Très brève relation de la destruction des Indes
de Bartolomé de Las Casas
J’ai voulu relire la Très brève relation de Las Casas que j’avais découverte il y a plus de vingt-cinq ans (1). Et je me suis procuré le dernier tirage (2006) de l’édition de poche chez La Découverte (2), édition qui reprend l’introduction et la traduction publiées en 1979 par Maspero.
Impossible de passer sous silence cette introduction qui est de la plume de Roberto Fernandez Retamar (3). Elle constitue un bon exemple – et intéressant à ce titre – d’une phraséologie marxiste-léniniste et des erreurs que celle-ci charrie généralement.
La thèse de Fernandez Retamar, c’est que les critiques adressées à l’Espagne au sujet des conquêtes du XVIe siècle font partie de la légende noire (4). Ce qui ne l’amène cependant pas à nier – bien au contraire – les faits rapportés par Las Casas (5), mais plutôt à les situer dans une perspective conforme à l’idéologie à laquelle il adhère : les horreurs sont perpétrées par une classe sociale capitaliste qui n’a rien de spécifiquement espagnole et elles nuisent à leurs victimes directes, mais aussi plus généralement aux classes populaires, y compris espagnoles. Et pour étayer sa démonstration, Fernandez Retamar appelle à sa rescousse des coreligionnaires : Fernando Ortiz, anthropologue communiste cubain ; Alejandro Lipschutz, médecin et écrivain marxiste chilien d’origine lettonne ; Laurette Séjourné, ethnologue révolutionnaire mexicaine d’origine italienne. Il s’agit de marteler la doctrine du caractère capitaliste de la conquête espagnole : « la conquête et la colonisation de l’Amérique au XVIe siècle font partie du phénomène d’apparition et de consolidation du capitalisme » (6).
Il ne peut être nié qu’il existe des homologies causales entre la naissance du capitalisme et les grandes découvertes. Les figures de Jacques Cœur (1395-1456) ou de Jacob Fugger (1459-1525), par exemple, annoncent bien sûr la constitution d’épargnes privées vouées à l’investissement qui est caractéristique du capitalisme (7). Et les grandes explorations ne sont pas totalement étrangères aux préoccupations commerciales de l’époque, lesquelles réclament évidemment de plus en plus de capitaux. Reste que d’autres déterminations ont joué – particulièrement dans le cas espagnol – et qui ont fortement pesé sur la manière dont la conquête a été menée. L’origine sociale de la plupart des conquistadors, de même que leur comportement, démentent la thèse selon laquelle ceux-ci auraient été « les instruments aveugles ou clairvoyants du régime seigneurial » (8), le mot seigneurial étant employé ici comme un synonyme de dominant ou d’oppressant ; ils étaient bien eux-mêmes les oppresseurs, même s’ils le furent pour des raisons qui les habitaient déjà avant même qu’ils aperçoivent les côtes de l’Amérique. On me dira que je chicane et que je redis autrement ce que Fernandez Retamar expose. Nullement ! Car il n’y rien de plus stérile que d’attribuer aux événements une cause générale et moralement gratifiante, en se dispensant ainsi d’étudier toutes les hypothèses possibles. La rapidité avec laquelle le massacre, la mise en esclavage et les destructions ont commencé témoigne d’une attitude qui ne peut pas s’expliquer uniquement par des ambitions économiques, voire commerciales, ni même par une simple rapacité collective. Et il est assez peu convainquant d’affirmer que la légende noire – laquelle aurait contredit à juste titre des reproches exagérés vis-à-vis de l’Espagne – aurait en fait « été forgée et répandue […][pour] disculper le capital [qui] vient au monde crachant le sang et la boue par tous les pores, des pieds à la tête » (9).
Manifestement, Fernandez Retamar est trop préoccupé par les enjeux politiques du XXe siècle pour être en mesure de jeter un regard un tant soit peu lucide sur le XVIe. Ainsi, pour lui, la légende noire participe d’une manipulation plus générale de l’opinion: « Il est certain que dans l’élaboration de ces légendes les bourgeoisies respectives n’ont pas été les seules à - logiquement – participer. Ont participé aussi, honteusement, les traîtres de la IIe Internationale, les pseudo-socialistes qui ont laissé une marque si lamentable jusqu’à nos jours » (p. 20). La question n’est vraiment pas là, ai-je envie de dire. Ce n’est pas en imaginant une sombre conspiration dont serait sortie, au début du XXe siècle, une doctrine relative aux conquêtes espagnoles du XVIe siècle que l’on va comprendre ces dernières. Tels les théologiens pratiquant la scolastique, Fernandez Retamar se livre à des acrobaties argumentatives destinées à prouver ce qu’il croyait déjà vrai avant même d’avoir étudié les faits et les sources : pour ceux qui l’ont, la foi s’en trouve sans doute renforcée ; pour les autres, le doute grandit. Balançant d’ailleurs entre l’internationalisme prolétarien et le patriotisme révolutionnaire comme le faisait également le communisme soviétique, Fernandez Retamar achève son propos par un éloge appuyé de l’Espagne, sa patrie culturelle, en lui souhaitant et prédisant une révolution, laquelle « ne pourra pas se limiter à […][une] révolution démocratique bourgeoise, mais elle avancera vers la révolution socialiste qu’annonçaient les années 1936-39. Elle fera de l’Espagne non pas un pays occidental mais un pays post-occidental, comme cela s’est produit finalement avec la Russie de 1917 et la Cuba de 1959 » (p. 35).
En fait, il ne s’agit pas de montrer les Espagnols du doigt davantage que les autres découvreurs : il s’agit de s’interroger sur ce qui s’est passé dans les moments qui ont suivi l’instant effarant où notre monde se trouva face à un autre, pour paraphraser Montaigne (10). Et cet instant-là, ce furent des Espagnols qui le vécurent. La rage d’exterminer ceux qui sont différents et de détruire leurs œuvres a peut-être malheureusement plus de signification au niveau de la nature humaine elle-même que vis-à-vis de telle ou telle perversion sociale accidentelle ; l’hypothèse ne peut en tout cas pas être écartée d’un revers de la main. Et si tel n’est pas le cas, la multitude des causes possibles, et leurs combinaisons, rend improbable le schéma marxiste auquel, on ne sait trop pourquoi, l’histoire aurait obéi. Quant à Las Casas, Fernandez Retamar en parle très peu, si ce n’est pour dire combien il lui voue une grande affection, essentiellement parce qu’il est espagnol : « Est-il nécessaire de répéter combien nous est et nous restera toujours chère cette autre Espagne, l’Espagne où Las Casas et les grands dominicains du XVIe siècle, "l’époque la plus glorieuse de la pensée anticolonialiste hispanique", ont défendu noblement les premiers Américains ? » (sic !) (p. 36).
Pourtant, Las Casas mérite d’abord qu’on se penche sur son œuvre. La Très brève relation a été rédigée en 1542 et transmise au prince Philippe, à qui elle est adressée en 1552, ainsi qu’à l’Empereur. Elle n’est qu’une infime partie de l’œuvre de Las Casas, mais elle en synthétise bien les idées.
Je ne suis pas un spécialiste de Las Casas et il convient d’être prudent avant de se prononcer sur la signification exacte de la Très brève relation, surtout si on n’a pas consulté les nombreuses études publiées à son sujet. À sa lecture, deux constats sautent cependant aux yeux : d’abord, La Casas n’a guère le sens des estimations chiffrées et il exagère démesurément les chiffres de population et par voie de conséquence les chiffres des victimes (11) ; ensuite il prête invariablement aux amérindiens des vertus de sagesse, de tempérance et de bonté et passe totalement sous silence celles de leurs coutumes les plus violentes. C’est que sa Très brève relation est un plaidoyer, un plaidoyer pour une évangélisation pacifique des populations amérindiennes. Il n’a bien sûr aucun doute sur la nécessité de les christianiser. En 1550, il défendra contre Sépulvéda – chacun le sait – la thèse de leur entière humanité lors de la célèbre controverse de Valladolid.
Las Casas s’est probablement trouvé dans la situation de celui qui veut témoigner d’horreurs incroyables. On pense immanquablement à Primo Lévi (12), même si les situations en cause sont évidemment très différentes. Et on ne peut que sombrer dans un abîme de perplexité devant des hommes qui, avec un grand systématisme, se livrent à des tortures et des exterminations d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, et qui imaginent pour mieux réussir dans leurs entreprises les vilenies les plus épouvantables. La culture nous protège-t-elle de ces atrocités qu’une nature humaine débridée ne peut éviter ou, au contraire, la culture nous pousse-t-elle parfois à trahir une nature inclinée sinon à la bonté ? Cette question est-elle elle-même bien posée ? Y a-t-il au-delà des enceintes mentales que nous devons aux rapports sociaux quelque chose qui mérite le nom de nature ? Voilà bien des questions dont les réponses sont très incertaines.
« Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (13) Lorsque Lévi-Strauss écrit ceci, il pense évidemment à la découverte de l’Amérique. Et il indique une voie de réflexion pour les questions qui précèdent. Car après tout, sans même avoir le fin mot des choses – que nous n’aurons sans doute jamais –, il est sans risque d’accepter que l’homme est d’abord un être vivant ; or « si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces » (14). Et il en résulte aussi que les humains vivants – quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent, quoi qu’ils croient – sont respectables du seul fait qu’ils sont vivants. C’est là une manière de voir qui dépasse l’humanisme, en ce qu’il a de restrictif.
(1) Je n’ai pas retrouvé quelle édition – empruntée en bibliothèque – j’avais lue alors.
(2) Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, trad. par Fanchita Gonzalez Batlle, La Découverte/Poche, 1996.
(3) Roberto Fernandez Retamar est un poète et essayiste cubain, né en 1930, zélé collaborateur du régime castriste depuis 1959. L’introduction en cause a été rédigée au plus tard en 1979, puisqu’elle figurait déjà dans l’édition Maspero ; sa date exacte n’est pas précisée.
(4) La légende noire est une expression utilisée pour la première fois en 1914 par Julian Juderias. Elle vise à dénoncer ce qu’il y aurait d’exagéré et d’injuste dans les reproches formulés envers l’Espagne au sujet de l’extermination des populations amérindiennes, ainsi qu’au sujet des méthodes de l’Inquisition.
(5) Fernandez Retamar critique la légende noire en ce qu’elle frappe Las Casas (p. 31).
(6) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 18).
(7) Une épargne publique destinée à être transformée en biens de production participe également du capitalisme. De ce point de vue, l’U.R.S.S. fut un État capitaliste. Mais pareil comportement de l’Autorité publique est très nettement postérieur au XVIe siècle. Le financement des voyages d’exploration espagnols ne constituait pas un investissement, car la richesse rapportée fut thésaurisée ou dilapidée en dépenses de prestige, ce qui ne fut pas étranger à la lente décadence que l’Espagne connut à partir du XVIIe siècle. « L’arrivée en Espagne des fabuleuses richesses américaines qu’aucun groupe national ne fut capable sur place de capitaliser scella cette régression » (p. 32) admet curieusement Fernandez Retamar.
(8) Extrait de El problema racial en la conquista de América y el mestizaje d’Alejandro Lipschutz (Santiago du Chili, 1963), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 16).
(9) Extrait de América latina, I, Antiguas culturas precolombinas de Laurette Séjourné (Madrid, 1971), cité par Fernandez Retamar dans l’introduction en cause (p. 19).
(10) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 952.
(11) Il va jusqu’à citer le chiffre d’un milliard de tués (p. 46). À noter qu’il n’est pas plus doué pour estimer les superficies : « L’île de Trinidad est beaucoup plus grande que la Sicile », écrit-il (p. 112), alors que la première fait 4.769 km2 et la seconde 25.700 km2.
(12) Cf. Primo Lévi, Si c’est un homme, Pocket, n° 3117, 1988.
(13) Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53.
(14) Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 374.
Tout ce que vous dites sur La Casas est fort intéressant. Et terminer en citant Claude Lévi-Strauss me semble totalement adéquat. Auriez-vous rédigé une note de lecture sur un des livres de ce célèbre anthropologue qui vient d'avoir 100 ans ?
RépondreSupprimerÀ l’occasion du centenaire de Lévi-Strauss, j’ai eu l’occasion d’exposer très synthétiquement en quoi consiste la méthode structuraliste qui fut la sienne. Je vais placer la note qui a servi de base à mon exposé sur le blog.
RépondreSupprimerMerci pour cette note. Je n'avais de la "Très Brève Relation" de Las Casas qu'une petite édition de 1999 paru chez Mille et Une Nuit, sans préface. J'ai donc échappé -Dieu soit loué- à celle de Rétamar. En effet s'il n'y a quasiment rien sur Las Casas lui-même et qu'il se perd en considérations sur le socialisme au XXe siècle et sur l'essor du capitalisme, je ne vois pas l'intérêt... En revanche quand vous suggérez qu'il est regrettable que le préfacier ne relève pas que Las Casas ne traite pas certaines pratiques et coutumes violentes des Amérindiens et préfère être tout laudatif... j'ai envie de dire 1) que les barbaries des conquistadores ont surpassé largement celles que les Amérindiens se "prodiguaient" entre eux dans le cadre de luttes territoriales ou autres 2) qu'il était tout tendu vers la nécessité de démontrer aux brillants esprits catholiques espagnols que oui, les Amérindiens ont une âme et qu'il est donc criminel de les massacrer. Les chiffres exacts de ce massacre importent peu: ce qui compte c'est la proportion... et ce fût en l'espèce une hécatombe.
RépondreSupprimerLes anthropologues reconnaissent aussi dans son texte l'avènement d'une forme de relativisme culturel (un relativisme certes... relatif, puisqu'il est toujours considéré qu'ils doivent être convertis...).
Pour ce qui est des pratiques guerrières notamment, des anthropologues de la période contemporaine comme Pierre Clastres attireront l'attention là dessus, montrant par là l'unité du phénomène politique dans nos sociétés ou dans les sociétés "sans Etats". Ceci étant des quasi contemporains de Las Casas avaient déjà relativement insistés là dessus, je pense notamment au fameux "Nus, féroces et anthropophages" d'Hans Staden (voir l'excellente note de lecture de Claudio Sépulvédà -oui, le même patronyme que l'opposant de Las Casas lors de la controverse de Valladollid, mais pas du tout le même esprit...-) sur http://artslivres.com/ShowArticle.php?Id=633
Et l'église hésite toujours à canoniser Las Casas, alors qu'elle a canonisé quantité d'impérialistes/universalistes catholiques, bien éloignés d'un soit-disant "humanisme christique" pourtant revendiqué urbi et orbi...
Je signale par ailleurs cet excellent numéro spécial de la revue L'HOMME à l'occasion des 500 ans de la découverte de l'Amérique: "La redécouverte de l’Amérique", L’Homme (revue), numéro spécial 122-124, 1992, disponible via http://lhomme.revues.org/persee-124032 (puis le clic vous envoie sur le site Persée où vous pouvez lire ou télécharger l'article de votre choix).
Oui, les buts poursuivis par Las Casas nous sont sympathiques et sauvent en quelque sorte l’honneur d’une époque et d’une épopée, qui furent ténébreuses à bien des égards. Cela ne nous dispense pas, je crois, de tenter d’approcher les faits sans surestimer ses dires.
SupprimerEn ce qui concerne Staden, il s’agit certainement d’un témoignage important, ce qui n’avait pas échappé à Lévi-Strauss. Je ne l’ai pas lu, bien que sa réédition en français en 2005 chez Métailié l’ait rendu aisément accessible. En toute hypothèse, il convient sûrement de lui appliquer toutes les ressources de la critique historique, sans se laisser aveugler par la richesse des notations.
Merci pour le renvoi vers le numéro spécial de L’Homme de 1992. J’ai entamé de le parcourir.