dimanche 23 août 2020

Note d’opinion : le désarroi de Pierre Bourdieu

À propos du désarroi de Pierre Bourdieu

Il peut paraître étrange d’évoquer le désarroi de Bourdieu. Nombreux sont sans conteste ceux qui pensent qu’il fut le plus souvent plein d’aplomb, quelquefois même arrogant. Pourtant, j’incline à penser que pour comprendre au mieux ses convictions, il ne faut pas écarter l’hypothèse qu’elles lui ont valu un permanent désarroi qu’il n’a d’ailleurs pas toujours caché. C’est le statut auquel il s’est hissé pour les défendre qui l’a enfermé dans une posture faite quelquefois de hauteur et de dédain.

On dispose de bien des traces et bien des témoignages du trac qui s’emparait de lui lorsqu’il devait prendre la parole, particulièrement lorsqu’il s’agissait de s’exprimer en-dehors du contexte des cours professés. Et il semble très probable que, dès sa prime jeunesse, Bourdieu ait souffert d’une grande timidité. (1) Mais la question n’est pas là, ai-je envie de dire, même si la gaucherie peut à la fois conduire à une certaine incapacité à agir aisément avec autrui et aussi à une manière spécifique de manifester son orgueil. Je ne me livrerai à aucune analyse psychologique - dont je serais d’ailleurs bien incapable -, me bornant ici à exposer une hypothèse qui dit bien davantage sur la nature des convictions de Bourdieu que sur son caractère ou son tempérament.

Partons d’abord d’une idée continûment présente dans toute son œuvre, à savoir la méconnaissance de ce qui nous détermine. Il s’agit là d’une sorte d’axiome de sa sociologie, laquelle a notamment pour tâche de dévoiler ce qui conduit les agents à penser et à agir ainsi qu’ils le font. Or, l’idée de dépossession de soi que cet axiome implique fait partie de ces idées dont bien des gens ne peuvent non seulement se satisfaire, mais qui suscitent chez eux de la colère. Que l’on explique à quelqu’un qui souhaite s’intéresser à la sociologie qu’il s’impose de fonder la connaissance du monde social sur une méthodologie rigoureuse (2), c’est facilement acceptable par quiconque se veut rationnel. Mais qu’il faille préalablement admettre que les comportements observés ont des causes différentes de celles que leurs auteurs leur prêtent, voilà qui semble à certains inenvisageable, quand bien même ils seraient prêts à admettre que tout un chacun puisse être très fortement influencé.

Pourquoi cette réticence à s’incliner devant le déterminisme ? C’est peut-être Lichtenberg qui en fournit l’explication la plus simple et la mieux fondée. Il a écrit :
« Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (3)

Il est à noter que Pierre Bourdieu lui-même ne s’est jamais affirmé déterministe, pas même sous une forme spinoziste ou leibnizienne (4). Il n’en a pas moins été souvent accusé, tant ses travaux ont toujours cherché à éclairer tout ce qui pousse chacun à penser et agir à son insu de telle ou telle façon. Est-ce pour s’éviter de défendre une opinion absolue, facilement ciblée comme un entêtement naïf, ou bien serait-ce plutôt qu’il conservait l’espoir que la connaissance des déterminations puisse aider à leur échapper, ainsi qu’il l’a plusieurs fois répété ? Je l’ignore.

Poursuivons avec une autre idée qu’il a sans cesse réaffirmée, à savoir que les dominés participent presque toujours, d’une façon ou d’une autre, à ce qui permet à leur domination de perdurer. Il s’agit là aussi d’une idée mieux faite pour révolter tout un chacun que pour l’instruire. Et ceux qui subissent une domination, quelle qu’elle soit, sont évidemment les derniers à envisager d’admettre pareil axiome. Pourtant, l’idée n’est pas neuve, puisqu’on la trouve déjà chez La Boétie, du moins sous la forme d’une interrogation relative au rapport de force entre dominateur et dominés :
« Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ; qui ne scauroit leur faire mal aucun, sinon lors qu’ils aiment mieulx le souffrir que lui contredire. » (5)
Pour Bourdieu, c’est au-delà du constat de ce rapport de force, dans ce que l’habitus de chacun contient de dispositions propres à légitimer le pouvoir d’autrui, que s’inscrit l’impossibilité d’entrevoir de le contester. Qu’il ait caressé le projet de doter les dominés de cette connaissance des déterminations propre à les libérer n’est guère douteux. Mais qu’il ait envisagé ensuite une libération sinon irréversible du moins durable, cela me paraît personnellement assez peu probable.

Venons-en à présent à cette idée qui fit sa renommée et à laquelle, d’ailleurs, certains prêtèrent un peu facilement des effets délétères sur l’enseignement, c’est-à-dire l’idée que l’éducation joue le rôle de filtre social, permettant globalement aux catégories sociales de se survivre dans leur descendance. C’est certainement celle des idées de Bourdieu qui a été la mieux acceptée et qui a d’ailleurs participé à l’émergence de multiples réformes de l’enseignement, lesquelles ont le plus souvent aggravé le phénomène sans que les partisans de ces réformes n’en tirent les conséquences. Il y a dans l’histoire de cette idée - qui a couvert plus d’une demi-siècle - la parfaite illustration de la non-conscience des déterminations sociales, dès lors qu’il est apparu qu’un phénomène correctement cerné a si bien résisté aux politiques qui se proposaient de l’annihiler. Aussi terrible que cela soit à admettre, il faut bien constater que les efforts consentis pour favoriser l’égalité ont manifestement contribué à aggraver les inégalités. C’est évidemment un peu court de dire les choses de cette manière et il y aurait bien des nuances à apporter au constat fait et aux causes à rechercher si la question à traiter était celle de l’école. Mais je me penche uniquement ici sur diverses convictions de Bourdieu afin de tenter de les mettre en rapport avec un certain désarroi que, selon moi, il ressentit bien des fois.

Je pourrais évoquer d’autres idées de Bourdieu encore, mais je vais m’en tenir là. Car ce qui me guide, ce n’est que d’expliciter le mieux possible l’hypothèse d’un désarroi dont je situe l’origine dans des convictions rares, très malaisément communicables. Il y a peut-être deux façons de comprendre la sociologie de Bourdieu. L’une se résumerait à accepter les verdicts qu’il a posé sur divers champs sociaux, sur diverses manières d’en expliquer les tensions et sur les critiques qu’il a adressées à des visions intéressées de ces mêmes phénomènes. L’autre s’attacherait aux présupposés axiomatiques de sa sociologie, quelque chose comme une philosophie appliquée à la recherche en science sociale. Et la première ne supposerait pas nécessairement la seconde.

La question se pose alors : pourquoi parler de désarroi ? Parce que les convictions premières de Bourdieu l’ont continuellement mis dans une position d’incommunicabilité avec tous ceux qui n’étaient pas intéressés et avertis par ses travaux. Et même avec certains de ces derniers, l’échange restait souvent restreint par ce que pouvait avoir d’agressif ou de transgressif l’explication par le non-conscient ou la mise en cause de l’illusion de la transparence du monde social, tel que le discours commun la pratique. Or, comme il le dit très bien lui-même, « Pour entreprendre de discuter des arguments, il faut croire qu’ils méritent la discussion et croire, en tout cas, aux mérites de la discussion. » (6)

On me dira que, parlant de désarroi, je suppose un Bourdieu handicapé par ses propres conceptions, là où tout portait peut-être à croire en un homme apte à gérer son intellect sans douleur. Et c’est ici qu’il me faut expliciter davantage une opposition majeure qui m’intrigue depuis très longtemps.

Parmi tous les philosophes du passé, il en est deux qui ont également poussé fort loin une forme élaborée de désenchantement du monde. Je veux parler de Montaigne et de Pascal. Non seulement, ils ont été préoccupés par des questionnements fort semblables, mais ils les ont même quelquefois abordés avec les mêmes mots. Rien d’étonnant à cela, puisque la lecture de chevet de Pascal, c’était les Essais de Montaigne. Mais il y a cependant deux choses qui les différencient beaucoup. D’abord, le style, bien sûr. Pascal use du français du XVIIe siècle et probablement avec un bonheur inégalé. Ensuite et surtout, quant aux conclusions qu’ils en tirent ou, pour être plus précis, quant à l’effet que ces questionnements ont sur leur humeur.

L’impénétrabilité du monde, de l’existence et du sens des choses est plutôt bien acceptée par Montaigne, lequel recommande de la supporter avec sagesse, notamment en y reconnaissant l’avantage que confère d’une certaine manière l’absence d’illusions sur l’avenir et, surtout, l’intérêt qu’il y a à renoncer aux passions dangereuses, plus particulièrement celles qui conduisent à torturer et tuer pour des idées bancales. Pascal ne jouit pas de la même équanimité. « Le silence éternel de ces espaces infinis [l’]effraie » (7), mais bien d’autres choses aussi. Et l’angoisse qui l’étreint face à la misère de l’homme - pourtant apte pense-t-il à tant de grandeur - l’amène à choisir Jésus comme remède, c’est-à-dire celui qui synthétisa en sa personne la grandeur de Dieu et la petitesse de l’homme et délivra ainsi le message salvateur. Une même lucidité quant à la précarité de la vie et à l’aberration des choses face à la pensée humaine provoque ainsi deux réactions quasi diamétralement opposées. J’irais jusqu’à dire que, dans un cas, le non-sens apaise et, dans l’autre, il alarme.

Bourdieu ressemble à Pascal et ce n’est pas étonnant du tout qu’il l’ait choisi pour désigner sa première inspiration. (8) Le monde est absurde, sans finalité, sans justice, et cela est désespérant. Il faut admettre l’évidence : l’ignorance règne partout, alors même que l’esprit humain semble destiné à mieux que ça. Et plus on observe les choses avec rigueur, plus on découvre que l’ignorance domine tout, y compris ce que tout un chacun prend pour des certitudes, y compris encore ce que l’on a pu croire vrai alors même que l’on se défiait de l’erreur. Son remède à lui, ce sera l’activisme politique, dût-il contrevenir à la neutralité axiologique. Son Jésus à lui, c’est celui qui chasse les marchands du temple.

Mais de Pascal à Bourdieu, l’époque a changé. Au XVIIe siècle, on débattait des idées profondes entre érudits. Cela ne mettait certes pas à l’abri des incompréhensions et des querelles, mais cela générait une certaine réserve dans les polémiques et une certaine exigence d’argumentation, comme le montre par exemple les Objections aux Méditations métaphysiques de Decartes. Du temps de Bourdieu, c’est assez souvent face à l’opinion publique, dans ce qu’elle a de spontané, de conditionné, de velléitaire et d’irréfléchi, qu’il lui faut de temps à autre argumenter. Et ses affres pascaliennes sont alors décuplées par la difficulté que ses convictions premières éprouvent à être partagées, surtout avec ceux dont il suppose qu’ils en ont précisément le plus grand besoin. Dans le film de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat [2001], nombreuses sont les occasions d’apercevoir Bourdieu en désarroi ; il ne sait que dire aux animateurs de la radio libre qui l’accueillent, aux jeunes de banlieue devant lesquels il s’explique dans une salle où il fut invité, à cette jeune fille qui, dans la rue, l’accoste pour lui dire naïvement toute son admiration, à cette autre jeune espagnole à qui il tente de parler de la domination masculine. Il me semble que ce ne sont pas là des circonstances dans lesquelles sa seule timidité lui joue des tours ; c’est aussi l’abîme que ses propres convictions ont creusé entre lui et les gens moins avertis - tout comme la complexité devant laquelle se trouve celui qui voudrait faire entendre la complexité - qui le laisse presque sans voix ou le force à des déclarations naïvement péremptoires. Plus montanien que lui, Lévi-Strauss n’a me semble-t-il jamais connu ce désarroi.

Ai-je besoin de dire que l’hypothèse que j’avance ici est tout à fait discutable ? Elle ne m’a pas conduit à minorer l’importance de l’œuvre de Bourdieu, ni à amoindrir l’estime en laquelle je la tiens. Je suis de ceux que le non-sens rassérène plutôt. Ce qui explique peut-être pourquoi je suis enclin à attribuer aux angoisses de Bourdieu une signification philosophique. Mais peut-être me trompé-je.

(1) « […] j’éprouvais de véritables paniques à l’idée de traverser toute l’église, le dimanche, pour rejoindre le banc des garçons […] » (Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 114).
(2) Comme le faisait par exemple Madeleine Gravitz à la fin des années 70, alors que le souci de scientificité était au plus haut (cf. Madeleine Grawitz, Méthodes en sciences sociales 4e édition, Dalloz, 1979).
(3) Cité par Jean-François Billeter in Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, p. 89.
(4) Sur la question de la liberté chez Bourdieu, il s’impose de lire et relire le dernier chapitre des Méditations pascaliennes (Seuil, Liber, 1997, pp. 245-288).
(5) Etienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Èd. Payot, 1993, pp. 104-105.
(6) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, pp. 122-123.
(7) Blaise Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(8) Il est évident qu’il a voulu opposer ses propres réflexions à celles de Edmund Husserl, celui-ci ayant suggéré que ses Méditations cartésiennes [1929] n’était peut-être rien d’autre que le prolongement de celles de Descartes, là où Bourdieu a souhaité placer ses Méditations pascaliennes [1997] dans le sillage de Pascal.

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Sur l’État - Première note
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