mercredi 31 mars 2021

Note de lecture : Bernal Diaz del Castillo

Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne
de Bernal Diaz del Castillo


On ne dira jamais assez combien l’enseignement de l’histoire est compliqué. Car rien de ce que la recherche historique découvre ne peut échapper à une interprétation. Ce qui conduirait, en toute logique, à réduire l’enseignement de l’histoire à son seul aspect méthodologique, à savoir la critique historique. Or, une histoire sans contenu, un cours limité à des façons de savoir, sans savoir aucun, c’est évidemment absurde. Il faut donc affronter l’interprétation. Et là encore, s’imposent toutes les bonnes raisons de se méfier de nos interprétations les plus spontanées, tous les motifs de suspendre nos jugements. Citer un fait historique emporte déjà un jugement, ne serait-ce que par le choix qu’il suppose, celui d’avoir distingué ce fait-là et d’avoir ignoré tous les autres. En évoquant l’ouvrage de Bernal Diaz del Castillo, je n’envisage rien d’autre que de témoigner de ces difficultés-là.

S’il est un événement qui a fait couler beaucoup d’encre et qui a suscité depuis cinq siècles une multitude de jugements divers, c’est bien l’arrivée des Espagnols dans le Nouveau Monde à la fin du XVe siècle et dans les premières décennies du XVIe. Il est vrai qu’il s’agit effectivement de ce qui est sans doute arrivé de plus surprenant au cours de l’histoire des hommes : la rencontre de deux groupes humains qui étaient restés radicalement séparés pendant au moins 13.000, voire 25.000 ans, c’est-à-dire depuis une époque très antérieure au commencement de l’histoire.

La plupart des jugements portés aujourd’hui sur le comportement global des conquistadors sont accablants. Ils reposent bien évidemment sur des faits qu’il n’est plus possible de contester, à savoir le génocide dont bien des populations indigènes furent victimes, la destruction d’une grande quantité des créations architecturales, le pillage systématique des richesses, la mise en esclavage des rescapés, la mise en liquidation des religions et des croyances autochtones, etc. Reste que le jugement moral que l’on peut porter sur ce comportement global est nécessairement conditionné par la réponse à la question suivante : les conquistadors auraient-ils pu globalement adopter un comportement différent, et, si oui, dans quelle mesure ?

Autre chose est bien sûr le comportement individuel de tel ou tel conquistador. Nous n’avons aujourd’hui la possibilité d’en évoquer l’un ou l’autre que parce que la renommée dont ils ont bénéficié nous fournit quelques éléments d’appréciation - souvent très lacunaires - à l’inverse de la grande masse, laquelle ne peut faire l’objet que de soupçons imprécis, peut-être quelquefois immérités, liés aux conséquences connues de leurs actes. Si l’on s’attache à un cas individuel - par exemple celui d’Hernán Cortès (1) -, le jugement moral que l’on peut poser sur lui est également conditionné par la question : aurait-il pu agir autrement qu’il ne l’a fait, et, si oui, dans quelle mesure ?

On dispose de divers témoignages relatifs aux conditions dans lesquelles se déroula l’arrivée et l’installation des Espagnols dans le Nouveau Monde. Parmi ceux-ci, il y a celui de Bernal Diaz del Castillo (1496 ou 97-1584), compagnon d’armes d’Hernán Cortès, qui laissa une Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (2), rédigée à partir de 1551 et publiée dans sa version la plus connue en 1632 (édition dite Remón). Ce récit fut souvent considéré comme plus fiable que les lettres de Cortès et que les écrits de son chapelain, Francisco Lopez de Gomora (3). Il n’échappa pas pour autant aux critiques, la plus récente et la plus radicale étant celle de Christian Duverger qui n’hésite pas à affirmer que l’Histoire véridique aurait été écrite par Cortès lui-même (4). Je lui préfère une critique plus mesurée : celle de Sabine Mund, élève de Michel Graulich, à qui l’on doit un intéressant mémoire intitulé Les rapports complexes de l’“Historia verdadera” de Bernal Díaz avec la vérité (5).

Au-delà des incertitudes qui planent sur le texte de Bernal Diaz del Castillo, quel homme était Hernán Cortès ? Peut-on s’en faire une idée quelque peu précise ?

Il est peu douteux qu’il ait fait brûler vifs ces capitaines aztèques - parmi lesquels se trouvait Qualpopoca (fils de Moctezuma ?) - qui avaient attaqué avec succès les Espagnols, près de Nautla. Il est également peu douteux qu’il ait personnellement torturé Cuauhtémoc, le dernier empereur aztèque, avant de le faire assassiner. Et que dire des combats sanglants, des destructions commandées et des mises en servage organisées ? Et puis, il y a la mansuétude, voire la compassion, dont il a fait preuve bien des fois, selon Bernal Diaz, tant vis-à-vis de ses adversaires que vis-à-vis de ses compagnons d’armes. Stratégie de séduction, assurément, mais qui témoigne de la valeur dont cette attitude bénéficiait à ses yeux. Bref, un mélange de sensibilité et d’ignominie, somme toute assez commun. Mais ai-je le droit d’envisager Cortès comme un homme somme toute assez commun ? Ceci pourrait déplaire autant qu’a déplu l’idée du mal banal, telle que Hannah Arendt l’évoqua lorsqu’elle rendit compte du procès d’Eichmann (6). La vérité, c’est que - quoi que j’ai pu rassembler comme informations à son sujet -, je ne le connais pas. Et cette ignorance devrait peut-être m’inciter à résister à une condamnation qui veut faire pencher la balance à son désavantage. Il y a bien sûr des actes qui, à eux seuls, sans considération pour quelque contrexemple que ce soit, emportent l’opprobre, du moins si on laisse parler son sens moral le plus spontané. De ces actes-là, il en commit.

Au-delà du cas de Cortès, quels hommes furent ces conquistadors espagnols qui débarquèrent en Amérique ? Peut-on s’en faire une idée quelque peu précise ?

Certains, tel Fernandez Retamar (7), font de ces hommes des produits du capitalisme naissant. D’autres incrimineraient plutôt le christianisme en ce qu’il serait - avec les autres religions monothéistes - à l’origine des guerres de religion et de la police de la pensée (8). Claude Lévi-Strauss, quant à lui, a parlé d’« un humanisme corrompu » (9) qui, en limitant ce qui est respectable à l’homme, aurait créé un contexte qui a permis d’exclure de ce respect-là ceux des hommes qui ne correspondaient pas aux critères ethnocentriques d’humanité. J’incline personnellement à penser que le mal dont on parle est moins circonstanciel et que ce que l’on prête si volontiers aux idéologies, sans être sans conséquence sur le modus operandi des crimes évoqués, trouve son origine dans quelque chose à la fois de plus profond, de plus constant et probablement de plus universel que l’on ne pourrait le croire. Le recrutement des conquistadors, depuis les compagnons de Colomb jusqu’aux aventuriers plus avertis des premières décennies du XVIe siècle, a certainement pesé sur leur relative homogénéité, y compris en ce qui concerne les clercs. Etaient sans doute réunies là certaines des conditions nécessaires à l’éclosion d’une certaine forme de cynisme qui aide tant quand il s’agit de commettre l’irréparable. (10)

Si l’on se penche sur le comportement des hommes avant l’arrivée de Colomb en Amérique, on est contraint d’admettre qu’il est notamment caractérisé par d’incessantes atrocités, celles-ci manifestant un furieux penchant à s’entretuer et à s’entre-maltraiter. Cela reste d’ailleurs vrai en ce qui concerne les populations indigènes que les conquistadors découvrirent, leurs mœurs à cet égard se distinguant peu de celles de leurs bourreaux comme ceux-ci se complurent à le souligner (en ce compris Bernal Diaz del Castillo). Il y a quelque chose de surprenant à constater que l’évolution des sociétés américaines vers un certain degré de civilisation n’a guère été différente de celle que connurent les sociétés européennes, asiatiques et même africaines. Le passage de la préhistoire à l’histoire intervint grosso modo aux mêmes époques et, en conséquence, là comme ici, il est bien malaisé de dire si c’est Hobbes ou Rousseau qui avait raison : est-ce la nature de l’homme ou est-ce sa condition sociale qui en ont fait un loup pour lui-même ? Les règles morales qui ont continûment cherché à endiguer le fléau ont énormément varié, allant même souvent jusqu’à en tolérer - voire encourager - certaines formes spécifiques.

Si l’on se penche sur le comportement des hommes après la découverte du Nouveau Monde, force est de constater qu’il ne manifesta aucune inflexion permettant de croire à un quelconque amendement. Je m’épargnerai de citer toutes les circonstances révélatrices d’un durcissement des choses, que ce soit au sein de peuples relativement homogènes - la Shoah surpassant incommensurablement la Saint-Barthélemy - ou dans les rapports entre sociétés chaudes et froides - l’extermination, l’exploitation et la déculturation s’acharnant aujourd’hui sur leurs dernières possibilités d’exécution.

C’est un peu tout cela qui m’a conduit à formuler la question : les conquistadors auraient-ils pu adopter un comportement différent ? Cortès aurait-il pu agir autrement ? Et je ne puis répondre que par une autre question : comment ne pas le souhaiter ? Mais en admettant que cela est somme toute bien peu probable.

Blaise Pascal n’avait pas tort lorsqu’il évoquait cette antinomie fondamentale : grandeur et misère de l’homme. De quelle grandeur est-il alors question, demandera-t-on. De celle que recèle notamment chaque culture. Pour la nôtre, l’envie me vient d’en citer deux exemples que les chiffres ronds m’inspirent : cette année, il y a 400 ans que naquit Jean de La Fontaine ; et dans douze ans à peine, il y aura 500 ans que vint au monde Michel de Montaigne.

(1) Je ne choisis pas Cortès au hasard. Il symbolise en quelque sorte à lui seul les méfaits des conquistadors, comme l’illustrent, par exemple, la place qu’il occupe dans la légende noire espagnole ou, plus récemment, la chanson de Neil Young “Cortez the killer” (Album Zuma, 1975).
(2) Je me réfère ici à la traduction de D. Jourdanet, publiée en 2003 en 2 tomes aux éditions La Découverte. Cette publication n’est pas intégrale ; des épisodes importants comme le retour à la Villa Rica de la Veracruz au devant de Narváez ou encore les expéditions postérieures à la prise de Tenochtitlan manquent.
(3) La traduction en français de son Histoire generalle des Indes Occidentales et terres neuves qui jusques a present ont este descouvertes est disponible sur Google Play. Il s’agit de l’édition parue en 1569 chez Sonnius à Paris, celle dont disposa Montaigne.
(4) Christian Duverger, Cortès et son double : Enquête sur une mystification, Seuil, 2013.
(5) Le mémoire est consultable sur Internet sur le site Kaowarsom.be.
(6) Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal [1963], trad. par Anne Guerin, Gallimard, 1966.
(7) Cf. ma note du 19 octobre 2008 relative à la Très brève relation de la destruction des Indes de Bartolomé de Las Casas.
(8) Cf. ma note du 11 février 2017 relative à un livre de Jean-Pierre Castel.
(9) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53. Les propos tenus lors de la controverse de Valladolid semblent valider sa thèse, tant du côté de ceux qui rejettent l’hypothèse d’Indiens possédant une âme que du côté de Las Casas, lequel prétend qu’ils en possèdent une, à l’instar de tout bon chrétien.
(10) Ce climat propice ne me semble pas trop mal rendu dans la mini-série télévisée Conquistadores Adventum d’Israel del Santo (Movistar+, 2017). Cette série se focalise surtout sur la conquête des Antilles et de la Castille d’Or.

dimanche 7 mars 2021

Note d’opinion : le jugement rendu à l’encontre de Nicolas Sarkozy

À propos du jugement rendu à l’encontre de Nicolas Sarkozy

Le 1er mars 2021, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu Nicolas Sarkozy coupable de corruption et trafic d’influence et l’a condamné à trois ans d’emprisonnement, dont un ferme. Lui-même, ses co-condamnés et le parquet ont tous interjeté appel, ce qui laisse totalement incertain le résultat des poursuites et prive la décision de cette présomption de vérité que l’adage res judicata pro veritate habetur reconnaît aux sentences définitives.

Je me garderai bien de donner le moindre avis sur l’éventuelle culpabilité de Nicolas Sarkozy. Principalement parce que je n’ai pas accès au dossier et n’ai lu à son sujet que des bribes très fragmentaires dans la presse. La tentation de l’innocenter ou de le charger, selon que l’on éprouve ou non des sympathies à son égard ou vis-à-vis des engagements politiques qu’il représente, est à ce point pressante que très nombreux sont ceux qui ne se sont pas privés d’argumenter allègrement dans un sens ou dans l’autre, y compris en soupçonnant les juges d’avoir eux-mêmes succombé à la même tentation.

Nicolas Sarkozy lui-même - à qui l’occasion fut donnée d’accuser ses juges lors d’un journal télévisé (1) - n’a pas manqué de juger sa condamnation, ce qui est sans doute le moins étonnant. Parmi les arguments qu’il a utilisé lors de cette interview, il y en a un cependant qui me conduit à réagir. Encore une fois, je n’entends pas par là prétendre que Nicolas Sarkozy est coupable, mais seulement que cet argument-là n’est pas fondé.

Repportons-nous à ses propos, lors du journal télévisé en question (2). Et j’invite chaque lecteur à écouter ou réécouter l’interview dans sa totalité, car isoler des phrases en pareille circonstance peut être facilement trompeur. Nicolas Sarkozy dit : « On me condamne à trois ans de prison parce qu’on me prête l’intention d’avoir eu la volonté de rendre service à l’ami d’un ami, tout en reconnaissant que je ne l’ai pas fait. » (3) Puis, un peu après, « La seule chose qui reste, c’est des bribes de conversation téléphoniques avec mon avocat où on me prête l’intention de faire une démarche en échange de renseignements sur un procès. Je n’ai pas fait de démarche, M. Azibert n’a pas eu son poste et moi je n’ai pas eu la décision que j’attendais. Et on me condamne pour ça, pour une intention. »

Selon moi, où se situe le problème ?

Un procès d’intention est un sophisme qui consiste à adresser un reproche à quelqu’un en supposant que les faits connus traduisent une intention coupable, elle-même non établie. C’est un sophisme, car la prémisse du raisonnement est insuffisante. Ainsi, l’expression procès d’intention est couramment employée pour caractériser un reproche infondé.

Il n’est pas douteux que, en l’occurrence, Nicolas Sarkozy interprète la portée de ses intentions, telles qu’elles jouent un rôle dans les charges retenues contre lui, pour assimiler le procès qui lui a été fait à un procès d’intention. L’expression « on me prête l’intention d’avoir eu la volonté de » est assez alambiquée. « […] on me condamne […] pour une intention » est plus claire. Il s’agit bel et bien pour lui de faire croire que l’intention dont il est question est purement hypothétique et que, en conséquence, on l’a condamné sans preuve, ce qu’il a répété à plusieurs reprises. Plus précis même, il a affirmé : « […] on me reproche des faits que je n’ai pas commis », évoquant bien sûr la non exécution des intentions en cause, mais en se gardant bien de dire qu’il lui a été reproché des intentions jugées établies, donc des faits.

Car reprocher à quelqu’un une intention dont on a la preuve n’est plus un sophisme. Si quelqu’un m’annonce qu’il a l’intention de me tuer, je suis en droit de le lui reprocher sans commettre ce qu’on appelle couramment un procès d’intention. Je suis en droit de lui reprocher son intention, parce qu’elle est patente. Je ne suppose pas l’intention ; elle est là et je la juge, indépendamment qu’elle soit ou non réalisée.

Nous vivons une époque où la distinction entre le vrai et le faux, entre la vérité et le mensonge, entre les faits et les valeurs, a beaucoup perdu de son importance. La rhétorique triomphe ; il s’agit à présent de convaincre, peu importe comment. Et ce dépérissement de la véracité est tel que l’on voit bien des gens adhérer à un mensonge en le sachant tel, au seul motif qu’il accrédite leurs préférences. Lorsque des raisonnements captieux sont propagés et obtiennent une écoute imméritée, il me paraît juste d’en dénoncer le contour. C’est ce faisant que l’on peut espérer que l’esprit critique perdra moins de terrain.

Même s’il apparaît que ce ne devrait peut-être pas se passer au journal télévisé, Nicolas Sarkozy a évidemment le droit de se défendre, de trouver la peine trop lourde ou totalement imméritée, de considérer la procédure trop longue, voire entachée de nullité (bien que la Cour de cassation se soit prononcée au moins partiellement sur ce point). Et bien sûr il a le droit d’interjeter appel et de réclamer d’être, jusqu’à la décision définitive, présumé innocent. Mais cela ne lui donne pas le droit d’user d’un argument trompeur qui fait peser sur les juges qui ont statué le 1er mars un procès d’intention - un vrai celui-là -, celui de l’avoir jugé coupable sans preuve pour des motifs inavouables.

(1) JT de 20 h. de TF1 le 3 mars 2021. Assurément très habile, Nicolas Sarkozy en a fait un argument en faveur de son innocence. Il a dit, en s’adressant au journaliste Gilles Bouleau : « Et d’ailleurs et vous, si vous n’aviez pas la conviction que je suis un honnête homme, est-ce que vous me réserveriez un tel accueil à votre journal, est-ce que vous m’interrogeriez aujourd’hui comme vous le faites ? » Sous-entendu : il serait inadmissible de permettre à un coupable de critiquer ses juges.
(2) La video est accessible ici.
(3) Quant à la réalité du service évoqué, il dit un peu plus tard : « Thierry Herzog, qui est mon ami depuis des années, me demande de donner un coup de pouce pour un de ses amis. J’étais prêt à le faire bien volontiers. Et on me dit : c’est un pacte de corruption. » Cela contredit l’argumentation d’une intention prêtée, mais dans un contexte où il s’agit alors de minimiser la portée de la conversation. Je ne me prononce pas sur la gravité de ladite conversation. Il peut être pris connaissance de celle-ci, telle que le jugement la reproduit, dans l’article “Pourquoi les juges ont condamné Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert” publié par Pascale Robert-Diard dans Le Monde du 4 mars 2021.