jeudi 22 janvier 2009

Note de lecture : Montaigne et le conservatisme

Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
de Montaigne


Le chapitre XIX du livre II des Essais (1) est court, à peine un peu plus de quatre pages. Il a pourtant suscité bien des commentaires et bien des controverses. Car la question reste : quel sens faut-il accordé à ce propos, dont l’objet principal n’est pas – contrairement à ce qui fut souvent affirmé (2) – la réhabilitation de Julien l’Apostat.

Je n’en démords pas : il est indispensable de lire Montaigne – mais tout autre auteur du passé également – en replaçant ses propos dans leur contexte historique. J’irai même plus loin : plus les idées exposées semblent intemporelles ou universelles (modernes, diraient certains), plus il convient d’en faire la genèse historique, question de ne pas se méprendre sur leur sens. Et, en ce qui concerne le chapitre XIX du livre II, au moins deux éléments historiques majeurs doivent être pris en compte. D’abord, les guerres de religion et les tentatives de paix qui les interrompirent, fût-ce provisoirement. Ensuite, le mouvement humaniste qui suscita un intérêt exceptionnel et nouveau pour l’Antiquité.

Dans un excellent ouvrage qu’il publia en 1997, Olivier Christin insiste très justement sur le fait que « l’idée de tolérance subit un infléchissement sensible dans la seconde moitié du siècle [le XVIe] en trouvant de nouveaux défenseurs chez les juristes, les détenteurs d’offices publics et de charges politiques, qui renoncent aux valeurs de compassion et de réconciliation religieuses au profit d’autres arguments où voisinent aspirations sincères, calculs politiques et intérêts mercantiles. » (3) Et d’ajouter : « Presque tous les contemporains ne peuvent ni ne veulent admettre l’éclatement confessionnel et ils ne voient dans les traités de pacification qu’une concession temporaire, qu’une mesure transitoire en attendant la restauration de l’unité chrétienne par les moyens appropriés que sont les conciles, les synodes nationaux, les discussions religieuses. À leurs yeux, la paix, qui prend acte du partage confessionnel, ne saurait durer. Le texte même de septembre 1555 (4) ou celui de mars 1563 (5) n’échappent pas à cette nostalgie de la véritable union religieuse, qui ne voit dans la coexistence qu’un pis-aller ou un garde-fou, préférable, à tout prendre, à la guerre civile, à la barbarie ou à l’athéisme que favorisent les dissensions. » (6) Par conséquent, la tolérance dont il est question au XVIe siècle est celle qui consiste à tolérer – au sens de supporter – les opinions divergentes, et non celle qui reconnaîtrait à ces dernières une valeur équivalente à celle de ses opinions propres. De même, la liberté de conscience n’est pas ce droit de penser par soi-même auquel nous sommes aujourd’hui habitué, mais bien le choix de sa religion laissé à certains afin d’empêcher autant que possible des conflits sanglants. Voilà des précisions qu’il faut garder présentes à l’esprit – je crois – lorsqu’on lit le chapitre XIX du livre II des Essais.

L’intérêt du XVIe siècle pour l’Antiquité, nul ne l’ignore. Mais ce qu’il faut surtout se rappeler, c’est que cet intérêt se traduisit souvent par une admiration qui, dans certains cas, emporta réhabilitation. Pour le dire d’un mot, les auteurs païens ne furent plus regardés comme impies. Évidemment, le cas de l’empereur Julien est un peu particulier : chrétien (arien) selon la manière dont Henri IV se fit catholique, il renonça une fois au pouvoir à cette religion pour revenir aux cultes païens, qu’il voulut néanmoins réformer.

Cela dit, le chapitre XIX du livre II des Essais est construit de telle sorte qu’il faut y mettre beaucoup de bonne volonté pour se méprendre sur son sens, la bonne volonté étant ici l’inclination à n’entendre la liberté de conscience que dans son sens contemporain, à savoir un des piliers de la laïcité et le droit reconnu à chacun de penser librement dans les limites de la loi.

Dès les deux premières phrases, la question débattue est connue : « Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très-vitieux. » (p. 706) L’enfer est effectivement pavé de bonnes intentions ; mais, soyons précis : c’est l’insuffisance de modération avec laquelle ces bonnes intentions sont mises en œuvre qui entraînerait des conséquences regrettables. « En ce desbat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain party, est sans doubte celuy, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. » (p. 706) Voilà qui indique clairement une des raisons – et non la moindre sans doute – pour lesquelles Montaigne reste catholique. De la même manière qu’il faut éviter de changer l’organisation politique du pays, il faut maintenir la religion première, sous peine de guerre civile.

C’est ce qui est souvent appelé le conservatisme de Montaigne. Le mot me gêne un peu, non qu’il soit faux, mais parce qu’il est facilement compris en référence au sens qu’il a pris à l’époque actuelle. Il est important de ne pas perdre de vue que, depuis le début du XVIIe siècle à bien des égards, et depuis la Révolution française en tout domaine, la foi la plus partagée au sein du monde occidental est faite d’une croyance en un progrès, qu’il faille l’encourager ou le combattre. Dans ce contexte, le conservatisme est une doctrine prônant un freinage ou un arrêt du progrès. Rien de tel au XVIe siècle ; l’alternative est alors plutôt entre l’ordre et le désordre, entre la paix et la guerre, entre l’abondance et la disette. Et le conservatisme de Montaigne n’est rien d’autre que cette conviction que l’ordre, la paix et l’abondance sont menacés par les changements, qu’ils soient politiques, sociaux ou religieux.

On pourrait s’interroger sur la pertinence qu’il convient de reconnaître aujourd’hui à une conviction aussi anachronique que celle-là. Bien des événements récents (échecs des régimes politiques affirmés les plus progressistes, conséquences redoutables de certaines découvertes scientifiques, succès des catéchismes les plus irrationnels) ont fait vaciller l’idée de progrès. Et se pose alors la question de ce qui devrait guider les choix, dès lors que le changement et la nouveauté ne sont peut-être plus aussi prometteurs par nature qu’on a pu le penser. La constance, la persistance, la stabilité n’ont-elles pas des vertus ? Et, surtout, – rappelons-nous la première phrase du chapitre – la modération ne pourrait-elle pas nous éviter bien des déconvenues ? Attention, cependant ! Le contexte n’est plus celui de Montaigne ; nous avons goûté au progrès et Jean-Jacques Rousseau lui-même nous le dirait sans doute : c’est peut-être le progrès qui doit désormais nous sauver de ses propres déboires.

Montaigne n’affirme pas que la religion catholique prévaut par sa vérité, mais bien d’abord par son antériorité. Et il évoque donc immédiatement cette époque lointaine où cette religion était la nouveauté et où elle s’est imposée aux dépens des croyances païennes. Et il déplore qu’« en ces premiers temps, que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres payens ; de quoy les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte. » (p. 707) On reconnaît là un contemporain de l’humanisme, intéressé par les auteurs antiques. Mais cet intérêt est, en l’occurrence, lié au respect des préalables.

Les précisions que Montaigne apporte au sujet de la vie, du règne et des mœurs de Julien l’Apostat ne doivent pas être prises – est-il besoin de le dire ? – pour la vérité de ce personnage. Ce ne sont que la compilation d’informations qu’il a glanées ici ou là, sans une véritable approche critique de ses sources. Il veut néanmoins combattre le préjugé qui en fait un mauvais homme, du seul fait qu’il renia le christianisme. Il veut surtout en venir à cette anecdote selon laquelle l’Empereur aurait recommandé que chacun puisse librement pratiquer sa religion, dans le seul but d’accroître la discorde au sein du peuple et d’affermir ainsi son propre pouvoir. Ce qui revient à dire que Julien « se sert pour attiser le trouble de la dissension civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent d’employer pour l’estaindre. » (p. 710)

Tant et si bien que ce qui peut apparaître comme un remède peut aussi engendrer le mal et qu’il est bien malaisé – décidément – de choisir la voie qui mène au bien. Ce qui ne veut pas dire que c’est le hasard ou l’irréflexion qui a guidé l’octroi de la liberté de conscience ; « n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvoient » (p. 710).

Montaigne nous parle, et on se demande : l’incertain doit-il se dire ? Oui, parce que le terrain du verbe est occupé. Par les certitudes.

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 706-710.
(2) Lorsque Montaigne se trouvait à Rome et que les Essais étaient soumis à la censure, il discuta avec le Maestro del Sacro palasso (Sisto Fabri) de ses fautes, et notamment de celle d’avoir « excusé Julien » (cf. Montaigne, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1962, pp. 1228-1229).
(3) Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Seuil, Collection Liber, 1997, pp. 39-40.
(4) La Paix d’Augsbourg du 25 septembre 1555.
(5) La Paix d’Amboise du 19 mars 1563.
(6) Olivier Christin, op. cit., p. 49.

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4 commentaires:

  1. Je suis étonné de voir que vous prêtez à Rousseau l'idée que c'est le progrès qui nous sauvera des déboires du progrès. Il me semble que Rousseau a vilipendé le progrès, particulièrement dans le Discours sur les sciences et les arts, et qu'il prônait en conséquence un retour à la nature.

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  2. On voit effectivement souvent affirmer que Rousseau aurait voulu que l’homme retourne à l’état de nature qu’il connût jadis. Pourtant, cette idée est assez éloignée de ce qu’il a écrit sur la question. « […] la douce voix de la nature n’est plus pour nous un guide infaillible, ni l’indépendance que nous avons reçue d’elle un état désirable » (1), admet-il dans la première version du Contrat social.

    Il est peut-être utile de distinguer ce que Rousseau pense de l’état de nature et ce qu’il reproche à la société dans laquelle il vit. L’état de nature, il en parle principalement dans le deuxième Discours (2), mais aussi dans La Nouvelle Héloïse, dans l’Émile et dans l’Essai sur l’origine des langues. C’est un état plus théorique qu’historique, que l’on peut supposer par la réflexion et qui permet de mesurer ce que la vie sociale a altéré. (3)

    En ce qui concerne les reproches adressés au monde social, il est vrai qu’ils figurent principalement dans le premier Discours (et dans une moindre mesure dans La lettre sur les spectacles à M. d’Alembert). Tout le monde sait sans doute que le premier Discours était destiné à l’Académie de Dijon, laquelle avait promis un prix de morale à qui répondrait le mieux à la question suivante : Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs.

    Comprenons bien la question : au XVIIIe siècle, le rétablissement des sciences et des arts évoqué est celui que l’on doit à la Renaissance, aussi proche pour ce temps que la Révolution l’est pour le nôtre. Et l’épuration des mœurs – dont il s’agit de savoir si on la doit aux sciences et aux arts ou à autre chose –, ce n’est rien d’autre que cette politesse civilisée que le XVIIIe siècle français a sans doute porté à son point culminant. Évidemment, la politesse que l’on évoque – qui tient pour l’essentiel dans ce langage châtié et formellement respectueux dont on use alors – est l’apanage des classes dominantes, lesquelles sont persuadées qu’elles sont seules à compter. Il faut savoir que les esprits les plus avancés, les plus progressistes, les plus libertins de cette époque – le milieu du XVIIIe siècle – restent d’une totale arrogance objective vis-à-vis des classes populaires. Je puise chez Jean-François de Saint-Lambert une anecdote qui rend bien compte – je crois – de l’air du temps dont je parle. Saint-Lambert est un poète et philosophe aujourd’hui peu connu, auteur notamment des Saisons que Voltaire affirmera être « le seul ouvrage [du] siècle qui passera à la postérité » (4). Il séduisait bien des femmes et il fut notamment l’amant de Madame du Châtelet, la maîtresse de Voltaire, ainsi que celui de Madame d’Houdetot, l’unique amour de Rousseau. Saint-Lambert fut aussi un philosophe libertin, grand admirateur d’Helvétius, et grand pourfendeur des religions. Dans son Essai sur la vie et les ouvrages d’Hélvétius (5), Saint-Lambert rapporte que ce dernier, homme généreux s’il en est, avait accordé une pension de deux mille francs à Marivaux. « Marivaux, quoique excellent homme, avait de l’humeur et devenait aigre dans la dispute, écrit-il. Il n’était pas celui des amis d’Helvétius pour lequel celui-ci avait le plus de goût ; mais du moment qu’il lui eut fait une pension, il fut celui des amis pour lequel il eut le plus d’attentions et d’égards. » (6) « Dans une discussion, Marivaux, s’étant emporté, ne ménagea point sont ami ; lorsqu’il fut parti, Helvétius se contenta de dire : ‘Comme je lui aurais répondu, si je ne lui avais pas l’obligation d’accepter mes bienfaits !’ » (7) Que faut-il admirer le plus, en l’occurrence : l’extrême courtoisie ou l’infini mépris ? C’est l’ambivalence même de la politesse du temps qui fera, trente ans plus tard, le succès des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Au scandale de l’intrigue décrite s’ajoute alors l’hypocrisie d’une bienséance d’expression qui, à la veille de la Révolution française, va alimenter le soupçon de corruption à l’égard de l’aristocratie. Mais en 1750, nul ne songe à cela… sinon peut-être Jean-Jacques Rousseau.

    En 2007, l’occasion m’a été donnée d’exposer comment j’en suis progressivement venu à aimer Jean-Jacques Rousseau. Je compte placer le texte de cet exposé sur le présent blog.
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    (1) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 283.
    (2) Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
    (3) Cf. sur cette idée de nature, publié sous la direction de Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger, Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Honoré Champion, 2006, pp. 645-647.
    (4) Cette citation figure sur le site Internet http://fr.wikipedia.org , à l’article ‘Jean-François de Saint-Lambert’, sans référence aucune. Elle est donc douteuse, comme l’est tout ce qui se trouve sur ce site. Mais je ne résiste néanmoins pas à la reproduire – pardonnez-le moi – parce qu’elle illustre bien l’absence complète de vision chez Voltaire.
    (5) Helvétius, Réflexions sur l’homme & autres textes, Coda, 2006, pp. 5-45.
    (6) Ibid., p. 7.
    (7) Ibid., p. 7. Cet extrait figure en note dans l’ouvrage cité et il n’est pas possible de déterminer s’il est de la plume de Saint-Lambert ou si c’est Jean-Pierre Jackson, qui a établi le texte pour l’éditeur Coda, qui l’y a placé.

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  3. Je découvre tardivement votre blog.
    Au sujet de la citation que vous évoquez, elle est bien de St Lambert. Elle ne figure d'ailleurs pas entre crochets, signe des interventions de l'éditeur.
    Cordialement,
    Jean Pierre Jackson

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  4. Un grand merci pour cette précision.

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