Souvenirs d’enfance et de jeunesse
d’Ernest Renan
On connaît le mot d’Alphonse Daudet : « Renan ? Une cathédrale désaffectée ». Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1) racontent cette lente désaffectation. Car ne nous y trompons pas : en fait de souvenirs, il ne s’agit que de ce qui aurait pesé dans le long et douloureux chemin intellectuel qui conduisit Renan à l’incroyance. D’abord à celle qui regarde les dogmes de l’Église catholique ; ensuite – mais tard et brièvement – à celle qui concerne Dieu lui-même.
Même si ce livre compte six chapitres, j’y voix personnellement deux parties essentielles auxquelles s’ajoute la reproduction d’un « vieux papier » écrit en 1865, soit 18 ans plus tôt : l’extraordinaire "Prière sur l’Acropole".
La première partie, les chapitres I et II, vise à rendre ce climat de ferveur chrétienne dans lequel baigna l’enfance de Renan à Tréguier, en Bretagne. Vie modeste, vie de foi, d’amour et de confiance, vie de bonheur. À tel point qu’il en garda bien plus que de la nostalgie : un regret mélancolique qui donne la mesure de la torture que représenta pour lui l’apostasie à laquelle sa raison le condamna. « Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a ceci de particulier que, disparue, elle agit encore » (p. 53), écrit-il. C’est qu’il comprend ce qu’il y a de confiance, d’abandon aux autres, dans les croyances partagées et combien celles-ci servent davantage de ciment social que de conviction philosophique. Évoquant la statue de saint Yves et la dévotion dont elle était l’objet, Renan raconte : « La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l’église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l’assistance prosternée. Mais, s’il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n’était béni » (p. 53). Quand je disais que tout est une question de confiance… Et donnant la parole à sa mère, qu’il chérit plus que tout, il rend implicitement hommage à sa sagesse, par exemple lorsque celle-ci explique : « Mariez le prêtre, et vous détruirez un des éléments les plus nécessaires, une des nuances les plus délicates de notre société. La femme protestera ; car il y a une chose à laquelle la femme tient encore plus qu’à être aimée, c’est qu’on attache de l’importance à l’amour. On ne flatte jamais plus la femme qu’en lui témoignant qu’on la craint. L’Église, en imposant pour premier devoir à ses ministres la chasteté, caresse la vanité féminine en ce qu’elle a de plus intime » (p. 63).
La deuxième partie du livre, ce sont les chapitres III à VI. Et ils marquent chacun une étape dans l’abjuration de Renan : Saint-Nicolas du Chardonnet, Issy, Saint-Sulpice et enfin la "sortie".
Saint-Nicolas du Chardonnet, c’est ce petit séminaire que l’abbé Dupanloup destina à la fois aux enfants de riches et aux as. C’est là que Renan découvre que le monde ne se résume pas à Tréguier et qu’il offre tant de choses à étudier, à commencer par la littérature et la philosophie. Mais, accoutumé à la confiance et pétri de politesse, il accepte bien des opinions dont il sent pourtant la fragilité, usant ainsi d’une réserve dont il ne se départira presque jamais. C’est que la liberté de pensée que l’on s’attribue ne doit pas nécessairement déboucher sur la contradiction, le prix à payer en ce cas pouvant être élevé. « La peur de sembler un pharisien, l’idée, tout évangélique du reste, que l’immaculé a le droit d’être indulgent, la crainte de me tromper si, par hasard, tout ce que disent les professeurs de philosophie n’était pas vrai, ont donné à ma morale un air chancelant. En réalité, c’est qu’elle est à toute épreuve. Ces petites libertés sont la revanche que je prends de ma fidélité à observer la règle commune. De même, en politique, je tiens des propos réactionnaires pour n’avoir pas l’air d’un sectaire libéral. Je ne veux pas qu’on me croie plus dupe que je ne le suis en réalité ; j’aurais horreur de bénéficier de mes opinions ; je redoute surtout de me faire à moi-même l’effet d’un placeur de faux billets de banque. Jésus, sur ce point, a été mon maître plus qu’on ne pense, Jésus, qui aime à provoquer, à narguer l’hypocrisie, et qui, par la parabole de l’Enfant prodigue, a posé la morale sur sa vraie base, la bonté du cœur, en ayant l’air d’en renverser les fondements » (p. 114). L’homme est complexe, intelligent et complexe !
C’est à Issy, dans les classes de philosophie du grand séminaire de Saint-Sulpice, que Renan poursuit ses études et s’interroge de plus en plus sur ses doutes. Le supplice commence. Car il aime ses directeurs, ses professeurs ; il les admire et répugne à leur trouver des faiblesses. D’autant plus que ses doutes le guident vers des idées somme toute assez désinvoltes. « Je me reproche quelquefois d’avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous ? c’est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s’est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d’avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d’emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! c’est bien dur à penser » (p. 116). À Issy, Renan comprend qu’il n’a qu’une préoccupation : la vérité. Et aussi qu’il n’y a qu’une façon de la trouver : chercher avec rigueur, avoir l’esprit scientifique. Fi donc ! de ces acrobaties conceptuelles auxquelles se livrent les beaux esprits. « Le vif entraînement que j’avais pour la philosophie ne m’aveuglait pas sur la certitude de ses résultats. Je perdis de bonne heure toute confiance en cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts problèmes de l’humanité. La science positive reste pour moi la seule source de vérité. Plus tard, j’éprouvai une sorte d’agacement à voir la réputation exagérée d’Auguste Comte, érigé en grand homme de premier ordre pour avoir dit, en mauvais français, ce que tous les esprits scientifiques, depuis deux cents ans, ont vu aussi clairement que lui » (p. 158). Ah ! que je comprends cet agacement envers ceux qui partagent vos opinions, mais pour des raisons qui ne sont pas les vôtres.
Le grand séminaire de Saint-Sulpice fut longtemps un archaïsme : « on s’y croit complètement au XVIIe siècle » (p. 165), écrit Renan. Et les clercs qu’il y côtoie ne sont ni des exaltés, ni des mystiques. « Tout dans ces vieux prêtres était honnête, sensé, empreint d’un profond sentiment de droiture professionnelle. Ils observaient leurs règles, défendaient leurs dogmes comme un bon militaire défend le poste qui lui a été confié. Les questions supérieures leur échappaient. Le goût de l’ordre et le dévouement au devoir étaient le principe de toute leur vie » (p. 166). C’est dans ce contexte que Renan voit ses doutes s’accroître. De quelle façon ? la question est d’importance. « Mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique ; elles ne furent nullement de l’ordre métaphysique, de l’ordre politique, de l’ordre moral. Ces derniers ordres d’idées me paraissaient peu tangibles et pliables en tout sens. Mais la question de savoir s’il y a des contradictions entre le quatrième Évangile et les synoptiques est une question tout à fait saisissable. Je vois ces contradictions avec une évidence si absolue, que je jouerais là-dessus ma vie, et par conséquent mon salut éternel, sans hésiter un moment. […] Je n’aime ni Philippe II ni Pie V ; mais, si je n’avais pas des raisons matérielles de ne pas croire au catholicisme, ce ne seraient ni les atrocités de Philippe II ni les bûchers de Pie V qui m’arrêteraient beaucoup » (p. 179). Conscient de l’originalité de sa démarche, Renan précise : « Les gens du monde qui croient qu’on se décide dans le choix de ces opinions par des raisons de sympathie ou d’antipathie s’étonneront certainement du genre de raisonnements qui m’écarta de la foi chrétienne, à laquelle j’avais tant de motifs de cœur et d’intérêt de rester attaché. Les personnes qui n’ont pas l’esprit scientifique ne comprennent guère qu’on laisse ses opinions se former hors de soi par une sorte de concrétion impersonnelle, dont on n’est en quelque sorte que le spectateur » (p. 178). Et de s’en prendre aux catholiques libéraux: « Une des pires malhonnêtetés intellectuelles est de jouer sur les mots, de présenter le christianisme comme n’imposant presque aucun sacrifice à la raison, et, à l’aide de cet artifice, d’y attirer des gens qui ne savent pas ce à quoi au fond ils s’engagent. C’est là l’illusion des catholiques laïques qui se disent libéraux. Ne sachant ni théologie ni exégèse, ils font de l’accession au christianisme une simple adhésion à une coterie. Ils en prennent et ils en laissent ; ils admettent tel dogme, repoussent tel autre, et s’indignent après cela quand on leur dit qu’ils ne sont pas de vrais catholiques » (p. 180) (2). « Le catholicisme que j’ai appris n’est pas ce fade compromis, bon pour les laïques, qui a produit de nos jours tant de malentendus. Mon catholicisme est celui de l’Écriture, des conciles et des théologiens. Ce catholicisme, je l’ai aimé, je le respecte encore ; l’ayant trouvé inadmissible, je me suis séparé de lui. Voilà qui est loyal de part et d’autre. Ce qui n’est pas loyal, c’est de dissimuler le cahier des charges, c’est de se faire l’apologiste de ce qu’on ignore. Je ne me suis jamais prêté à ces mensonges. Je n’ai pas cru respectueux pour la foi de tricher avec elle. Ce n’est pas ma faute si mes maîtres m’avaient enseigné la logique, et, par leurs argumentations impitoyables, avaient fait de mon esprit un tranchant d’acier. J’ai pris au sérieux ce qu’on ma appris, scolastique, règles du syllogisme, théologie, hébreu ; j’ai été un bon élève ; je ne saurais être damné pour cela » (p. 181). J’avoue volontiers que ce sont là des propos qui m’émeuvent.
Je ne dirai rien sur la "Prière sur l’Acropole". Il y aurait trop à en dire et ma présente note s’allonge déjà à l’excès. Or, je voudrais encore évoquer un instant les idées politiques de Renan, non qu’il leur attribua lui-même énormément d’importance, mais parce qu’elles lui ont valu une réputation qui n’est pas étrangère au mépris dans lequel il est souvent tenu aujourd’hui. C’est vrai qu’il avait une vision fort inégalitaire des peuples et des races, comme on disait alors ; c’est vrai qu’il fut longtemps monarchiste et qu’il regarda toujours la démocratie avec énormément de méfiance. Il n’est pourtant pas sans intérêt de découvrir ce qu’il dit du monde et de son évolution dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. « Le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui blesse nos idées raffinées, mais qui, une fois les crises de l’heure actuelle passées, pourra bien n’être pas plus mauvais que l’ancien régime pour la seule chose qui importe, c’est-à-dire l’affranchissement et le progrès de l’esprit humain. Une société où la distinction personnelle a peu de prix, où le talent et l’esprit n’ont aucune cote officielle, où la haute fonction n’ennoblit pas, où la politique devient l’emploi des déclassés et des gens de troisième ordre, où les récompenses de la vie vont de préférence à l’intrigue, à la vulgarité, au charlatanisme qui cultive l’art de la réclame, à la rouerie qui sert habilement les contours du Code pénal, une telle société, dis-je, ne saurait nous plaire. Nous avons été habitués à un système plus protecteur, à compter davantage sur le gouvernement pour patronner ce qui est noble et bon. Mais par combien de servitude n’avons-nous pas payé ce patronage ! » (p. 42-43). « Au moins peut-on espérer que la vulgarité ne sera pas de sitôt persécutrice pour le libre esprit. Descartes, en ce brillant XVIIe siècle, ne se trouvait nulle part mieux qu’à Amsterdam, parce que, "tout le monde y exerçant la marchandise", personne ne se souciait de lui. Peut-être la vulgarité générale sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus » (pp. 44-45). Ah oui, Renan était un grand optimiste !
(1) Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Garnier-Flammarion, GF 265, 1973 (1ère publication en avril 1883).
(2) On pense évidemment à quelqu’un comme Gabriel Ringlet, même si pareil rapprochement pèche sans nul doute par anachronisme. Et on pense aussi – mais de façon aussi discutable – à la rigueur embarrassée de Benoît XVI.
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