mercredi 30 juin 2021

Note de lecture : Vinciane Pirenne-Delforge

Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote
de Vinciane Pirenne-Delforge


Au sein même de l’histoire des langues, il y a l’histoire des mots. Et ce n’est pas seulement l’affaire des philologues, car ceux-ci privilégient le sens des mots. Or se pose également la question de l’histoire du sens des mots. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de traduire, mais également de saisir la dérive du champ sémantique des mots, c’est-à-dire de l’évolution du sens en rapport avec l’évolution du monde social. Je dois cette conviction à la lecture du dernier livre de Vinciane Pirenne-Delforge : Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote (1).

Dans cet ouvrage, Vinciane Pirenne-Delforge pose une série de questions qui proviennent toutes d’un constat relatif au sens pris par le mot religion sous l’influence du christianisme. Bien des raisons - qu’elle expose très précisément - l’amènent à retenir du mot religion une définition proposée en 1966 par l’anthropologue Melford Spiro : « La religion est une institution qui régit, selon des modèles culturels, les relations avec la sphère supra-humaine dont cette culture postule l’existence » (*1). (p. 55) En fait, le problème est né en l’occurrence des malentendus que suscite l’usage de ce mot, lorsqu’on l’utilise à propos du polythéisme grec. Encore le mot polythéisme n’en suscite-t-il guère moins.

Mais je souhaiterais d’abord revenir sur cette définition de la religion, et plus particulièrement sur l’expression sphère supra-humaine. Tout ce qui est nommé et regardé comme relevant de l’extra-sensible est très malaisé à circonscrire. Pour un chrétien, il est aisé de se figurer ce qu’est la sphère supra-humaine parce qu’il la fait coïncider avec tout ce que le dogme situe au ciel, lieu où réside aussi bien Dieu et son paradis que l’âme des morts. Et en la circonstance, le ciel métaphorise un lieu sans existence qui mérite d’être au-dessus des hommes. (Depuis aussi loin que l’on dispose de témoignages à cet égard, le haut symbolise la valeur et le bien, tandis que le bas symbolise le médiocre et le mal.) C’est cette facilité à concevoir le ciel qui rend le chrétien quelque peu aveugle à toute autre conception de la sphère supra-humaine, au point qu’il en vint souvent à dénoncer comme superstitieuses certaines convictions relatives à l’extra-sensible qui logeaient malaisément au ciel. Évidemment, ces autres conceptions ne sont pas spécifiquement des conceptions supra-humaines ; c’est au contraire l’expression sphère supra-humaine qui a été choisie afin de tenter de rassembler en un seul concept des rapports à l’extra-sensible fondamentalement différents. Pourquoi alors ne pas parler plus simplement de l’extra-sensible ? objectera-t-on. Parce qu’il existe de l’extra-sensible bien réel, celui qui échappe à nos sens, ne serait-ce que dans l’infiniment petit et dans l’infiniment grand, sans doute aussi dans l’inconscient.

Bien sûr, lorsqu’on lit les Grecs de l’Antiquité, on ressent quelque chose comme du dépaysement. Les héros d’Homère manifestent des réactions qui nous semblent étranges ; les dieux d’Hésiode agissent bien peu comme il nous paraîtrait logique ou naturel qu’ils le fassent. Le plus important à saisir, c’est sans doute que les Grecs seraient bien plus mal préparés encore pour comprendre la façon dont les fidèles des religions monothéistes du XXIe siècle conçoivent les choses, tout autant d’ailleurs que la façon dont les athées et les agnostiques d’aujourd’hui voient le monde. Le polythéisme grec nous semble peu conséquent, c’est incontestable. Mais c’est précisément notre opinion qui, en la circonstance, mérite d’être placée sur la sellette. Et pour ce faire, ce sont les façons de penser des Grecs qui peuvent nous aider. Comme l’écrit Vinciane Pirenne-Delforge :
« Tenter de comprendre la manière dont s’expriment des points de vue internes au monde grec devrait permettre de dépasser une interrogation sur les inconséquences du polythéisme grec fondée sur nos propres difficultés à saisir une conception complexe et fluide du monde supra-humain. » (p. 124)

Il ne peut être question de dresser ici la liste des éléments dont Vinciane Pirenne-Delforge se sert pour nous permettre de mesurer la distance qui nous sépare du polythéisme grec, moins encore d’en résumer le propos. Tout au plus est-il possible d’indiquer quelques interrogations dont cette mise en perspective peut profiter.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? s’est demandé Paul Veyne. (2) Que veut dire croire en cette circonstance ? Sous l’influence du christianisme, ce verbe a pris un sens très différent de ce qu’il signifie lorsque, à une question dont la réponse nous semble incertaine, nous répondons “je crois”. “Je crois” devient alors l’affirmation d’une certitude. Et d’une certitude qui puise sa raison d’être dans l’affirmation vigoureuse de la croyance. Credo veut dire “je crois” d’une façon qui balaie toute autre justification : “je crois” se suffit à lui-même. « Jean Pouillon avait quant à lui insisté sur la polysémie du verbe croire, entre croire en, croire à et croire que, qui n’impliquent pas le même registre d’adhésion, et convoquent systématiquement le doute (p. 165), nous dit Vinciane Pirenne-Delforge. Mais c’est peut-être encore plus tranché que cela, dès lors qu’il s’agit d’appliquer le mot au polythéisme grec. Elle rappelle d’ailleurs opportunément la façon dont l’avènement du christianisme fut expliqué à l’aube du XXe siècle :
« C’est une des raisons pour lesquelles, à la charnière des XIXe-XXe siècles, les prétendues “religions orientales”, préparant le triomphe du christianisme, étaient censées avoir ouvert la voie de la spiritualité intérieure. Le polythéisme était alors associé à l’idée d’un ritualisme froid tout en extériorité dont les acteurs auraient aspiré à d’autres expériences religieuses. (note 8 p. 163)
La spiritualité intérieure, voilà ce qui caractérise le christianisme, l’opposant ainsi aux autres religions, y compris orientales. Et cette imprégnation fut à ce point puissante que bien de ceux qui ultérieurement abandonneront le christianisme ou, à tout le moins, n’en partageront plus les “vérités”, n’en révoqueront pas pour autant l’idée de spiritualité intérieure. C’est ce qui impose d’être prudent lorsque l’on cherche ce à quoi croyaient les Grecs de l’Antiquité.
« Si parler de “croyances” (toujours au pluriel) est une manière d’évoquer les représentations et les idées associées à des pratiques (avec plus ou moins d’intensité selon les cas), le terme ne pose pas de problème en soi. En revanche, le “croyant” est à bannir des instruments à disposition dans l’étude du polythéisme car il donne la priorité absolue au cadre mental sur celui de l’action, ce qui fausse le tableau. » (p. 185)

On entend souvent dire que la pensée rationnelle naissante se serait affranchie des mythes et des croyances. Il s’agit là probablement d’une manière de répéter à propos de la Grèce antique une explication qui a souvent prévalu à propos du développement de la science quantitative aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, lorsqu’elle s’est affranchie des dogmes chrétiens. C’est pourtant méconnaître l’étrangeté que présente le monde grec pour un esprit d’aujourd’hui :
« Car la religion grecque antique a bien quelque chose d’exotique. À tel point que, pendant des siècles, il s’est trouvé des admirateurs de cette prestigieuse culture considérée comme fondatrice pour s’interroger sur une telle curiosité : comment les inventeurs de l’histoire, de la philosophie, de la géométrie, de la politique, de la démocratie, comment les contemporains d’un Homère, d’un Eschyle, d’un Platon ou d’un Aristote avaient-ils pu adhérer à un système religieux aussi fruste et approximatif, une fois que l’on avait renoncé à y trouver quelque prescience de la révélation ? […]
La religion grecque est le caillou dans la chaussure de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, continuent de penser le Ve siècle avant notre ère comme l’irréversible point de basculement vers le
logos, à savoir l’exercice d’une pensée rationnelle débarrassée du muthos, le mythe. L’image que le miroir de cette Grèce-là tend à notre modernité a quelque chose d’irrésistible. Mais il est nécessaire de résister, et cela passe notamment par une meilleure compréhension des entrelacements inextricables de ces catégories que les chercheurs modernes ont érigées en principes d’opposition : le mythe, la raison, la raison du mythe, la raison des mythes et les raisons ou non d’y croire. » (3)

S’il est un élément éclairant sur les différences que nous avons tant de mal à appréhender, c’est l’étrange rapport qu’entretiennent en Grèce antique l’unité et la pluralité. Ce fut une question fondamentale de la philosophie naissante que de savoir si le tout est fait d’une multitude de choses qui cohabitent ou si cette multitude ne serait pas plutôt l’apparence d’un tout homogène où rien n’a de destinée propre, question qui aujourd’hui est très délaissée. Or, les dieux grecs sont à la fois uns et pluriels. On les reconnaît à leur théonyme, mais on en distingue les représentations à leurs épiclèses. Ainsi, toutes les cités grecques usaient du même nom pour désigner Athéna, mais la plupart précisait son nom d’une épithète qui la rattachait à un lieu précis ou qui magnifiait une de ses qualités ou un de ses pouvoirs : Pallas Athéné, Athéna Niké, Athéna Poliade, Athéna Promachos, Athéna Chalkioikos, Athéna Areia, etc. Comme le dit Vinciane Pirenne-Delforge, « Les divers mécanismes de dénomination sont étroitement solidaires les uns des autres, et ce constat peut nous guider dans la réflexion sur la complexité des dénominations divines, entre théonymes et épiclèses, et les niveaux de représentation que ces appellations impliquent, entre unité et pluralité. » (p. 115)

Lorsqu’il s’agit de comprendre en quoi varient les manières de penser et de croire au fil de l’histoire, il importe de ne rien négliger parmi ce qui en témoigne. Ainsi, Vinciane Pirenne-Delforge accorde par exemple un intérêt soutenu aux gravures lapidaires, et elle s’en explique :
« Là où le philosophe prend la peine de poser la question de l’ontologie divine, fût-ce en suspendant la réponse au profit d’une réflexion cultuelle, le règlement épigraphique n’a que faire de philosophie et d’ontologie. » (p. 136)
C’est pour la même raison qu’elle a privilégié Hérodote comme source d’informations précieuses sur le rapport aux dieux, précisément parce qu’il a affirmé que, dans son Enquête (4), il ne parlerait que des “affaires humaines” et éviterait les “affaires divines”.
« Quand Hérodote écrit qu’il s’en tiendra aux “affaires humaines” sans exposer les “affaires divines”, ces dernières renvoient à l’arsenal des “signes” que les poètes ont déployé pour figurer les dieux fictifs dans le monde. […] Tout se passe comme s’il affirmait l’inaccessibilité de tout savoir sur des actions divines spécifiques dans le monde en dehors de celui que délivrent les dieux eux-mêmes. Le “divin”, la “divinité”, les “dieux” sont susceptibles d’intervenir dans le cours des événements […] et ce trait de l’Enquête suffit à montrer que les dieux n’en ont pas été congédiés comme tels. Mais le détail de ce type d’intervention échappe à l’enquêteur. Il n’est ni divin ni poète : son propos n’est pas théologique, au sens où il assumerait un discours sur les dieux. Il est en quelque sorte “anthropologue” au sens où il adopte le point de vue des hommes et non celui, surplombant, des dieux eux-mêmes. Mais les hommes parlent beaucoup des dieux (et des héros) et ils en attendent également beaucoup. En conséquence, les dieux sont bien présents dans l’Enquête puisqu’ils font partie des “affaires humaines” » (pp. 84-85)

Ce que ce genre de travaux en histoire nous révèle (et donc ce qui en fait le prix), c’est que, selon l’époque (et le lieu), les hommes sont différents et énormément plus différents qu’ils ne le pensent. Ces différences ne sont pas seulement des altérités dont nous devrions prendre acte ; elles sont également des différences que nous avons l’illusion de comprendre, alors même que nous ne les comprenons pas. Nos façons de penser déforment nos visions de l’autre. Et seul un effort conséquent fait de recherches et d’interrogations peut nous donner à tout le moins les moyens de comprendre que nous ne comprenons pas.

Platon l’avait déjà pressenti : « ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα » (5).

(1) Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote, Collège de France & Les Belles Lettres, 2020.
(*1) Melford E. Spiro, “La religion : problème de définition et d’explication” [1966] in R. E. Bradbury (dir.), Essais d’anthropologie religieuse, Gallimard, 1972, pp. 109-152.
(2) Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Seuil, 1983.
(3) Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec comme objet d’histoire, Leçon inaugurale prononcée le jeudi 7 décembre 2017, Fayard & Collège de France, 2018, pp. 43-44.
(4) Hérodote, “L’Enquête”, in Hérodote - Thucydide, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964.
(5) « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Cf. Platon, Apologie 21d et Ménon 80 d 1-3.

lundi 14 juin 2021

Note d’opinion : l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut

À propos de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut

Je viens d’écouter, en différé, l’émission Répliques du 29 mai 2021 intitulée “Napoléon en procès”. Décidément, Alain Finkielkraut n’est plus ce qu’il a été. Il en va assurément ainsi de nous tous. Mais il est des métamorphoses qui sont particulièrement regrettables. Car son émission, qui était un rendez-vous dont on espérait beaucoup - beaucoup en intelligence, beaucoup en distance prise avec la doxa, beaucoup en rigueur de pensée -, cette émission nous fait à présent craindre des débats bien peu différents de ce qu’ils sont communément en radio et en télévision. L’émission du 29 mai 2021 me semble à cet égard assez exemplaire.

Commençons par le choix du sujet. Évoquer Napoléon au moment où le 200e anniversaire de sa mort suscite déclarations, manifestations et controverses n’était certes pas une mauvaise idée. L’intituler “Napoléon en procès” est déjà discutable, dans la mesure où le seul reproche à son égard dont il sera question - sur le mode réducteur adopté urbi et orbi en ce moment - est le rétablissement de l’esclavage en 1802, alors qu’il s’appelle encore Bonaparte et est Premier Consul à vie depuis un peu plus de 2 semaines. Avec un pareil intitulé, on eut pu s’attendre à une réflexion autrement générale portant sur les fautes qu’il aurait commises au regard des critères moraux de l’époque, comme d’ailleurs au regard des critères moraux d’aujourd’hui, la comparaison permettant de mesurer l’évolution morale de la société française.

Et puis, il y a le choix des invités. On aurait aimé entendre sur le sujet des historiens ou des essayistes épris de rigueur et soucieux avant tout de démêler le faux du vrai. Au lieu de cela, Alain Finkielkraut avait convié, d’un côté, Thierry Lentz, le directeur de la Fondation Napoléon, lequel vient de faire paraître un Pour Napoléon (1) (que je n’ai pas lu), et, de l’autre, Louis-Georges Tin, qui, entre autres activités, présida de 2011 à 2017 le Conseil représentatif des associations noires de France. Je ne leur dispute pas un goût prononcé pour la vérité et l’un comme l’autre ont su faire preuve de nuances. Néanmoins, leurs concessions étaient souvent de celles dont on use lorsque l’on cherche à crédibiliser ses partis pris. Car l’un comme l’autre s'étaient arc-boutés à des points de vue partisans, tout comme Alain Finkielkraut lui-même qui intervint plus d’une fois pour rejoindre les opinions de Thierry Lentz, illustrant ainsi son intérêt sans cesse croissant pour une vision nationaliste des choses.

L’émission aborda successivement deux problèmes : en premier lieu, la figure de Napoléon, un grand homme dont le parcours aurait comporté une tache, à savoir le rétablissement de l’esclavage ; en second lieu, la faute historique que représenteraient et ce fait et la colonisation du XIXe siècle, ainsi que l’éventuelle nécessité et les moyens de se la faire pardonner.

Napoléon est-il admirable ou détestable ? Voilà bien une de ces questions intempestives, au sens le plus profond du mot. Car sur quelle base le juger ? J’entends dire que c’était un grand homme, un grand homme mal éduqué, comme aurait dit Talleyrand. Mais que faut-il entendre par là ? L’expression grand homme est pour le moins plurivoque. La grandeur découle-t-elle de la renommée, des projets accomplis, des actes posés, de l’efficacité des intentions, de la droiture du comportement, de la manière dont il a frappé les esprits, du pouvoir qu’il a détenu, que sais-je encore ? Dès lors que cette grandeur est contestée en raison du crime contre l’humanité qu’aurait constitué le rétablissement de l’esclavage, on peut supposer que la grandeur implique aussi une dimension morale. Tout cela a-t-il un sens ?

Pour qu’un politique accède à la grandeur, il s’impose qu’il se maintienne au pouvoir au moins le temps utile à son renom. Ce n’est pas moi qui le dis ; c’est un constat facile à faire. Or, ce maintien au pouvoir réclame une certaine dose de cynisme. Là aussi, ce n’est pas moi qui le dis ; c’est non seulement un constat facile à faire, mais cette nécessité fut théorisée, par exemple par Machiavel dans Le Prince. Or, le cynisme que réclame le comportement susceptible de conduire au titre de grand homme suppose non pas un mais mille actes non conformes à la morale, depuis l’incartade bénigne jusqu’à la vilenie la plus patente.

Dans le cas de Napoléon, il est possible de dresser une liste de ses fautes éventuelles, à la condition de ne prendre en compte que ce qui contrevenait aux mœurs de l’époque. Encore faut-il arriver à faire le tri entre les décisions raisonnablement évitables et celles qui seraient la conséquence malaisée à esquiver d’un contexte comportant déjà les conditions de son inéluctabilité. Et je m’empresse de dire que je suis bien insuffisamment informé pour en juger définitivement.

Prenons un exemple : les guerres qu’il a menées ou subies. La tâche qui consiste à évaluer ce qu’elles ont pu avoir de souhaitable, de nécessaire, en quoi elles étaient évitables, défensives, de quelle manière elles furent entreprises et menées, à quels desseins elles répondaient et quelles politiques elles visaient, etc., tout cela montre qu’elles se sont inscrites dans un continuum historique au sein duquel les décisions individuelles du genre de celles prises par Bonaparte d’abord, par Napoléon ensuite, apparaissent produites elles-mêmes par ce que l’on peut appeler le cours des choses. Il ne faudrait pourtant pas en conclure que la personne de Napoléon est exempte de toute responsabilité morale. Car ce qui a pesé dans ses choix, c’est également ce qu’il a été déterminé à juger moralement souhaitable et qu’il a néanmoins pris le parti de transgresser. Or, bien qu’il soit utile de ne pas s’en tenir uniquement à cet aspect objectif des choses, le nombre de morts que ces guerres ont causé est évidemment un élément d’appréciation important. Des estimations prudentes situent les pertes humaines des guerres napoléoniennes entre 3,25 et 6,5 millions, ce qui représente entre 1,6 et 3,7 % de la population européenne (2). Ce qui rend plus pertinente la question de la responsabilité de Napoléon, c’est le fait qu’il a instauré un pouvoir personnel au sein duquel il pesait individuellement sur les décisions et que celles des décisions qu’il n’a pas prises devaient beaucoup au simple fait qu’il occupait une position prééminente dont tout un chacun tenait compte (3). Si la Révolution a pu faire, entre 1789 et 1799, un nombre de victimes probablement d’un même ordre de grandeur, elles furent la conséquence de multiples décisions que se partagèrent un nombre important de dirigeants, et cela dans un contexte moral fort différent.

Je l’ai déjà dit, le simple désir de se maintenir au pouvoir incline au cynisme. Reste que la gravité des entorses à la morale ambiante ne peut être négligée. C’est ce qui conduit certains à juger l’exécution du duc d’Enghien comme le crime le plus impardonnable de Bonaparte (il se sacrera empereur moins de 2 mois plus tard). Opinion politique s’il en est, bien sûr. Mais tout porte cependant à croire que le crime fut perpétré de sang-froid. Il y a d’ailleurs quelque chose de cocasse dans le fait que le code civil - que certains jugent comme l’“œuvre” la plus remarquable du Premier Consul - a été promulgué le jour même de la mort du duc d’Enghien.

Il me faut ouvrir ici une parenthèse importante. En effet, l’insistance avec laquelle j’évoque le cynisme des politiques pourrait laisser penser que j’apporte de la sorte de l’eau au moulin de ceux qui, de nos jours, désespèrent de la démocratie et n’accordent plus aucune confiance à leurs représentants. C’est à la fois vrai et faux. Vrai en ce que la mauvaise opinion que l’on peut avoir des politiques - même s’il faut se garder de toute extrapolation abusive - tient effectivement dans le fait qu’il est de la nature du pouvoir de se laisser aller à des abus et que, en conséquence, on a tous de bonnes raisons de s’en méfier, de les regarder comme on regarde « un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le tenir à l’œil » comme disait Simon Leys (4). Faux dans la mesure où l’opinion populaire désabusée - alimentée par des discours démagogiques au moins aussi cyniques que ceux qu’ils visent - nourrit le plus souvent l’illusion d’une politique d’une nature à ce point différente qu’elle instaurerait la vertu et parfois aussi que cette extraordinaire mutation serait l’œuvre d’un personnage providentiel, lui-même exceptionnellement intègre. C’est en sachant ce qu’il en est de la politique qu’il nous faut admettre que tout cela est illusoire et qu’il convient de préférer le moindre mal, plutôt que d’espérer un idéal qui fait le jeu du pire. Même la morale ambiante mérite quelquefois d’être relativisée, en raison du fait que le bien doit à l'occasion quelque chose au mal. Montaigne déjà l’admettait, lui qui écrivit : « Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde : je sçay qu’elle a servy souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes. » (5) Et Pascal ne craignait pas d’écrire : « […] le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper. » (6) Cela signifie que, en l’absence de lucidité sur le pouvoir, sur ses nécessités et sur sa nature, c’est cette confiance aujourd’hui compromise et qui consiste à souvent prendre les politiques au mot qui reste le meilleur garant d’un pouvoir modéré et d’une corruption limitée. Elle implique une illusion, mais elle protège d’une illusion plus grande encore.

Ceux qui considèrent aujourd’hui que Napoléon fut un grand homme ne semblent pas avoir compris à quel point cette opinion est ambiguë, sinon ridicule. Et en débattre à l’aune du rétablissement de l’esclavage donne des gages à cette vision étriquée de l’histoire qui prétend qu’elle est faite par des hommes, grands de préférence. Le rétablissement de l’esclavage ne fut certes pas une bonne chose, mais il s’inscrit dans une suite d’événements dont on apprendra davantage en en analysant le déroulement qu’en y voyant un moyen de juger Napoléon.

Il en va en outre de l’esclavage rétabli comme de la colonisation pratiquée ultérieurement. Le jugement que l’on porte aujourd’hui sur ces faits est parfaitement légitime dès lors qu’il s’agit d’affirmer les valeurs sur la base desquelles on souhaite que se fonde la société d’aujourd’hui et celle de demain. S’il s’agit de juger ceux qui, par le passé, y participèrent, l’éclairage des conditions de leur survenance reste la clé d’une compréhension de l’histoire qui privilégie l’intelligibilité sur la condamnation péremptoire. On juge souvent mieux les hommes sur leurs actes les plus anodins que sur leurs décisions les plus opérantes.

Quant à la problématique des réparations, elle témoigne d’un rapport de force politique dans lequel le jugement du passé sert des intérêts du présent. Or, ces intérêts actuels poussent à retenir du passé ce qui les sert, ce qui est à l’opposé d’une bonne manière d’étudier l’histoire. On peut parfaitement comprendre les positions défendues dans ce contexte. Leur examen fera sans doute partie, dans le futur, des meilleurs moyens de comprendre le présent, dès lors qu’on en fera l’histoire. Mais l’historien d’aujourd’hui se doit de porter sur le passé un regard qui s’abstrait de ces intérêts-là.

Ai-je ainsi suffisamment montré combien l’émission d’Alain Finkielkraut était inintéressante ? Je l’ignore. Il y a, me semble-t-il, un rapport assez étroit entre son évolution propre, une évolution qui le voit se focaliser de plus en plus sur des positions politiques très polémiques et liées à une conception nationaliste de la culture, et l’évolution de son émission qui ressemble de plus en plus à cette façon commune, populiste, violente et superficielle d’organiser des débats dont il avait su si longtemps se préserver.

(1) Thierry Lentz, Pour Napoléon, Perrin, 2021.
(2) Cf. par exemple les historiens David Gates, Charles J. Esdaile, Erik Durchmied, Adam Stefan Zamoyski et Alan Schom.
(3) Cela vaut par exemple pour la guerre d’indépendance espagnole.
(4) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique [1984], Flammarion, Champs essais, 2014, p. 50.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 835-836.
(6) Blaise Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, frag. 60.


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