samedi 1 mai 2010

Note de lecture : Max Weber

La bourse
de Max Weber


On vient de publier (1), pour la première fois en français, deux articles rédigés en 1894 et 1896 par Max Weber et consacrés à la bourse. L’objectif qu’il poursuivait alors était d’expliquer son fonctionnement en vue de s’opposer aux junkers, lesquels réclamaient une loi pour lutter contre elle et contre la spéculation sur les marchés à terme.

Le véritable intérêt de ce livre réside dans le témoignage qu’il offre à propos des préoccupations intellectuelles de Weber – alors âgé de trente ans –, antérieurement à l’essentiel de son œuvre. Je suis enclin à penser que l’on peut y mesurer déjà l’importance de l’histoire et de l’économie dans la pensée du sociologue allemand, telle que toutes ses recherches ultérieures la révéleront.

Un mot d’abord sur l’importance de l’histoire.

On sait que Weber réservait à l’histoire une approche complexe. D’une part, il la jugeait apte, comme la sociologie, à participer aux recherches empiriques consacrées à l’activité humaine (à l’inverse de la logique ou de l’éthique, par exemple) et, en même temps, il considérait qu’elle pouvait brouiller quelque peu les possibilités de compréhension en raison même de la rationalisation mal étayée qu’on lui faisait subir. C’est ce qui le conduisit à privilégier l’étude des concomitances (entre religion et économie, par exemple), de telle sorte que puissent être construits ces idéaltypes propres à mesurer le comportement. (2) En l’occurrence, dans le premier des deux articles réunis dans La bourse, il retrace l’évolution des marchés de manière à rendre explicable l’apparition des bourses, ainsi que la façon dont celles-ci se sont développées, notamment en créant des lieux techniquement complexes destinés à permettre des échanges complexes entre des produits eux-mêmes complexes. On sent dans son récit cette volonté de ne rien négliger au sein d’une interprétation des faits qui retient le sens révélé par une rationalité bien ajustée.

Un mot ensuite sur l’importance de l’économie.

Quant au poids de l’économie dans l’activité sociale, Weber est bien moins éloigné de Marx qu’on ne le croit souvent. Au point que, dans son œuvre, science économique et science sociale sont presque confondues, sinon synonymes. Mais – et là il se sépare de Marx – c’est qu’il faut comprendre la réalité économique comme une réalité sociale, et ne pas se méprendre sur le sens des théories économiques. Lorsque Weber veut illustrer la méthode de l’idéaltype, il recourt notamment à l’exemple d’une "loi" à caractère économique :
« Les "lois", terme par lequel on désigne d’ordinaire maintes propositions générales de la sociologie compréhensive – par exemple la "loi" de Gresham – consistent en des chances typiques, confirmées par l’observation, d’un déroulement de l’activité sociale auquel on peut s’attendre, au cas où certains faits sont donnés, et qui sont compréhensibles à partir de motifs typiques et d’un sens visé typique des agents. Elles sont compréhensibles et univoques au plus haut degré pour autant que des motifs purement rationnels en finalité sont à la base du déroulement typique observé (ou constituent respectivement l’assiette du type construit méthodiquement pour des raisons appropriées), et pour autant que, en même temps, la relation de moyen à fin est univoque suivant les leçons de l’expérience (au cas où le moyen est "inévitable"). En ce cas il est permis de dire que si l’on agissait d’une façon strictement rationnelle en finalité, il faudrait agir de telle manière et non d’une autre (parce que, pour des raisons "techniques", les participants n’auraient à leur disposition que ce moyen-là et non un autre pour servir leurs fins déterminables de façon univoque). » (3) On voit immédiatement l’usage qui peut être fait de cette façon d’approcher le comportement lorsqu’il s’agit du comportement en bourse. Mais les articles figurant dans La bourse sont bien antérieurs à l’explicitation de la méthode de l’idéaltype et il faudrait plutôt se demander si l’on y trouve quelque chose qui, d’une manière ou d’une autre, annonce la méthode en question.

Je voudrais d’abord me permettre une petite digression au sujet de cette discipline qu’on a longtemps appelé l’économie politique et qu’on appelle de nos jours la science économique. Si l’on veut comprendre ce que l’approche des phénomènes économiques a de particulier chez Weber, il importe de s’enlever de l’esprit que ceux-ci sont tout entier inclus dans une discipline qui, de nos jours, a l’ambition d’analyser et même de prévoir les interactions entre les grands indicateurs économiques (PIB, taux d’intérêt, épargne, investissement, indices boursiers, et j’en passe). Aujourd’hui, la science économique est volontiers présentée comme la plus rigoureuse des sciences sociales, sinon parfois comme une science de la nature. C’est qu’elle use d’outils mathématiques sophistiqués qui induisent l’idée naïve que les mesures ainsi faites donnent accès à une réalité échappant autrement à la perspicacité des humains. La place qu’a prise au sein de la discipline, au cours des vingt dernières années, l’économétrie, et plus généralement la construction de modèles, témoigne d’une évolution – qu’elle renforce – vers l’idée que les économistes décrivent et prévoient le comportement économique des masses. Or il n’y a pas plus de comportement économique qu’il n’y a de comportement altruiste (4) : le comportement humain obéit à des déterminations multiples qui peuvent varier – parfois grandement – en fonction des différents habitus des agents, mais jamais sur la seule base d’un domaine (économique, moral,…) que le monde académique a cru bon d’ériger en discipline distincte. À cet égard, la théorie de l’équilibre général fut sans doute une sorte de point culminant de la candeur savante. Mais, me dira-t-on, comment alors expliquer la crédibilité dont jouissent souvent les économistes. C’est que les spécialistes de l’économie prescrivent bien plus qu’ils ne décrivent. De toutes les sciences sociales, la science économique est aussi celle qui est la plus prise au sérieux par le monde social, celle dont le travail est le plus vendable, celle dont on attend les verdicts, celle qui – en définitive – influe le plus sur le comportement. Ainsi, tel le prophète qui suggère si bien ce qu’il annonce qu’il en provoque la survenance (5), l’économiste recommande ce qui donnera raison à ses prévisions. Et les outils de l’activité économique (banques centrales, bourses, escompte, etc.) se révèlent en si parfaite harmonie avec les outils de l’analyse économique que l’on ne discerne plus si les seconds sont aptes à rendre compte des premiers ou si les premiers ne sont pas construits de telle sorte qu’ils cernent et isolent ce qu’il revient à dire aux seconds.

Max Weber a étudié la vie économique – c’est-à-dire la manière dont les hommes produisent, échangent et consomment – non pour annoncer tantôt la chute des actions, tantôt la hausse d’une devise, tantôt la croissance du PIB ou encore une crise, mais bien pour tenter de comprendre les mœurs. Et même encore jeune, lorsqu’il se piqua de défendre la bourse, convaincu qu’il était qu’elle permettait d’accroître l’activité économique allemande, il se voua à élucider comment les hommes agissent dans le contexte de ce marché si artificiel.

Dans les années 80, j’ai enseigné l’économie politique et, dans ce cadre, j’ai été amené à expliquer le fonctionnement de la bourse. Ai-je besoin de dire à quel point la bourse dont je parlais alors était très différente de ce qu’elle était à l’époque de Weber, mais aussi de ce qu’elle est aujourd’hui ? Voici un passage de La bourse qui permet de mesurer ces écarts :
« Les opérateurs spécialisés en un titre ou en une sorte de marchandise dont les échanges sont particulièrement animés ont la plupart du temps un emplacement fixe et connu de tous à la bourse ; les personnes qui veulent en acheter ou en vendre s’y rendent et il se forme un attroupement de personnes qui se crient leurs offres d’achat ou de vente, et qui se les hurlent même souvent en employant à cet effet des expressions bien définies et courtes, courantes à la bourse. Par exemple, un courtier en roubles, Meier, a reçu l’ordre d’obtenir 30 000 roubles de billets russes à pas plus de 211 marks pour 100 roubles. Il se rend sur le "marché" du rouble, c’est-à-dire à l’attroupement où l’on négocie des billets en roubles, et crie : "210 je prends !" – qui signifie en jargon boursier : "j’offre 210 marks pour 100 roubles". Un autre crie en retour : "211 j’ai !" – qui signifie : je suis prêt à vendre des billets en roubles à 211 pour 100 roubles. Meier crie alors : "210 je prends !" – qui signifie je ne veux pas donner plus de 210. Là-dessus un troisième "210 3/4 j’ai !" – i.e. je suis prêt à donner des billets en roubles à 210 3/4 pour 100 roubles. Alors Meier, voyant qu’il n’obtiendra aucun rouble à 210 marks revoit son offre à la hausse et commence par crier "210 1/4 je prends !" – i.e. je suis prêt à payer 210 1/4 pour 100 roubles, à quoi rétorque un troisième "210 5/8 j’ai !". Et Meier, relevant encore son offre : "210 1/2 je prends !" Un quatrième répond à cette offre en criant : "Combien de fois ?" – i.e. combien de fois "la quotité" (qui est la quantité fixée une fois pour toute par les usages boursiers pour simplifier la communication, comme nous verrons plus tard ; à Berlin par exemple, c’est 10 000 roubles pour les roubles) voulez-vous acheter à ce prix ? – à quoi Meier répond : "3 fois !" (i.e. je veux acheter 3 X 10 000 = 30 000 roubles) – et l’autre, qui est prêt à vendre à 210 1/2 les 100 roubles, lui répond "à vous !" (à savoir : c’est à vous que je vends la quantité en question au prix offert, – l’expression correspondante du vendeur serait : "de vous !") après quoi les deux inscrivent sur le champ le cours et la quantité dans leurs carnets de notes, pour se consacrer aussitôt à l’exécution d’autres ordres. Souvent, faute de pouvoir parler, on gesticule. Car l’énorme nombre d’ordres qui vont et viennent engendre un vacarme tonitruant et presque assourdissant qui, associé au spectacle de nombreuses grappes d’hommes qui se pressent les uns aux autres, crient et gesticulent, est tout à fait propre à inspirer étonnement et aversion en celui qui arpente pour la première fois la galerie d’une salle de bourse. » (pp. 85-87)

Voilà assurément une explication très didactique. C’est que Weber veut clarifier les choses, notamment pour tous ceux qui ont de la bourse une vision chimérique. Les marchés à terme ne satisfont-ils que les spéculateurs ? Weber écrit (j’omets tous les exemples démonstratifs) :
« En promenant son regard sur l’ensemble de ce mécanisme, une chose saute d’abord aux yeux : combien est erronée l’opinion selon laquelle on pourrait déduire de la forme même des opérations à terme leur irréalité et le fait qu’elles auraient tous les caractères des jeux de hasard. […] Il apparaît que ce n’est pas la forme extérieure de l’accord (à terme) ou de l’exécution du contrat (par opération de couverture, ou par paiement de la différence) qui décide du caractère de l’opération, mais sa finalité économique profonde, qu’il est impossible de déceler quand on observe chaque opération isolément. Le glissement vers le "pur" métier de "jobber", à la recherche de gains sur les seules différences de prix se fait de manière progressive et imperceptible. […] La pratique du marché à terme conduit donc, nous le voyons, à une gigantesque "extension du marché" des marchandises et des titres auquel il s’applique ; le nombre des transactions tout comme le cercle des personnes qui prennent part à ces transactions s’en trouvent significativement élargis » (pp. 118,121 et 129)

Qu’on me comprenne bien : je n’en déduis ni que les marchés à terme d’aujourd’hui sont nécessaires, ni qu’ils ne favoriseraient pas la spéculation. Mais Weber nous conduit ici à mieux réfléchir à tous ces discours qui, suite à la crise des "subprimes", promettent de lutter contre la spéculation et de revoir à cet effet les règles boursières et bancaires. N’y a-t-il pas – comme il l’illustre bien en minimisant la spéculation – une telle symbiose entre la dynamisation des échanges et l’aubaine spéculatrice que le plus habile des sorciers ne pourrait découpler les deux usages ? La dénégation de l’intérêt matériel – telle que la manient certains politiques en annonçant des banques et des bourses vertueuses et telle que la pratiquent ces grands patrons qui affirment concilier le management et la philosophie – est souvent le signe d’une rage de profit à ce point impérieuse qu’elle n’ose plus se dire.

(1) Max Weber, La bourse, 1ère éd. en allemand en 1924, trad. par Pierre de Larminat, Ed. Allia, 2010.
(2) Cf. notamment à ce sujet la section « Fondements méthodologiques » du premier chapitre des "Catégories de la sociologie" in Max Weber, Économie et société, t. I, trad. de l’allemand par Julien Freund et alii (Plon, 1971), éd. dans la collection Agora, 1995, pp. 28-52.
(3) Ibid., p. 47.
(4) La thèse selon laquelle la science économique méconnaît l’altruisme est vigoureusement défendue par le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS) (cf. le site Internet http://www.revuedumauss.com.fr/). Elle a été contestée en des termes que je trouve convaincants par Frédéric Lordon in L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste (Ed. La Découverte, 2006).
(5) Y aurait-il eu un messie s’il n’avait pas été attendu ?

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