éloges, ni que je doute de votre sincérité, mais je suis trop faillible pour y croire et suis donc porté - excusez m’en - à les attribuer à une conjonction d’opinion propre à générer la sympathie, sympathie réciproque en l’occurrence.
      Merci pour votre estime.

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