1520
de Guillaume Frantzwa
Dans une note du 6 juillet 2014, j’ai eu l’occasion d’évoquer le « découpage de l’histoire en tranches » tel que Jacques Le Goff en avait lui-même parlé. Une de ses propositions consistait à négliger la tranche communément appelée Renaissance pour prolonger le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Or, voici que Guillaume Frantzwa suggère de prendre en considération l’importance du tournant que représenterait l’émergence d’une Renaissance et d’en situer l’acmé en 1520.
Il me plaît de le dire d’emblée : 1520 (1) est un livre qui m’a très fortement impressionné. Le propos s’y appuie non seulement sur de multiples sources et sur des précautions méthodologiques rigoureuses, mais les interprétations auxquelles l’analyse donne lieu m’ont semblé le plus souvent très convaincantes. La qualité d’un essai en histoire tient souvent à la pertinence de la sélection des faits jugés significatifs. Et, en l’occurrence, les choix opérés m’ont paru très judicieux et les conclusions que Frantzwa en a tiré très instructives.
De quoi s’agit-il ?
À un niveau atomistique, l’histoire n’est faite que des actes posés par chaque individu et, complémentairement, des motivations dont ces actes procèdent. Parmi cette multitude d’actes, il est bien entendu possible, au moins théoriquement, de dégager des constantes. C’est ce qui permet d’évoquer des tendances et des mouvements auxquels l’histoire semble obéir. On comprend aisément que le passage nécessaire de l’individuel au collectif est un de ces moments délicats auxquels les sciences sociales sont confrontées, parce qu’il convient d’y faire des choix qui reposent sur des justifications qui ne sont jamais totalement en mesure d’invalider toutes les hypothèses écartées. C’est pourquoi c'est le plus souvent ce qui est su (ou cru su) avant même d’entamer la lecture de l’essai en cause qui conduit à le juger congru et probant.
À cela, il faut ajouter que, plus les conclusions risquées se rapportent à la longue durée, plus l’exercice se révèle périlleux. C’est par les conclusions que Frantzwa tire de son analyse que je voudrais précisément parler de son livre.
« L’Europe de 1520 est un territoire équivoque. Plusieurs courants s’opposent en son sein. Par bien des points, le monde médiéval se perpétue, et perdurera pendant encore quelques siècles. Par d’autres aspects, plusieurs forces combinées dessinent un nouveau monde, dont certaines constantes seront parfois toujours d’actualité au XXe siècle. » (p.203)
Voici donc comment débutent ses conclusions ; difficile de s’inscrire davantage dans la logique de la longue durée ; difficile également de ne pas conférer au repère choisi - l’année 1520 - la valeur d’un simple jalon au sein d’un long continuum. Ce qui pourrait conduire à penser que la délimitation des tranches de l’histoire est décidément malvenue, voire inutile. Et pourtant, tout l’ouvrage éclaire au contraire le bien-fondé de cette date, car elle se révèle chargée d’une foule de renversements qui traduisent le fait que le monde d’après sera très différent du monde d’avant. Évidemment, ces renversements sont pour certains dans leur phase finale, d’autres dans leurs commencements, d’autres encore n’y font qu’étape. C’est l’accumulation des signes révélateurs d’un profond changement des structures du monde social (ou des mondes sociaux européens) qui légitime en quelque sorte cette balise.
Je m’en voudrais de laisser croire que Guillaume Frantzwa adopte des points de vue qui prennent systématiquement le contre-pied des connaissances et des croyances communes. Reste qu’il jette cependant sur les événements familiers une lumière qui nous amène à les reconsidérer différemment. Je voudrais en donner quelques exemples, tout en attirant l’attention sur le fait que, ce faisant, je pèse sur chaque exemple au point de lui donner une importance que Frantzwa ne lui accorde pas nécessairement.
Ainsi, tous les ferments de division qui agitent l’Europe en ce début du XVIe siècle masque, selon Frantzwa, l’émergence d’une nouvelle esthétique qui conjugue la fidélité renouvelée aux canons médiévaux que pratique l’art flamand et le retour au classicisme antique dont l’Italie a ouvert la voie. Ce qui semblerait signifier que l’Europe, ou du moins une partie d’entre elle (alors même que l’idée d’un ensemble européen naît) - au moment même où l’unité chrétienne qui l’a progressivement concrétisée vole en éclat - en vient à partager dorénavant des conceptions esthétiques nouvelles.
Ainsi encore, l’idée d’empire, que les Germains notamment avaient renoncé à incarner (l’épisode carolingien mis à part), revient en force avec Charles Quint et François Ier et génère une volonté d’expansion qui, selon Frantzwa, alimentera aussi bien, d’une part, des guerres affranchies des règles médiévales que l’Église avait petit à petit imposées que, d’autre part, les grandes découvertes guidées par l’appât cynique du gain. Ce qui illustrerait ce rapport à la politique dont Machiavel a si bien construit la théorie.
Ainsi toujours, l’effroyable folie destructrice qui s’est emparée des conquistadors « a eu pour corollaire l’émergence lente et graduelle de principes humanistes appelés à devenir universels : l’égalité des hommes, en réaction aux exactions subies par les Amérindiens et les Africains, en est l’exemple le plus notoire avec les efforts pionniers de Las Casas. » (p. 205) Ce qui mettrait en évidence ce fait que le progrès est souvent, sinon toujours, une réaction à un recul marquant et que l’accoutumance à l’essor en annoncerait le déclin.
Ainsi enfin, le succès de la rupture préconisée par Luther tient bien davantage, selon Frantzwa, à une conjonction de circonstances - l’intérêt politique des princes allemands, les facilités conférées par l’imprimerie, le vieil anticléricalisme populaire, l’esprit conciliateur du Vatican, etc. - qu’au génie de l’intéressé. Ce qui conduirait les chrétiens, au moment même où la foi est peut-être la plus foncière, à s’entre-déchirer jusqu’à l’hostilité armée, d’où naîtra peut-être la nécessité d’une tolérance qu’une société future adoptera comme guide.
Tout ce que je viens là d’avancer mériterait mille et une nuances et n’a donc d’autre but que de permettre à chacun de mesurer le niveau d’interrogation auquel Frantzwa nous convie. Ce niveau d’interrogation vaut en effet d’être caractérisé, parce qu’il s’inscrit dans un combat que la recherche en histoire doit sans cesse mener contre cette autre forme d’interrogation qui consiste à solliciter le passé pour lui réclamer le sens qu’il conviendrait de donner au présent et au futur. On ne dira jamais assez combien la connaissance de l’histoire est incompatible avec tout ce qui est prétendument arraché au passé pour glorifier un pays, susciter le patriotisme, voire le civisme et, d’une manière générale, tout ce qui tend à justifier des sentiments d’aujourd’hui, aussi altruistes soient-ils. Le devoir de mémoire, par exemple, dont on attend qu’il préserve de la répétition d’événements désastreux, n’aide pas à la connaissance desdits événements, car il n’en retient volontiers que la version la plus manichéenne. Ce n’est pas pécher par révisionnisme que de préconiser une nette démarcation entre le souci légitime de poser un jugement moral sévère sur des comportements qu’une connaissance sommaire de l’histoire lie à des catastrophes bien avérées et l’attention réservée à des faits historiques que leur complexité et la fragilité des sources condamnent à une réévaluation sans cesse recommencée. La recherche de la vérité n’est pas une affaire de morale, même lorsque la morale se préoccupe de vérité.
(1) Guillaume Frantzwa, 1520, Perrin, 2020.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire