samedi 12 novembre 2022

Note d’opinion : Finkielkraut et Luchini

À propos de Finkielkraut et Luchini

J’ai assez dit - trop même - combien ce vers quoi Alain Finkielkraut évolue me déplaît. Ce qui ne m’a jamais conduit à m’en priver, ne serait-ce peut-être que pour mesurer l’ampleur de sa dérive. Et Fabrice Luchini m’a toujours effrayé, habité qu’il est par une faconde torrentielle où l’idée doit tout au propos et le propos peu à l’idée. J’ai pourtant écouté le numéro de Répliques du 5 novembre 2022 (1) qui a vu le premier recevoir le second.

Comment dire ?

C’est mal de bouder son plaisir, en tout cas de le renier. Et j’ai pris bien du plaisir à écouter cet échange quasi mondain. Sans doute parce que La Fontaine et Pascal étaient du rendez-vous. Mais aussi parce que l’humour le disputait au bagage et, parfois, le fond à la forme. Si j’en parle à présent, c’est sans doute parce que ce plaisir m’a saisi par surprise, au point que j’en fus quelque peu honteux. J’imaginais Jean-Jacques Rousseau fulminant contre cet exercice d’érudition, un exercice auquel il n’aurait reconnu (c’est moi qui me figure) aucune sincérité. Et puis, il y avait tout ce qui contredisait mes propres convictions, lesquelles sur le coup me semblait pourtant sans grande importance. Bref, c’est ce plaisir trouble dont je voulais faire l’aveu.

Mais on ne se change pas facilement. Et voici donc que j’incline à profiter de cet aveu pour dire un désaccord - parmi d’autres - sur ce que j’ai entendu. Je vise ici cette idée que la morale de La Fontaine n’est pas intéressante, telle que Luchini la profère et que Finkielkraut contredit bien peu.

Le thème de la langue, dans l’émission, est omniprésent - pas mal chahuté, mais omniprésent. Il suppose à tout le moins - surtout quand on évoque ses caractères mouvant et temporaire - une reconnaissance du lien irréductible entre la forme et le fond. Or, c’est après avoir préparé à cette reconnaissance que Luchini déclare brutalement :
« La morale n’est pas l’événement le plus important dans La Fontaine. La morale a été prise à Ésope. »
Et de citer Jean-Claude Carrière : « La morale est atroce chez La Fontaine. » Puis d’enchaîner avec la fable La fille (2) dont j’ai mal compris en quoi elle illustrait l’idée, sinon par la réjouissance due à des façons de portraiturer les disgrâces du temps.

Mais le morceau de bravoure est plus tardif. Il succède - dans ces échanges délicieusement micmac - à l’épisode où la conversion de Finkielkraut au christianisme est envisagée. (3) C’est ce dernier qui évoque notamment l’opinion d’Éluard.
« Éluard disait : “ […] éloignons-le des rives de l’espérance humaine” (4) Ce qu’il n’aimait pas chez La Fontaine, justement, c’était sa morale, une morale qu’il jugeait étriquée… »
« Oui ! Il a raison ! » s’écrie Luchini.
« Pas toujours… » tempère Finkielkraut.
Mais le flot luchinien est invincible : « Oui, elle est modérée, elle est très Montaigne. […] Non, mais c’est pas la morale qui est intéressante. La morale est une affirmation qui, au sens nietzschéen, va vers la mort. Mais la manière d’argumenter va vers la vie. Il dit en gros : vivons cachés. […] Il y a très souvent une morale rétractée, conservatrice. […] C’est un peu rasoir, par moment. »
Là-dessus, Finkielkraut cite la fable Le chat et un vieux rat (5) pour déplorer une morale petite-bourgeoise qui fait l’éloge de la méfiance.

Bon ! À chacun sa lecture des auteurs. Mais tout de même ! Ce n’est ni Lamartine, ni Jean-Claude Carrière, ni surtout Éluard, qui vont me dicter une manière de lire La Fontaine. Et cette façon qu’a Luchini d’évacuer le sens des derniers vers des fables pour ramener leur valeur au bien-dire me semble pour le moins culottée. L’affirmer avec le charme du bateleur, voilà ce à quoi Finkielkraut n’a guère résisté.

Je ne vise pas ici à démontrer quoi que ce soit ; ce serait m’introduire dans le débat, et je n’en ai nulle envie. Je pense simplement que les fables de La Fontaine sont ce qu’elles sont quant à la forme précisément en raison des morales qu’elles cherchent à illustrer, que le ton de La Fontaine - effectivement assez parallèle à celui de Montaigne (même si la langue a très profondément changé) - est celui qu’inspire une forme douce de cynisme diogénien, que l’humour de La Fontaine est consubstantiel à son rapport au monde, lequel dissipe autant que possible les illusions. Faut-il rappeler que ce que l’on a appelé les moralistes du XVIIe siècle ne sont en rien des moralisateurs qui rappelleraient continûment à la norme, mais bien des auteurs qui sondent le cœur humain et s’essayent quelquefois à une morale humaine qui répugne au principiel. Ayant dit cela, je n’ai rien dit. Car ce que je me suis quelque peu contraint à avouer, c’est le plaisir que j’ai pris à écouter l’émission.

(1) Ce tête-à-tête avec Luchini était intitulé “Fabrice Luchini et le confinement”. Il peut être écouté ici.
(2) La Fontaine, Fables, Livre VII, 5, accessible ici.
(3) À cette occasion, Finkielkraut s’avoue ému par la parole du Christ : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il serait intéressant de savoir s’il a souhaité l’évoquer parce qu’elle provient d’un psaume de la Torah, ou parce qu’elle exprime un doute en plein cœur de la foi chrétienne, ou encore parce qu’il se sent attiré par la fragilité quasi adogmatique du message chrétien.
(4) Voici, complet, le propos d’Éluard, plus compréhensible : « La Fontaine plaide, dans ses fables, pour le droit du plus fort : il en fait une morale et, pour prouver, il joue très habilement de son ignorance, de son faux bon sens. Il se refuse cyniquement à voir plus loin que la perfection de l’ombre animale. Éloignons-le des rives de l’espérance humaine. » (Première anthologie vivante de la poésie du passé, Seghers, 1951)
Ai-je besoin de dire qu’il s’agit là de l’opinion d’un idéaliste communiste pour qui les réalités gênantes doivent être niées ?
(5) La Fontaine, Fables, Livre III, 18, accessible ici.

Autres notes sur Finkielkraut :
Un cœur intelligent
À propos de la corrida
Discours sur la vertu
À propos d’un Finkielkraut qui ne convainc guère
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut

lundi 7 novembre 2022

Note d’opinion : le conservatisme

À propos du conservatisme

J’incline à croire que l’humanité vit actuellement sous une double menace : celle que représente une nature terrestre en proie à une altération extrêmement rapide, consécutive à la prolifération et aux comportements de l’homme, d’une part ; celle qui émane d’une inflexion internationale vers des formes d’organisation politique que l’on peut qualifier de conservatrices, d’autre part.

Je ne m’attarderai pas sur la première de ces menaces. Elle englobe le réchauffement climatique, bien sûr, mais aussi - on les oublie trop souvent - le bouleversement des constituants de la planète et l’effondrement de la biodiversité. Comment ne pas comprendre l’angoisse que connaissent les jeunes face aux sombres perspectives que suggèrent des périls aussi avérés ? Et comment ne pas supposer un lien entre cette situation et certaines des solutions illusoires et funestes que je groupe sous le nom de conservatisme ?

J’en viens à ce que j’appelle le conservatisme.

On pourrait aisément chicaner à propos de l’emploi du mot conservatisme. Il est entendu que les conservateurs sont a priori ceux qui souhaitent le maintien des choses et qu’il existe un mot - réactionnaires - pour désigner ceux qui prônent le rétablissement de choses disparues. Qu’à cela ne tienne, je choisis pour l’occasion d’appeler indifféremment conservateurs les deux attitudes, l’important étant en l’occurrence d’englober des positionnements qui se réfèrent au passé, qu’il soit récent ou ancien.

Une autre précision me semble utile. Il va de soi que le souhait de conserver certaines choses dont on juge qu’elles sont bonnes à garder - il y en a toujours -, ne justifie pas de qualifier cette disposition de conservatrice. Tout conservateur que soit le choix de prolonger des mesures démocratiques, il ne conviendrait pas de qualifier tel celui qui le préconise ; il y va de l’opérationalité du concept. On entend souvent dire que Montaigne était conservateur, parce qu’il défendait la religion de l’Église catholique ; à bien le lire, on comprendra aisément qu’il s’agissait pour lui de s’opposer aux « novelletez » que représentait le protestantisme au seul motif que celles-ci généraient la guerre et ses atrocités. Tout cela pour dire que le conservatisme s’entend ici comme une défense de l’ancien qui vise à entraver des choses actuelles ou récentes, alors même que des raisons sérieuses existent de croire que ces dernières valent davantage que celles dont il se réclame.

Ainsi, par conservatisme, je vise un ensemble de courants actuels qui meuvent le monde et dont je redoute le succès. On me dira qu’il s’agit là du populisme. Le mot me semble mal caractériser le mouvement que j’ai en tête, en ce qu’il vise très spécifiquement une forme exacerbée de démagogie qui surfe sur toute idée propre à complaire au nombre. Or, il me semble très important de cerner certaines idées dont le succès peut peser lourdement sur l’avenir.

L’idée d’égalité - telle qu’elle fut affichée par la Révolution française (1) - a mis près de deux siècles pour construire les principes d’une vie en commun fondée sur le respect de l’autre. La démocratie fut lente à organiser et à consolider ; les droits humains furent plus lents encore à codifier ; la tolérance des différences n’a pu être que récemment défendue. C’est que cette amélioration des rapports humains a cheminé de pair avec des avatars du mépris des autres plus effroyables que jamais : l’esclavage, la colonisation, l’exploitation du salarié, les totalitarismes communiste, fasciste et nazi, les multiples dictatures encore effectives. Or, ce que le conservatisme menace, c’est cette idée d’égalité dans ce qu’elle a de plus élémentaire.

Au moment même où un certain féminisme - pleinement justifié quant aux situations qu’il dénonce - adopte quelquefois des formes batailleuses qui vont jusqu’à revendiquer une inversion d’inégalité très contradictoire avec les principes dont il se réclame, les normes les plus conformes à ces mêmes principes sont remises en cause. Les droits des femmes, le droit à l’avortement, les droits des homosexuels, les droits des réfugiés, la liberté de conscience, le respect des processus électifs, toutes ces assises concrètes du principe d’égalité sont remises en cause dans bien des pays de tradition démocratique. L’idée même de fait avéré, telle qu’elle peut être distinguée de l’opinion, est battue en brèche d’une façon qui ébranle le respect dû à la rationalité.

Comment ne pas s’inquiéter devant la prolifération de leaders politiques au sein des pays dits démocratiques qui méritent aujourd’hui cette apostrophe qu’Alexandre Soljénitsyne adressait aux dirigeants soviétiques : « Nous savons qu’ils mentent. Ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et pourtant, ils persistent à mentir. » Encore importe-t-il d’ajouter que, cette fois, ce choix du mensonge apparaît opportun à une part de plus en plus importante des électeurs dans des pays où ne règne aucun totalitarisme… du moins jusqu’à présent. Car ce qui ajoute à l’inquiétude, c’est cette fascination pour l’autorité, ce goût du chef, qui accorde bien davantage d’attention au talent hégémonique qu’à la pertinence du message délivré. Un sauveur semble attendu, sans que l’on sache trop de quoi il peut sauver, sinon qu’il alimente une haine que méritent des autres, des différents, des distincts. Tout cela conduit à des certitudes qui valent d’être imposées, quitte à refuser le verdict des urnes.

Demain, les midterms américaines pourraient peut-être créer un chaos susceptible de jeter sur le régime démocratique un discrédit dont il aurait du mal à se relever. D’autant que, au-delà de l’arrogance manifestée par les dictatures russe, chinoise, nord-coréenne, syrienne - et j’en passe -, les menaces qui pèsent sur la vie démocratique hongroise, israélienne, polonaise, italienne - et j’en passe encore - témoignent d’un glissement qui rend dérisoires toutes les considérations nuancées qu’inspirent le fonctionnement habituel des pouvoirs démocratiques.

À eux seuls, les dangers que font courir à l’humanité le salissement du monde, le recul de la vie et le dérèglement climatique sont une très forte source de préoccupations. Que ces dangers-là soient finalement affrontés dans le contexte d’une vie politique dégradée rend vraisemblable un temps de sauvagerie dans lequel l’homme restera plus que jamais le pire ennemi de l’homme.

(1) Alors même qu’étaient théorisées les règles du marché propres à détruire cette même égalité. Cf. à ce sujet ma note du 12 septembre 2006.