jeudi 21 janvier 2021

Note d’opinion : l’inceste

À propos de l’inceste

Les médias débordent actuellement d’informations et de commentaires à propos de l’inceste. C’est qu’une de ces personnalités connues et reconnues - et dont le principal talent fut de se faire connaître et reconnaître - s’en voit accusée. Et les sottises proférées sur le sujet me paraissent à la fois si robustes et si dommageables que je ne résiste pas à l’envie d’en parler.

J’incline à croire que les sottises que j’entrevois concernent deux principaux aspects de la question, à savoir l’universalité de l’inceste, d’une part, et les effets de sa perpétration, d’autre part.

J’ai entendu à plusieurs reprises prononcer le nom de Claude Lévi-Strauss, à la fois comme la référence savante dont on pourrait tout apprendre sur l’inceste et comme celui dont le savoir ne pouvait que conforter l’opprobre qu’il mérite. Ces propos-là ne laissaient que peu de doutes : leurs auteurs n’avaient pas lu Lévi-Strauss.

Il n’est peut-être pas inutile de préciser que Lévi-Strauss a plus d’une fois admis la fragilité d’un certain nombre d’arguments dont il usa dans Les structures élémentaires de la parenté (1), notamment en ce qui concerne les explications communes de l’inceste. À cela s’ajoute le fait que le sujet de ce livre n’est pas à proprement parler l’inceste et que, en toute hypothèse, il n’y fait pas état d’un savoir qu’il aurait acquis sur cette question spécifique pour l’avoir étudiée de façon approfondie. Ce qu’il en dit est relatif à l’exogamie, son vrai sujet, et se fonde sur un double constat : d’une part, qu’il existe de tout temps et en tout lieu des règles qui prohibent les relations sexuelles avec des personnes proches ; d’autre part, que les personnes proches ainsi visées sont à ce point variables qu’elles peuvent s’étendre à la moitié de la société comme se restreindre à un très petit nombre de degrés de parenté. L’hypothèse que Lévi-Strauss entend défendre alors est celle d’une contrainte exogamique qui marquerait le passage de l’état de nature à l’état de culture, ce qui reste aujourd’hui encore une problématique des plus intéressantes, mais sans incidence directe sur les débats suscités par les cas d’inceste actuellement discutés.

Il est souvent rappelé que l’inceste est un tabou universel. Mais, contrairement à ce que ce rappel veut le plus souvent suggérer, cette universalité ne signifie pas qu’il s’agisse d’une orientation naturelle, à ce point naturelle qu’elle suscite honte et dégoût, à ce point en mesure de générer honte et dégoût qu’elle ne peut être que naturelle. La honte et le dégoût résultent le plus souvent d’une transgression de normes culturelles, même si certains types de transgression sont à ce point essentialisés ou naturalisés qu’ils sont vécus comme entraînant une réaction quasi corporelle. Et là réside ce qui justifie de relativiser l’inceste, de telle sorte qu’en soit mieux comprise la nécessité d’en surveiller les atteintes et d’en protéger les victimes potentielles.

Relativiser, cela signifie se garder d’envisager l’inceste comme une faute universellement condamnée et universellement repérable, quelle qu’en soit la forme. En fait, l’inceste se définit de façon extrêmement différente selon la portée de la règle, et même les conséquences de sa transgression peuvent également grandement varier. Non seulement dans l’espace et le temps - pensons à ces sociétés lointaines où la consigne rendait tabou une part fort importante des membres de la société -, mais aussi dans un même lieu au fil des décennies. Et ce qui peut ainsi varier, c’est autant les réactions (d’opprobre par exemple) que l’inceste commis peut susciter, mais également les conséquences psychologiques qu’il peut entraîner sur la victime, comme sur une partie de son entourage.

Ce qui a aussi fortement varié au fil du temps, c’est la prise de conscience et l’évaluation des dommages psychologiques que la perpétration de l’inceste provoque. Non seulement l’attention portée aux dommages éventuels peut changer d’une époque à l’autre - soit en raison d’habitude d’indifférence entre générations par exemple, soit en raison de la place qu’occupent plus généralement les actes sexuels dans l’habitus commun -, mais l’importance même qui est accordée à l’individu en comparaison de celle prise par le groupe peut générer plus ou moins de troubles aux victimes, comme d’ailleurs aux oppresseurs.

C’est par exemple au départ de cette relativisation des choses qu’il convient sans doute d’expliquer les propos tenus le 11 janvier 2021 par Alain Finkielkraut, propos qui lui ont valu d’être évincé de la chaîne de télévision LCI. Avant de s’interroger sur la faute qu’a représenté le fait d’évoquer les éventuels consentement et réciprocité dans le comportement d’Olivier Duhamel, tel que décrit par sa belle-fille, il est peut-être intéressant de rechercher le sens de certains propos. Ainsi par exemple, Finkielkraut a notamment dit :
« […] dans notre société victimaire, une victime qui déroge à sa fonction christique, c’est mal vu. On considère même que c’est une trahison. Et je pense que ce n’est pas comme ça qu’il faut raisonner. »
Essayons d’entendre ce qui est dit là, sans nous laisser guider par la répétition de déclarations qui donnent à penser, comme bien des réactions à chaud le sous-entendent, que Finkielkraut cherche à innocenter les pédophiles, incestueux ou non.

Qu’appelle-t-il une « société victimaire » ? Cela peut s’entendre comme une société qui attache de l’importance au sacrifice, le victimaire étant originairement celui qui se chargeait du sacrifice. Mais cela peut aussi vouloir dire (même si ce sens s’éloigne du sens premier) : une société dans laquelle la victime se voit reconnaître des droits étendus. Cette seconde interprétation paraît plus conforme à ce qu’a voulu dire Finkielkraut, encore que l’évocation de la « fonction christique » puisse sembler le démentir. Et, en ce cas, nous devons admettre qu’il y a là quelque chose de vrai, sans pour autant reconnaître d’emblée que l’évocation de cette évolution soit illustrée par le cas évoqué.

Si je dis qu’il y a là quelque chose de vrai, c’est parce que je pense que, effectivement, les dernières décennies ont fait apparaître une forte tendance à accorder de plus en plus de droits légalement confortés aux victimes. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : les droits reconnus aux victimes de participer aux procédures judiciaires conduites à l’encontre des coupables ou présumés coupables, que ce soit au cours des procès ou que ce soit lors des décisions prises par les juges de l’application des peines. Cette évolution témoigne de l’attention accordée aux souffrances des victimes, longtemps traitées avec indifférence. Mais elle aboutit aussi à fragiliser certains principes qui ont mis si longtemps à s’imposer et qui avaient permis, depuis l’habeas corpus, d’éloigner les victimes - naturellement enclines à la vengeance - du jugement de leurs agresseurs.

Revenons aux propos en cause. La « victime qui déroge à sa fonction christique », c’est celle qui renonce à dire son sacrifice et sa souffrance, c’est la victime qui ne se pose pas en victime, c’est la victime qui porte ainsi atteinte aux droits des victimes, c’est celle qui trahit la cause des victimes. On voit ainsi Finkielkraut exhiber un certain attachement à la fois à des conceptions qui culminèrent dans les années 70 - une grande exaltation de la liberté, y compris sexuelle - et à des conceptions fort anciennes récemment ébranlées - la distance créée entre les victimes et le jugement de leurs agresseurs. Ce qu’il semble ignorer, ce faisant, c’est l’importance des conséquences psychologiques que ces transgressions entrainent, une importance qui fut dissimulée par le silence dont ces faits s’entourent et qui fut par ailleurs mise en évidence par l’attention suscitée par des témoignages concordants et bouleversants.

La faute que constitue l’inceste est à la mesure des dégâts qu’il provoque. Ceux-ci sont relatifs au contenu de l’interdit et au contexte culturel dans lequel il est établi. Cette relativité de la faute n’enlève donc rien aux souffrances ressenties par les victimes, puisque c’est la culture qui génère dégoût, honte et culpabilité. À cet égard, il est intéressant de constater que le tabou relatif à l’inceste s’est très récemment déplacé. Jusqu’il y a peu, ce qui était tabou, c’était le corps des enfants et des parents ; aujourd’hui, on parle de tabou en désignant le fait de ne pas parler des actes pédophiles et incestueux. Il y a là un glissement très significatif, puisqu’il était initialement recommandé de respecter le tabou et qu’il convient à présent de le rompre. Il est malaisé de ne pas comprendre qu’il est à présent jugé préférable de se défaire d’un tabou - celui du silence qui couvre les fautes - que de respecter un tabou - celui de ne pas toucher aux corps des enfants. On enlève par là à l’inceste son caractère semi-religieux (la sacralisation de certains corps) pour en faire une simple faute que l’on voudrait pénalement très sanctionnée. On ramène l’inceste a une forme de pédophilie aggravée, aggravée avant tout par le rapport d’autorité qu’il suppose, sans s’apercevoir que l’on néglige de la sorte les incestes entre personnes adultes. On assiste ainsi à une transformation culturelle de l’inceste, une de plus, dont on ne pourra mesurer l’impact que bien plus tard.

L’incompréhension de l’inceste - d’où résulte les changements - se fait très visible lorsque la façon d’en parler ressortit du nouveau tabou. Car il apparaît à présent nécessaire d’en parler, mais de telle sorte que toute apparence de minimisation soit sanctionnée. Le cas du dessinateur Xavier Gorce l’illustre parfaitement. Le dessin qui l’a conduit à démissionner du journal Le Monde montrait une pingouin posant la question suivante : « Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? » La direction du journal a jugé que ce dessin n’aurait pas dû être publié, car il « pouvait être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, à un moment où la société prend conscience de leur ampleur. » (2) Pourtant, peut-on mieux mettre en lumière la relativité culturelle des règles de l’inceste ? Pareil éclairage ne serait-il pas utile, alors que l’on envisage de modifier les règles légales qui en connaissent ? Et, s’il convient de parler de l’inceste, pourquoi faudrait-il se garder de parler de certains de ses aspects, fût-ce de manière parodique ?

(1) Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté [1949], Mouton & Co, 1967.
(2) Cf. le communiqué de Jérôme Fenoglio publié dans Le Monde du 20 janvier 2021.

lundi 11 janvier 2021

Note d’opinion : l’extrapolation abusive.

À propos de l’extrapolation abusive

Aussi longtemps que l’on se borne à faire du racisme un sentiment moralement condamnable, on s’évite d’en chercher les traces en soi-même, ce qui écarte beaucoup du chemin - pourtant très éloigné de l’introspection - grâce auquel il serait peut-être possible d’en mieux cerner l’origine et, du même coup, d’en mieux combattre les effets délétères.

Nous savons que les hommes ont toujours éprouvé crainte et hostilité vis-à-vis de la différence et du changement. Les étrangers, les autres, ont depuis toujours été très souvent regardés comme inférieurs et les événements qui ont donné à voir des emprunts, des collaborations et des reconnaissances ont toujours eu un caractère exceptionnel, pas seulement par les bienfaits éventuels qu’ils apportaient, mais aussi par leur rareté et les obstacles qu’ils avaient dû surmonter.

La méfiance vis-à-vis de l’altérité explique le besoin d’identité. De telle sorte que altérité et identité forment un doublet dont on finit par méconnaître le rapport. Ce n’est pas que la préférence à l’égard du même ou la répulsion à l’égard du différent soient en elles-mêmes condamnables : elles sont somme toute assez naturelles (1). D’ailleurs, qui fait mine de ne pas voir les différences ou qui feint d’ignorer les similarités provoque généralement un sursaut qui génère les exagérations dont certaines des manifestations constituent ce qu’on a coutume d’appeler le racisme. Car le racisme - attitude d’hostilité, de rejet et de mépris vis-à-vis des dissemblables - et le nationalisme - courant de pensée alimenté par une vision hégémonique de sa propre patrie - pèchent tous deux par exagération.

Ce qui conduit à considérer que, dès lors qu’il s’agit de tenter d’objectiver le racisme ou le nationalisme, il conviendrait d’user de mots nouveaux, de telle sorte que ces espèces de synecdoques que sont la race et la nation laissent la place à une appellation plus générique. Il s’agirait d’englober toute exagération d’une différence ou toute exagération d’une ressemblance, autrement dit toute amplification abusive de l’altérité ou de l’identité. Le mot reste à trouver. Peut-être pourrait-on provisoirement l’appeler une extrapolation abusive.

De nos jours, plus que jamais, le thème de l’identité offre à certains la possibilité d’amplifier ce qui rassemble pour mieux discréditer - ne serait-ce qu’implicitement - ce qui diffère. (2) Ce n’est pas qu’il soit blâmable d’exprimer son attachement à des traditions, bien au contraire. Mais le point où se situe la faute - faute objective, j’entends - c’est celui où cette tradition se voit garnie de vertus inventées, et le plus souvent inventées pour déplorer - ne serait-ce qu’implicitement - les pauvretés et les manques inventés de l’exogène.

C’est évidemment plus facile de définir ce point-là théoriquement que de l’apercevoir dans la vie réelle. La question est très complexe et malaisément discernable. Dans l’avant-propos que Claude Lévi-Strauss plaça en tête du compte-rendu du séminaire consacré à l’identité qu’il dirigea en 1974-1975, on lit ceci :
« […] le thème de l’identité se situe non pas seulement à un carrefour, mais à plusieurs. Il intéresse pratiquement toutes les disciplines, et il intéresse aussi toutes les sociétés qu’étudient les ethnologues ; il intéresse enfin l’anthropologie de façon très spéciale, puisque c’est en imputant à celle-ci une obsession de l’identique que d’aucuns font son procès. En revanche, nous ne l’avons pas choisi parce que, depuis quelque temps, une mode prétentieuse l’exploite. À en croire certains, la crise d’identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s’effondrent, quand des genres de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s’effritent, il est, certes, fréquent qu’une crise d’identité se produise. Malheureusement, les personnages qu’inventent les media pour convaincre du phénomène et souligner son aspect dramatique ont plutôt, de façon congénitale, la cervelle vide ; leur identité souffrante apparaît comme un alibi commode pour nous masquer, et masquer à leurs créateurs, une nullité pure et simple. La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d’identité n’offre pas d’intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu’elle reflète. On l’évite en évoquant des fantômes sortis tout droit d’une psychologie à bon marché.
Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes - en mal d’identité pour ce qui les concerne - qui voient dans l’anthropologie une entreprise frénétique pour plaquer à tout prix une identité mensongère sur des expériences vécues, irréductibles à tout effort de description et d’analyse. Une mode qui ne vaut pas mieux que l’autre reproche aux anthropologues de fondre des cultures, qui sont radicalement différentes, dans le moule de nos catégories et de nos classifications, de sacrifier leur originalité distinctive et leur caractère ineffable en les assujettissant à des formes mentales propres à une époque et à une civilisation.
Si l’on veut dire par là qu’une traduction n’est jamais parfaite et qu’un résidu de sens lui échappe inévitablement, on a raison sans doute, mais on se borne à énoncer un lieu commun, et des plus plats. En revanche, ceux qui prétendent que l’expérience de l’autre - individuel ou collectif - est par essence incommunicable, et qu’il est à jamais impossible, coupable même, de vouloir élaborer un langage dans lequel les expériences humaines les plus éloignées dans le temps et dans l’espace deviendraient, au moins pour partie, mutuellement intelligibles, ceux-là ne font rien d’autre que se réfugier dans un nouvel obscurantisme.
 » (3)
On doit bien entendu lire ces lignes en tenant compte du contexte dans lequel elles ont été rédigées, à savoir notamment les efforts qu’avait consenti Lévi-Strauss pendant près de dix ans à une analyse structurale comparative des mythes américains.

On constate ainsi que l’extrapolation abusive peut tout aussi bien concerner le désir d’exalter sa propre culture que le désir d’éreinter une ou plusieurs cultures autres que la sienne. Il est même sans doute fréquent que le désir d’éreinter ne soit qu’une variante du désir d’exalter. Et cette tendance à généraliser ou exagérer les différences entre aisément dans un processus d’explication ambitionnant une portée générale.

Dans le film qu’il a monté au départ des entretiens menés en 1972 par Jean-José Marchand avec Claude Lévi-Strauss (4), Pierre Beuchot a placé en tête des propos tenus par ce dernier l’explication relative aux mythes que voici :
« Pourquoi est-ce que, depuis des millénaires, et vraisemblablement depuis des centaines de millénaires et peut-être même davantage - puisque les paléontologistes nous apprennent que le passé de l’espèce est beaucoup plus lointain que nous ne le pensions précédemment -, pourquoi est-ce que les hommes ont consacré une telle part de leur temps à inventer et à se répéter, et à écouter avec délectation, des histoires qui n’ont ni queue ni tête ?
Vraisemblablement parce qu’elles leur fournissaient une certain nombre - ici j’emploierai à nouveau un terme dont je me suis servi - des schèmes, des principes régulateurs. Et en essayant justement de démonter les mythes comme on pourrait démonter des mécanismes d’horlogerie, de comprendre comment ils sont faits, on voit qu’il y a une ressemblance et une différence entre la pensée mythique et la pensée scientifique.
La ressemblance, c’est que, comme la science, les mythes cherchent à expliquer.
La différence, c’est qu’au lieu de chercher à expliquer - si je puis dire - au coup par coup, comme fait la science qui recourt à certain type d’explications dans l’ordre physique, certain type d’explications dans l’ordre biologique, d’un autre encore dans l’ordre psychologique, et ainsi de suite,
[…] le mythe est un type d’explications qui cherche à expliquer tout à la fois, qui cherche à dégager un schème d’articulations qui rende compte de la totalité de l’expérience d’une société, depuis ses rapports avec le monde - quand je veux dire le monde, c’est le ciel étoilé au-dessus de nous, et puis les plantes qui y poussent, les animaux qui y vivent, le climat qui y règne et ainsi de suite, et puis l’ordre social lui-même, tel que cette société le conçoit, tel qu’elle le vit et tel qu’elle l’a créé. »

Il serait en conséquence tentant de considérer l’extrapolation abusive comme un errement qui touche les explications à visée totale et épargne le propos qui se veut scientifiquement fondé. Mais ce serait ignorer le fait que les progrès scientifiques ont en quelque sorte inculqué aux gens une forme de discours qui emprunte à la science ses raisonnements ou, à tout le moins, qui use de parodies des raisonnements scientifiques, de sorte que soit capté l’effet de vérité que la science est censée conférer à un exposé.

Un exemple très intéressant de cet effet a été donné par Pierre Bourdieu dans un article publié en 1980 (5). Il y est question de la théorie des climats et de Montesquieu et de ce moment « où la science sociale à l’état naissant hésite entre le mythe et la science » (6) Pour Bourdieu, la théorie des climats « est en effet un remarquable paradigme de la mythologie “scientifique”, discours fondé dans la croyance (ou le préjugé) qui louche vers la science et qui se caractérise donc par la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence : une cohérence proclamée, d’allure scientifique, qui s’affirme par la multiplication des signes extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe. ».

Confirmant ainsi en quelque sorte le rapprochement et la distinction que Lévi-Strauss établissait entre mythe et science, Bourdieu précise :
« Ce discours à double jeu et à double entente doit et son existence et son efficacité sociale au fait que, à l’âge de la science, la pulsion inconsciente qui porte à donner à un problème socialement important une réponse unitaire et totale, à la façon du mythe ou de la religion, ne peut se satisfaire qu’en empruntant les modes de pensée ou d’expression qui sont ceux de la science. » (7)

Dans son article, Pierre Bourdieu fournit quelques exemples de ce mélange de science et de préjugé qui préside, chez Montesquieu, à l’élaboration d’une théorie censée a priori livrer une vision déterministe des mœurs, vision qui, en elle-même, s’inscrit dans le combat contre le substantialisme et représente en quelque sorte les prémices d’une science sociale encore à venir.

Plutôt que de m’en remettre à ces quelques exemples, il me semble préférable de reproduire la totalité du chapitre II du livre XIV De l’esprit des lois. Chacun pourra ainsi apercevoir les emprunts faits aux sciences de l’époque - et même aux raisonnements scientifiques de l’époque - et mesurer ainsi en quoi ces emprunts servent de tremplin à des extrapolations abusives, inspirées par les oppositions mythiques entre féminin et masculin, entre liberté et servitude, entre calme et transport, entre apollonien et dionysien, etc.

« L’air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps : cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres ; il augmente donc encore par là leur force. L’air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, et les allonge : il diminue donc leur force et leur ressort.
On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique, et de ruses. Enfin, cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé, il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très peu disposé : sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du nord, transportés dans les pays du midi, n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage.
La force des fibres des peuples du nord fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des aliments. Il en résulte deux choses : l’une, que les parties du chyle ou de la lymphe sont plus propres, par leur grande surface, à être appliquées sur les fibres et à les nourrir ; l’autre, qu’elles sont moins propres, par leur grossièreté, à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps et peu de vivacité.
Les nerfs, qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau, font chacun un faisceau de nerfs. Ordinairement, ce n’est pas tout le nerf qui est remué ; c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds, où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis, et exposés à la plus petite action des objets les plus faibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré et les mamelons comprimés ; les petites houppes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guère au cerveau que lorsqu’elle est extrêmement forte, et qu’elle est de tout le nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.
J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton dans l’endroit où elle paraît, à la simple vue, couverte de mamelons. J’ai vu avec un microscope sur ces mamelons de petits poils ou une espèce de duvet ; entre les mamelons étaient des pyramides qui formaient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.
J’ai fait geler la moitié de cette langue, et j’ai trouvé à la simple vue les mamelons considérablement diminués : quelques rangs m^me de mamelons s’étaient enfoncés dans leur gaine. J’en ai examiné le tissu avec le microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever ; et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.
Cette observation confirme ce que j’ai dit, que dans les pays froids, les houppes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.
Dans les pays froids on aurai peu de sensibilité pour les plaisirs, elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre et d’Italie : ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs ; mais la même musique produit des effets si différents sur les deux nations, l’une est si calme, et l’autre si transportée, que cela paraît inconcevable.
Il en sera de même de la douleur : elle est excitée en nous par le déchirement de quelque fibre de notre corps. L’auteur de la nature a établi que cette douleur serait plus forte à mesure que le dérangement sera plus grand : or, il est évident que les grands corps et les fibres grossières des peuples du nord sont moins capables de dérangement que les fibres délicates des peuples des pays chauds : l’âme y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.
Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’âme est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’usage des deux sexes : tout conduit à cet objet.
Dans les climats du nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour, accompagné de mille accessoires, se rend agréable par des choses qui d’abord semblent être lui-même, et ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, il est la cause unique du bonheur, il est la vie.
Dans les pays du midi, une machine délicate, faible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît et se calme sans cesse, ou bien à un amour qui, laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du nord, une machine saine et bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières, dans leurs vices même, et dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.
La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y fera le bonheur ; la plupart des châtiments y seront moins difficiles à soutenir que l’action de l’âme, et la servitude moins insupportable quels force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.
 » (8)

La citation est longue, j’en suis conscient. (9) C’est qu’il m’a semblé préférable de laisser à chacun la possibilité de repérer comment Montesquieu sollicite des savoirs de son époque ou encore ses propres observations, conduites avec les instruments de la science, en vue de justifier des jugements qui rencontrent des préjugés “mythiques”.

Il n’est pas question ici de mettre en cause l’intelligence et le talent de Montesquieu, bien sûr. Rappelons-nous que c’est le même qui formula cette théorie des climats et qui rédigea par ailleurs ce modèle de relativisme culturel que sont Les lettres persanes. L’idée de mettre en rapport le comportement des hommes avec un déterminant naturel tel le climat (10) représente d’ailleurs une contribution au projet plus général d’expliquer le comportement humain au départ du contexte qui le forge et qui sera ultérieurement un des principaux objectifs de la sociologie.

Ce qui me paraît mériter toute notre attention dans sa théorie des climats, c’est cette inclination peu consciente à pratiquer l’extrapolation abusive, c’est-à-dire à satisfaire des préjugés - qui agissent comme des préférences - en tirant de faits peu douteux des généralisations, des transpositions et des déplacements que ces mêmes faits n’avalisent pas. Nous sommes évidemment - tous autant que nous sommes - capables de ce genre d’extrapolations. Elles sont même inévitables. Qui n’a pas évoqué tel peuple, telle nationalité, tel groupe, tel événement, telle région, tel ensemble quelconque en englobant dans un propos général des éléments particuliers dont la distribution étend à ce point leurs caractéristiques distinctives que ce qui en est dit perd une grande partie de sa pertinence ? (11) Il n’est même pas indispensable de psychologiser la pulsion qui porte à ce type d’exagération pour en constater l’universalité. (12)

C’est là que commence ce qu’on appelle très improprement le racisme - celui-ci n’étant à proprement parlé que la déconsidération de gens en raison de leur appartenance à une certaine race - là où le phénomène évoqué consiste à déprécier ou surestimer des gens en fonction de leur appartenance à quelque catégorie que ce soit, réelle ou imaginaire. Or, dès lors que l’on admet que le racisme n’est qu’une forme exacerbée d’une extrapolation abusive, on est en droit de se poser la question suivante : la difficulté que l’on rencontre à vaincre le racisme ne tient-elle pas au fait que la frontière entre l’extrapolation abusive ordinaire et celle qui mérite d’être qualifiée de racisme (parce qu’elle entraîne des effets délétères) est à ce point indécise que le reproche adressé à la seconde n’en innocente pas la première ?

Prenons un exemple qui me paraît flagrant : le cas de certains supporters de football. Je commence par m’empresser de dire que les supporters sont très loin d’être homogènes et qu’il en est de toutes sortes. Néanmoins, parmi eux, on en trouve dont le discours le plus public et le plus véhément consiste à dénigrer l’adversaire de la façon la plus outrancière qui soit, la fidélité à l’équipe préférée se mesurant souvent à la mauvaise foi avec laquelle les faveurs et les préventions s’expriment. Même en écartant tout propos raciste éventuel, il ne paraît pas douteux que ce type de discours use continûment de l’extrapolation abusive et, qu’à ce titre, il est très éloigné d’une analyse objective des différences que manifestent éventuellement les équipes en présence. Le mythe du supporter fidèle induit inévitablement ce genre de comportement, et cela d’autant plus facilement que, dans un match de football, le jugement de fait - le jugement adéquat aux faits - dont on attend l’expression est uniquement celui que l’arbitre est censé proférer à propos du respect des règles du jeu.

Il nous faut l’admettre : l’extrapolation abusive fait quasi partie du langage, en ce que nous ne pourrions que mentir si nous affirmions nous en garder en permanence.

Je commençais la présente note en évoquant l’insuffisance de la condamnation morale du racisme. Il me semble en effet que l’appel à davantage de tolérance et de respect de l’autre (que je ne réprouve évidemment pas) ne peut avoir que peu d’effets sur les extrapolations abusives délétères dans la mesure où elles ne sont qu’une forme démesurée d’extrapolations abusives, par ailleurs très communes. Après tout, ceux qui, par compensation, prêtent aux émigrés des vertus et des qualités exorbitantes de ce qu’ils sont vraiment commettent le même abus.

S’il est une voie qui se justifie - j’hésite à dire moralement, car la justesse n’équivaut pas à la justice -, c’est celle qui cherche à traquer l’erreur et le mensonge, d’abord et avant tout dans notre propre comportement et nos propres propos. Non pas par désir de rédemption, bien sûr, mais parce que le ravage commence en nous-mêmes et la réparation aussi. L’extrapolation abusive est d’abord et avant tout une habitude - l’habitude d’exagérer, dit-on souvent - et une habitude ne se combat efficacement que par sa substitution par une autre. Coller au plus près de ce qu’il se justifie de considérer comme vrai, tel est sans doute le premier pas à faire. Ce qui caractérise le plus le trumpisme et le suprémacisme blanc dont il est complice, c’est l’erreur et le mensonge, assumés jusqu’à la fierté. (13) Ce qui devrait leur être reproché en premier lieu, ce n’est pas la faute morale appelée “racisme” dont ils sont coupables ; c’est d’abord et avant tout leur déni de vérité (si même l’expression a quelque chose de pléonastique).

Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai pas trouvé la solution ? Je crois bon de tenter d’identifier ce qui rend à ce point inefficace la lutte contre le racisme et ce qui fait ses succès sans cesse plus grands. Quoi que valent mes hypothèses, je reste très loin du remède.

(1) C’était une des propositions inscrites dans le discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 22 mars 1971 à la tribune de l’UNESCO et qui fut inséré, sous le titre “Race et culture”, dans Le regard éloigné (Plon, 1983, pp. 21-48). Dans la préface de ce livre, Lévi-Strauss évoque le scandale que son discours provoqua parmi le personnel de l’UNESCO, scandale qu’il explique notamment par l’exposé de l’idée suivante : « Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. » (p. 15)
(2) Parmi les ouvrages du genre, voici deux exemples à fort tirage, un qui se veut subtil, mais qui l’est moins qu’il ne le prétend, L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut (Gallimard, 2015), et l’autre qui renonce à toute subtilité, Destin français d’Éric Zemmour (Albin Michel, 1018).
(3) L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss professeur au Collège de France 1974-1975 [1977], PUF, Quadrige, 1983, pp. 9-10. Les contributions y furent de Jean-Marie Benoist, Michel Serres, Françoise Héritier, André Green, Jean Petitot, Christopher Crocker, Antoine Danchin, Julia Kristeva, Françoise Zonabend, Paul Henri Stahl et Michel Izard.
(4) Claude Lévi-Strauss, film de Pierre Beuchot (à partir des entretiens menés en 1972 par Jean-José Marchand), Éd. Montparnasse, 2004. Ce film est accessible sur Internet en suivant ce lien : http://youtube.com/watch?v=IQBMFdq2pQg .
(5) Pierre Bourdieu, “Le nord et le midi : contribution à une analyse de l’effet Montesquieu” in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, novembre 1980, pp. 21-25.
(6) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 21.
(7) Ibid..
(8) Montesquieu, “De l’esprit des lois” in Œuvres complètes, tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 314-316.
(9) J’éprouve une grande méfiance vis-à-vis des citations brèves, celles qui le plus souvent se bornent à une phrase. Elles sortent généralement le propos de son contexte d’une façon telle qu’elles s’exposent à l’intrapolation abusive ; je veux dire : le fait d’enfermer la phrase dans ses mots et, ce faisant, de lui faire dire autre chose que ce que son auteur avait en tête.
(10) L’idée n’est pas totalement neuve. On la trouve déjà chez Aristote et chez Ibn Khaldoun, et Boileau, Fenelon et La Bruyère l’évoquent.
(11) Je ne résiste pas à l’envie de renvoyer - en guise d’exemple - à l’émission du 9 janvier 2021 de Répliques sur France Culture intitulée “Regards croisés sur l’Amérique et sur la France” où Pascal Bruckner et James McAuley étaient les invités d’Alain Finkielkraut.
(12) Évoquant le sérail d’Ispahan dont Montesquieu parle dans les Lettres persanes, Jean Starobinski écrit : « Les images ‘voluptueuses’ sont décrites avec trop de complaisance pour ne pas correspondre aux convoitises imaginaires de Montesquieu. » (Montesquieu par lui-même, Seuil, 1953, pp. 67-68) Ce genre d’interprétation n’ajoute rien au préjugé dont le sérail est l’objet dans De l’esprit des lois.
(13) Cf. à ce sujet ma note du 10 novembre 2020.