lundi 19 juillet 2021

Note de lecture : Simon Leys

La mort de Napoléon
de Simon Leys


Cécédille en a conseillé la lecture ; Guy Malavialle l’a apprécié. (1) Je viens de le lire. Je parle de La mort de Napoléon de Simon Leys (2).

Avec de telles prémices, je ne pouvais m’attendre qu’à être émerveillé. Et je le fus. On ne peut qu’éprouver une extraordinaire jouissance à constater qu’exista quelqu’un qui put écrire ce petit chef-d’œuvre. Tout ou quasi tout ce qui fut écrit sur Napoléon irrite, au point que l’on ne cherche qu’à s’en détourner. Et puis, voilà qu’est dit très exactement ce qu’il faut en dire. Et non platement, comme on résiste à l’envie de le faire, de crainte d’être encore sous le charme dès lors qu’on s’en défend. Mais le plus subtilement qui soit, en parlant de ce qu’il n’a pas fait et qui, cependant, témoigne si bien de lui autant que de ce qu’on en a fait.

Un petit aperçu, pour faire voir le ton et donner l’envie :
«   ⎯ “Lenormand ? Eugène Lenormand, c’est qui ?” demande le gendarme en agitant un passeport dans sa main.
  Les passagers commencent à se dévisager les uns les autres avec suspicion.
⎯ “Alors ? Lenormand ?” s’impatiente le gendarme.
  L’insignifiant passager à redingote grise tressaille soudain, comme un dormeur qui s’éveille enfin. Ce léger frisson suffit pour le désigner aussitôt à l’inquiétude hargneuse des bourgeois. Ils l’ont identifié plus vite qu’il ne se reconnaît lui-même : “Voyons, vous n’entendez pas que monsieur le Gendarme vous appelle ? Qu’est-ce que vous attendez donc !” Tous ces regards péremptoires qui le désignent : il faut bien les croire.
  ⎯ “Descendez, dit le voltigeur, suivez-moi.”
  Ses jambes sont ankylosées, il s’est frayé avec difficulté un passage jusqu'à la portière, entre deux rangées de visages chuchotants. Le voltigeur l’aide à descendre.
  La patache est repartie. Le lumignon jaune qui lui pendouille au cul saute sur les ornières, puis s’efface, soufflé d’un coup par un tournant de la route.
  Comme un aveugle, Napoléon se laisse mener vers le corps de garde, une maisonnette en bordure de la route, à demi cachée derrière une palissade. Un chien aboie dans le noir ; on entend sa chaîne qui frotte contre une planche.
  À l’intérieur du corps de garde, deux gendarmes fument la pipe près d’un poêle de fonte. Un sergent en manches de chemise est assis derrière une table de bois blanc. Il a une tête d’huissier déplumé. Ses bottes traînent dans un coin, il est en pantoufles. Sur l’appui de la fenêtre, l’inévitable pot de géraniums. À part son odeur de tabac et de chaussette, la pièce dégage une atmosphère somme toute plus bourgeoise que policière.
  ⎯ “Sergent, nous tenons l’homme !” annonce le voltigeur d’une voix joviale.
  L’Homme ! ainsi l’appelaient en tremblant toutes les têtes couronnées de l’Europe, comme si les quatre syllabes de son prénom eussent été un tonnerre dont la seule rumeur aurait suffi pour ébranler leurs trônes…
  ⎯ “Eugène Lenormand, délit de grivèlerie. A quitté à la cloche de bois l’hôtel ‘Au Rendez-vous des Namurois’, rue du Théâtre à Bruxelles.” Le sergent lisait d’une voix administrative un document déposé devant lui sur la table. Il posa son doigt sur le dernier mot, et tourna le regard vers le prévenu, tandis que le voltigeur s’était rapproché du poêle, et tout réjoui, s’y chauffait le dos en relevant les basques de sa tunique.
  Délit banal, gibier sans importance, les autres gendarmes bâillaient. Seul le sergent poursuivait son examen pensif. Napoléon et lui se dévisagèrent en silence un long moment.
  ⎯ “On vous reconduira à Charleroi demain matin, reprit enfin le sergent de sa voix neutre.” Et il glissa dans le tiroir de la table les papiers du prévenu que le voltigeur lui avait remis en entrant.
  ⎯ “Pour cette nuit, vous le mettrez avec Louis”, ajouta le sergent à l’adresse du voltigeur.
 » (pp. 43-45)

On imagine un devoir scolaire : commentez les allusions et les significations des détails du récit, un récit où rien n’est gratuit.

Ce que j’aimerais plutôt commenter, c’est l’exergue de Valéry. Dans l’édition dont je dispose, je lis :
« C’est pitié de voir une forte tête, comme celle de Napoléon, vouée aux choses insignifiantes, comme sont les empires, les événements, les tonnerres du canon et de la voix, croire à la gloire, à la postérité, à César, - s’occuper des masses mouvantes et de la surface des peuples… Il ne sentait donc pas qu’il s’agit de bien AUTRE CHOSE ?
Paul Valéry (Mauvaises pensées et autres) » (p. 5)
Tout en insistant sur le caractère allusif des propos de Valéry, Françoise Chatelain précise : « C’est sans doute cet “autre chose” qu’il convient de rechercher dans le conte. » (p. 129)
Tout cela est fort curieux, aussi bien le choix de l’exergue par Simon Leys que le commentaire qu’en donne Françoise Chatelain. Même ces deux mots en majuscule qui terminent l’exergue me semblent étranges. Car le propos de Valéry ne s’arrête pas là. Il fournit en effet une réponse à sa question, à savoir : « …Tout simplement de mener l’homme où il n’a jamais été. » (3) Pourquoi Simon Leys a-t-il jugé bon de citer Valéry, ce champion de l’apophtegme si peu estimable ? (4) Pourquoi a-t-il tronqué la citation ? Qui a jugé utile d’écrire “autre chose” en majuscules ? Même si le roman n’en est aucunement altéré, je reste perplexe à ces propos.

S’il me fallait donner mon opinion sur cet “autre chose” que traduit le roman de Simon Leys, je serais tenté d’évoquer la notion de charisme, telle qu’elle fut réinterprétée par Max Weber. Dans l’introduction de son Éthique économique des religions mondiales, Max Weber définit le charisme comme suit :
« L’expression de “charisme” doit être comprise dans les analyses qui suivent comme une qualité extraordinaire attachée à un homme (peu importe que cette qualité soit réelle, supposée ou prétendue). “ Autorité charismatique” signifie donc : une domination (qu’elle soit plutôt externe ou plutôt interne) exercée sur des hommes, à laquelle les dominés se plient en vertu de la croyance en cette qualité attachée à cette personne en particulier. Le magicien, le prophète, le chef d’expéditions de chasse ou de rapine, le chef de guerre, le maître “à la César”, éventuellement le chef de parti dans sa personne, représentent ce type de dominant (Herrscher) dans ses rapports à ses disciples, à sa suite, à la troupe qu’il a levée, au parti, etc. La légitimité de leur domination repose sur la croyance et l’abandon à l’extraordinaire, à ce qui dépasse les qualités humaines normales et qui pour cela même se trouve valorisé (comme surnaturel à l’origine). Cette légitimité repose donc sur la croyance en la magie, en une révélation ou en un héros, croyance qui a sa source dans la “confirmation” de la qualité charismatique par des miracles, des victoires et d’autres succès, autrement dit par des bienfaits apportés aux dominés ; c’est pourquoi cette croyance s’évanouit ou risque de s’évanouir en même temps que l’autorité revendiquée, dès que la confirmation fait défaut et que la personne dotée de la qualité charismatique paraît abandonnée par sa force magique ou par son dieu. La domination n’est pas exercée selon des normes générales, qu’elles soient traditionnelles ou rationnelles, mais - en principe - en fonction de révélations et d’inspirations concrètes : en ce sens, elle est “irrationnelle”. Elle est “révolutionnaire” au sens où elle se présente comme affranchie de tout ce qui est établi : “Il est écrit… mais moi je vous dis…” » (5)

Sans entrer dans l’usage assez complexe que Weber fait de cette notion (6), on comprendra aisément qu’elle peut s’appliquer à Napoléon. La question qu’elle suscite immédiatement est alors la suivante : quels rapports exacts existe-t-il entre les qualités qui étaient siennes et les qualités qui lui furent reconnues, tant par ses partisans que par ses ennemis ? Car la personne charismatique dispose très certainement de qualités (ou en tout cas de savoir-faire), ne serait-ce que celles qui lui permettent de se distinguer ou à tout le moins de laisser croire qu’elle mérite d’être distinguée. Mais celles-ci sont distinctes de celles qui lui sont reconnues. De la même manière que Napoléon savait si bien proclamer sa victoire, alors même qu’il venait d’être vaincu, il savait tout autant se donner une stature qu’il n’avait sans doute pas. La difficulté qu’éprouve alors l’historien réside dans la distance qu’il prend vis-à-vis de la réputation. S’il ne la corrobore pas, c’est qu’il se veut impie, s’il la confirme, c’est qu’il participe au culte.

Comment dire ce qui mérite d’être dit en pareil cas ? En usant de la fiction, en sortant du récit historique, en donnant à voir le vraisemblable du quotidien, l’infime, ce qui échappe au charisme. Et si l’entreprise s’arme d’humour, l’effet de vérité en est alors conforté.

On voudrait que ce genre de chef-d’œuvre ait assez de succès pour qu’enfin davantage de gens résistent à ces politiques qui usent de leur charisme pour s’imposer. Ne soyons pas naïfs, cependant : l’irrationnel n’est pas prêt de refluer.

(1) Cf. les commentaires sous ma note du 14 juin 2021.
(2) Simon Leys, La mort de Napoléon [1986], Fédération Wallonie-Bruxelles, Espace Nord, 2021. Cette édition contient une postface de Françoise Chatelain.
(3) Paul Valéry, “Mauvaises pensées et autres” in Œuvres tome 3, Librairie Générale Française, 2016, p. 420.
(4) J’ai déjà eu l’occasion de dire ce que je pense du peu que j’avais lu de Valéry dans ma note du 1er novembre 2016.
(5) Max Weber, Sociologie des religions, trad. par Jean-Pierre Grossein, Gallimard, Tel, 1996, pp. 370-371.
(6) Je pense notamment aux différents charismes qu’il distingue (charismes de la foi, de la bonté, du savoir-faire, de la vertu, etc.). On remarquera, en passant, que Weber ignore le charisme qui s’attacherait à une femme, ce qui est autant révélateur de la domination effective des hommes - en ce compris par l’autorité charismatique - que du préjugé dont Weber lui-même fait preuve (car il existe néanmoins des exemples de femmes charismatiques tout au long de l’histoire).

Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
Simon Leys est mort
L’humeur, l’honneur, l’horreur

lundi 12 juillet 2021

Note de lecture : Montaigne et l'hérédité

Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais de Montaigne

Parlant de l’ouvrage qu’il rédige, Montaigne nous dit :
« Ce fagotage de tant de pièces diverses se fait de cette manière : je n’y mets la main que lorsqu’une trop molle oisiveté me pousse et je ne le fais pas ailleurs que chez moi. » (p. 919)
Lorsque je m’estime moi-même dispos au loisir, je me tourne vers « toute cette fricassée que je barbouille » (1) sur ce blog et j’ouvre Montaigne pour laisser mon esprit le suivre, le perdre et extravaguer. Ce que je ne fais que chez moi.

Cette fois, j’ai ouvert Montaigne là où il se propose d’évoquer « la ressemblance des enfants avec leurs pères » (2). Encore la ressemblance dont il est question est-elle évoquée principalement en raison de cette maladie - la pierre - dont son père souffrit également.

Commençons par le constat de la ressemblance :
« Il y a une certaine manière d’humilité subtile qui vient de la présomption comme celle-ci : [c’est] que nous reconnaissons notre ignorance en beaucoup de choses et que nous sommes assez honnêtes pour avouer qu’il y a dans les ouvrages de la Nature certaines qualités et manières d’être qui sont imperceptibles pour nous et dont notre capacité ne peut découvrir les moyens et les causes. Par cette honnête et scrupuleuse déclaration nous espérons obtenir qu’on nous croira aussi pour les choses que nous dirons comprendre. Nous n’avons que faire d’aller choisir des miracles et des difficultés étrangères ; il me semble que parmi les choses que nous voyons ordinairement il y a des étrangetés si incompréhensibles qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quelle prodige c’est [de voir] que cette goutte de semence par laquelle nous sommes créés porte en elle les traces non seulement de la forme corporelle, mais des façons de penser et des tendances de nos pères. Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes ? Et comment ces formes transportent-elles en elles ces ressemblances, dans une marche si hasardeuse et si irrégulière que l’arrière petit-fils correspondra à son bisaïeul, le neveu à son oncle ? » (p. 924)

D’emblée, il faut éclaircir un premier point important : Montaigne parle de la ressemblance avec les pères - pas avec les mères - et il imagine que l’humain est créé par le seul intermédiaire de la semence du mâle. À son époque, l’éventuelle ressemblance avec la mère devait être visible pour qui y prêtait attention ; par contre, l’origine exclusive par le sperme est une opinion qui perdura jusqu’au XIXe siècle : c’est Karl Ernst von Baer qui, en 1827, découvrit l’ovule d’une chienne et fonda l’embryologie contemporaine.

L’interrogation relative à la transmission des caractères - tant physiques que psychologiques - est quant à elle prodigieuse. Elle témoigne d’une façon de dépasser l’évidence, cette inertie de l’esprit qui prend pour allant de soi ce qui ressortit d’un arcane complexe. Y a-t-il réflexion qui mérite mieux d’être qualifiée de philosophique que celle qui invente l’interrogation que le cours des choses a soustrait à notre perspicacité ? On commence par vivre avant de se demander ce qu’est la vie et on accepte l’étrange bien avant de comprendre qu’il est étrange. L’intelligence va à rebours de la conscience : elle s’étonne de ce que celle-ci a commencé par banalement accepter.

C’est le premier ébahissement qui en génère d’autres. Ainsi en va-t-il chez Montaigne :
« Il est à croire que je dois à mon père cette nature sujette à “la pierre” car il mourut extrêmement accablé par un gros calcul qu’il avait dans la vessie ; il ne s’aperçut de son mal que dans la soixante-septième année de sa vie et avant cela il n’en avait eu aucune menace ou sensation aux reins, aux côtés ni ailleurs, et il avait vécu jusqu’alors dans une heureuse santé bien peu sujette à des maladies ; il dura encore sept ans atteint de ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse. J’étais né vingt-cinq ans et plus avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur état de santé, le troisième de ses enfants par rang de naissance. Où se couvait pendant si longtemps la propension à ce défaut ? Et lorsque mon père était si loin de la maladie, cette légère partie de sa substance avec laquelle il me bâtit, comment se fait-il qu’elle en comportât pour sa part une aussi grande trace ? Et comment se fait-il encore qu’elle ait été si cachée que, quarante-cinq ans après, j’aie commencé à m’en ressentir, le seul jusqu’à cette heure parmi tant de frères et de sœurs, et tous d’une [même] mère ? Celui qui m’éclairera sur le cours de ce mal, je le croirai sur autant de miracles qu’il voudra, pourvu que, comme on le fait, il ne me donne pas en paiement une science beaucoup plus difficile et fantastique que la chose elle-même. » (p. 925)

Il est intéressant de replacer ces propos dans leur contexte. La science plus difficile que la chose, ce sont ces prétendus savoirs - souvent inspirés par Aristote - qui font office de connaissances et qui embrouillent bien davantage qu’ils n’éclairent. Une science méthodique ne naîtra qu’après Montaigne, dans les premières décennies du XVIIe siècle. À partir de cette science-là, en l’état qui est le sien aujourd’hui, on peut évidemment dresser une liste des “naïvetés” que commet Montaigne. Elles sont cependant de nature à nous faire prendre conscience de ce que nos interrogations les plus pointues seront elles-mêmes regardées comme naïves dès lors que la science aurait encore progressé. Il n’y a rien d’autre à admirer que l’esprit qui tente de surmonter les difficultés qui lui sont propres, indépendamment de ce qu’un autre aurait pu en dire dans d’autres circonstances. Ce qui n’est pas vu comme relatif est chimérique ou impudent.

Dans la suite de ce chapitre XXXVII du livre II des Essais, Montaigne s’en prend aux médecins. De nos jours, la critique acerbe des médecins fait immanquablement penser à Molière. Pourtant, avant lui déjà, les disciples d’Hippocrate étaient souvent raillés. En la circonstance, l’argumentation de Montaigne mérite d’être examinée. Il commence par supposer que la haine des médecins qui l’habite est héréditaire (si la pierre est héréditaire, pourquoi pas la haine ?), tout en ajoutant que, même sans cela, il aurait eu des raisons de leur en vouloir.
« Il est possible que j’aie reçu de mes ancêtres cette aversion pour la médecine, mais s’il n’y avait eu qu’une cause de cet ordre j’aurais essayé de la vaincre, car toutes les dispositions qui naissent en nous sans raison sont mauvaises : c’est une espèce de maladie qu’il faut combattre ; il est possible que j’eusse cette propension [à l’antipathie pour la médecine], mais je l’ai étayée et fortifiée par les réflexions qui ont établi en moi l’opinion que j’en ai. » (p. 927)
On pourrait s’étonner de son souhait de combattre « les dispositions qui naissent en nous sans raison », parce que, quelques lignes plus loin, il déclare :
« Je me défie des inventions de notre esprit, de notre science et de notre savoir-faire, en faveur de quoi nous avons abandonné la nature et ses règles et à quoi nous ne savons garder modération ni limite. » (p. 928)
En fait, tout laisse penser que Montaigne préfère l’expérience au savoir élaboré ou transmis. Mais l’expérience dont il est question là, c’est celle que confère la vie, comme lorsqu’on se plaît à dire d’un homme qu’il a de l’expérience. Ce n’est évidemment pas l’expérience méthodique qui sera le fondement de la démarche scientifique et dont Galilée et Bacon fourniront les premières théories. Or, l’expérience de vie est pleine de ces préjugés, de ces stéréotypes, de ces aveuglements et de ces suppositions qui n’excluent certes pas une certaine forme de sagesse, mais qui exposent également aux préventions et aux superstitions, ce dont Montaigne n’est pas toujours exempt. Il a compris que ce qui est humain, telle la médecine, est l’objet de bien davantage d’élucubrations que ne peut l’être ce qui est simplement simple ou mathématique. Et il doute que l’on puisse s’assurer dans ce premier domaine comme on le fait dans le second. S’inspirant de Pline l’Ancien, il écrit :
« […] la science la plus importante qui soit en notre usage, étant donné qu’elle a la charge de nous maintenir en bonne santé, c’est, par malheur, la plus incertaine, la plus trouble et agitée par plus de changements. Il n’y a pas grand danger à nous tromper sur l’attitude du soleil ou sur la fraction dans quelque calcul astronomique ; mais ici, où il y va de tout notre être, ce n’est pas être sage que de nous abandonner à la merci de l’agitation de tant de vents qui s’opposent les uns aux autres. » (p. 934)

Le chapitre XXXVII du livre II des Essais - qui fut le dernier de l’édition de 1580 - est souvent vu comme une illustration supplémentaire de la constante volonté de Montaigne de parler de lui-même et rien que de lui-même. C’est par exemple la conclusion de Jean Starobinski dans un article intitulé “L’énigme de la semence” (3). J’aimerais émettre une autre hypothèse, qui ne contredit pas nécessairement cette conclusion-là.

Ce que Montaigne dit de la médecine, de la science, du savoir, de l’expérience, tout cela témoigne d’une période pré-scientifique, assurément. Mais cela contient aussi, de façon très diffuse, de quoi provoquer une réaction qui sera celle des premières générations du XVIIe siècle et qui conduira à moins désespérer du savoir et, conséquemment, à en accumuler beaucoup. Beaucoup trop diront peut-être ceux qui désignent le progrès technique comme la cause principale de l’entrée dans l’anthropocène. Si ce n’est que ce qui, depuis lors, a nui aux conditions de vie est d’abord et avant tout un produit de l’ignorance.

(1) Montaigne, Les Essais, adaptation en français moderne par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 1301.
(2) Montaigne, Op. cit., Livre II, chapitre XXXVII, pp. 919-952.
(3) Jean Starobinski, “L’énigme de la semence” in le Magazine littéraire, n° 303, octobre 1992, pp. 23-26.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais