vendredi 28 mai 2010

Note de lecture : Montaigne et les femmes

Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
de Montaigne


On a souvent regardé Montaigne comme un misogyne. Qu’il n’ait pas partagé les opinions égalitaires que l’on exhibe volontiers aujourd’hui à propos des rapports entre hommes et femmes ne fait aucun doute. Mais le lire sur la question nous permet précisément de mesurer ce à quoi nos idéaux nous rendent si facilement aveugles.

Partons donc d’un passage qui semble accuser les femmes d’être têtues :
« J’ay cogneu cent et cent femmes (car ils disent que les testes de Gascogne ont quelque prérogative en cela) que vous eussiez plustost faict mordre dans le fer chaut, que de leur faire desmordre une opinion qu’elles eussent concue en cholere. Elles s’exasperent à l’encontre des coups et de la contrainte. Et celui qui forgea le conte de la femme, qui pour aucune correction de menaces, et bastonnades, ne cessoit d’appeler son mary pouilleux, et qui précipitée dans l’eau haussoit encores en s’estouffant, les mains, et faisoit au dessus de sa teste, signe de tuer des poux : forgea un conte, duquel en verité tous les jours, on voit l’image expresse en l’opiniastreté des femmes. Et est l’ospiniatreté sœur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. » (1)
Oh la vilaine, qui ne veut pas entendre raison ! Oui, mais courageuse, qui ne cède ni aux menaces, ni aux coups, lesquels sont – qu’on en convienne – de piètres arguments. Et Montaigne le dit : l’opiniâtreté – qu’il dénonce quelquefois comme un travers (2) – est ici rapprochée de la constance. Est-ce élogieux ? Allons alors voir ce qu’il en est des trois bonnes femmes qu’il nous cite en exemples dans le chapitre XXXV du livre II (3).

D’emblée, il convient de dissiper un malentendu que l’état actuel de la langue peut susciter : les bonnes femmes sont des femmes bonnes, sans ce sens péjoratif que l’expression utilisée peut avoir aujourd’hui. Bonnes en quoi, alors ?

Qu’il y ait des femmes qui témoignent de leur affection envers leur mari lorsque celui-ci est mort ne doit pas nous cacher cette réalité qu’il en est « qui ont aussi employé l’effort de leur bonté, et affection, autour la mort de leurs maris : Ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressans, qu’ils tirent hardiment la vie en consequence » (p. 782) ; qui tirent la vie en conséquence : entendez qui mettent leur propre vie dans la balance. S’agit-il là de faire l’éloge du sacrifice de sa vie qu’une bonne épouse doit consentir lorsque son conjoint disparaît, tel que le veut par exemple la coutume dite Satī que Jules Vernes rendit célèbre avec le sauvetage de Mrs Aouda dans Le tour du monde en quatre-vingts jours ? Je ne le pense pas.

Les trois exemples diffèrent suffisamment pour qu’ils soient vus comme illustrant bien autre chose que le sens du sacrifice. La première épouse, celle d’un voisin de Pline le Jeune, veut, par la mort, guérir son mari d’une affreuse maladie et s’attache à lui avant d’être ensemble précipités dans la mer. La deuxième, Arria, montre à son époux, Cécinna Paetus, comment – selon le vœu de l’empereur – il doit se donner la mort et, pour ce faire, s’inflige un coup mortel d’un couteau qu’elle lui tend ensuite en l’assurant qu’il ne lui a point fait mal. La troisième, Paulina, femme de Sénèque, se fait ouvrir les veines comme il est fait à son mari, afin que ce dernier ne doute pas que les vertueux exemples qu’il lui a donnés aient portés leurs fruits. Le vivre et le mourir sont en chaque cas mis en balance l’un de l’autre, mais de telle sorte que le prix de la vie, comme celui de la mort, ne soit point mesuré l’un à l’aune de l’autre, mais plutôt au regard de chaque circonstance en laquelle la question se pose… du moins si l’on accepte de se la poser. Réflexion sur la mort, le récit relatif aux trois bonnes femmes nous indique que vivre à tout prix, ou mourir à tout prix, c’est déprécier le vivre et le mourir. Mais, surtout, c’est l’illustration qu’il n’y a d’autre grandeur morale que celle qui, en chaque circonstance, reprend son questionnement à zéro, c’est-à-dire au niveau de la dubitation. « Le doute de Montaigne est chose très ardue. Car il commence par priver l’homme, et pour longtemps, de la satisfaction de son besoin inné de sortir d’incertitude. Dans l’incertitude, il l’enfonce radicalement, pour qu’il y perde son penchant naïf à croire que l’on vient à bout de quoi que ce soit par un simple oui ou un simple non. Il le jette dans la mer de l’insoluble. Et là, il coule, à moins qu’il n’apprenne à se mouvoir selon la loi de son individualité, qui le portera d’autant plus sûrement qu’il s’entendra mieux avec lui-même. » (4)

Il n’y a donc jamais trop d’exemples, et chacun contient sa leçon, de telle sorte que les morales à tirer sont multiples et bien malaisées à synthétiser.
« Voylà mes trois contes très-véritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste, pour donner plaisir au commun : et mestonne qui ceux qui s’addonnent à cela, ne s’avisent de choisir plustost dix mille très-belles histoires, qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine, et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s’entretenant, il ne faudroit qu’il fournist du sien que la liaison, comme la soudure d’un autre métal : et pourroit entasser par ce noyau force veritables evenements de toutes sortes, les dispersant et diversifiant, selon que la beauté de l’ouvrage le requerroit, à peu près comme Ovide a cousu et r’apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. » (5)
Il faut donc faire son profit d’un exemple en raison de sa singularité. Et, revenant au dernier des récits, c’est-à-dire à celui de Paulina, Montaigne fait un parallèle – un parallèle bien différent d’une ressemblance – entre le choix qu’elle fait de mourir pour suivre son mari et le choix que celui-ci fit de vivre pour ne pas se séparer d’elle, ce qui nous vaut une longue citation de Sénèque, pleine de considérations nuancées :
« En ce dernier couple, cela est encore digne d’estre consideré, que Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l’amour de son mary, et que son mari avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l’amour d’elle. Il n’y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange : mais selon son humeur Stoïque, je croy qu’il pensoit avoir autant faict pour elle, d’alonger sa vie en sa faveur, comme s’il fust mort pour elle. En l’une des lettres, qu’il escrit à Lucilius ; après qu’il lui a fait entendre, comme la fiebvre l’ayant pris à Rome, il monta soudain en coche, pour s’en aller à une sienne maison aux champs, contre l’opinion de sa femme, qui le vouloit arrester ; et qu il luy avoit respondu, que la fiebvre qu’il avoit, ce n’estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu : il suit ainsi : Elle me laissa aller me recommandant fort ma santé. Or moy, qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy, pour pourvoir à elle : le privilege que ma vieillesse m’avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu’en ce vieillard, il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m’aymer plus courageusement, elle me renge à m’aymer moy-mesme plus curieusement : car il faut prester quelque chose aux honnestes affectations : et par fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut r’appeller la vie, voire avecque tourment : il faut arrester l’ame entre les dents, puis que la loy de vivre aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plaist, mais autant qu’ils doivent. Celuy qui n’estime pas tant sa femme ou un sien amy, que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol : il faut que l’ame se commande cela, quand l’utilité des nostres le requiert : il faut par fois nous prester à noz amis : et quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux. C’est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie, pour la consideration d’autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict : et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité la plus grande, c’est la nonchalance de sa durée, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, aggreable, et profitable à quelqu’un bien affectionné. Et en reçoit on une tresplaisante recompense : car qu’est-il plus doux, que d’estre si cher à sa femme, qu’en sa consideration, on en devienne plus cher à soy-mesme ? Ainsi ma Paulina m’a chargé, non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m’a pas esté assez de considerer, combien resolument je pourrois mourir, mais j’ay aussi consideré, combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que vivre. (6) Voylà ses mots excellens, comme est son usage. » (7)

J’incline à croire que le plus important en ce chapitre « De trois bonnes femmes », ce sont les réflexions sur la mort, portées à une sorte de paroxysme par l’évocation de femmes qui, chacune à leur manière, en tirent un enseignement. Et si Sénèque est sollicité pour expliciter une des questions posées, c’est qu’il en a exprimé la conception, là où les femmes – et notamment la sienne – ont simplement agi. Celui-ci argumente d’ailleurs sur le choix de la vie, face à des femmes qui ont fait choix de la mort, ce qui – au seul niveau de l’effroi que l’alternative suscite – n’est pas tout à fait équivalent.

Et puis, le chapitre illustre aussi cette forme particulière de scepticisme que Montaigne pratique, bien éloignée du scepticisme antique comme de celui du XVIIIe siècle. On a souvent l’impression que Montaigne est d’autant moins disposé à admettre ou à croire que l’idée en cause est générale. Dans le particulier, dans le singulier, dans le distinctif, il y a des choses plus sûres desquelles on peut tirer leçon. Si donc le doute est de méthode, c’est d’une façon totalement inverse à celle qu’adopta Descartes.

(1) Montaigne, in "Defence de Seneque et de Plutarque" (II, XXXII), Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 761.
(2) Voir le chapitre II, XII ("Apologie de Raymond de Sebonde") ou le chapitre III, VIII ("De l’art de conferer"), Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 511 et p. 968.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 781-789.
(4) Hugo Friedrich, Montaigne, (1ère éd. 1949) trad. de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard, Tel, 1968, p. 148.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 787.
(6) Depuis « Elle me laissa aller… », il s’agit d’une traduction de Sénèque, Lettres à Lucilius, CIV, 1-2.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 787-789.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
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Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

mercredi 12 mai 2010

Note de lecture : Marcel Hénaff

Claude Lévi-Strauss
de Marcel Hénaff


Ayant projeté d’assister au colloque "Claude Lévi-Strauss et ses contemporains" qui se tiendra très prochainement à l’Université de Bourgogne, et sachant que Marcel Hénaff devrait y prendre la parole, j’ai relu le livre (1) qu’il avait consacré, il y a de cela près de vingt ans (2), à l’anthropologue récemment disparu.

Il s’agit d’un ouvrage qui a toutes les allures d’un cours universitaire, à ceci près qu’il en évite les principaux défauts habituels. Avant tout, bien qu’ayant l’ambition de rendre compte de l’ensemble de l’œuvre de Lévi-Strauss, Hénaff ne résume pas. Il ordonne les idées, présente quelques objections et – quand Lévi-Strauss n’y a pas lui-même répondu – en démonte l’inadéquation. Ce qui aboutit à un commentaire général du plus haut intérêt dans la mesure où Hénaff ose théoriser quelque peu la pensée de Lévi-Strauss, ce que lui-même a toujours répugné à faire.

On comprend parfaitement pourquoi Claude Lévi-Strauss s’est refusé à théoriser sa méthode. Il ne s’agit pas seulement d’une question de cohérence vis-à-vis du scepticisme affiché à l’égard des systèmes philosophiques. C’est surtout qu’il lui fallait préserver la part pratique des pratiques, c’est-à-dire ce qu’une pensée qui ne se pense pas doit au geste. Comment en effet s’arroger le droit de théoriser – c’est-à-dire d’organiser les concepts opératoires d’une méthode de recherche en système – dès lors que cette méthode prétend tout devoir aux relations non conscientes qui structurent les pratiques. Il y a à cet égard une différence de discours assez significative entre Bourdieu et Lévi-Strauss. Le premier a énormément théorisé la différence entre théorie et pratique et il a, à cette occasion, mis en évidence la quasi impossibilité qu’une théorie puisse pleinement rendre compte d’une pratique, ce qui est une des mille manières de théoriser la pratique. Alors que le second s’est abstenu autant que possible de théoriser – du moins sa méthode – laissant sa pratique de recherche parler pour lui et rendant ainsi à la pratique la place que Bourdieu affirme inaccessible à la théorie.

Il reste que cette posture de Lévi-Strauss ne facilite pas l’approche de son œuvre. Et, dans cette œuvre, ce qui est souvent considéré comme la difficulté majeure réside dans les Mythologiques : sur quelle base repose le choix des mythèmes et les relations que Lévi-Strauss établit entre eux ? Lors d’une première lecture, surtout si l’on ne s’est pas précédemment plongé au moins dans Le totémisme aujourd’hui et dans La pensée sauvage, une impression d’arbitraire domine ; pour le dire plus brutalement, l’impression que Lévi-Strauss isole ce qui l’arrange n’apparaît pas déraisonnable. Un ami me faisait récemment part de son sentiment que certaines lectures – il citait principalement Montaigne – ne sont pleinement compréhensibles que si l’on lit suffisamment vite ; faute de quoi, le sens se dilue. C’est très vrai de Lévi-Strauss, à ceci près que l’œuvre ne peut être lue rapidement et que sa pleine compréhension – si tant est qu’elle puisse être approchée – réclame que l’on s’y plonge longuement, de telle sorte que les idées exposées puissent s’accumuler plutôt que se succéder.

C’est ici que la théorisation didactique a éventuellement sa place (3). Celui pour qui l’enjeu n’est pas de produire l’œuvre sans l’artifice de la théorie, mais bien de rendre celle-ci plus facilement accessible, c’est-à-dire à avertir le lecteur de telle sorte qu’il soit ce que l’on a coutume d’appeler un lecteur averti, le coup mérite peut-être d’être risqué. Risqué, parce que le procédé n’est pas sans danger, loin s’en faut. Il constitue une sorte de trahison sciemment perpétrée et ne réussit pleinement que si le lecteur ainsi averti puisse, lecture faite, dénoncer la forfaiture.

Parmi les neuf chapitres en lesquels Marcel Hénaff traite des idées-forces de Lévi-Strauss, il en est un – le cinquième – qu’il dédie à la pensée symbolique. Je voudrais m’y arrêter. Non pour le résumer, moins encore pour en discuter le contenu. Mais plutôt pour aggraver encore le vice de théorisation. C’est que je suis convaincu – à tort peut-être – que le principal fondement de la pensée lévi-straussienne, ce n’est pas le modèle ou la structure, ce n’est pas le principe de réciprocité, ce n’est pas les enceintes mentales, c’est sa conception du symbolisme. Et pour en faire comprendre l’importance et la portée autrement que par l’intérieur de l’œuvre – c’est-à-dire à l’usage de ceux qui se proposent d’y entrer –, il faut peut-être théoriser cette conception de manière encore plus abrupte que ne l’a fait Marcel Hénaff. Il faut peut-être schématiser jusqu’au travestissement, de telle sorte que l’idée ainsi proposée serve d’outil d’introduction, un outil qui guide momentanément la découverte du sens, un outil voué à être abandonné lorsque la lecture sera suffisamment avancée pour qu’il soit devenu parasite.

Pourquoi dis-je que le symbolisme constitue le principal fondement de la pensée lévi-straussienne ? Simplement parce que c’est la clé de la question du sens.

Repartons de ce célèbre passage de l’"Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss" où Claude Lévi-Strauss, imaginant une uchronie, expose comment il conçoit l’apparition du langage :
« Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. A la suite d’une transformation dont l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait un sens, à un autre où tout en possédait. Or, cette remarque, en apparence banale, est importante, parce que ce changement radical est sans contrepartie dans le domaine de la connaissance qui, elle, s’élabore lentement et progressivement. Autrement dit, au moment où l’Univers entier, d’un seul coup, est devenu significatif, il n’en a pas été pour autant mieux connu, même s’il est vrai que l’apparition du langage devait précipiter le rythme du développement de la connaissance. Il y a donc une opposition fondamentale, dans l’histoire de l’esprit humain, entre le symbolisme, qui offre un caractère de discontinuité, et la connaissance, marquée de continuité. Qu’en résulte-t-il ? C’est que les deux catégories du signifiant et du signifié se sont constituées simultanément et solidairement, comme deux blocs complémentaires ; mais que la connaissance, c’est-à-dire le processus intellectuel qui permet d’identifier les uns par rapport aux autres certains aspects du signifiant et certains aspects du signifié – on pourrait même dire de choisir, dans l’ensemble du signifiant et dans l’ensemble du signifié, les parties qui présentent entre elles les rapports les plus satisfaisants de convenance mutuelle – ne s’est mise en route que fort lentement. Tout s’est passé comme si l’humanité avait acquis d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millénaires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L’Univers a signifié bien avant qu’on ne commence à savoir ce qu’il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais, de l’analyse précédente, il résulte aussi qu’il a signifié, dès le début, la totalité de ce que l’humanité peut s’attendre à en connaître. Ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n’a pu et ne pourra jamais consister qu’à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d’une totalité fermée et complémentaire avec elle-même. » (4)

Pour dire les choses de manière très ramassée (donc très fausse), Lévi-Strauss postule que l’apparition du langage a consisté à découvrir qu’une chose pouvait en signifier une autre, en constituer le symbole en quelque sorte, de telle manière qu’à l’instant même tout est devenu signifiant de quelque chose, sans même que ce quelque chose puisse être vraiment connu. Ainsi est né ce « signifiant flottant », excédent de signifiant auquel il est impératif de trouver du signifié. C’est alors au sein de ce jeu de correspondance qu’éclosent les croyances, celles-ci étant davantage redevables à la logique des relations – fussent-elles inconscientes – qu’au message qu’elles semblent porter. Si la personnalité et le destin d’une personne née sous tel signe zodiacal sont ainsi caractérisés que le fait l’astrologue, c’est d’abord et avant tout parce que le ciel et la naissance sont deux symboles qui ne peuvent pas ne pas signifier ensemble, plutôt que déduits d’observations répétées. Le sens naît toujours d’une transformation de la chose en son symbole ; il est donc toujours étranger à la chose elle-même et prête à celle-ci quelque chose qui n’est pas elle. Ce prêt est social, dans la mesure où le langage l’est. Et la signification doit donc quelque chose aux rapports entre les signes (sans doute de façon non consciente) avant même d’exprimer le signifié (conscient). De la rationalité – issue des logiques symboliques – se cache donc derrière ce qui semble quelquefois n’être que l’illogisme des récits, comme Lévi-Strauss le montre bien à propos des mythes.

Mon précédent paragraphe est sans doute une monstruosité. Peut-il aider à accepter l’impératif lévi-straussien de distance ? Peut-être. Auquel cas, la première lecture du chapitre V du Claude Lévi-Strauss de Marcel Hénaff s’en trouverait facilitée. Et peut-être, qui sait, une première approche des Mythologiques. À condition bien sûr de l’oublier juste après ; mieux : d’en faire une critique sans concession.

(1) Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss, Belfond, 1991. Ce livre a été réédité en 2003 chez Pocket, coll. Agora, sous le titre Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale.
(2) Il lui a consacré un autre livre, publié en 2008, Claude-Lévi-Strauss, le passeur de sens (Librairie Académique Perrin) qui est sur ma table mais que je n’ai pas encore lu.
(3) Depuis longtemps, je pense que celui qui enseigne devrait prendre conscience du fait qu’il est contraint de dire le faux pour permettre à l’enseigné d’avancer vers le vrai, ce qui constitue une voie préférable à quelque pédagogie que ce soit. Ainsi, si vous devez expliquer Platon a quelqu’un qui ignore tout des présocratiques, force est de trahir la pensée évoquée, sous peine de la rendre totalement hermétique. En pareil cas, l’aveu de fausseté est évidemment indispensable.
(4) Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, pp. XLVII-XLVIII. J’ai déjà eu l’occasion de citer ce passage dans une note du 19 février 2009.

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...ce que nous apprend la civilisation japonaise
L’autre face de la lune
Trois des Entretiens avec Claude Lévi-Strauss de Georges Charbonnier
Lévi-Strauss de Loyer
De Montaigne à Montaigne
La pensée sauvage
Correspondance 1942 - 1982 avec Jakobson

samedi 1 mai 2010

Note de lecture : Max Weber

La bourse
de Max Weber


On vient de publier (1), pour la première fois en français, deux articles rédigés en 1894 et 1896 par Max Weber et consacrés à la bourse. L’objectif qu’il poursuivait alors était d’expliquer son fonctionnement en vue de s’opposer aux junkers, lesquels réclamaient une loi pour lutter contre elle et contre la spéculation sur les marchés à terme.

Le véritable intérêt de ce livre réside dans le témoignage qu’il offre à propos des préoccupations intellectuelles de Weber – alors âgé de trente ans –, antérieurement à l’essentiel de son œuvre. Je suis enclin à penser que l’on peut y mesurer déjà l’importance de l’histoire et de l’économie dans la pensée du sociologue allemand, telle que toutes ses recherches ultérieures la révéleront.

Un mot d’abord sur l’importance de l’histoire.

On sait que Weber réservait à l’histoire une approche complexe. D’une part, il la jugeait apte, comme la sociologie, à participer aux recherches empiriques consacrées à l’activité humaine (à l’inverse de la logique ou de l’éthique, par exemple) et, en même temps, il considérait qu’elle pouvait brouiller quelque peu les possibilités de compréhension en raison même de la rationalisation mal étayée qu’on lui faisait subir. C’est ce qui le conduisit à privilégier l’étude des concomitances (entre religion et économie, par exemple), de telle sorte que puissent être construits ces idéaltypes propres à mesurer le comportement. (2) En l’occurrence, dans le premier des deux articles réunis dans La bourse, il retrace l’évolution des marchés de manière à rendre explicable l’apparition des bourses, ainsi que la façon dont celles-ci se sont développées, notamment en créant des lieux techniquement complexes destinés à permettre des échanges complexes entre des produits eux-mêmes complexes. On sent dans son récit cette volonté de ne rien négliger au sein d’une interprétation des faits qui retient le sens révélé par une rationalité bien ajustée.

Un mot ensuite sur l’importance de l’économie.

Quant au poids de l’économie dans l’activité sociale, Weber est bien moins éloigné de Marx qu’on ne le croit souvent. Au point que, dans son œuvre, science économique et science sociale sont presque confondues, sinon synonymes. Mais – et là il se sépare de Marx – c’est qu’il faut comprendre la réalité économique comme une réalité sociale, et ne pas se méprendre sur le sens des théories économiques. Lorsque Weber veut illustrer la méthode de l’idéaltype, il recourt notamment à l’exemple d’une "loi" à caractère économique :
« Les "lois", terme par lequel on désigne d’ordinaire maintes propositions générales de la sociologie compréhensive – par exemple la "loi" de Gresham – consistent en des chances typiques, confirmées par l’observation, d’un déroulement de l’activité sociale auquel on peut s’attendre, au cas où certains faits sont donnés, et qui sont compréhensibles à partir de motifs typiques et d’un sens visé typique des agents. Elles sont compréhensibles et univoques au plus haut degré pour autant que des motifs purement rationnels en finalité sont à la base du déroulement typique observé (ou constituent respectivement l’assiette du type construit méthodiquement pour des raisons appropriées), et pour autant que, en même temps, la relation de moyen à fin est univoque suivant les leçons de l’expérience (au cas où le moyen est "inévitable"). En ce cas il est permis de dire que si l’on agissait d’une façon strictement rationnelle en finalité, il faudrait agir de telle manière et non d’une autre (parce que, pour des raisons "techniques", les participants n’auraient à leur disposition que ce moyen-là et non un autre pour servir leurs fins déterminables de façon univoque). » (3) On voit immédiatement l’usage qui peut être fait de cette façon d’approcher le comportement lorsqu’il s’agit du comportement en bourse. Mais les articles figurant dans La bourse sont bien antérieurs à l’explicitation de la méthode de l’idéaltype et il faudrait plutôt se demander si l’on y trouve quelque chose qui, d’une manière ou d’une autre, annonce la méthode en question.

Je voudrais d’abord me permettre une petite digression au sujet de cette discipline qu’on a longtemps appelé l’économie politique et qu’on appelle de nos jours la science économique. Si l’on veut comprendre ce que l’approche des phénomènes économiques a de particulier chez Weber, il importe de s’enlever de l’esprit que ceux-ci sont tout entier inclus dans une discipline qui, de nos jours, a l’ambition d’analyser et même de prévoir les interactions entre les grands indicateurs économiques (PIB, taux d’intérêt, épargne, investissement, indices boursiers, et j’en passe). Aujourd’hui, la science économique est volontiers présentée comme la plus rigoureuse des sciences sociales, sinon parfois comme une science de la nature. C’est qu’elle use d’outils mathématiques sophistiqués qui induisent l’idée naïve que les mesures ainsi faites donnent accès à une réalité échappant autrement à la perspicacité des humains. La place qu’a prise au sein de la discipline, au cours des vingt dernières années, l’économétrie, et plus généralement la construction de modèles, témoigne d’une évolution – qu’elle renforce – vers l’idée que les économistes décrivent et prévoient le comportement économique des masses. Or il n’y a pas plus de comportement économique qu’il n’y a de comportement altruiste (4) : le comportement humain obéit à des déterminations multiples qui peuvent varier – parfois grandement – en fonction des différents habitus des agents, mais jamais sur la seule base d’un domaine (économique, moral,…) que le monde académique a cru bon d’ériger en discipline distincte. À cet égard, la théorie de l’équilibre général fut sans doute une sorte de point culminant de la candeur savante. Mais, me dira-t-on, comment alors expliquer la crédibilité dont jouissent souvent les économistes. C’est que les spécialistes de l’économie prescrivent bien plus qu’ils ne décrivent. De toutes les sciences sociales, la science économique est aussi celle qui est la plus prise au sérieux par le monde social, celle dont le travail est le plus vendable, celle dont on attend les verdicts, celle qui – en définitive – influe le plus sur le comportement. Ainsi, tel le prophète qui suggère si bien ce qu’il annonce qu’il en provoque la survenance (5), l’économiste recommande ce qui donnera raison à ses prévisions. Et les outils de l’activité économique (banques centrales, bourses, escompte, etc.) se révèlent en si parfaite harmonie avec les outils de l’analyse économique que l’on ne discerne plus si les seconds sont aptes à rendre compte des premiers ou si les premiers ne sont pas construits de telle sorte qu’ils cernent et isolent ce qu’il revient à dire aux seconds.

Max Weber a étudié la vie économique – c’est-à-dire la manière dont les hommes produisent, échangent et consomment – non pour annoncer tantôt la chute des actions, tantôt la hausse d’une devise, tantôt la croissance du PIB ou encore une crise, mais bien pour tenter de comprendre les mœurs. Et même encore jeune, lorsqu’il se piqua de défendre la bourse, convaincu qu’il était qu’elle permettait d’accroître l’activité économique allemande, il se voua à élucider comment les hommes agissent dans le contexte de ce marché si artificiel.

Dans les années 80, j’ai enseigné l’économie politique et, dans ce cadre, j’ai été amené à expliquer le fonctionnement de la bourse. Ai-je besoin de dire à quel point la bourse dont je parlais alors était très différente de ce qu’elle était à l’époque de Weber, mais aussi de ce qu’elle est aujourd’hui ? Voici un passage de La bourse qui permet de mesurer ces écarts :
« Les opérateurs spécialisés en un titre ou en une sorte de marchandise dont les échanges sont particulièrement animés ont la plupart du temps un emplacement fixe et connu de tous à la bourse ; les personnes qui veulent en acheter ou en vendre s’y rendent et il se forme un attroupement de personnes qui se crient leurs offres d’achat ou de vente, et qui se les hurlent même souvent en employant à cet effet des expressions bien définies et courtes, courantes à la bourse. Par exemple, un courtier en roubles, Meier, a reçu l’ordre d’obtenir 30 000 roubles de billets russes à pas plus de 211 marks pour 100 roubles. Il se rend sur le "marché" du rouble, c’est-à-dire à l’attroupement où l’on négocie des billets en roubles, et crie : "210 je prends !" – qui signifie en jargon boursier : "j’offre 210 marks pour 100 roubles". Un autre crie en retour : "211 j’ai !" – qui signifie : je suis prêt à vendre des billets en roubles à 211 pour 100 roubles. Meier crie alors : "210 je prends !" – qui signifie je ne veux pas donner plus de 210. Là-dessus un troisième "210 3/4 j’ai !" – i.e. je suis prêt à donner des billets en roubles à 210 3/4 pour 100 roubles. Alors Meier, voyant qu’il n’obtiendra aucun rouble à 210 marks revoit son offre à la hausse et commence par crier "210 1/4 je prends !" – i.e. je suis prêt à payer 210 1/4 pour 100 roubles, à quoi rétorque un troisième "210 5/8 j’ai !". Et Meier, relevant encore son offre : "210 1/2 je prends !" Un quatrième répond à cette offre en criant : "Combien de fois ?" – i.e. combien de fois "la quotité" (qui est la quantité fixée une fois pour toute par les usages boursiers pour simplifier la communication, comme nous verrons plus tard ; à Berlin par exemple, c’est 10 000 roubles pour les roubles) voulez-vous acheter à ce prix ? – à quoi Meier répond : "3 fois !" (i.e. je veux acheter 3 X 10 000 = 30 000 roubles) – et l’autre, qui est prêt à vendre à 210 1/2 les 100 roubles, lui répond "à vous !" (à savoir : c’est à vous que je vends la quantité en question au prix offert, – l’expression correspondante du vendeur serait : "de vous !") après quoi les deux inscrivent sur le champ le cours et la quantité dans leurs carnets de notes, pour se consacrer aussitôt à l’exécution d’autres ordres. Souvent, faute de pouvoir parler, on gesticule. Car l’énorme nombre d’ordres qui vont et viennent engendre un vacarme tonitruant et presque assourdissant qui, associé au spectacle de nombreuses grappes d’hommes qui se pressent les uns aux autres, crient et gesticulent, est tout à fait propre à inspirer étonnement et aversion en celui qui arpente pour la première fois la galerie d’une salle de bourse. » (pp. 85-87)

Voilà assurément une explication très didactique. C’est que Weber veut clarifier les choses, notamment pour tous ceux qui ont de la bourse une vision chimérique. Les marchés à terme ne satisfont-ils que les spéculateurs ? Weber écrit (j’omets tous les exemples démonstratifs) :
« En promenant son regard sur l’ensemble de ce mécanisme, une chose saute d’abord aux yeux : combien est erronée l’opinion selon laquelle on pourrait déduire de la forme même des opérations à terme leur irréalité et le fait qu’elles auraient tous les caractères des jeux de hasard. […] Il apparaît que ce n’est pas la forme extérieure de l’accord (à terme) ou de l’exécution du contrat (par opération de couverture, ou par paiement de la différence) qui décide du caractère de l’opération, mais sa finalité économique profonde, qu’il est impossible de déceler quand on observe chaque opération isolément. Le glissement vers le "pur" métier de "jobber", à la recherche de gains sur les seules différences de prix se fait de manière progressive et imperceptible. […] La pratique du marché à terme conduit donc, nous le voyons, à une gigantesque "extension du marché" des marchandises et des titres auquel il s’applique ; le nombre des transactions tout comme le cercle des personnes qui prennent part à ces transactions s’en trouvent significativement élargis » (pp. 118,121 et 129)

Qu’on me comprenne bien : je n’en déduis ni que les marchés à terme d’aujourd’hui sont nécessaires, ni qu’ils ne favoriseraient pas la spéculation. Mais Weber nous conduit ici à mieux réfléchir à tous ces discours qui, suite à la crise des "subprimes", promettent de lutter contre la spéculation et de revoir à cet effet les règles boursières et bancaires. N’y a-t-il pas – comme il l’illustre bien en minimisant la spéculation – une telle symbiose entre la dynamisation des échanges et l’aubaine spéculatrice que le plus habile des sorciers ne pourrait découpler les deux usages ? La dénégation de l’intérêt matériel – telle que la manient certains politiques en annonçant des banques et des bourses vertueuses et telle que la pratiquent ces grands patrons qui affirment concilier le management et la philosophie – est souvent le signe d’une rage de profit à ce point impérieuse qu’elle n’ose plus se dire.

(1) Max Weber, La bourse, 1ère éd. en allemand en 1924, trad. par Pierre de Larminat, Ed. Allia, 2010.
(2) Cf. notamment à ce sujet la section « Fondements méthodologiques » du premier chapitre des "Catégories de la sociologie" in Max Weber, Économie et société, t. I, trad. de l’allemand par Julien Freund et alii (Plon, 1971), éd. dans la collection Agora, 1995, pp. 28-52.
(3) Ibid., p. 47.
(4) La thèse selon laquelle la science économique méconnaît l’altruisme est vigoureusement défendue par le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) (cf. le site Internet http://www.revuedumauss.com.fr/). Elle a été contestée en des termes que je trouve convaincants par Frédéric Lordon in L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste (Ed. La Découverte, 2006).
(5) Y aurait-il eu un messie s’il n’avait pas été attendu ?