mardi 12 septembre 2006

Note d'opinion : l'élitisme

À propos de l’élitisme *

Ce qui m’a conduit à proposer un exposé relatif à l’élitisme, c’est cette propension – souvent constatée – à peser dans les débats dont l’enjeu tient à l’admission à quelque fonction ou appartenance que ce soit par un argument lapidaire et malheureusement efficace : « Attention ! Ne soyons pas élitistes. » Je trouve cet argument souvent incongru. Bien sûr, il existe bien des formes d’élitisme condamnables : la prise en compte de l’origine sociale, de la détention d’un diplôme, de l’appartenance à un clan, une caste, que sais-je ?… Mais, si une circonstance nous force à sélectionner, à distinguer, à trier : choisissons les meilleurs. Qui sont les meilleurs ? À chacun d’en juger, en conscience. « Ne soyons pas élitistes » signifie « ne choisissons pas les meilleurs » : c’est incongru, car rien ne justifie de ne pas choisir les meilleurs.

Sans doute certains pensent-ils déjà : qu’est-ce qu’il nous raconte là ? « Ne soyons pas élitistes », c’est une manière de parler qui veut simplement dire qu’il ne faut pas placer la barre trop haut, que tout un chacun est perfectible, que nous ne devons pas pécher par vanité, etc.

J’entends bien. Mais, au risque d’avoir l’air de couper les cheveux en quatre, je pense qu’il y a là quelque chose de révélateur. L’incongruité n’est pas le fruit du hasard ; elle témoigne de quelque chose de beaucoup plus général, quelque chose qui marque notre monde, quelque chose que je trouve préoccupant et que je vais tenter d’expliquer.

C’est en fait une question très complexe. Même sous la forme d’un exposé théorique, elle reste délicate. Le risque est grand d’être mal compris, d’autant qu’il s’agit essentiellement de s’aventurer dans des hypothèses qui mettent en cause les rapports existant entre la pensée réflexive et les impératifs inconscients de l’idéologie. Est-il légitime et opportun d’accepter de réserver aux gens des sorts inégaux dans une société qui proclame l’égalité de tous ? Y a-t-il des raisons parfois de distinguer les meilleurs ? Admettons tous que nous sommes embarrassés dès lors qu’il faut répondre à ce genre de question.

Nous vivons dans une société, héritière de la Révolution française, qui manifeste – sur le plan juridique, sur le plan social, sur le plan culturel – un constant souci d’égalité. Et pourtant, notre société multiplie les sélections destinées à distinguer le gratin. Que ce soit dans le monde du travail, dans le monde sportif, dans le monde de la consommation, dans le monde des affaires, dans le monde de la communication et des médias, rien n’est épargné pour magnifier la concurrence, pour pousser les individus à se départager, pour créer des distinctions de tous ordres, pour trier les bons et rejeter les mauvais. Et après tout, qui défendra l’idée que les dirigeants d’un club de football ne doivent pas aligner les meilleurs joueurs disponibles, qui osera prétendre que les tâches importantes ne doivent pas être confiées aux plus compétents, qui – d’une manière générale – se risquera à prôner le dédain de la qualité ?

Il n’empêche que le souci d’égalité demeure. Le fait est qu’il s’exprime plus volontiers dans certains domaines que dans d’autres. Et qu’il s’exprime aussi quelquefois là même où il parasite les choses. Quand je vois l’école renoncer à la littérature classique afin de mettre tous les élèves à égalité, quand j’apprends que cette même école s’organise pour que plus aucun élève ne soit en échec, quand j’entends répliquer « Ne nous prenons pas la tête » à celui qui est en train de rechercher la hauteur de vue, la nuance et l’intelligibilité, je me dis qu’il y là un manque de discernement qui n’est pas anodin. Il y a là quelque chose qui témoigne d’un problème qui mérite qu’on s’y arrête : comment peut-on être à ce point contradictoire et accepter les sélections les plus sévères, les plus décisives, les plus idiotes aussi, et – dans le même temps – pousser le souci de l’égalité jusqu’à l’égalitarisme le plus aveugle et aussi le plus idiot. Comment peut-on vivre aussi aisément ce paradoxe : être aveuglément élitiste à de certains moments et être tout aussi aveuglément anti-élitistes à d’autres ?

La question n’est pas vénielle. Se pencher sur l’origine de ces attitudes pourrait peut-être – qui sait ? – nous aider à comprendre, par exemple, comment il conviendrait de changer l’école pour qu’elle sorte de l’ornière où elle se trouve aujourd’hui, peut-être aussi à comprendre comment elle y a glissé. Et il se révèle également intéressant de s’interroger sur l’élitisme en politique : question plus ardue encore en raison de la spécificité du champ politique. Tout ça ne va pas me mener à des conclusions claires et simples. Je suis convaincu que – à défaut d’être rasant, ce qui est loin d’être acquis – je m’expose à enfreindre le rasoir d’Ockham, ce principe de parcimonie qui veut qu’on évite de multiplier les hypothèses.

L’école est un des lieux où, depuis près d’une quarantaine d’années, l’idéologie égalitariste a fait le plus de dégâts. Et s’il est quelqu’un qui dénonce inlassablement ces dégâts, c’est bien Alain Finkielkraut. Il est d’ailleurs à ce point préoccupé par la ruine de l’école qu’il ne cesse de l’évoquer, tel Caton invitant à la destruction de Carthage. Je suis d’accord avec lui : il y a depuis 1968 environ une rage à égaliser tout qui, non seulement rate son but – puisque les inégalités d’accès ne cessent de s’accroître – mais compromet très gravement l’enseignement du français, de l’histoire, de la culture en général, et valorise la pauvreté intellectuelle et la médiocrité morale de façon alarmante. Je vais me dispenser de dresser le tableau de ces ravages qui sont aujourd’hui connus, sans que cela renverse d’ailleurs la tendance. L’enseignement rénové a voulu en son temps s’adapter aux origines et aspirations diverses des élèves : il a ébranlé la place des grands savoirs. L’école a voulu accueillir l’informatique et elle a tué le livre. Juste une citation, quand même : dans un article paru dans Le Monde du 19 mai 2000 et intitulé "La révolution cuculturelle à l’école", Finkielkraut dénonce la pédagogie nouvelle. Il cite le livre d’une spécialiste, Marie-Danielle Pierrelée, et brocarde sa pensée comme ceci :
« Le problème de l’école, […] c’est l’école. Il y a trop d’école à l’école, trop de normes et pas assez de projets. Il faut donc desserrer l’étau de la culture scolaire sur l’enseignement en combattant les "lobbies disciplinaires", en renversant la tendance des concours de recrutement "à favoriser les grosses têtes, les érudits, les passionnés d’une discipline au détriment des pédagogues" et en tablant sur le multimédia. Bienvenue dans la vie.com. La technique sauvera vos enfants de l’ennui [Et il cite Marie-Danielle Pierrelée] : "Prenez un gamin de douze ans, par exemple, qui cherche des informations sur les châteaux forts. Il va pouvoir naviguer dans le CD-ROM, trouver une carte avec les implantations des différents châteaux, examiner les sites, la topographie. Il va pouvoir visiter un château, entrer dans les pièces, le donjon, se promener. C’est beaucoup plus excitant que la lecture d’un livre." »

Mais qui est responsable de tout ça ? Bourdieu ! Finkielkraut ne fait pas le détail : c’est Pierre Bourdieu qui, à force de soupçons, de ressentiments et de radicalité, a mis à bas l’école de nos pères, celle qui garantissait la transmission et qui savait distinguer le maître qui sait de l’élève qui ignore. Je partage l’inquiétude de Finkielkraut quant à l’école et comme lui je déplore qu’on ne sache plus y préserver la transmission, qu’on ne sache plus non plus y produire une élite digne de ce nom. Mais je ne peux le suivre quant à l’origine qu’il attribue aux dérives actuelles. Bourdieu n’a pas raison sur tout, assurément, et il est vrai que, au fond de lui, il y a peut-être quelque chose comme une rancœur à l’égard de l’école des mandarins, de laquelle – précisément – Finkielkraut conserve une nostalgie émue. Reste que le travail de Bourdieu a principalement porté sur l’inégalité d’accès à l’école et sur la cuistrerie académique. L’une comme l’autre étaient et restent d’ailleurs une réalité, une réalité qui mérite d’être analysée et combattue. Ce n’est pas Bourdieu qui a suggéré les filières, les épreuves et les méthodes pédagogiques nouvelles. Et à désigner ainsi un coupable choisi davantage par antipathie que par analyse, Finkielkraut compromet sans doute ses propres objectifs. Des objectifs que je ne peux pas non plus approuver ; car il ne souhaite rien de moins que le retour pur et simple à l’école d’antan.

Il y a un problème, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce problème trouve très vraisemblablement sa source dans le refus incongru de maintenir à l’école son véritable caractère sélectif. L’école doit distinguer les meilleurs ; elle doit former des élites. Chacun doit bien sûr pouvoir y concourir et doit pouvoir en espérer un avenir social honorable et épanouissant. Mais chacun doit aussi y être éprouvé à l’aune de savoirs qu’il ne détient pas. L’idée que maîtres et élèves sont tous égaux entre eux est une idée dévastatrice et mensongère. Dans le domaine qui est le sien, le maître est meilleur que l’élève et il doit avoir pour mission de repérer les meilleurs de ses élèves. Ce n’est pas en rétablissant l’école d’antan – chimère réactionnaire – que l’on y parviendra. Le plus important, me semble-t-il, est de réfléchir à ce qui nous a mené là. Pourquoi ce refus incongru de l’élitisme ? Pourquoi, alors même que l’on supporte les inégalités les plus révoltantes, pourquoi cette rage égalitariste dans un domaine où elle ne se justifie pas ? Pourquoi cette incapacité à ajuster un précepte moral estimable aux conditions de son application ?

Je vais scinder en deux le temps qui me reste. En premier lieu, je vais tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions. Ensuite, je me risquerai à évoquer le problème de l’élitisme en politique, car je ne voudrais pas que l’on transpose ce que je viens de dire de l’école à la sphère politique sans avoir pris garde au caractère tout à fait particulier de celle-ci.

Mais d’abord donc, l’origine des errements.

En 1962, lorsque Claude Lévi-Strauss a souhaité se démarquer des idées de Jean-Paul Sartre, il a écrit ceci :
« […] le problème posé par la Critique de la raison dialectique peut être ramené à celui-ci : à quelles conditions le mythe de la Révolution française est-il possible ? […] nous sommes prêt à admettre que, pour que l’homme contemporain puisse pleinement jouer le rôle d’agent historique, il doit croire à ce mythe, et que l’analyse de Sartre dégage admirablement l’ensemble des conditions formelles indispensables pour que ce résultat soit assuré. Mais il n’en découle pas que ce sens, du moment qu’il est le plus riche (et donc le mieux propre à inspirer l’action pratique), soit le plus vrai. Ici, la dialectique se retourne contre elle-même : cette vérité est de situation, et si nous prenons nos distances envers cette situation – comme c’est le rôle de l’homme de science de le faire – ce qui apparaît comme vérité vécue commencera d’abord par se brouiller, et finira par disparaître. » (1)

Et il ajoutait ceci :
« L’homme de gauche se cramponne encore à une période de l’histoire contemporaine qui lui dispensait le privilège d’une congruence entre les impératifs pratiques et les schèmes d’interprétation. Peut-être cet âge d’or de la conscience historique est-il déjà révolu ; et qu’on puisse au moins concevoir cette éventualité prouve qu’il s’agit seulement là d’une situation contingente, comme pourrait l’être la ‘mise au point’ fortuite d’un instrument d’optique dont l’objectif et le foyer seraient en mouvement relatif l’un par rapport à l’autre. Nous sommes encore ‘au point’ sur la Révolution française ; mais nous l’eussions été sur la Fronde si nous avions vécu plus tôt. Et, comme c’est déjà le cas pour la seconde, la première cessera vite de nous offrir une image cohérente sur laquelle puisse se modeler notre action. » (2)

La question que Claude Lévi-Strauss pose est donc bien celle-ci : ce qui nous pousse à agir – par exemple en nous situant sur un axe gauche-droite, ou encore en réclamant le respect des droits de l’homme –, ce ne serait rien d’autre que le fruit d’une intériorisation d’une certaine origine historique – en l’occurrence la Révolution française ; et, même si cela nous semble impossible ou regrettable, rien n’empêchera un jour un nouvel événement historique, créateur d’un nouveau mythe, de balayer nos présents repères et d’en instaurer de nouveaux. Il ne faudrait surtout pas en déduire que Lévi-Strauss propose d’abandonner les valeurs et les références en cause. Toute la difficulté est là. Voici ce qu’il disait à ce sujet :
« Il suffit donc que l’histoire s’éloigne de nous dans la durée, ou que nous nous éloignions d’elle par la pensée, pour qu’elle cesse d’être intériorisable et perde son intelligibilité, illusion qui s’attache à une intériorité provisoire. Mais qu’on ne nous fasse pas dire que l’homme peut ou doit se dégager de cette intériorité. Il n’est pas en son pouvoir de le faire, et la sagesse consiste pour lui à se regarder la vivre, tout en sachant (mais dans un autre registre) que ce qu’il vit si complètement et intensément est un mythe, qui apparaîtra tel aux hommes d’un siècle prochain, qui lui apparaîtra tel à lui-même, peut-être, d’ici quelques années, et qui, aux hommes d’un prochain millénaire, n’apparaîtra plus du tout. Tout sens est justiciable d’un moindre sens, qui lui donne son plus haut sens ; et si cette régression aboutit finalement à reconnaître ‘une loi contingente dont on peut dire seulement : c’est ainsi, et non autrement’ (Sartre, p. 128), cette perspective n’a rien d’alarmant pour une pensée que n’angoisse aucune transcendance, fût-ce sous forme larvée. Car l’homme aurait obtenu tout ce qu’il peut raisonnablement souhaiter, si, à la seule condition de s’incliner devant cette loi contingente, il réussit à déterminer sa forme pratique, et à situer tout le reste dans un milieu d’intelligibilité. » (3)

Admirable texte, émouvant de pénétration et de lucidité !

Fort de cette leçon de relativisme, tournons-nous à présent vers le contenu du mythe lui-même. J’incline à y voir deux volets, l’un qui est le fruit des événements grandioses et violents que nous avons coutume d’appeler la Révolution française et auquel nous devons des consignes d’égalité et de droits humains, l’autre qui est contemporain de ces événements mais qui trouve sa source dans les écrits discrets et laborieux de quelques économistes et auquel nous devons des consignes d’égoïsme individualiste et de concurrence. Lorsque l’analyse marxiste affirme que la Révolution française consacre la victoire de la bourgeoisie, elle ne se trompe pas. Mais elle pense davantage aux biens de production dont sont détenteurs ceux qui ont accédé au pouvoir politique, qu’à la superstructure – (pour rester dans son langage) – que représentent les croyances et convictions qui feront de nous des acteurs du marché et des consommateurs.

Le premier volet du mythe en constitue la part la plus explicite. Un mythe ne comprend pas une bonne version, unique et valide, dont les variantes seraient des faux. Un mythe est fait de l’ensemble des versions qui en fournissent le récit et se complète dès lors sans cesse de toutes ses nouvelles variantes. Ce qui n’empêche nullement que certaines versions soient plus déterminantes que d’autres. L’Œdipe roi de Sophocle a davantage pesé sur le mythe d’Œdipe que les versions de Corneille, de Voltaire, de Cocteau ou de Gide. Mais il n’est pas sûr que l’œuvre de Freud elle-même n’ait pas apporté au mythe quelque chose qui l’a modifié de manière plus déterminante encore. Pour la Révolution française, les versions sont innombrables et quelquefois plus significatives que déterminantes. Il suffit de lire Michelet – version de poids, sans nul doute – pour mesurer ce que le mythe confère d’inconditionnel à l’idée d’égalité. La nuit du 4 août, par exemple, devient sous sa plume un moment quasi surnaturel au cours duquel une sorte d’ange mystérieux, en la personne d’un député sorti de l’anonymat et qui va y retourner, vient indiquer aux possédants la voie à suivre : faire abandon soi-même des abjects privilèges que l’on détient.
« C’était la nuit du 4 août, à huit heures du soir, heure solennelle où la féodalité, au bout d’un règne de mille ans, abdique, abjure, se maudit.
La féodalité a parlé. Le peuple prend la parole. Un bas Breton, en costume de bas Breton, député inconnu, qui ne parla jamais ni avant, ni après. M. Le Guen de Kerengal, monte à la tribune et lit environ vingt lignes, accusatrices et menaçantes. Il reprochait à l’Assemblée, avec une force, une autorité singulière, de n’avoir pas prévenu l’incendie des châteaux, en brisant, dit-il, les armes cruelles qu’ils contiennent, ces actes iniques qui ravalent l’homme à la bête, qui attellent à la charrette l’homme et l’animal, qui outragent la pudeur… "Soyons justes ; qu’on nous les apporte, ces titres, monuments de la barbarie de nos pères. Qui de nous ne ferait un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins ?... Vous n’avez pas un moment à perdre ; un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements ; la chute des empires est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu’à la France dévastée ?"
» (4)

Au-delà de ce qui est historiquement vrai ou faux, il y a l’exaltation d’une abolition proposée à ceux-là qui y ont tout à perdre. L’égalité n’est plus œuvre de raison, elle devient foi, mot d’ordre absolu et inconditionnel dont la pertinence n’exigera plus la moindre vérification. Le mythe signifie sans argumenter, il n’a plus à convaincre, il s’impose.

Et comme il s’impose par lui-même, il supporte de cohabiter avec d’autres consignes qui en sont le démenti pratique. Car le deuxième volet du mythe est bien le démenti du premier. Alors même que la Révolution fait son œuvre, alors même que le premier volet du mythe trouve ses premières concrétisations juridiques dans les déclarations des droits des 26 août 1789 et 24 juin 1793, paraissent les ouvrages d’Adam Smith (…la richesse des nations est publié en 1776), de Malthus (son Essai sur le principe de population est de 1798), de Jean-Baptiste Say (son Traité d’économie politique paraît en 1803) et de Ricardo (Ses principes de l’économie politique et de l’impôt date de 1817). Or, ce que signifient ces œuvres – ce qu’elles vont progressivement signifier en tant que valeurs et références, non pas sous forme de proclamations, mais sous forme de schèmes interprétatifs du comportement –, c’est en quelque sorte la version mythique de l’utilitarisme : chacun poursuit son intérêt matériel personnel, chacun tente inévitablement d’avoir davantage que les autres, chacun tente de briser l’égalité s’il y a égalité, et – comble des combles – cette concurrence, comme sous l’effet d’une main invisible, satisfait l’intérêt général. L’effet que ces théories vont avoir sur les esprits sera encore renforcé par les thèses marginalistes développées en 1870 par Léon Walras, Karl Menger et Stanley Jevons, ainsi que Max Weber l’a magistralement démontré.

Je ne sais pas trop si j’ai raison de distinguer deux volets contradictoires au sein du mythe de la Révolution française. Ne faudrait-il pas plutôt y voir deux mythes concomitants ? Peu importe ! Ce qui me paraît important de retenir, c’est que la Révolution française, l’époque de la Révolution française reste notre horizon arrière, celui de notre origine et que nous lui devons des injonctions peu conscientes, fort irrationnelles, et surtout contradictoires, des injonctions qui nous inclinent successivement, voire simultanément, à l’égalitarisme et à l’utilitarisme, à l’anti-élitisme et à l’élitisme.

Est-il excessif d’espérer que l’on réintroduise un peu de rationalité dans tout ça ? L’école est un lieu qui rassemble des maîtres chargés d’enseigner et des élèves invités à apprendre. On peut évidemment déplorer que les élèves écoutent tous le même discours mais n’entendent pas tous la même chose. Et on doit assurément encourager tout effort destiné à réduire ces différences d’entendement. Mais l’effort doit s’arrêter avant que l’enseignement ne succombe. Faire taire le maître supprime les différences, mais supprime aussi l’enseignement. Il est indispensable de faire passer quelque chose du maître à l’élève et de vérifier que ça passe. Classer et distinguer les élèves sur la base des acquis est donc également indispensable. Cet élitisme-là, il est d’autant plus absurde de le combattre que, ce faisant, on favorise un élitisme social clandestin et redoutable.

Il me reste une question à aborder, une question qui me tient à cœur, même si c’est la plus délicate, même si je vais peut-être – en en parlant – m’attirer des reproches et m’exposer à l’incompréhension. Cette question, c’est :

le problème de l’élitisme en politique.

J’ai eu l’occasion déjà de me déclarer très circonspect face aux revendications de démocratie dite participative. Et on pourrait en déduire que j’estime que les gens, les citoyens, le peuple, la masse – appelez-les comme vous voulez – ne sont pas compétents pour participer aux décisions politiques. Cette revendication participationniste serait une autre manifestation d’un égalitarisme déplacé et il serait opportun de laisser la décision politique à l’élite des gens compétents.

En fait, ce n’est pas du tout ce que je pense. Le problème ne se présente pas du tout de cette façon.

Il y a, au sein du champ politique, deux questions bien distinctes : qui a le droit de décider et qui est le mieux à même de décider. On me dira qu’il est possible de répondre aux deux questions en même temps : il suffit pour cela d’accorder le droit de décider à ceux qui sont le mieux à même de le faire. Oui, mais voilà : comment distinguer ceux qui sont le mieux à même de prendre les bonnes décisions ? Il faudrait pour cela déjà savoir ce qu’on appelle de bonnes décisions, reconnaître qui est en mesure de les discerner et surtout qui aura la volonté de s’y tenir. Jusqu’à présent, on n’a pas trouvé la recette et on est donc bien contraint de maintenir les questions séparées. Qui a le droit de décider ? Le prince, a-t-on dit dans le passé ; le peuple dit-on aujourd’hui. La démocratie est ce régime qui, par des procédés qui peuvent varier du tout au tout, organise le gouvernement du peuple. Et, dans le cadre de cette organisation, je ne suis pas favorable à la démocratie participative. Je ne vais pas expliquer ici pourquoi : c’est étranger à mon sujet.

Car mon sujet, c’est bien sûr l’autre question : qui est le mieux à même de décider ? Autrement dit – car nous ne recherchons pas celui qui a le droit de décider –, qui dispose de l’avis le plus éclairé sur les meilleures décisions politiques à prendre ? Existe-t-il une science politique et donc une élite qui la détient et qui est apte à dire légitimement ce qu’il faut décider. La question est distincte de la première, mais la réponse pourrait avoir des incidences sur celle-ci. Car si nous étions certains de disposer d’une élite savante capable de discerner les bonnes décisions politiques, nul doute qu’il apparaîtrait opportun de l’associer d’une façon ou d’une autre au pouvoir.

Pour explorer ce problème de l’élite savante en politique, je propose de partir de Pascal qui a dit sur ce sujet des choses très intéressantes.

Partons d’un extrait du fragment 472 des Pensées (5) (je me réfère à l’édition Le Guern). Ce fragment est constitué de notes prises par Pascal alors qu’il lisait la lettre-préface des Principes de la philosophie de Descartes. On sait combien Descartes agaçait Pascal et, en l’occurrence, l’agacement était peut-être à son comble, ne serait-ce que parce que la lettre-préface des Principes de la philosophie est précédée d’une adresse à la Princesse Élisabeth de Bohême où Descartes pousse la flagornerie jusqu’à des sommets rarement égalés. Si j’évoque l’agacement de Pascal, c’est parce que c’est peut-être – qui sait – un élément à prendre en considération lorsqu’on cherche à comprendre ce qu’il a voulu dire dans l’extrait que je vais lire. Le voici :
« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’était des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. »

Étonnant, n’est-ce pas ! Donc, voilà que Platon et Aristote apparaissent comme des simulateurs. Ils sont comparés à ce directeur d’asile qui, s’adressant à un forcené qui se prend pour Napoléon, s’assure de son obéissance en l’appelant Sa Majesté. Et s’ils furent vraiment philosophes, ce fut dans leur vie plutôt que dans leur œuvre.

Est-il possible que Pascal ait pensé une chose pareille ? Retournons un instant au texte de Descartes qu’il avait sous les yeux lorsqu’il rédigea sa note. Descartes croit voir clair. Philosopher, c’est connaître « toutes les choses que l’homme peut savoir » et pareille connaissance est nécessairement « déduite des premières causes ». Balayons donc tout ce qui est douteux, si peu que cela soit. Et construisons la connaissance en partant de ces premières causes, c’est-à-dire des principes qui obéissent (je cite) à « deux conditions : l’une, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité […] ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux. » (6)

Il ne faut pas fréquenter longtemps Pascal pour comprendre que son scepticisme ne peut se satisfaire d’une conception des choses aussi méthodique, aussi mécanique ai-je envie de dire, une conception qui postule que la cohérence que notre esprit réclame se trouve précisément dans le monde qu’il aspire à comprendre. Or, voici que Descartes évoque Platon et Aristote. Et, pour expliquer comment ces pauvres penseurs antiques – bien peu civilisés encore (7) – croyaient être sages, il élabore une théorie des degrés de sagesse. « Le premier ne contient que des notions qui […] sont […] claires d’elles-mêmes […] sans méditation. ; (écrit-il) le [deuxième] comprend tout ce que l’expérience des sens fait connaître ; le troisième, ce que la conversation des autres hommes nous enseigne ; à quoi l’on peut ajouter, pour le quatrième, la lecture […] » (8) Quant à Platon et Aristote, ils seraient à ranger parmi ceux qui cherchèrent un cinquième degré – peut-être même furent-ils les premiers de cette espèce. Et ce cinquième degré, c’est précisément la recherche des premières causes, des vrais principes. Seulement voilà ! ils s’y sont bien mal pris. Platon « a ingénument confessé qu’il n’avait encore rien pu trouver de certain, et s’est contenté d’écrire les choses qui lui ont semblé être vraisemblables ». Et Aristote – le faux-jeton –, tout en gardant les principes de Platon, « a entièrement changé la façon de les débiter, et les a proposés comme vrais et assurés, quoiqu’il n’y ait aucune apparence qu’il les ait jamais estimés tels » (9).

Pascal lit tout ça et note : taratata ! tu n’y es pas, René ! Platon et Aristote faisaient semblant. Ils ont dit ce qu’ils croyaient devoir faire croire aux gens pour le bien de tous. Un peu à la manière de Voltaire, somme toute, qui souhaitait que le peuple aille à la messe pour y brider ses inconséquences les plus dangereuses par des inconséquences qui le soient moins.

Ça reste évidemment étonnant. Même agacé, comment comprendre Pascal ? Peut-être n’a-t-on pas encore assez saisi tout son agacement. C’est que la théorie des degrés de sagesse, ça devait lui rappeler quelque chose. Faisons un petit bon en arrière dans les Pensées : fragment 83. Je lis :
« Raison des effets.
Gradation. Le peuple honore les personnes de grande puissance ; les demi-habiles les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière.
[…]
Ainsi se vont les opinions succédantes du pour au contre selon qu’on a de lumière.
» (10)

Voilà qui est beaucoup, mais beaucoup plus subtil que les degrés de sagesse de Descartes. En fait, Pascal s’inspire ici – une fois de plus – de Montaigne. Car c’est Montaigne qui le premier établit une gradation entre l’ignorance naturelle du paysan, la demi-science du contestateur de la crédulité et la docte ignorance du sage. On trouve tout ça dans l’admirable chapitre XVII du livre II des Essais, « De la praesumption » (11).

Mais que signifie exactement cette gradation ? Si l’on considère que son propos n’est que politique – mais peut-être n’est-il pas que politique – on s’aperçoit que Pascal prétend établir une sorte de typologie des manières de se rapporter au politique. Il distingue d'abord l'ignorance des conduites soumises du peuple qui voit dans l'ancienneté des lois et la majesté des institutions l'évidence de leur justice ; ensuite la folie des conduites démystificatrices des demi-habiles qui, « sortis de l'ignorance naturelle », bouleversent les coutumes au nom d'une justice primitive à réaliser par la réconciliation de la loi et de la justice ; et enfin la prudence de la conduite double des habiles qui rejoignent le conformisme du peuple pour d'autres raisons que lui, obéissant aux lois non parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois. Le peuple jouerait donc le jeu pour ainsi dire spontanément, en adhérant à la naturalité des conventions. En revanche, les habiles sont amenés à reconnaître qu'il y a une vérité de l'apparence ; ils consentent sciemment au paraître et acceptent de jouer un rôle dans le théâtre du politique. Cela exige à la fois d'accepter l'autorité des règles du jeu, comme le fait le peuple, et de le faire pour d'autres raisons que le peuple. Le joueur qui honore les grands le fait avec une « pensée de derrière la tête » (12), comme dit Pascal, puisqu'il agit comme si l'ordre social était juste, alors qu'il ne reflète que la force et la convention.

À suivre cette analyse, on voit que Pascal pouvait réellement penser que Platon et Aristote n’avaient pas commis l’imprudence de révéler à quel niveau ils se plaçaient dans leurs écrits, de sorte que le peuple soit encouragé à persévérer dans son respect des institutions et des traditions. A cet égard, notons-le au passage : Pascal est moins prudent qu’eux. C’est qu’il ne peut s’empêcher de relever la naïveté de Descartes qui prend tout le monde au mot et qui n’a pas compris que le monde politique est comme un hôpital de fous dans lequel il faut faire semblant, même et surtout lorsqu’on a compris la folie du jeu.

« Pour le bien des hommes, il faut souvent les piper » (13) écrit Pascal. Et le politique étant défini comme le domaine des apparences et de l'illusion collective, cette piperie ne sert pas à cacher la vérité mais à cacher qu'il n'y en a pas ; non à interdire aux hommes l'accès à une vérité qui leur serait due, mais à leur éviter la recherche d'une vérité inaccessible. La piperie sert à entretenir une illusion utile consistant pour le peuple à accorder une valeur naturelle aux lois et aux institutions, contre une illusion nocive consistant à croire que la vérité puisse se trouver et la justice se réaliser sur le plan de l'action des hommes. Il suffit pour cela de ne pas démentir ce que le peuple pense savoir, de ne pas contredire ses croyances. En effet, si on révélait au peuple pourquoi ses croyances sont raisonnables, et pourquoi il est préférable, en vérité, d'obéir aux lois, si on lui montrait que toute justice humaine ne peut être qu'une justice d'apparence et qu'il est donc sage de s'en contenter, alors il changerait d'avis et contesterait la justice en place. Et en sortant de l'illusion, il n'aurait plus raison. Puisque sa sagesse repose sur le fait qu'elle est ignorante d'elle-même, rompre cette ignorance serait l'engager sur le chemin de la folie, la folie de ceux qui prétendent vivre hors des apparences et qui les dénoncent, qui prétendent donc vivre hors politique, c'est-à-dire hors humanité. (14)

Montaigne et Pascal professent sur tout cela les mêmes idées, à peu de choses près. C’est plus dilué chez Montaigne ; plus ramassé chez Pascal. Il y a cependant une différence entre eux. Pascal, qui n’émet aucune réserve sur la nécessité de piper les hommes, n’a pas résisté à la tentation de faire le demi-habile et à dénoncer l’hypocrisie des Jésuites dans ses Provinciales. Et son refuge final, c’est bien ce parfait chrétien qui, au contraire du dévot, respecte les conventions parce qu’il sait que la folie des hommes leur est infligée par Dieu en punition de leurs péchés. Alors que Montaigne insiste sur l’horreur que lui inspire la fausseté (15). Et il gère pour lui-même cette difficile conciliation de l'utile et de l'honnête par une séparation du privé et du public et par le consentement à une salutaire méconnaissance quant à la vérité du politique.

Le problème ne se pose plus tout à fait de la même façon aujourd’hui, car il n’est plus temps de se demander s’il faut croire aux lois et aux institutions. Celles-ci sont devenues changeantes, instables, et pas plus le peuple naïf que les habiles parmi les habiles ne croient en leur pérennité. Peu importe : les croyances ont changé d’objet, mais l’impossibilité de dire la vérité du politique demeure. Les décisions politiques d’aujourd’hui ne sont pas meilleures que celles d’hier. Elles furent même dramatiquement atroces dans un passé encore proche et s’il se justifie de se battre en politique, c’est à tout le moins pour éviter qu’elles ne redeviennent atroces un jour. Si Montaigne et Pascal n’ont pas radoté sur le sujet, l’ennemi reste bien ces demi-habiles qui croient voir clair, qui dénoncent cyniquement les candides et qui – pourtant – ignorent les effets de leurs actes.

Le champ politique n’est pas un champ comme les autres. Il est à la fois omnipotent et résiduaire. Il n’est aucune élite qui puisse y agir adéquatement. Il reste à ceux qui sont conscients de tout cela à se dire que leur réflexion se situe dans un autre registre (pour parler comme Lévi-Strauss) et qu’elle ne leur confère aucune prééminence politique quelle qu’elle soit. Entre ceux qui croient comprendre et ceux qui comprennent qu’il n’y a rien à comprendre – séparés par ceux qui croient pouvoir expliquer, il n’y qu’une différence : c’est que ceux qui ont compris qu’il n’y a rien à comprendre sont irrémédiablement hors du champ politique.

Est-il vain d’espérer que l’on puisse user des concepts abstraits avec discernement ? L’élitisme est condamnable… lorsqu’il est condamnable. Lorsqu’il est profitable, il est néfaste d’encore le combattre.

Nous vivons dans un monde où le simple fait d’aimer la lecture peut être, aux yeux de certains, un signe d’élitisme. Or lire, ce n’est rien d’autre que prendre connaissance de la pensée d’autrui, telle qu’il peut nous la livrer lorsque, par l’exercice de l’écriture, il tente de lui donner la meilleure expression. Aimer lire, c’est d’une certaine façon aimer ce qu’il y a de meilleur chez les autres. Ce n’est possible qu’aussi longtemps qu’ils écrivent…

* Cette note a servi de base à un exposé.
(1) Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962, pp. 336-337.
(2) Ibid., p. 337.
(3) Ibid., p. 338.
(4) Jules Michelet, Histoire de la Révolution française I, Robert Laffont, Collection « Bouquins », p. 195.
(5) Pascal, Pensées, Edition de Michel Le Guern, Gallimard, Folio, 1977, p. 335. Ce fragment porte les numéros 532 à 535 dans l’édition Lafuma (Ed. du Luxembourg, 1952) et 373, 331, 5 et 102 dans l’édition Brunschvicg (Hachette, 1904-1914).
(6) Descartes, Œuvres et Lettres, textes présentés par André Bridoux, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, pp. 557-558.
(7) « […] chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux. », Ibid., p. 558.
(8) Ibid., p. 559.
(9) Ibid., p. 560.
(10) Pascal, op. cit., p. 97. Ce fragment porte le numéro 90 dans l’édition Lafuma et 337 dans l’édition Brunschvicg.
(11) Montaigne, Œuvres complètes, textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, pp. 614-646.
(12) Au fragment 84 (Le Guern), c’est-à-dire celui qui suit l’exposé de la gradation, Pascal parle aussi d’une « pensée de derrière » ; c’est au fragment 659 qu’il déclare qu’il aura « aussi [ses] pensées de derrière la tête. »
(13) Pascal, op. cit., fragment 56, p. 88.
(14) Ce paragraphe reprend pratiquement mot pour mot ce que dit de la question Philip Knee de l’Université Laval (Québec) dans un article intitulé "Éduquer au paraître : l’ordre politique chez Montaigne et Pascal" et publié sur le site internet de la Boston University (http://www.bu.edu/).
(15) Cf. notamment Montaigne, op. cit., p. 359.