vendredi 1 février 2019

Note d’opinion : la bien-pensance et le politiquement incorrect

À propos de la bien-pensance et du politiquement incorrect

Le 1er février 2019, Michel Guerrin, l’un des rédacteurs en chef du journal Le Monde, a publié un article dont le titre est le jugement péremptoire suivant : « Dupond-Moretti, Houellebecq, Eastwood sont précieux dans un paysage culturel où la norme est de lisser le discours ». L’occasion m’est ainsi donnée, par les objections que je souhaite y apporter (ce qui ne devrait pas en principe lui déplaire), de préciser une fois de plus mon point de vue.

Ce que Guerrin appelle le paysage culturel, c’est donc le champ de la célébrité, là où pour diverses raisons Éric Dupont-Moretti, Michel Houellebecq et Clint Eastwood ont obtenu une place relativement importante (« Ce qui les lie […] est d’abord leur succès » écrit-il). De quoi témoigne la célébrité ? (1) De pas grand-chose ! Peut-être d’une certaine capacité à se faire remarquer, souvent synonyme de médiocrité ; plus souvent encore, de s’être trouvé au moment et à l’endroit idoines et d’y avoir consenti. Loin de moi l’idée que tous les gens célèbres seraient dépourvus de talents. Mais je ne puis m’empêcher de supposer que ces talents ont d’abord et avant tout participé à l’assomption vers la célébrité et que celle-ci les a gâchés d’une manière ou d’une autre. Voilà sans doute pourquoi le talent méconnu et le talent qui n’accède qu’à une célébrité posthume sont parmi les plus estimables.

L’important n’est cependant pas là.

Selon Guerrin, en quoi Dupont-Moretti est-il précieux ?

Celui-ci, avocat de son métier, se livre en ce moment à un one-man-show au Théâtre de la Madeleine à Paris. Il n’avait pas attendu cette occasion pour se donner en spectacle, bien sûr. Mais là, selon Guerrin, il jouerait « sa vie d’homme et d’avocat - la même ». Et qu’en retient-il ? Ceci :
« L’avocat boit du vin, dévore la viande, grille des cigarettes (sur scène aussi), goûte le cigare, chasse au faucon, aime la corrida et séduire les filles, manie l’irrévérence. Il a le mot gourmand. Il adopte une formule d’un de ses mentors : “Je déteste le confort, je tolère le luxe.” Les cibles qu’il coupe en morceaux sont, selon lui, autant d’embûches à la liberté : les communautarismes, le mouvement Balance ton porc, le moralisme dominant, l’hygiénisme, la pensée victimaire, les réseaux sociaux – “des poubelles de frustrés haineux”. »

Bigre !

Selon Guerrin, en quoi Michel Houellebecq est-il précieux ?

Parce que :
« [Il] prend un malin plaisir à brosser un héros qui n’en est pas un tant il coche toutes les cases incorrectes et avoue son absence de scrupules. Il jette ses bouteilles en verre avec le papier, réduit souvent les femmes à un objet de plaisir à consommer, use des armes à feu, s’émerveille dans un hypermarché, etc. »

Bigre !

Selon Guerrin, en quoi Clint Eastwood est-il précieux ?

Il est question de son dernier film : La Mule. « Son personnage est un “réac” au grand cœur, qui, s’arrêtant au bord de la route pour aider un couple noir qui a crevé, leur lance : “Ça fait plaisir d’aider des amis nègres !” L’homme lui rétorque qu’il faut dire “noir”, mais son épouse, qui a pris la mesure des piètres talents de bricoleur de son mari et n’entend pas rester plantée en rase campagne, tempère l’indignation. Plus loin dans le film, Eastwood lance à des Mexicains qu’ils sont “des haricots rouges dans un champ de maïs” ou encore “They all look the fucking same”. Soit : tous les Mexicains se ressemblent, comment donc les reconnaître ? »

Bigre !

Je dis bigre, parce que cette exclamation (mise pour bougre) sent son bourgeois réagissant devant du politiquement incorrect. Et c’est bien ceux-là que vise Michel Guerrin, qui écrit : « Les opposants à ce trio seront confortés dans leurs convictions : “la pensée décomplexée” est tenue par des conservateurs, voire des réactionnaires. C’est probable dans la politique et la société en général, avec Trump pour emblème. C’est faux dans la culture, où toute voix dissonante doit être écoutée. Et si en plus elle est de qualité… »
En quoi, de qualité ?
« Ce qui rapproche aussi ces trois auteurs, c’est qu’ils parlent d’eux-mêmes à travers leurs personnages, sans vraiment être inquiétés par la police de la pensée. Sans doute parce que leur notoriété est solide et leur talent peu contestable. Et puis ils en ont vu d’autres. Surtout, ils jouent merveilleusement d’une esthétique et d’une narration ambiguës, maniant le chaud et le froid, ce qui donne du brio à leur style et désarme la critique. »
Là, certains des arguments avancés - parler de soi, échapper à la police de la pensée, bénéficier d’une certaine notoriété - méritent d’être bien pesés. Je passe et j’en viens à ce qui me paraît l’essentiel.

Bien des propos tenus au sujet du politiquement correct - dans un sens comme dans l’autre, d’ailleurs - manquent souvent de cohérence et de rationalité. Qui ne s’est pas quelquefois senti en accord avec le souhait d’appuyer une règle morale ou une consigne politique que les circonstances semblent justifier ? Qui ne s’est pas quelquefois senti animé par le désir de transgresser ou de vilipender la même ou une autre règle ou consigne dont la formulation de principe semble représenter une contrainte excessive ? Tant et si bien que l’on voit assez souvent une même personne osciller entre deux attitudes que la logique du politiquement correct répute contradictoires.

En fait, les rapports existant entre la bien-pensance et le politiquement incorrect - qui apparaissent très antagonistes - participent d’une même imprégnation aux pensées que véhicule l’air du temps. Pour ou contre, c’est la même détermination sociale qui pousse à réagir. Et là où l’on croit percevoir une liberté - celle dont userait celui qui se refuse à se conformer à la police de la pensée -, on reste face à la même servitude. (2) C’est ce faux-semblant - souvent peu conscient - qui conduit Michel Guerrin à cette extraordinaire contorsion : désapprouver Donald Trump et approuver Clint Eastwood, Michel Houellebecq et Éric Dupont-Moretti au seul motif que l’un mérite un jugement politique et les autres un jugement culturel.

Si l’on souhaite tenter de comprendre - ce qui n’est pas une chose à tenter en permanence, sous peine d’en altérer les conditions d’exercice -, il faut d’abord et avant tout se déprendre de soi. Car c’est en soi que sont logées les consignes sociales qui, lorsqu’on réagit spontanément, guident nos opinions. Pour se garder de l’influence du monde social - par exemple, du politiquement correct -, il faut se méfier de ce qui s’est insinué en nous et donc le débusquer en nous. Mais l’indépendance d’esprit réclame en outre d’éviter le contre-pied. Car le contraire du politiquement correct n’est pas nécessairement plus digne d’attention, que ce soit dans le champ politique ou dans le champ culturel. Une véritable indépendance d’esprit exige que l’on se dégage des influences en tous sens et que l’on reprenne les choses en leur début. Le contre-pied n’est souvent qu’une posture orgueilleuse qui joue sur la bienveillance dont bénéficie le défi. Oser assumer son inconvenance est souvent au final un geste naïf qui mise sur la supériorité de la sincérité sur l’hypocrisie, un pari stupide s’il en est.

Ce qui revient à dire que la frontière qui permettrait d’identifier le politiquement correct ou le moralement convenable n’est elle-même qu’un préjugé dont il convient de s’affranchir. Ainsi est-il alors possible d’approuver à l’occasion une personne ou une opinion qui serait réputée politiquement incorrect ou moralement condamnable et, au même moment, approuver aussi ce qui serait disqualifié au motif qu’il serait bien-pensant. Et reste aussi possible de se garder de juger lorsque l’intérêt pour la cause est insuffisant ou lorsque les éléments utiles au jugement restent ignorés. Voilà pourquoi je me garde ici de juger Éric Dupont-Moretti, Michel Houellebecq et Clint Eastwood, si ce n’est au regard de leur célébrité, ce qui est loin d’être décisif.

(1) Cf. ma note du 24 mai 2014 sur la renommée.
(2) Cf. ma note du 22 décembre 2016 sur l’indépendance d’esprit.

10 commentaires:

  1. En dépit du fait que je souscris entièrement à votre dénonciation "incorrecte" des vrais-fausses postures - autrement dit des véritables impostures du monde intellectuel - je me demande cependant si vous avez en tête quelque critère réel - règle ou faculté - pour discerner entre la "bonne" indépendance d'esprit et la "mauvaise". Laquelle indépendance apparait chez vous, comme une valeur morale à part entière, et qui plus est, un rempart indispensable contre le mimétisme rampant ou disons menaçant de notre temps. Dont acte; mais alors, comment un non-réaliste (en matière morale) comme vous trouve-t-il à faire lui-même la distinction que vous nous appelez tous à faire s'il n'estime pas avoir à sa disposition "quelque chose de dur" - d'universalisable et d'objectif - qui ne soit pas simplement en dernière analyse une réduction à l'absurde, je veux dire, un jugement qui, comme vous l'écrivez, «dans les profondeurs de sa motivation première, est et restera l’expression d’une préférence»)?
    De deux chose l'une, ou bien l'indépendance d'esprit dont vous faites la promotion - promotion qui se justifie aisément pour un réaliste comme moi - est laissée à la libre interprétation de la subjectivité des personnes - et alors d'aucun ne décidera jamais "correctement" de qui fait preuve ou pas d'indépendance dans tel cas (sauf vous évidemment et peut-être vos imitateurs qui ne feront preuve en l'occurrence d'aucune "indépendance d'esprit" à part faire comme vous); ou bien alors, l'indépendance d'esprit que vous appelez de vos vœux comporte effectivement une part d'objectivité qu'il serait alors le plus urgent de reconnaitre et d'essayer de divulguer afin que chacun puisse décider correctement qu'ici c'est bien l'imitation ou "le politiquement correct" qui a prévalu, et là, en revanche, l'imitation du contraire (i.e. la posture du «contre-pied»).
    Il y a là, je l'avoue, quelque chose que manifestement je ne parviens pas à comprendre.
    L'"Indépendance d'esprit"- s'il en est - doit tout de même se référer à quelque bien moral situé "en dehors" de nos conventions et de nos seules fantaisies; je veux dire, un bien qui nous soit identifiable et (re)connaissable, c'est à dire "objectif"? Non?
    Bien amicalement.

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    1. Archimède déjà - dit-on - cherchait un point fixe pour mouvoir le monde (pour une meilleure interprétation de ce propos, cf. https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1955_num_24_1_3257. Descartes - davantage encore - enrageait de trouver une vérité première et solide à laquelle il pourrait de proche en proche amarrer d’autres propriétés. Pascal, de son côté, misa sur les probabilités pour donner une orientation fondamentale à sa vie. Et Kant crut trouver dans l’universalité d’une règle son sens véritable. Et j’en passe, bien sûr.
      Au-delà des domaines variés qui ont retenu leur attention, ils cherchaient tous une certitude première, du dur, quelque chose d’“objectif”, d’où déduire le reste. Cet incessant renouvellement de la quête d’un socle premier semble indiquer qu’il n’y en a pas. Mais - qui sait ? - il reste peut-être à trouver.
      Vous évoquer une bonne indépendance d’esprit qui mériterait d’être distinguée d’une mauvaise. En voilà une idée ! L’indépendance se caractérise par ce dont elle se déprend et sa qualité ne peut donc se mesurer qu’à l’ampleur de l’effort consenti pour sortir des chemins courus. Bien sûr, il est des gens qui se revendiquent d’une indépendance d’esprit - plus souvent encore d’une liberté d’esprit (cf. ma note du 22 décembre 2016) - qu’ils ne pratiquent guère. Qu’il soit contradictoire de prétendre faire quelque chose qu’on ne fait pas, je n’en disconviens pas. Mais ce n’est pas en ce cas l’indépendance ni son usage qui sont mauvais, mais seulement l’affirmation que l’on en use.
      L’indépendance d’esprit n’est pas un devoir moral ; tout au plus une méthode dont on peut espérer à l’occasion davantage de lucidité. Et je n’ai évidemment pas à décider qui fait “correctement” preuve d’indépendance d’esprit. Tout au plus puis-je quelquefois supposer que, en une certaine circonstance, quelqu’un en a fait bien peu preuve, tel Oscar Wilde lors de son procès. Lorsque j’entends dire qu’il existerait « une part d’objectivité » propre à guider une bonne indépendance d’esprit, je suis tenté d’y voir une idée dont il convient de se déprendre, faute de quoi l’on risque de s’enfermer dans un syllogisme dont les prémisses restent incertaines.
      Et si je dis qu’il est incertain que ce que je répute incertain le soit, vous me soupçonnerez peut-être d’un excès de scepticisme, lequel serait effectivement inapproprié. Mais c’est que l’on peut contester que la contestation des soubassements de la pensée soit un gage de lucidité, comme le laissait à penser Wittgenstein lorsqu’il parlait de jeux de langage : « Dire : en fin de compte nous ne pouvons donner comme fondements que ceux que nous considérons comme des fondements, ne dit rien du tout. Je crois qu’à la base, il y a une mauvaise compréhension de la nature de nos jeux de langage. » (Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, Tel, 1976, 599, p. 138)
      Merci pour vos intéressantes remarques.

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    2. Deux remarques:
      1. Merci de la citation que vous faites de Wittgenstein à la fin. Mais attention à ce qu'elle ne soit pas mal interprétée. Il ne veut certainement pas dire que nous devrions avoir le moindre doute sur la "sureté" (ou la "dureté") de ce que nous faisons, mais simplement que notre certitude ne repose apparemment aucun fait du genre de ceux que nous pourrions songer à invoquer pour la justifier. Comme dit Bouveresse, «il y a des faits qui sont plus sûrs et plus fondamentaux que toutes les explications que nous pourrions songer à en donner». Aussi, est-il vain de vouloir "fonder" par le verbe si «au commencement était l'action.» L'énoncé "être humain" implique par lui-même une multitude de choses et d'actions sur le plan moral, car "être humain" c'est être "humain" (vouloir agir humainement), lequel désigne quelque chose qui peut uniquement se voir ou se montrer (et être tout au plus suggéré par le langage). On entre ici de plain-pied dans la tautologie d'où, me semble-t-il, votre perplexité. Car dire cela ("agir humainement", "être ou devenir plus humain"...) c'est en quelque sorte ne rien dire (de plus) - ne rien ajouter à notre savoir. Pour sortir du non-sens (tautologique) il faut regarder ce que les hommes "font" dans la réalité lorsqu'ils utilisent de telles expressions, regarder comment ils agissent avec de tels mots dans leur bouche. La "nécessité" -j'entends ici morale - (terme qui vaut certainement mieux que "fondement") se trouve dans l'usage que les êtres humains font de mots tels que "humain" à l'intérieur de leurs jeux de langage - des jeux bien réels qui intéressent l'homme depuis qu'il est...humain (!) et en montrent de cette manière le sens moral.
      L'insatisfaction que nous ressentons dans la discussion nait probablement de notre obstination "tautologique" à dire ce qui est situé hors de nos moyens linguistiques et qui, par conséquent, condamne à la futilité ou au désastre nos velléités d'expliquer ou de justifier davantage des propositions comme "être humain" ou "agir humainement" sans jamais sortir du langage; autrement dit, de chercher à exprimer quelque chose qui n'y est contenu que de façon inexprimable en sorte que celui qui voudrait l'exprimer, et qui parviendrait à redire aussi bien voire mieux ce qui est dit, ne ferait jamais que réussir à nouveau à montrer. «Si j'ai épuisé les justifications alors je suis maintenant parvenu au rocher dur, et ma bêche se recourbe. J'incline à ce moment là à dire: "c'est ainsi tout simplement que j'agis". (Rappelle-toi que nous exigeons parfois des explications, non à cause de leur contenu mais à cause de la forme de l'explication attendue. Notre explication est d'ordre architectonique; l'explication est une sorte de fausse corniche qui ne supporte rien.) » (Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 217)

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    3. 2. L'argument selon lequel "si une telle chose existait cela devrait se savoir depuis longtemps. Aussi, il n'y a aucune raison (actuellement) de la suspecter" ne me convainc absolument pas, qui plus est lorsqu'il prend la forme d'un argument d'"autorité" placé sous la protection d'illustres esprits (Archimède, Descartes, Kant, Pascal ou d'autres...) desquels je reconnais volontiers, sans l'once d'ailleurs d'une hésitation, les formidables mérites et les non moins illustres progrès réalisés par leurs soins dans leur domaine respectif, sans que je me sente tenu pour autant d'accorder à toutes ces prestigieuses figures davantage que l'œuvre pour laquelle elles se sont rendues célèbres auprès de l'humanité. Rien, pas même le plus grand chef d'œuvre d'un auteur, ne saurait à mes yeux constituer un "blanc-signé" sur l'intégralité du poème de sa vie. Car je ne suis pas sans ignorer combien toutes ces avancées méritoires sont également et avant tout le fruit d'une restriction et d'une compensation relatives aux limites étroites qui furent nécessaires à l'accomplissement de leurs tâches et à l'élévation de leur butin (l'esprit n'allant jamais aussi loin que lorsqu'il resserre et limite drastiquement ses ambitions); limites qui incombent du reste à chacun, y compris - et peut-être même davantage - aux plus grands esprits d'une époque. Soit dit en passant, il est frappant - et en un sens inquiétant - de voir pareilles intelligences - "d'exception" - redevenir presque immanquablement de petits enfants sur les sujets les plus usuels (flagrants délits de positions politiques et morales douteuses prises avec ce supplément d'ingénuité qui fait parfois leur charme), des êtres, donc, qui redeviennent médiocrement faillibles, enveloppés dans des faiblesses presque touchantes et rendues inaperçues par leur talent, faiblesses venues se loger dans les mille et une mesquineries et autres gredineries quotidiennes de leurs pensées - le plus souvent moralement "convenues" et même moins encore - dès lors que ces entendements d'exception sortent des minces limites de leur indiscutable puissance, comme s'il fallait absolument que s'ajoute à ces natures d'élite un appendice d'infantilisme et de vice, voire d'idiotie, que ne possède pas l'honnête homme, afin de compenser en eux, mais de l'autre coté, ce que la nature a généreusement déposé chez eux sur le plateau le plus favorable et mis en balance comme en chacun. Cela se révèle parfois touchant ou risible selon les cas, et il faut bien avouer que lorsque tel spectacle se produit devant nos yeux ce n'est pas sans réjouir un peu les simples comme nous, gens de peu, moins bien pourvus. C'est un peu comme de découvrir tout à coup à l'insu d'une personne de grande réputation et d'allure intimidante - derrière l'altière figure de son éminence compassée -, une autre personne qui lui est enchainée, un visage qu'on ne lui connaissait pas et qu'elle nous en voudrait du reste d'avoir découvert, un visage plus naturel et relâché que celui empli de rigueur auquel nous sommes accoutumés, capable de s'adonner, à notre plus grande surprise, à des jeux parfaitement enfantins et dérisoires, une désinvolture même qu'on n'eût même jamais imaginé pouvoir s'élever jusqu'à un rang social et une âge aussi avancés. C'est fou comme le naturel revient au galop avec son lot de privautés qu'on s'interdisait avec la plus grande fermeté l'instant d'avant dans le secret de son alcôve; une fois qu'on se sent libéré et désengagé des urgences et précautions qui nous retenaient - et que la plupart des esprits sévères réservent à leur cabinet de travail privé - tout redevient possible, l'erreur comme l'horreur, sans distinction pour chacun.

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    4. Parce que je sais l'entendement perpétuellement ivre de ses prouesses, je le sais aussi seulement capable de connaitre pour aussitôt méconnaitre, et surtout, parce je ne suis plus assez naïf pour m'en laisser encore accroire à l'idée un peu folle de "convertibilité automatique" des formes d'intelligences entre elles, à cause donc de tout cela, je ne suis plus aussi impressionnable et impressionné qu'autrefois par l'argument autoritaire du "grand homme" ou de l'"illustre savant" censé avoir réglé pour l'humanité entière les choses les plus importantes et ainsi la faire taire. Et quelque part, croyez m'en, je le regrette un peu.
      Ce dont nous parlons relève en réalité d'un genre d'"évidence" qu'aucune spécialité fut-elle poussée à son niveau le plus remarquable et qu'aucune compétence individuelle fut-elle la plus pointue, ne pourra jamais servir, je veux dire, de la même manière qu'on peut espérer convaincre quelqu'un de la vérité d'une proposition mathématique. Car l'évidence en question n'est justement pas ici affaire d'expertise - ou de spécialité - mais plutôt de perception et d'imagination - parvenir à la fois à avoir une expérience "ordinaire" sur sa propre nature (se rendre compte et "sentir" cette humanité balbutiante au fond de son être), et en même temps, être capable d'en imaginer concrètement les manifestations possibles qui reste largement inaccomplies; ou bien au contraire, d'en imaginer en creux ce visage humain, ce que serait - ou ce que c'est - que vivre une situation, une scène, ou même une vie entière dans laquelle la "justice" humaine fait précisément figure de grande absente - laissant pour le pire le champ libre à l'action dite "inhumaine". Il ne s'agit pas là de faire usage d'une compétence spéciale, élitaire ou mystérieuse, mais de faire simplement usage de ce que tout à chacun dispose déjà, sa volonté, et l'effort d'atteindre ce qui est nullement caché ni réservé mais qui est déjà sous nos yeux à tous étalé entièrement, parmi les choses en somme que tout le monde peut voir. Je parle donc là de faire quelque chose qui est en un sens beaucoup plus modeste (et en un autre pas) que ce que fait ou cherche à faire un savant, un génie, ou encore quelque mystique inspiré, quelque chose qui est attaché à cette forme de regard qu'on peut dire "poétique"- mais non pas la poésie entendue comme une activité "inspirée", un art de la fantaisie ou du "vague artistique", un peu mièvre et "fleur bleue" - mais au contraire comme une discipline de la précision au service d'une justice exacte et rigoureuse, à visage humain, qu'il "suffirait" en un certain sens de libérer afin de laisser la "nature humaine" s'appréhendée non pas telle qu'elle est mais telle qu'elle pourrait être, de la bonne façon, je veux dire comme espace de possibilités et de sentiments latents encore largement irréalisés, inexprimés, et même inexplorés, soucieuse de pouvoir laisser parler le potentiel d'humanité qu'elle recèle.

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    5. Avant de répondre plus précisément à vos derniers commentaires ci-dessus, permettez-moi de revenir sur les échanges auxquels ma note du 23 janvier 2019 a donné lieu et sur les thèmes du scepticisme et de la nécessité que j’y annonçais vouloir brièvement évoquer.
      Faut-il fixer une limite au scepticisme, comme vous le pensez ? Oui, assurément, s’il faut s’interdire ainsi de pousser le doute jusqu’à ses apories les plus absurdes, telle cette affirmation que l’on est certain qu’il n’existe aucune certitude… hormis celle-là. Dans une note du 14 septembre 1999, j’avais dit tout mon intérêt pour le scepticisme le plus radical, celui de Pyrrhon, tel que Marcel Conche l’avait compris. J’ai depuis changé quelque peu de point de vue. Mais je n’en accepte pas pour autant l’idée de fixer une limite, dite supérieure (entendez de nature à barrer la route à une réflexion exagérément sceptique), car elle suppose que le doute devrait s’arrêter devant certaines évidences, ainsi que Descartes en a usé. Je préfèrerais parler à cet égard des différents niveaux de vraisemblance, de telle sorte que ce ne soit pas l’objet qui commande l’attitude à adopter, mais plutôt son rapport à l’hypothèse. Il n’est pas très vraisemblable que je sois parce que je pense, la pensée étant vraisemblablement le domaine de l’illusion. Ce qui sépare le vraisemblable de l’invraisemblable, ce sont les chances que nous pouvons souvent estimer qu’une chose a d’être vraie. Le doute demeure, mais il rencontre des arguments sérieux qu’il a d’ailleurs lui-même engendrés. Pour faire court, je dirais que c’est ce qui distingue la connaissance de l’opinion. Une hypothèse établie scientifiquement détient un niveau de vraisemblance supérieur à une opinion fondée sur la passion. Et il serait probablement irrationnel d’en démordre. Pourquoi alors se fier à la raison, me direz-vous ? Parce qu’elle permet justement d’évaluer quelque peu le niveau de vraisemblance d’une chose, c’est-à-dire les raisons que je puis avoir de croire que ce que je crois est vrai.
      La nécessité, c’est une autre paire de manches ! J’ai été le premier à évoquer la nécessité, alors que j’affirmais que la mort et l’erreur étaient consubstantielles aux nécessités de la vie. J’avais alors utilisé le mot dans son sens le plus courant, c’est-à-dire comme ce dont l’existence est indispensable. Mais ses différents sens philosophiques nous ont vite rejoints, dès lors que vous avez cité Bouveresse et que vous avez cherché à établir l’éventualité d’une nécessité au sein même du système arbitraire des règles morales. Réflexion faite, il me semble utile de distinguer aussi clairement que possible ce qui relève de la philosophie du langage - donc de la question du jeu que les mots suscitent indépendamment de la réalité - de ce qui émarge à la notion philosophique traditionnelle de nécessité. Ce qui, pour le dire de façon atrocement schématique, suppose de suivre deux filières, l’une qui va de Wittgenstein à Bouveresse, et l’autre qui va de Diodore à Bouveresse (en passant notamment par Leibniz). Bouveresse traite des deux aspects avec une maestria incomparable, sans véritablement créer de confusion. Mais cette précision est en grande partie due, selon moi, au fait qu’il prend toujours bien soin d’expliciter les idées des autres sans y mêler les siennes (ce qui ne l’empêche pas de vitupérer contre les postmodernes). Ce qui peut accroître grandement la difficulté pour qui souhaite le suivre. Que ce soit à propos de la phrase tirée de la quatrième de couverture de La force de la règle ou que ce soit à propos de la phrase de Wittgenstein que j’ai citée (De la certitude § 599), je pense avoir eu tort d’espérer nous mettre d’accord par de simples allusions.

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    6. Peut-être me trompé-je, mais il me semble que vous avez voulu justifier l’existence d’une connaissance objective dans le domaine moral de trois manières différentes. D’abord en insistant sur le fait que l’absence de référence à la réalité dont témoignent bien des manières de parler ne prouve pas l’inexistence de nécessités, y compris dans le domaine moral (c’est là que Wittgenstein et le Bouveresse wittgensteinien interviennent). Puis en invoquant une nécessité “a prioriste” qui traverserait toutes les divergences culturelles. Enfin, en affirmant l’évidence d’une humanité possible, au sens cartésien du mot (dans vos messages ci-dessus du 19 février). Pour ce qui est de votre première manière, je dirais volontiers que je suis d’accord avec vous, à ceci près que cela n’en prouve pas davantage l’existence. Sur votre deuxième manière, je me sens forcé de réagir en rappelant que le constat d’une constante n’en fait pas une nécessité s’il n’est pas établi qu’elle ne pourrait en aucune façon venir à manquer. Quant à votre troisième manière, elle est bien plus malaisée à contrer, car rien ne ressemble plus à une évidence qu’une préférence. Et la notion d’humain ou d’humanité - qui pourrait être balayée d’un revers d’esprit en raison de son apparence tautologique - questionne. Est-elle liée à une nature humaine, tel que vous ne craignez pas de le dire ? Est-elle universalisable ? Est-elle même identifiable ? Je n’en sais rien.
      Vos derniers commentaires ont une tournure quelquefois quasi poétique qui les rendent malaisément contestables. Le mot cœur n’y figure pas, mais c’est lui qui parle. Et je m’en voudrais de laisser croire que je ne partage pas vos aspirations morales. Et puisque le doute ne peut jamais être rangé définitivement au rayon des outils inutilisables, je me demande s’il est à ce point impossible de justifier de façon temporaire et contingente nos souhaits moraux qu’il faille nécessairement leur attribuer une valeur absolue liée à ce que l’on appelle la nature humaine, sans doute elle-même bien moins pérenne qu’on en le croit souvent.

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  2. Je me rends à l'évidence que la forme contrainte du commentaire ici autorisée interdit toute réponse un peu détaillée. Or, à la suite de vos dernières notes et commentaires j'ai ressenti davantage le besoin de m'adresser plus complètement à vous que je n'avais eu l'occasion de le faire jusque-là. J'ai donc jugé opportun de poster en ligne ma réponse sous la forme d'un texte dans lequel je m'autorise à développer plus précisément le point de vue qui me tenait et me tient à coeur de défendre. Je l'ai "ramassé" autour de quatre axes principaux qui me semblent réunir les points les plus litigieux et débattus avec vous (la question du scepticisme et du relativisme moral, la question de la connaissance pratique et de l'expérience morale, la question de la "nécessité morale" et enfin celle du réalisme éthique).
    Aussi, je vous invite amicalement à en prendre connaissance à l'adresse suivante:
    https://davidviolet.blogspot.com/2019/03/y-t-il-une-connaissance-morale.html

    Merci encore pour l'esprit de finesse, l'ouverture et la souplesse d'esprit dont vous faites remarquablement preuve ainsi que pour les remarques toujours stimulantes que vous ne manquez pas d'amener avec une infinie délicatesse jusqu'à nos esprits un peu raides - ou toujours prompts à le devenir avec le temps.
    Bien à vous.

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