dimanche 27 janvier 2013

Note de lecture : Patrick Deville

Peste & choléra
de Patrick Deville


On dit de certaines personnes qu’elles ont le goût sûr, signifiant par là qu’elles distinguent sans coup férir le vrai beau de ses imitations. Qu’est-ce donc que le vrai beau ? me dira-t-on. Rien d’assuré, assurément. Il faut donc imaginer que ces personnes parviennent à manifester des goûts qui appartiennent tous à ce que ceux qui en reconnaissent la sûreté jugent eux-mêmes comme le plus légitime.

Si je rappelle ainsi ce stéréotype, c’est que je n’ai pas moi-même le goût très sûr. J’ignore si l’on me juge tel, mais je suis suffisamment hésitant - et suffisamment souvent - pour considérer que je ne mérite sûrement pas d’être regardé comme ayant le goût sûr.

Exemple d’hésitation : le livre que Patrick Deville consacre à la vie d’Alexandre Yersin, Peste & choléra (1), couronné par le Femina, recommandé par Cécédille, et qui me laisse perplexe. Là où certain y voit une biographie romancée comparable au Ravel d’Echenoz, je lis, au contraire, une mauvaise tentative de roman et, davantage encore, une mauvaise biographie. Je vais tenter de m’en expliquer, même si l’impression décisive précède peut-être les arguments, en quoi je suis davantage encore conscient de la fragilité de mon opinion.

D’abord et avant tout, le style, ou pour le dire plus simplement, la manière d’écrire. Deville n’écrit pas avec naturel. Continûment, ses phrases sentent la recherche de l’effet. Ainsi, il use et abuse d’un procédé qui ne me semble acceptable que lorsqu’il est parcimonieusement utilisé : la phrase sans verbe. Je viens d’y recourir, trois lignes plus haut ; soit. Mais lorsque plusieurs phrases sans verbe se succèdent, la chose cesse d’être parlante pour devenir quelque peu pédante.

Voici le premier paragraphe du livre :
« La vieille main tavelée au pouce fendu écarte un voilage de pongé. Après la nuit d’insomnie, le vermeil de l’aube, la glorieuse cymbale. La chambre d’hôtel blanc neige et or pâle. Au loin la lumière des croisillons de la grande tour en fer derrière un peu de brume. En bas les arbres très verts du square Boucicaut. La ville est calme dans le printemps guerrier. Envahie par les réfugiés. Tous ceux-là qui pensaient que leur vie était de ne pas bouger. La vieille main lâche la crémone et saisit la poignée de la valise. Six étages plus bas, Yersin franchit le tambour de bois verni et de cuivre jaune. Un voiturier en habit referme sur lui la portière du taxi. Yersin ne fuit pas. Il n’a jamais fui. Ce vol, il l’a réservé des mois plus tôt dans une agence de Saigon. » (p. 9)
Immédiatement, j’ai ressenti l’affectation. « La ville est calme dans le printemps guerrier » ! Comment, le lendemain d’avoir écrit pareille phrase, ne pas la biffer ? Sinon en lui trouvant l’air d’un style qui fait l’écrivain ? Il y en a qui marchent, bien sûr. Moi pas. Mais peut-être mon goût n’est-il pas assez sûr.

Ensuite, le ton, ou pour le dire plus simplement, la façon de raconter. Je trouve qu’il y a quelque chose de journalistique à multiplier, comme Deville le fait, les concomitances de faits ou de personnages sans véritable rapport entre eux. Un exemple, entre cent :
« Lorsque Yersin entre dans le canal de Suez, en ce printemps quatre-vingts-dix, l’explorateur anglais Henry Stanley, le héros du Congrès de Berlin cinq ans plus tôt, l’homme qui a retrouvé Livingstone, et traversé l’Afrique de part en part, est enfermé depuis trois mois dans une villa du Caire. Il y rédige le récit de son expédition en Équatoria à la recherche d’Emin Pacha, son retour par Zanzibar, intitule ça Dans les ténèbres de l’Afrique.
Des milliers de kilomètres plus au sud, Brazza et Conrad, chacun à bord d’un vapeur, remontent le fleuve Congo. Et le capitaine anglais, qui fut polonais avant d’être marseillais, placera
Au cœur des ténèbres tout au nord du fleuve, aux Stanley Falls. Depuis cette ville du Caire, trois ans plus tôt, Arthur Rimbaud le renégat de la petite bande des parnassiens, enfermé avec son domestique Djami Wadaï dans une chambre de l’hôtel de l’Europe, écrivait encore à sa sœur que l’Égypte ne serait qu’une escale. » (p. 47)
On est proche là de ce tour que prennent les propos des chroniqueurs amateurs lorsqu’ils étalent leur savoir sans avoir l’air de le faire, comme si le sens des choses devait fatalement découler de ces rapprochements téméraires. Il en est qui trouvent que le lecteur un peu curieux s’en régale, bien sûr. Moi pas. Mais peut-être mon goût n’est-il pas assez sûr.

Et puis, il y a Yersin et sa vie. La biographie, en l’espèce, s’affuble du titre de roman. Pourtant, rien n’est romancé ; aucune fiction ne complète le portrait. Tout est du donné, de l’informé, du su. Et ce qui ouvre un espace aux questions intéressantes est aussitôt refermé.

Ainsi, la vie de Yersin a baigné dans le scientisme. Mais pas n’importe quel scientisme, celui de Pasteur. C’est une grande énigme que la façon très personnelle dont Pasteur a forgé son rapport à la science, principalement en raison de son catholicisme qui le tenait éloigné d’Ernest Renan et de Marcellin Berthelot. Or, dans le livre de Deville, on ne trouve pas un mot sur ce sujet. Pasteur et ses disciples ne sont jamais évoqués qu’en des termes épiques, dont on peut douter que s’y glisse la moindre ironie. Ainsi :
« Une bande de solitaires. Les engueulades brutales et les amitiés indéfectibles. Le groupuscule activiste de la révolution microbienne.
De la puissante explosion du volcan à Paris, ceux-là sont les braises incandescentes qui tombent au hasard des déserts et des forêts. Des hommes jeunes et courageux qui bouclent leurs malles d’éprouvettes, d’autoclaves et de microscopes, sautent dans des trains et des navires et bondissent sur les épidémies. Quelque chose de chevaleresque et de pasteurial. La seringue brandie comme le glaive. Des hidalgos déracinés, des exilés, des provinciaux et des étrangers qui s’en vont parcourir le monde.
» (p. 212)
Ou encore :
« À la mort de Pasteur, la petite bande des apôtres laïcs essaime sur tous les continents et ouvre des Instituts, répand la science et la raison. Ils ne cessent de s’envoyer des courriers d’un bout à l’autre du monde au hasard des navires en partance. Des lettres écrites d’un jet de plume, dans la langue positiviste de la Troisième République à la syntaxe impeccable. S’ils ne sont pas tous des Michelet au moins des Quinet. Des scientifiques lettrés qui savent qu’amour, délice et orgue sont féminins au pluriel. » (p. 214)
À qui donc s’adresse ce genre de célébration fort proche des vulgarisations les plus approximatives ? On voudrait plutôt savoir ce qui distingue Yersin des autres, ce qui donne à sa trajectoire une touche personnelle, ce qui le remue dans son esprit et dans sa chair. Et la forme romancée devait permettre de combler les vides d’une documentation, si fouillée soit-elle. Hélas, rien de tout cela : l’exaltation d’un scientiste par un scientiste, rien de plus. Mais peut-être apprécie-t-on cette approche sommaire qui unit l’univers en une vision unique et cohérente. Peut-être aussi mon goût n’est-il pas assez sûr.

Encore faut-il se poser la question : Yersin lui-même y trouve-t-il son compte, dans ce livre ? Lui est-il rendu un tant soit peu justice ? Il étudie bien des choses, et voilà qu’il s’intéresse aux poules. Sa sœur lui fait parvenir un coq :
« Assis à son bureau, dans son fauteuil en rotin, Yersin étudie l’embryologie, et le principe de Haeckel, selon lequel le développement d’un seul être, l’ontogenèse, récapitule en embryologie du poussin celui de toute l’espèce, la phylogenèse, et qu’en accéléré, à l’intérieur de l’œuf, le fœtus parcourt à grande vitesse l’évolution des gallinacés depuis le reptile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yersin voudrait savoir comment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bientôt dans l’assiette l’aile ou la cuisse et parfois des frites. Quand il s’y met, il ne fait rien à moitié et retrousse les manches de sa blouse blanche. Il faut toujours qu’il sache tout, Yersin, c’est plus fort que lui. Le vainqueur de la peste ne baissera pas les bras devant le poulet. » (pp. 147-148)
Jacques Chancel ne l’aurait sans doute pas présenté autrement si Yersin avait été l’invité du Grand échiquier (2). Et cela, qui plaisait à beaucoup alors, plairait encore aujourd’hui, assurément. Pas à moi, cependant. Mais peut-être mon goût n’est-il pas assez sûr.

Quant au mystère de la vie affective de Yersin, Deville dit n’en rien connaître, ou presque. Ce qui serait honorable s’il ne ressentait le besoin d’en dire quand même quelque chose, et pas n’importe comment ! Qu’on en juge :
« Il [Yersin] connaît les sornettes que les journaux inventent. Il a lu les idioties de sa légende noire, et qu’on lui prête une descendance, et qu’une indigène des montagnes serait la mère d’un fils du docteur Nam [surnom de Yersin]. Une femme de ces tribus que ni la République ni l’empereur d’Annam ne s’occupent de recenser. Il y en aura d’autres. On ne prête qu’aux riches. Il est plus probable que Yersin déjà est au-delà des gestes pathétiques de la reproduction. Il a passé assez de temps au laboratoire à accoupler des mâles en rut et des femelles en chaleur, à frotter des museaux de rats sur des vulves de rates pour accélérer l’expérience, et jamais n’a repéré dans ses tambouilles un bacille de l’amour. Sans doute conçoit-il un mépris portègne pour les miroirs et les fornications qui multiplient sans raison les existences. » (p. 164)
Voilà qui ne nous apprend rien sur Yersin, mais bien un peu sur Deville et son propre scientisme rudimentaire. Il est d’ailleurs possible de lire Peste & choléra en postulant que c’est de lui surtout que Deville parle, des lieux où il a eu l’avantage d’aller pour suivre les traces de Yersin et des associations d’idées que les étapes de la vie de son héros lui suggèrent. Et lorsque celui-ci manque de mourir des coups que lui porte un indigène, son rétablissement sauve la mise : « Yersin se remet peu à peu. Son biographe respire. » (p. 95) On devrait sourire. Je n’y arrive pas. Mais peut-être mon goût n’est-il pas assez sûr.

Je pourrais encore citer bien des occurrences où Deville écorche le français ou formule les poncifs les plus hasardeux qui soient, comme pour donner à son propos l’allure d’une conversation de café (« Il est assis dans son rocking-chair sous la véranda, devant la vaste mer qui console nos labeurs [sic !] » p. 99 ; « En deux mois à Hong-Kong c’était plié [à comprendre comme d’un commentateur sportif qui constate qu’un des joueurs va gagner], la grande histoire de la peste. » p. 109 ; « Un jour le siècle a trente-trois ans. C’est l’âge auquel meurent le Christ et Alexandre le Grand [sic !]. » p. 198). Mais j’arrête là, car on pourrait croire que je m’acharne. Alors que je ne fais que raconter mon hésitation.


(1) Patrick Deville, Peste & choléra, Seuil, 2012.
(2) Émission télévisée d’interviews diffusée sur Antenne 2 de 1975 à 1989.

lundi 14 janvier 2013

Note de lecture : Carlo M. Cipolla

Les lois fondamentales de la stupidité humaine
de Carlo M. Cipolla


Vient de paraître en français un livre bien connu des Italiens, de même que des Anglo-saxons : Les lois fondamentales de la stupidité humaine (1). Carlo Maria Cipolla (1922-2000), son auteur, est un économiste renommé qui s’est fait connaître par ses travaux en histoire économique, notamment en ce qui concerne l’Europe pré-industrielle.

C’est assurément une plaisanterie. Et il faut s’y plonger - peu de temps, car le livre est mince - pour s’en amuser. Mais les ressorts du rire ne sont jamais innocents et rien n’interdit de se pencher un instant sur ce qui inspira Cipolla.

Dénoncer la stupidité est toujours suspect. Car il ne peut s’agir que des autres, une des marques de la stupidité étant qu’elle reste inconsciente chez ceux qui en sont affligés. Cipolla l’a très bien compris, aussi prend-t-il la précaution - fondamentale en l’occurrence - d’établir des lois censées écarter toute approche subjective du sujet. Ce faisant, il prend d’abord et avant tout, pour cible du rire, sa propre discipline académique : la science économique. La mesure (taux de stupides = σ), les tableaux (analyse factorielle), les lois (formulées tels des apophtegmes), tout concourt à tourner en dérision les tentatives d’objectivation en sciences humaines. La charge est d’autant plus percutante qu’elle émane d’un chercheur qui s’est distingué par sa rigueur et le sérieux de ses travaux.

Il serait intéressant - ne serait-ce que pour rire une deuxième fois - d’être informé sur le nombre de lecteurs qui, d’une manière ou d’une autre, donnent un certain crédit à la théorie ainsi formulée. Soit qu’ils y satisfassent leur envie d’épingler la stupidité d’autrui, soit qu’ils succombent à la logique parodique de Cipolla. Il y a fort à parier que ce nombre avoisine σ.

J’entends déjà objecter : “Qui peut croire pareille galéjade ?” Mais c’est que le clin d’œil de Cipolla est plus subtil qu’il n’y paraît. Il a su y mettre des ingrédients dont il connaît l’efficacité. Ainsi, les catégories analysées (crétins, intelligents, stupides, bandits) sont indexées sur le bien et le mal dont elles affectent eux-mêmes et autrui. Ce qui - il faut bien en convenir - correspond à la cause la plus courante de leur usage courant. Par exemple, celui qui revendique le droit de traiter quiconque de crétin estime être fondé à le faire pour des raisons objectives dont la moindre n’est pas le tort à lui-même que celui-là provoque. À cela s’ajoute que l’intelligent étant caractérisé par sa capacité à faire du bien autant à autrui qu’à lui-même, la notion habituelle d’intérêt en économie se voit chargée d’une part d’altruisme qui n’est pas sans faire penser aux obsessions des anti-utilitaristes.

La catégorisation et ses définitions trouvent, dans ce petit ouvrage, sa parfaite caricature. Il nous invite ainsi à rester raisonnablement sceptique devant toute tentative de rendre compte de la réalité humaine. Ce qui n’invalide pas le fait de tenter : ne soyons pas stupides !

(1) Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine [1988], trad. de l’anglais par Laurent Bury, PUF, 2012.