jeudi 25 septembre 2008

Note de lecture : Charles Darwin

L’autobiographie
de Charles Darwin


Vient de paraître en français l’intégralité des textes autobiographiques de Darwin (1). Jusqu’à présent, certaines parties de ces écrits n’avaient pas été traduites et un certain nombre d’autres avaient été censurées par la famille de l’auteur. C’est dire l’importance de la présente publication.

Charles Darwin est une sorte de monument de l’histoire intellectuelle. Selon Freud, le développement des sciences a infligé trois blessures narcissiques successives aux hommes, celle due à Copernic montrant que la Terre n’est pas au centre de l’univers, celle due à Darwin révélant la banale animalité de l’homme et celle due à Freud lui-même faisant de l’homme le jouet de ses pulsions (2). Et des trois, ce sont les découvertes de Darwin qui restent encore aujourd’hui les plus âprement discutées. Un ami me racontait récemment que, importuné par des témoins de Jéhovah qui faisaient mine de s’intéresser à son chien et en demandaient le nom, il avait répondu : Darwin !

Dans L’autobiographie, on retrouve un trait que Darwin laissait déjà involontairement paraître dans L’origine des espèces (3) : l’humilité. Pas cette humilité méthodique – sinon feinte – qui est la marque des grands orgueilleux, mais bien ce mélange de douceur, de simplicité et de circonspection qui trahit un homme attentif à ses limites et préoccupé de son insignifiance comme de ses possibilités. Commençant par quelques mots sur ce qui l’avait poussé à rédiger un texte autobiographique, Darwin précise : « j’ai pensé que cela pourrait m’amuser et peut-être intéresser mes enfants, ou leurs enfants. J’aurais beaucoup aimé avoir une esquisse, même courte et factuelle, des idées de mon grand-père, écrite par lui-même, sur ce qu’il pensait, faisait, et sur sa façon de travailler. J’ai essayé de me raconter dans ce récit comme si j’étais mort et, depuis un autre monde, jetais un regard rétrospectif sur ma vie. Je n’ai pas trouvé cela très difficile : ma vie est sur le point de s’achever. Par ailleurs, je n’ai fait aucun effort de style » (p. 23). Et dans le dernier chapitre de L'autobiographie, étrangement intitulé "Une évaluation de mes capacités intellectuelles", Darwin avoue : « Ma capacité à suivre un long raisonnement purement abstrait est très limitée ; je n'aurais jamais pu briller en métaphysique, ni en mathématiques » (p. 131). Et de conclure : « Avec des capacités aussi moyennes que les miennes, il est vraiment surprenant que j'en sois venu à influencer considérablement l'opinion des hommes de science sur quelques points importants » (p. 135). Il est caractéristique des hommes de valeur de pouvoir ainsi conserver envers eux-mêmes un juste sens de la mesure.

Parmi tout ce qui fait l'intérêt des textes autobiographiques de Darwin, il y a bien sûr ce qu'il dit de sa manière de travailler et, par voie de conséquence, en quoi consiste de son point de vue un travail scientifique. Il déclare travailler « strictement selon les principes baconiens » (p. 112). Ce qui signifie principalement pour lui recueillir des faits – en ce compris ce qui fut déjà écrit sur la question – avant de se risquer à formuler une théorie. Ce qui, bien évidemment, explique et légitime le fait que ce qu'on appela ultérieurement le darwinisme est essentiellement composé d'une synthèse d'un groupe d'idées déjà avancées par d'autres avant de l'être par Darwin lui-même. D'ailleurs, ce dernier n'hésite jamais à déclarer sa dette, que ce soit à l'égard de Lamarck, de Malthus, de Wallace et de bien d'autres encore. À quoi il ajoute en outre : « Dans l'ensemble, j'estime que mes œuvres ont été surestimées » (p. 118). On aurait tort de croire que Darwin n'en démordait pas ; ainsi, il écrit : « Toute personne qui pense, comme moi, que les organes physiques et mentaux (en dehors de ceux qui ne sont ni avantageux ni désavantageux pour leur possesseur) de tout être vivant ont été développés par la sélection naturelle, ou survie du plus apte, en même temps que par l'usage ou l'habitude, admettra que ces organes ont été formés de façon que ceux qui les possèdent puissent entrer avec succès en compétition avec d'autres, et accroître de la sorte leur nombre » (pp. 84-85). Les mots « en même temps que par l'usage ou l'habitude » ont été ajoutés lors d'une relecture, ce qui traduit « sa préoccupation croissante à l'égard de la possibilité d'autres forces agissant à côté de la sélection naturelle » explique sa petite-fille Nora Barlow (note p. 85).

Les propos de Darwin sont empreints d'une très grande gentillesse. Cela ne l'empêche cependant pas de sacrifier à l'occasion à l'humour anglais. Évoquant l'historien écossais Thomas Carlyle, réputé grand bavard, Darwin raconte : « Je me souviens d'un drôle de dîner chez mon frère, où se trouvaient notamment Babbage et Lyell, deux personnes avec qui j'adorais converser. Mais Carlyle fit taire tout le monde pendant tout le dîner, par une véritable harangue sur les avantages du silence » (p. 106).

Et puis L’autobiographie fournit quelques précisions utiles sur l'évolution des convictions religieuses de Darwin. Bien loin de perdre soudainement la foi à l'adolescence, comme cela arriva à tant d'autres après lui, il insiste au contraire sur la lenteur de l'évolution de ses croyances. Et lorsqu'il évoque l'époque où il fut envisagé qu'il devint pasteur, il précise : « Je ne fus pas du tout frappé par l'illogisme qu'il y a à dire que je croyais en ce que je ne pouvais comprendre, et qui est en fait inintelligible » (p. 55). Ses doutes concernèrent les miracles d'abord, puis au fil du temps, la plupart des soi-disant révélations de la Bible. Mais il conserva longtemps une conviction déiste. « Je n'étais [...] pas disposé à abandonner la foi, écrit-il. J'en suis certain, car je me rappelle avoir souvent fait des rêves éveillés dans lesquels de vieilles lettres, échangées entre des Romains distingués, ou des manuscrits découverts à Pompéi ou ailleurs, venaient confirmer de la manière la plus frappante tout ce qui était écrit dans les Évangiles » (p. 82).

Mais le plus étonnant pour nous, en ce début du XXIe siècle, c'est sans doute ceci : « En ce qui concerne l'immortalité, rien ne me montre davantage le caractère puissant et presque instructif d'une croyance que de considérer le point de vue de la plupart des physiciens, selon lequel le Soleil et ses planètes deviendront un jour trop froids pour que se maintienne la vie, à moins évidemment qu'un corps d'une masse énorme ne heurte le Soleil, lui donnant une vie nouvelle. Pour qui croit comme moi que l'homme, dans un avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que ce qu'il est actuellement, il est intolérable de le penser condamné, comme tous les êtres sensibles, à l'annihilation complète après une aussi lente et immémoriale marche vers le progrès. À ceux qui croient à l'immortalité de l'âme, la destruction de notre monde n'apparaît pas si terrible » (p. 88). L'extraordinaire ferveur dont la science fut quelquefois l'objet au XIXe siècle résultait probablement de la conjonction de convictions méthodologiques rigoureuses et d'une grande foi dans le progrès, progrès de la connaissance comme progrès de l'homme lui-même. Les antinomies - celles par exemple dont Kant parla dès 1781 dans sa théorie transcendantale des éléments (deuxième division, livre II, chapitre II) (4) - restèrent généralement ignorées par ces hommes de science, ce qui constitua peut-être une de leur force et une explication parmi d'autres de leur fécondité. La science du XXe siècle perdra cette candeur, ce qui n'est peut-être pas étranger à cette sorte de dissolution de la connaissance à laquelle nous assistons aujourd'hui.

L’autobiographie offre à mieux connaître un personnage attachant. Celui que certains continuent de présenter comme un monstre était manifestement un homme plein de sensibilité. « J'allai [...], en deux occasions, à l'hôpital d'Édimbourg, où j'assistai à deux opérations très graves, dont l'une sur un enfant, mais je m'enfuis avant la fin. Rien n'aurait pu me faire revenir : cela se passait avant l'époque bénie du chloroforme. Ces deux opérations m'ont hanté pendant bien des années » (p. 47).

(1) Charles Darwin, L’autobiographie, trad. par Jean-Michel Goux, Seuil, 2008.
(2) Sigmund Freud Introduction à la psychanalyse, trad. par Samuel Jankélévitch, Payot, pbp, 1982, p. 206.
(3) Charles Darwin, L’origine des espèces, trad. par Edmond Barbier, Alfred Coste, 1921 (disponible sur le site Internet http://classiques.uqac.ca/classiques/darwin_charles_robert/darwin.html).
(4) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1984, pp. 327-411.

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