mardi 31 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (4)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


QUATRIEME NOTE

Leçon du 7 mars 1984

À partir de cette sixième leçon, le cours prend l’allure d’un exposé d’histoire de la philosophie. Foucault semble bien avoir achevé de livrer sa propre pensée avec la leçon du 29 février et il se consacre désormais au récit de ce que fut le cynisme, ainsi que de ce que furent les emprunts au cynisme auxquels se livra le christianisme.

La première chose qui frappe en lisant cette partie du cours, c’est que Foucault n’a pas eu accès à la documentation dont on dispose à présent au sujet du cynisme (et pour cause, puisque cette documentation lui est postérieure), un mouvement philosophique qui ne laissa pratiquement aucun écrit de première main et dont l’étude est donc particulièrement ardue (1). La deuxième, c’est qu’il infléchit son propos de telle sorte que soient mis en lumière les aspects du cynisme qui constituent une confirmation de sa propre conception de la vraie vie (2).

Foucault commence par relever que des adversaires des cyniques qui leur sont contemporains – principalement Lucien et Julien – prennent garde de ménager les fondateurs un peu mythiques que furent Antisthène, Diogène et Cratès, comme si il y avait un vrai cynisme et un faux. C’est évidemment intéressant dans la mesure où on retrouve là un phénomène que l’histoire ultérieure illustra souvent, à savoir que l’érection d’une doctrine en vérité amène très souvent bien des disciples à l’hérésie. Il eût été instructif de pouvoir interroger Foucault sur sa propre conception de la vraie vie : ne devrait-on pas craindre que sa mise à l’expérience débouche sur des déviations ? Mais je sens que là, je persifle un peu, car Foucault ne se revendique d’aucune orthodoxie.

D’ailleurs, il n’élude pas vraiment la question de la vraie vie, mais il se donne pour tâche d’en retrouver le sens dans l’Antiquité, principalement à partir de la notion d’alêtheia. Et il affirme « distinguer quatre significations ou voir quatre formes dans lesquelles, selon lesquelles et à cause desquelles quelque chose peut être dit vrai » (p. 201). Premièrement, « est vrai […], ce qui est non caché, non dissimulé ». Deuxièmement, est vrai « ce qui ne reçoit aucune addition et supplément, ce qui ne subit aucun mélange avec autre chose que lui-même » (p. 201). Troisièmement, est vrai « ce qui est droit ». Quatrièmement, est vrai « ce qui se maintient dans l’identité, l’immutabilité et l’incorruptibilité » (p. 202). On est évidemment frappé par l’allure platonicienne de ces définitions. Et d’ailleurs, c’est chez Platon que Foucault va puiser ses exemples. Il n’en demeure pas moins que c’est la vie cynique – en ce qu’elle serait vraie - que Foucault a l’ambition de caractériser. Et si Diogène est un Socrate fou, comme cela est volontiers affirmé, ce n’est pas précisément le Socrate que l’on trouve dans La République ou dans le Critias que l’on vise en disant cela.

Leçon du 14 mars 1984

Il y a, au début de la septième leçon, une intéressante synthèse de ce qui fit en partie l’objet du cours de 1983, à savoir la question du courage de la vérité dans le domaine politique. C’est ce que Foucault appelle « la hardiesse politique, c’est-à-dire : ou bien le courage du démocrate, ou bien encore la bravoure du courtisan, lesquels disent, soit à l’Assemblée dans le cas du démocrate, soit au Prince dans le cas du courtisan, autre chose que ce que pense cette Assemblée ou ce Prince. La hardiesse politique, celle du démocrate comme celle du courtisan, consiste donc à dire quelque chose d’autre, quelque chose de contraire à ce que pense l’Assemblée ou le Prince. C’est contre l’opinion de ce Prince ou de cette Assemblée, et c’est pour la vérité que l’homme politique, s’il est courageux, risque sa vie. C’est là, très schématiquement, la structure de ce qu’on pourrait appeler la bravoure politique du dire-vrai. » (3) (p. 215) L’ambiguïté est ici à son comble. Il n’est pas douteux que les circonstances décrites illustrent bien une forme très estimable de courage ; et une forme qui est en rapport avec la parrêsia chère à Diogène (4). Et en cela, il y a du dire-vrai dans le sens où le démocrate ou le courtisan a le courage de son opinion ; il est sincère. Mais on voit mal pourquoi ce serait « pour la vérité que l’homme politique […] risque sa vie ». Ce n’est pas pour la vérité : c’est pour son opinion. Cette opinion est-elle vrai, est-elle juste ? Qui peut le dire ? « Dire quelque chose d’autre », dire « quelque chose de contraire à ce que pense l’Assemblée ou [le] Prince », n’est en aucune façon une garantie de véracité. Il est tout à fait possible que ce courageux parrèsiaste ait tort et que l’Assemblée ou le Prince ait raison. La beauté du courage, du geste courageux, n’est pas un gage de lucidité. On peut mettre bien du courage à défendre une opinion erronée ou injuste.

Foucault cite deux autres formes de courage cynique de la vérité : l’ironie socratique « qui consiste à faire dire aux gens, et à leur faire progressivement reconnaître que ce qu’ils disent savoir, en fait ils ne le savent pas » (5) (p. 215) et le scandale issu de ce que « l’on arrive à faire condamner, rejeter, mépriser, insulter par les gens la manifestation même de ce qu’ils admettent ou prétendent admettre au niveau des principes » (p. 215). Le courage, dans les trois formes, est bien dans la manière, cette manière qui provoque la réaction dangereuse, mais qui n’a décidément rien (ou peu) à dire de la véracité. Foucault finit même par dire ceci : « alors que toute la philosophie va tendre de plus en plus à poser la question du dire-vrai dans les termes des conditions sous lesquelles on peut reconnaître un énoncé comme vrai, le cynisme, lui, est la forme de philosophie qui ne cesse de poser la question : quelle peut être la forme de vie qui soit telle qu’elle pratique le dire-vrai. […] C’est en cela que la philosophie se distingue de la science. » (p. 216) Et il appelle Spinoza à la rescousse ! Et il va même jusqu’à donner des gages aux heideggeriens en n’hésitant pas à ajouter (sans que l’on aperçoive la pertinence du propos, en dehors de l’évocation de deux oublis) : « s’il est vrai que la question de l’Être a bien été ce que la philosophie occidentale a oublié et dont l’oubli a rendu possible la métaphysique, peut-être aussi la question de la vie philosophique n’a-t-elle cessé d’être, je ne dirais pas oubliée, mais négligée » (p. 218). S’il y a un parallèle à faire entre l’oubli philosophique de l’Être et l’oubli de la vie philosophique, c’est au niveau d’une même conception fabuleuse de la philosophie, une conception qui n’est pas étrangère à certains refus célèbres de la philosophie (sous des formes quelquefois bien différentes) – je pense notamment à Montaigne, à Pascal, à Wittgenstein, à Lévi-Strauss ou encore à Bourdieu.

Si le cynisme accorde une grande importance au mode de vie, il est hardi d’affirmer que c’est uniquement par ce signifiant qu’il signifie ce qu’il veut signifier. L’énoncé est loin d’être banni de la manière d’être et cet énoncé prétend à la vérité. « Comme on lui demandait ce qu’il y a de plus beau au monde, Diogène répondit : ‘Le franc-parler’. » (6) : on se trouve bien là devant un énoncé, l’énoncé d’une opinion et, bien mieux, cet énoncé fait l’éloge d’un type d’énoncés. Je suis tenté de croire que, face à quelqu'un qui lui aurait parlé de la vérité hors de tout énoncé, Diogène aurait aboyé, manifestant ainsi le rejet même du mot vérité.

(1) Je pense notamment aux excellents ouvrages de Marie-Odile Goulet-Cazé : L’ascèse cynique : Un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Vrin, 1984, d’abord ; (avec Richard Goulet), Le cynisme ancien et ses prolongements, Presses universitaires de France, 1993, ensuite. Et puis aussi à Léonce Paquet, Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, Librairie Générale de France, 1992.
(2) Ce qui sépare le chercheur du savant, c’est que le premier combat sans cesse ses apriori, ses préjugés et la pente habituelle de son esprit, alors que le second magnifie avant tout ses intuitions et ses trouvailles. Le premier favorise la connaissance, le second pèse – du moins lorsqu’il est écouté – sur les idées en vogue.
(3) Par courtisan, il faut bien sûr entendre le conseiller – voire le fonctionnaire – et non celui qui fait sa cour au Prince.
(4) Telle du moins que, personnellement, je comprends cette parrêsia.
(5) Je m’épargnerai de discuter ce surgissement de l’ironie socratique au sein de l’êthos cynique. En un mot, je ne nie pas qu’il y ait une parenté d’ironie, ni même quelque chose de la maïeutique dans le comportement cynique, mais il est question ici de la parrêsia.
(6) Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Librairie générale française, La Pochothèque, p. 736 (VI, 69).

Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Troisième
Cinquième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

samedi 28 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (3)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


TROISIEME NOTE

Leçon du 29 février 1984

La cinquième leçon commence par un retour sur la distinction entre l’Alcibiade et le Lachès.

Pour ce qui est de l’Alcibiade, Foucault évoque la façon dont Socrate « procède, grâce à [sa] parrêsia […], à la découverte et à l’instauration de soi-même comme réalité ontologique distincte du corps » (p. 147) Et il précise que cette instauration « était corrélative d’un mode de connaissance de soi qui avait la forme de la contemplation de l’âme par elle-même et de la reconnaissance par elle-même de son mode d’être » (p. 147) et qu’elle « donne lieu à un mode de dire-vrai, de vérédiction qui a pour rôle et pour fin de reconduire cette âme jusqu’au mode d’être et jusqu’au monde qui sont les siens » (p 147). Il n’y a dans tout cela qu’une chose qui intrigue : qu’est-ce que la parrêsia vient faire dans cette conception idéaliste de l’homme ? Si le dire-vrai cher à Foucault se résumait – ce qui n’est pas le cas – à exprimer ce que l’on croit sincèrement vrai, il n’y aurait évidemment pas lieu de le mentionner. Si ce dire-vrai implique que ce qui est exprimé révèle quelque chose de vrai, quelque chose dont la véracité est liée à la manière dont elle est dite – ce qui colle mieux avec les conceptions de Foucault –, alors on comprend mal pourquoi il l’invoque à propos d’une opinion qu’il va rejeter.

Car Foucault préfère le Lachès. Il n’y voit pas de référence à l’âme et en déduit que Socrate, cette fois, dans sa « reddition de compte de soi-même […] nous conduit au bios, à la vie, à l’existence et à la manière dont on mène cette existence » (p. 148) Contrairement à l’Alcibiade, le Lachès n’irait pas vers la métaphysique de l’âme, mais bien « vers une stylistique de l’existence » (p. 149). « Cette esthétique de l’existence – comme Foucault l’appelle aussi – est un objet historique essentiel qu’il ne faut pas oublier au profit, soit d’une métaphysique de l’âme, soit d’une esthétique des choses et des mots » (p. 150) Et ici, Foucault pose la bonne question (1), celle qui a trait au lien entre cette « esthétique de l’existence » et la parrêsia : « […] ce que j’ai voulu ressaisir, en me plaçant à ce moment socratique à la fin du Ve siècle, c’est le moment où s’est établi un certain rapport entre ce souci sans doute archaïque, ancien, traditionnel, dans la culture grecque, d’une existence belle, d’une existence éclatante, d’une existence mémorable, et la préoccupation du dire-vrai. Plus précisément, ce que je voudrais ressaisir, c’est comment le dire-vrai, dans cette modalité éthique qui apparaît avec Socrate au tout début de la philosophie occidentale, a interféré avec le principe de l’existence comme œuvre à façonner dans toute sa perfection possible, comment le souci de soi qui avait été longtemps, avant Socrate et dans la tradition grecque, commandé par le principe d’une existence éclatante et mémorable, comment ce principe […] a été non pas remplacé, mais repris, infléchi, modifié, réélaboré par celui du dire-vrai auquel on doit se confronter courageusement, comment se sont combinés l’objectif d’une beauté de l’existence et la tâche de rendre compte de soi-même dans le jeu de la vérité. L’art de l’existence et le discours vrai, la vie pour la vérité, c’est un peu cela que je voulais essayer de ressaisir. » (p. 150) Va-t-on enfin savoir de quoi il parle exactement ? Hélas : « Ce problème, ce thème des rapports entre le dire-vrai et l’existence belle, ou encore, d’un mot, ce problème de la "vraie vie", demanderait évidemment toute une série d’études […] Non, je ne suis pas capable actuellement – peut-être cela viendra un jour, peut-être cela ne viendra jamais (2) – de vous faire un cours en forme sur ce thème de la vraie vie. » (p. 151) C’est vraiment dommage. Car s’il y a une chose, une seule, qui mérite d’être explicitée, c’est bien celle-là. Et on retrouve ici l’éternelle ambiguïté de Foucault, celle qui le poussait à désigner le Marquis de Sade comme son maître (3), celle qui l’a poussé aussi, un moment, à s’allier aux maoïstes et à se demander (peut-être ironiquement, mais qui sait ?) « pourquoi ne pas tout simplement exercer des châtiments arbitraires et faire défiler des têtes sur des pieux » (4), celle qui le poussa à se regarder comme un disciple de Nietzsche. Le cours donnait l’espoir d’une recherche enfin débarrassée de certaines chimères politiques ou psychologiques, une recherche relative à l’éthique individuelle, fondée sur les auteurs antiques, et on bute une nouvelle fois sur le flou, sur l’ambivalence, sur l’évasif.

Repartant de cette « esthétique de l’existence - dont on ne sait donc pas trop bien ce quelle est –, Foucault en examine les formes dans le christianisme, dans le stoïcisme et dans le cynisme. Et, sans surprise, il se propose de creuser la piste cynique, celle où la dimension parrèsiastique est la plus évidente.

Il commence par évoquer quelques figures de cyniques dessinées par Épictète et Lucien. Et notamment Démonax dont un récit, que je ne résiste pas au plaisir de reproduire, caractérise le sens parrèsiastique : « […] on aurait […] reproché à Démonax, si l’on en croit Lucien, de n’avoir pas sacrifié à Athéna et d’avoir refusé d’être initié aux Mystères d’Éleusis traîné devant les tribunaux sous ce double chef d’inculpation, Démonax répond (il a eu plus de chance que Socrate : il s’en est tiré). Mais la réponse, telle du moins que nous la rapporte Lucien, est très intéressante en ce qui concerne son refus d’être initié aux Mystères d’Éleusis. Il dit : Bien sûr, j’ai refusé d’être initié aux Mystères d’Éleusis. Parce que, aurait dit Démonax à en croire Lucien, de deux choses l’une : ou les Mystères sont mauvais, ce qui s’y passe est mal, et à ce moment-là, il faut bien le dire, le dire publiquement pour en détourner tous ceux qui ne sont pas encore initiés et auraient la fâcheuse idée ou l’envie néfaste de se faire à leur tour initié ; ou bien les Mystères sont bons, ce qui s’y passe est bien, et il faut donc y attirer, autant que possible, tous les gens que l’on peut convaincre. Dans un cas comme dans l’autre, dire à tous la vérité sur les Mystères d’Éleusis – qu’ils soient bons ou qu’ils ne soient pas bons – fait absolument partie de la fonction et du rôle du philosophe. Il avait à le dire, il avait à le proclamer, il avait à détourner [de], ou au contraire à attirer vers les Mystères d’Éleusis. Il avait à le faire, dit le texte, hupo philanthropias ("par amour de l’humanité"). Son lien à l’humanité, sa fonction de bienfaiteur de l’humanité [supposait] une parrêsia (une liberté de parole) impliquant qu’il révèle toute vérité possible à propose des Mystères d’Éleusis. Il ne voulait donc pas se faire initier lui-même car, s’il avait été initié, il aurait été obligé de s’engager à se taire. Il ne peut pas s’engager à se taire, lui qui est cynique, c’est-à-dire l’homme de la parrêsia. » (pp. 155-156)

Foucault présente le mode de vie cynique comme un mode de vie remplissant trois fonctions. D’abord, il joue le rôle « de conditions de possibilité par rapport au dire-vrai » (p. 157) Ensuite, il a une fonction de réduction : « réduire toutes les obligations inutiles, toutes celles qui sont reçues d’ordinaire et acceptées par tout le monde et se trouvent n’être fondées ni en nature, ni en raison » (p. 158). Enfin, ce mode de vie a un rôle d’épreuve : il permet « de faire apparaître, dans leur nudité irréductible, les seules choses indispensables à la vie humaine » (p. 158). Et il conclut : « En somme, le cynisme fait de la vie, de l’existence, du bios, ce qu’on pourrait appeler une alèthurgie, une manifestation de la vérité » (p. 159). Ce qui me paraît assez difficilement contestable. Mais il ajoute alors : « Exercer dans et par sa vie le scandale de la vérité, c’est cela qui est au noyau du cynisme » Tout à fait ! Puis : « Et c’est pourquoi, avec le cynisme, on a, me semble-t-il, un point assez remarquable et qui mérite un peu d’attention, si on veut faire l’histoire de la vérité et l’histoire des rapports de la vérité et du sujet » (p. 161). Et là, il devient à nouveau malaisé de le suivre. Car cette « histoire des rapports de la vérité et du sujet », quelle est-elle ? Est-ce celle qui porte sur les conditions de la sincérité ou plutôt celle qui a trait aux rapports entre sujet et réalité ? Les deux confondus, me dira-t-on, puisque les cyniques nous disent quelque chose sur les deux. Oui, mais on peut difficilement fondre ces deux histoires en une, sauf à entretenir entre sincérité et lucidité une confusion dont décidément on ne sort pas.

Après cela, Foucault retrace brièvement l’histoire de l’étude des cyniques, citant principalement les allemands Tillich, Heinrich et Gehlen. Et il relève le parallélisme que l’on peut faire entre le cynisme et l’ascétisme chrétien, puis, au XIXe et au XXe siècle, entre ce même cynisme et les mouvements révolutionnaires, le militantisme, le gauchisme. Ce qui, une fois de plus, donne de la vraie vie une image brouillée, incompréhensible. Ainsi ceci : « La vie révolutionnaire, la vie comme activité révolutionnaire a eu ces trois aspects : la socialité secrète, l’organisation instituée, et puis le témoignage par la vie (témoignage de la vraie vie par la vie elle-même). Ces trois aspects du militantisme révolutionnaire (socialité secrète, organisation et style d’existence) ont été constamment présents au XIXe siècle. Mais ils n’ont évidemment pas eu tous, ni toujours, la même importance. On pourrait dire schématiquement qu’ils ont été tour à tour dominants : l’aspect de la socialité secrète a dominé clairement les mouvements révolutionnaires au début du XIXe siècle ; l’aspect de l’organisation est devenu essentiel dans le dernier tiers du XIXe siècle avec l’institutionnalisation des partis politiques et des syndicats ; et l’aspect du témoignage par la vie, du scandale de la vie révolutionnaire comme scandale de la vérité a été dominant beaucoup plus dans les mouvements qui sont, en gros, ceux du milieu du XIXe siècle. Dostoïevski bien sûr serait à étudier, et, avec Dostoïevski, le nihilisme russe ; et après le nihilisme russe, l’anarchisme européen et américain ; et également le problème du terrorisme et la manière dont l’anarchisme et le terrorisme, comme pratique de la vie jusqu’à la mort pour la vérité (la bombe qui tue même celui qui la pose), apparaissent comme une sorte de passage à la limite, passage dramatique ou délirant, de ce courage pour la vérité qui avait été posé par les Grecs et la philosophie grecque comme un des principes fondamentaux de la vie de vérité. » (p. 170) La vie de vérité serait ainsi celle qui conduit sans concession aux gestes les plus conséquents (5), sans considération aucune pour la justesse de la pensée qui les dictent et alors même que ces gestes pourraient ébranler cette pensée dans ses justifications les plus profondes.

Mais le cynisme contemporain ne se niche pas que dans le militantisme révolutionnaire. Il est aussi dans l’art, « l’art comme lieu d’irruption de l’élémentaire, mise à nu de l’existence » (p. 174). Ce qui fait dire à Foucault qu’il y a « dans toute forme d’art une sorte de permanent cynisme à l’égard de tout art acquis » (p. 174). Mieux encore, qu’il y a « à opposer, au consensus de la culture, le courage de l’art dans sa vérité barbare » (p.174). Et, last but not least, que « c’est dans l’art surtout que se concentrent, dans le monde moderne, dans notre monde à nous, les formes les plus intenses d’un dire-vrai qui a le courage de prendre le risque de blesser » (p. 174).

(1) En fait, il ne pose pas explicitement la question, mais il amène l’auditeur (ou le lecteur) à se la poser. Il dénie même qu’elle se pose, dès lors qu’il prétend avoir voulu ressaisir la problématique qu’il expose.
(2) Michel Foucault se savait très malade au moment où il professa ce cours. En toute hypothèse, qu’il soit bien clair que je ne doute pas un instant de sa sincérité, ni quant à son ardeur à défendre des idées auxquelles il croit, ni quant à sa conviction de pouvoir, s’il en avait le temps, préparer un cours complémentaire sur la vraie vie.
(3) Je considère Sade comme un scélérat dont les opinions philosophiques et politiques – si tant est que l’on puisse qualifier aussi noblement les points de vue contradictoires et opportunistes qu’il a couchés sur le papier – sont sans intérêt. Ce genre de rejet est méprisé par certains esprits prétendument savants, je le sais. C’est que, dans ce genre de jugements très en rapport avec l’affectation, la mode et la mondanité, les snobs se plaisent à dénoncer des préjugés là où il n’y a qu’un refus de la mystification.
(4) James Miller, La passion Foucault, Omnibus, 2004.
(5) Je m’abstiens ici de tout jugement de valeur sur les opinions révolutionnaires ou terroristes.

Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Quatrième
Cinquième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

jeudi 26 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (2)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


DEUXIEME NOTE

Leçon du 15 février 1984

Avec cette leçon, Foucault entame l’étude de « la pratique du dire-vrai dans le champ de l’éthique » (p. 67). Et, à cette fin, il va commencer par s’appuyer sur l’Apologie de Socrate, ce qui doit lui permettre de montrer que, « si l’habileté à parler provoque l’oubli de soi, eh bien la simplicité [du] parler, la parole sans apprêt et sans ornement, la parole directement vraie, la parole donc de parrêsia nous conduira, elle, à la vérité de nous-même. » (p. 69) Ce qui l’amène à montrer que Socrate, en se tenant à l’écart du champ politique, se donne l’occasion de « trois moments ». D’abord, un premier moment de vérédiction en rapport avec la prophétie : il accomplit la parole du dieu de Delphes : "Nul n’est plus savant que Socrate". Ensuite, deuxième moment, il soumet à l’examen, il procède à l’enquête : « cette vérification prend la forme concrète de l’enquête (planê). On va, comme ça, parcourir toute la ville, soumettre chacun à cette exetasis qui permet de savoir ce qu’il sait, ce qu’il ne sait pas, ce qu’il sait des choses, ce qu’il sait de lui-même, et éprouver son savoir et son ignorance, en comparant [son âme], en la frottant contre cette pierre de touche qu’est l’âme de Socrate. » (p. 77-78) Enfin, troisième moment, Socrate prend le risque de s’attirer beaucoup d’hostilités, au point de mettre sa vie en péril : telle est le prix de cette forme de parrêsia. Tout cela dans quel but ? « L’objectif de cette mission, c’est, bien sûr, de veiller en permanence sur les autres, de s’occuper d’eux comme s’il était leur père ou leur frère. Mais pour obtenir quoi ? Pour les inciter à s’occuper, non de leur fortune, non de leur réputation, non de leurs honneurs et de leurs charges, mais d’eux-mêmes, c’est-à-dire : de leur raison, de la vérité et de leur âme (phronêsis, alêtheia, psukhê). Ils doivent s’occuper d’eux-mêmes. » (p. 79) Voilà qui suggère à Foucault de distinguer une parrêsia philosophique de la parrêsia politique.

Ensuite, Foucault se lance dans le récit d’une analyse que Georges Dumézil a faite dans son livre Le moyne noir en gris dedans Varennes (1). Cette analyse (que Dumézil qualifie de divertissement) porte sur les derniers mots que Platon prête à Socrate, juste avant que celui-ci boive la ciguë : « Criton, à Asklépios nous sommes redevables d’un coq ! Vous autres, acquittez ma dette ! n’y manquez pas. » (2) Ce propos énigmatique (3), Dumézil propose de l’expliquer par la façon dont Criton et Socrate lui-même ont guéri de la tentation de l’évasion. Et pour Foucault, cette guérison « fait partie de toutes ces activités par lesquelles on s’occupe de quelqu’un, on le soigne s’il est malade, on veille à son régime pour qu’il ne soit pas malade, on lui prescrit les aliments qu’il doit prendre ou les exercices qu’il doit accomplir, par lesquelles aussi on lui indique quelles sont les actions qu’il doit faire et celles qu’il doit éviter, par lesquelles on l’aide à découvrir quelles sont les opinions vraies qu’il faut suivre et les opinions fausses [dont il faut se garder], c’est [ce] par quoi on le nourrit de discours vrais. » (p. 101) Ce qui débouche sur l’idée que « Socrate définissait sa parrêsia, son dire-vrai courageux comme un dire-vrai qui avait pour objectif final et préoccupation constante d’apprendre aux hommes à s’occuper d’eux. » (p. 102) Ce que Foucault va désigner du terme grec d’epimeleia (attention, soin, souci). (4)

On peut évidemment s’interroger sur ce qui conduit Foucault à aller ainsi nicher la vérité dans le vécu du sujet, presque comme le ferait – et je le dis sans la moindre ironie, et évidemment sans le moindre mépris – une bonne sœur infirmière. Son mouvement de retrait par rapport au politique ne doit pas, je crois, être compris comme une renonciation au terrain politique. Rappelons-nous ce qu’il écrivait en 1979 : « Les intellectuels, ces temps-ci, n'ont pas très bonne "presse" je crois pouvoir employer ce mot en un sens assez précis. Ce n'est donc pas le moment de dire qu'on n'est pas intellectuel. Je ferais d'ailleurs sourire. Intellectuel, je suis. Me demanderait-on comment je conçois ce que je fais, je répondrais, si le stratège est l'homme qui dit: "Qu'importe telle mort, tel cri, tel soulèvement par rapport à la grande nécessité de l'ensemble et que m'importe en revanche tel principe général dans la situation particulière où nous sommes", eh bien, il m'est indifférent que le stratège soit un politique, un historien, un révolutionnaire, un partisan du chah ou de l'ayatollah; ma morale théorique est inverse. Elle est "antistratégique" : être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l'universel. Choix simple, ouvrage malaisé : car il faut tout à la fois guetter, un peu au-dessous de l'histoire, ce qui la rompt et l'agite, et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement la limiter. Après tout, c'est mon travail ; je ne suis ni le premier ni le seul à le faire. Mais je l'ai choisi. » (5)
Dire que je suis peu convaincu, c’est peu dire. Le projet de Foucault, tel qu’il l’énonçait en mai 1979 me laisse perplexe. On y sent d’ailleurs une sorte de justification des propos naïfs qu’il tint un an avant, lorsqu’il se rendit en Iran. Peut-être aussi des souffrances qu’il endura alors que, homosexuel, il vivait dans une société qui lui refusait de vivre sa vérité. On y respire aussi ce temps (la fin des années 70 et le début des années 80) où l’envie révolutionnaire persistait chez certains, alors même que les constructions intellectuelles qui l’avaient auparavant suscitée et justifiée s’étaient déjà effondrées.

Reste que je n’aperçois pas le sens précis qu’il serait possible d’accorder à ce dire-vrai dont le centre de gravité serait le souci de s’occuper de soi. Ici encore, d’ailleurs, la ligne de démonstration est quelque peu surprenante. Car enfin, qu’est-ce que l’analyse de Dumézil vient y faire. Si Socrate estime qu’il s’est guéri de la tentation de s’évader, c’est que l’évasion avait ceci de maladif qu’elle flouait la loi. Et, sauf à considérer que tout rappel à se bien conduire exprime le souci de soi, on voit mal ce qui permet d’exploiter cet épisode pour asseoir l’idée que « Socrate définissait sa parrêsia, son dire-vrai courageux comme un dire-vrai qui avait pour objectif final et préoccupation constante d’apprendre aux hommes à s’occuper d’eux. ».

Je ne doute pas un instant que certains penseront que j’ai l’esprit réducteur et qu’il est bien dommage que je sois aveugle à la fulgurance de la pensée foucaldienne. Mais s’il existe quelque chose qui mérite d’être appelé le dire-vrai, alors je le revendiquerai volontiers pour affermir mon aveu d’incompréhension. Il y a en philosophie trop d’esprits prompts à succomber à cette autre tentation d’évasion qu’est la rage de profondeur. Car parmi ceux-là, il en est qui, à force de se pencher sur l’abîme, finissent par s’y perdre.

Leçon du 22 février 1984

Dans cette quatrième leçon, Foucault fonde son propos sur le Lachès de Platon, un dialogue auquel il trouve bien des qualités. D’abord, nous dit-il, « on y rencontre de façon très explicite et relativement fréquente la notion de parrêsia. […] le substantif ou le verbe apparaissent au début du dialogue. […] Ils marquent […] l’engagement que les différents interlocuteurs prennent les uns à l’égard des autres. Il y a une sorte de pacte parrèsiastique qui est explicitement formulé au début du dialogue. » (p. 113) Allons-y voir ! Lysimaque est le premier à parler et il dit : « Vous venez, Nicias et Lachès, d’avoir le spectacle de cet escrimeur et de sa parade en armes. Dans quelle intention Mélèsias que voici et moi, nous vous avons convié à en être, avec nous, les spectateurs, nous ne vous l’avons pas dit alors, mais nous allons vous le dire à présent ; car vous, vous êtes des hommes à l’égard desquels il faut, estimons-nous, parler avec une entière liberté ! Il y a en effet des gens qui se gaussent de ces sortes de spectacles, et qui, consultés à ce sujet, ne disent pas ce qu’ils pensent, mais bien qui, ne visant qu’à deviner l’opinion de celui qui les consulte, tiennent un langage en contradiction avec leur propre sentiment. Vous, au contraire, vous êtes, à notre jugement, aussi capables d’avoir là-dessus des idées justes, que, ces idées justes, de nous les exposer en toute simplicité de conscience. » (6) De quelle parrêsia s’agit-il ? J’y vois personnellement deux choses, parfaitement claires : d’abord, il s’agit d’être sincère ; ensuite, il s’agit de tout se dire, y compris ce que l’on se retiendrait de dire dans un climat différent. C’est effectivement une sorte de pacte – et rien ne s’oppose à ce qu’on l’appelle parrèsiastique –, mais il est bien différent de ce que Foucault nous a dit jusque-là de la parrêsia. On est clairement sur le versant de la sincérité et non sur celui de la lucidité, alors même que Foucault et son dire-vrai entretiennent sans cesse une ambiguïté de contenu qu’il surajoute au texte platonicien. J’admets volontiers que les choses changent lorsque Socrate prend la direction du débat et qu’il y a place, là, pour une certaine ambiguïté. Mais cette ambiguïté n’est pas interne à la notion de parrêsia ; elle concerne plutôt les intentions de Socrate, dès lors par exemple qu’on ose avancer l’idée de bonheur. Car ce que Socrate suggère, est-ce de tendre à la vérité, est-ce de tendre au bonheur, voire à la vérité du bonheur ? Ce n’est certes pas moi qui vais trancher la question. Mais je suis très circonspect lorsque j’écoute Foucault définir le rapport qu’il y aurait chez Socrate entre « l’éthique de la vérité » et « la vraie vie » : « C’est l’idée que, pour avoir accès à la vérité, il faut que le sujet se constitue dans une certaine rupture avec le monde sensible, avec le monde de la faute, avec le monde de l’intérêt et du plaisir, avec tout le monde qui constitue, par rapport à l’éternité de la vérité et sa pureté, l’univers de l’impur. » (p. 116)

Lorsque Socrate va infléchir le débat, entamé sur la question de l’éducation des jeunes gens, vers la définition du courage, Foucault va ébaucher une comparaison entre le Lachès et l’Alcibiade, le premier ayant à ses yeux le mérite d’inviter chacun à s’occuper de lui-même, de la vie, du bios, là ou le second invite plutôt à s’occuper de l’âme. Et citant Patočka avec enthousiasme parce qu’il aurait été le premier et le seul à faire de l’epimeleia le point central de la pensée socratique, il lui reproche néanmoins de retenir cette notion « comme souci non pas de soi, mais de l’âme » (p. 119).

Je ne vais pas entrer ici dans le détail des considérations que Foucault émet au sujet du discours tenu par Socrate dans le Lachès ; ce serait trop long. Je me borne aux conditions dans lesquelles la discussion se passe. Dès que Socrate a obtenu que l’on suive sa méthode, Foucault s’enthousiasme : « On a là le pacte parrèsiastique par excellence. L’un parlera franchement, librement, disant tout ce qu’il a à dire, dans la forme qu’il veut. Quant aux autres, ils ne [réagiront] pas, comme [cela arrive si souvent dans la scène politique ou devant quelqu’un qui parle franchement : on se fâche, on se formalise, on se met en colère, éventuellement même on punit celui qui a fait un usage que l’on considère comme abusif de la parrêsia. Pas du tout. Ici c’est un bon jeu de parrêsia, entièrement positif où, au courage de Socrate, va répondre le courage de ceux qui acceptent sa parrêsia. Le pacte est entier, le pacte est plein, et je dirais qu’il n’est jamais démenti. On est dans la forme de la parrêsia heureuse. » (p. 132) Non ! On est dans la forme de la maïeutique socratique, à savoir un jeu dans lequel il y a un accoucheur et des parturients, un jeu profondément déséquilibré. Ce n’est pas une injure à la très haute valeur et au très grand intérêt des dialogues de Platon que d’avouer avoir été souvent agacé par l’extrême complaisance avec laquelle les interlocuteurs de Socrate entrent dans son jeu, le suivent là où il veut aller et s’exclament servilement devant la force de ses arguments. Socrate est sincère, il serait oiseux d’en douter. Mais Platon, le narrateur en quelque sorte de ces dialogues sans voix off ? Qui peut prétendre – ne serait-ce qu’en raison de la variété de ton dont témoigne l’ensemble des dialogues – qu’il n’est pas animé par un souci de convaincre qui l’éloigne bien souvent de la parrêsia ? S’il y a un pacte dans le dialogue socratique, c’est celui de laisser à Socrate le privilège du dire-vrai. Encore une fois, Foucault évoque « la parrêsia heureuse », parce qu’il s’en fait une idée dans laquelle la sincérité n’a guère de part. « Au fond, je ne cherche pas à partager les discours en bons et mauvais, pour distinguer ceux que je vais recevoir et ceux que je vais refuser, je ne m’adresse pas tellement à ce que disent les discours, je m’adresse surtout à la manière dont il y a harmonie ou non entre ce que dit celui qui parle (le discours lui-même) et ce qu’est celui qui parle. Lorsque la vie (le bios) de celui qui parle est en accord, lorsqu’il y a une symphonie entre les discours de quelqu’un et ce qu’il est, c’est à ce moment-là que j’accepte le discours. Lorsque le rapport entre la manière de vivre et la manière de dire est harmonieux, c’est à ce moment-là que j’accepte le discours et que je suis philologos (ami des discours) » (pp. 137-138) Comment ne voit-il pas que, en adoptant une position aussi naïve, il se rend vulnérable à ce politique qu’il déteste, celui-là qui sait si bien prendre la posture de l’harmonie, celui-là qui se révèle charismatique ? Et comment ne voit-il pas en même temps ce que peut être le courage et la sincérité de celui qui, se déprenant de ce qu’il est, ose dire ce qu’il croit qu’il devrait être ?

(1) Georges Dumézil, "…Le moyne noir en gris dedans Varennes". Sotie nostradamique suivie d’un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, 1984.
(2) Platon, Œuvres complètes I, trad. Par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 855.
(3) Il faut bien admettre que, en apparence, ces derniers mots n’ont guère « la simplicité [du] parler, la parole sans apprêt et sans ornement, la parole directement vraie » que Foucault se plaît à admirer chez Socrate.
(4) Sur cette question, cf. Eliane Allo, "Les dernières paroles du philosophe", in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 61, mars 1986, pp. 83-88.
(5) Extrait d’un article paru dans Le Monde des 11 et 12 mai 1979 sous le titre Inutile de se soulever ?, repris dans Dits et écrits III.
(6) Platon, Œuvres complètes I, trad. Par Léon Robin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1950, p. 287.

Autres notes sur le même livre :
Première
Troisième
Quatrième
Cinquième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

mercredi 25 mars 2009

Note de lecture : Michel Foucault (1)

Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II
de Michel Foucault


PREMIÈRE NOTE*

Voilà assurément un livre (1) intéressant ! À tout le moins pour en savoir plus sur Michel Foucault.

Il s’agit de la transcription des cours oraux qu’il a donné en février et mars 1984 au Collège de France, peu de temps avant de mourir. Ils ont été transcrits à partir de l’enregistrement de sa parole, alors même que Foucault lisait son cours. Ce n’est pas inutile de le préciser, car cela signifie que celui-ci a bel et bien écrit ces exposés (2). Il l’a fait évidemment dans la perspective d’exposés. Et on n’écrit pas un exposé comme on écrit un livre. Reste que le style utilisé révèle bien l’évolution qui marque le ton de Foucault au fil de son œuvre. La simplicité dont il fait preuve en 1984 est loin du brillant avec lequel il écrivit la troisième version de l’Histoire de la folie à l’âge classique (3) en 1972.

Foucault me pose problème depuis très longtemps. Et cela pour deux raisons. La première – la moins importante, sans doute –, c’est qu’il s’inscrit résolument dans la lignée à la fois de la phénoménologie, de Heidegger et du gauchisme anti-institutionnel, ce qui est évidemment son droit, mais qui n’est guère de mon goût (4). Et ce qui réclame donc de ma part un effort particulier pour être sûr de le comprendre tel qu’il souhaite être compris (5). La seconde, c’est qu’il pêche assez souvent par imprécision. Volontiers plus historien que philosophe, à l’occasion sociologue, Foucault forge des concepts (6) qu’il tire de l’histoire. Et sa foi en ses propres concepts l’amène quelquefois à solliciter l’histoire ou les auteurs davantage d’une façon qui lui convient que de la façon dont l’une comme les autres se livrent à nous (7). C’est très crispant quand on sait que Foucault bénéficia du concours amical de chercheurs aussi méticuleux que Paul Veyne et Arlette Farge.

Le point central du cours, c’est – me semble-t-il – cette forme particulière de spiritualité qui consiste à imaginer une « vraie vie », différente de la vie ordinaire. Cette vie-là ne serait pas celle à laquelle aspire l’âme, une âme comprise comme cet être incorporel censé être mieux nous-mêmes que ne peut l’être le corps, mais plutôt un mode d’existence qui « conduit au bios », c’est-à-dire qui exprime la « scandaleuse » vérité de la vie, une vie qui suppose « le courage de la vérité », une vie qui par elle-même est la manifestation de la vérité.

Mais de quelle vérité parle-t-il ainsi sans cesse ? Avant de creuser la question, je voudrais en terminer avec ces deux voies que Foucault évoque : l’âme et la vraie vie. Voici le passage du cours où, sur ce point, il me paraît le plus explicite (il achève l’analyse comparative de l’Alcibiade et du Lachès de Platon) : « Dans un cas, on a donc un mode de reddition de compte de soi-même qui va à la psukhê et qui, allant à la psukhê, désigne le lieu d’un discours métaphysique possible. Dans l’autre cas, on a une reddition de compte de soi-même, un "rendre raison de soi-même" qui se dirige vers le bios comme existence, [un] mode d’existence qu’il s’agit d’examiner et d’éprouver tout au long de cette existence-même. Pourquoi ? Pour pouvoir lui donner, grâce à un certain discours vrai, une certaine forme. Ce discours de reddition de compte de soi-même doit définir la figure visible que les humains doivent donner à leur vie. Ce dire-vrai affronte, non pas le risque métaphysique de placer, au-dessus ou en dehors du corps, cette réalité autre qu’est l’âme ; ce dire-vrai affronte maintenant le risque et le danger de dire aux hommes ce qu’il leur faut de courage et ce qu’il leur en coûtera pour donner à leur vie un certain style. Courage du dire-vrai quand il s’agit de découvrir l’âme. Courage du dire-vrai aussi quand il s’agit de donner à la vie forme et style. On a là, en confrontant l’Alcibiade et le Lachès, le point de départ des deux grandes lignes de développement de la vérédiction socratique à travers la philosophie occidentale. À partir de ce thème premier, fondamental, commun du didonai logon (rendre compte de soi-même), une [première] ligne va vers l’être de l’âme (l’Alcibiade), l’autre aux formes de l’existence (le Lachès). L’une va vers la métaphysique de l’âme (l’Alcibiade), l’autre vers une stylistique de l’existence (le Lachès). Et ce fameux "rendre raison de soi" constituant l’objectif obstinément poursuivi par la parrêsia socratique, - c’est là son équivocité fondamentale, qui va se marquer dans toute l’histoire de notre pensée -, peut être et a été entendu comme la tâche d’avoir à trouver et à dire l’être de l’âme, ou encore comme la tâche et le travail qui consistent à donner du style à l’existence. Dans cette dualité entre "être de l’âme" et "style de l’existence" se marque, je crois, quelque chose d’important pour la philosophie occidentale. » (8) (pp. 148-149)

J’en viens à la vérité. Pour savoir de quelle vérité Foucault parle, quelle vérité suppose le courage, il faut éclaircir ce qu’il entend par vérédiction (celle de Socrate, par exemple), ce qu’il appelle le dire-vrai, ce qu’il désigne du mot de parrêsia. Et le mieux pour ce faire – quoique j’aie horreur des résumés – est bien de livrer un bref schéma du cours.

Leçon du 1er février 1984

Dans sa première leçon, Foucault définit son projet : « analyser les rapports entre modes de vérédiction, techniques de gouvernementalité et formes de pratiques de soi. » (p. 10) Comment ? « C’est en opérant ce triple déplacement théorique – du thème de la connaissance vers celui de la vérédiction, du thème de la domination vers celui de la gouvernementalité, du thème de l’individu vers celui des pratiques de soi – que l’on peut, me semble-t-il, étudier, sans jamais les réduire les uns aux autres, les rapports entre vérité, pouvoir et sujet. » (p. 10) Il situe ensuite la place de la parrêsia dans ce projet, une place qui tient compte à la fois de la valeur péjorative et de la valeur positive du mot, mais surtout du risque couru que la parrêsia suppose et du lien qui unit deux interlocuteurs qui acceptent de jouer le « jeu parrèsiastique » Au sein de ce pacte, « la parrêsia s’oppose terme à terme à ce qui est en somme l’art de la rhétorique » (p. 14), là où le rhéteur peut être un « menteur efficace » pendant que le parrèsiaste « sera le diseur courageux » (p. 15). Et il définit alors « quatre modalités fondamentales du dire-vrai » : le dire-vrai de la prophétie, le dire-vrai de la sagesse, le dire-vrai du professeur, et enfin le dire-vrai du parrèsiaste. Et à chacun de ces dire-vrai correspond une modalité de vérédition : le destin pour la prophétie, l’être pour la sagesse, la tekhnê pour le professeur (ou technicien) et l’êthos pour la parrêsia. Ce qui va lui permettre de disserter à bride abattue sur les rapports que ces modalités du dire-vrai entretiennent, dans l’Antiquité en général et chez Socrate en particulier, de même qu’à l’époque médiévale. En ce qui concerne l’époque moderne, il se risque à établir des correspondances entre le dire-vrai prophétique et le discours révolutionnaire, entre le dire-vrai sage et le discours philosophique, et de nouveau – du moins pour une certaine part – entre le dire-vrai parrèsiastique et le discours révolutionnaire.

Je voudrais ici faire un premier commentaire. Mais je dois auparavant avouer combien j’ai honte de commenter un pareil abrégé. Difficile pourtant de s’en passer dès lors que je dois désigner ce que je commente. Puis-je conjurer tout qui porterait un quelconque intérêt à mes commentaires d’aller lire ou relire avant tout Foucault lui-même, in extenso ? Et ce que je dis là vaut bien sûr pour mes commentaires sur chacune des leçons.

Deux choses me troublent.

En premier lieu, je ne peux pas m’empêcher de trouver assez gratuit cette manière de construire des abstractions et des rapports entre celles-ci avant de se donner pour tâche d’en retrouver la confirmation dans des textes ou des faits historiques sollicités à cet effet. Foucault est certes loin d’être le seul à pratiquer de la sorte, mais ce n’est pas pour moi une consolation. Pourquoi prendre pour pivot de la théorie cette notion de véridiction ? Et pourquoi décider qu’elle connaît quatre modalités ? Pourquoi pas cinq ? On pourrait après tout leur ajouter le dire-vrai du commerçant par exemple, tel que Céphale le manifeste dans le livre I de La république. Pour tout dire, je n’arrive pas à prendre très au sérieux cette spéculation que seul étaie, a priori, un puissant désir de faire de la véridiction le fondement de tout le reste.

En second lieu, il y a cette notion proprement dite de vérédiction. Courons immédiatement à l’une des définitions que Foucault en donne, celle qui est la plus élaborée (je la raccourcis, hélas, par commodité). « Je crois qu’on peut […] distinguer quatre significations ou voir quatre formes dans lesquelles, selon lesquelles et à cause desquelles quelque chose peut être dit vrai. Premièrement, est vrai bien sûr […] ce qui est non caché, non dissimulé. […] [Ensuite,] ce qui ne reçoit aucune addition et supplément, ce qui ne subit aucun mélange avec autre chose que lui-même. […] Troisième sens : est alêthês ce qui est droit (euthus : direct). Enfin quatrième sens […], ce qui se maintient dans l’identité, l’immutabilité et l’incorruptibilité. » (pp.201-202) Voilà assurément une définition de facture phénoménologique ! Et qui permet de comprendre pourquoi, chaque fois que Foucault évoque la parrêsia, une énorme ambiguïté plombe son exposé : à savoir que jamais la distinction n’est faite entre sincérité et lucidité. Et à quoi bon, me dira-t-on, puisqu’il ne peut être question que de l’intuition sensible et non de la chose en soi. Mais c’est précisément cela qui me plonge dans un grand malaise, car je finis par ne plus savoir si je suis devant un discours qui dépasse mon propre entendement, un propos tout plein de tortillage (comme aurait dit Sainte-Beuve) ou, carrément, un amphigouri.

Leçon du 8 février 1984

La deuxième leçon commence par un rappel du sort qui fut réservé à la parrêsia dans l’Athènes antique. D’abord vue « comme un droit et un privilège qui font partie de l’existence d’un citoyen bien né, honorable, et lui donnent accès à la vie politique » (p. 34), elle fera bientôt (au IVe siècle av. J.-C.) l’objet d’une grande méfiance. C’est que la démocratie est devenue « le lieu où la parrêsia va s’exercer comme la latitude, pour chacun et pour tous, de dire n’importe quoi. » (p. 36) Et notamment par « ceux qui plaisent, ceux qui disent ce que le peuple désire, ceux qui le flattent » (p. 36). Dans ce contexte, Socrate choisit de ne pas se mêler de politique, parce qu’il ne pourrait éviter d’y périr, alors qu’il peut se consacrer à guider les gens vers la vraie vie. Foucault détaille alors les reproches adressés à la démocratie athénienne à partir d’un texte qui fut longtemps attribué à Xénophon : Constitution des Athéniens. Premièrement, les individus de la cité sont séparés en deux grand groupes, « d’un côté la "foule", de l’autre "quelques-uns" » (p. 43). Deuxièmement, cette scansion « coïncide avec l’opposition entre les meilleurs et les plus mauvais » (p. 43). Troisièmement, « le bon pour les mauvais, c’est le mal de la cité » (p. 43). Quatrièmement, le bien de la cité ne peut venir que « de l’institutionnalisation d’une certaine scansion essentielle entre les bons et les mauvais » (p. 44). Donc, « le dire-vrai ne peut pas avoir son lieu dans le jeu démocratique » (p. 44). Cette conclusion est claire chez Platon. Elle l’est presque autant chez Aristote. Et Foucault – toujours dans le contexte de cette évolution au IVe siècle av. J.-C. – passe ensuite à la parrêsia telle qu’elle pourrait se pratiquer face au tyran. Ce que le conseiller du Prince peut espérer – étant donné « l’impossibilité pour le champ politique de la démocratie de donner place et lieu à la différentiation éthique » (p. 57) –, c’est d’atteindre l’âme individuelle du tyran en ce qu’elle est apte, elle, à cette différenciation éthique. « Ce qui rend […] nécessaire le dire-vrai avec le Prince, c’est le fait que la manière dont il gouvernera la cité dépende de son êthos » (p. 60) Les constats qui en découlent, c’est que l’on passe ainsi « de la polis à la psukhê » (p. 61), que « l’objectif du dire-vrai est donc moins le salut de la cité que l’êthos de l’individu » et que « le dire-vrai parrèsiastique […] [prend] corps maintenant dans un ensemble d’opérations qui permettent à la vérédiction d’induire dans l’âme des effets de transformation » (p. 61). Et Foucault de conclure : « […] ce qui fait précisément que le discours philosophique n’est pas simplement un discours scientifique, qui [se bornerait à] définir et mettre en jeu les conditions du dire-vrai, ce qui fait que le discours philosophique, depuis la Grèce jusqu’à nous, n’est pas simplement un discours politique ou institutionnel, qui se bornerait à définir le meilleur système d’institutions possible, ce qui fait enfin que le discours philosophique n’est pas simplement un pur discours moral prescrivant des principes et des normes de conduite, c’est qu’à propos de chacune de ces trois questions, il pose en même temps les deux autres. […] Ce qui fait qu’un discours philosophique est autre chose que chacun de ces trois discours, c’est qu’il ne pose jamais la question de la vérité sans s’interroger en même temps sur les conditions de ce dire-vrai, soit [du côté de] la différenciation éthique qui ouvre pour l’individu accès à cette vérité, [soit encore du côté] des structures politiques à l’intérieur desquels ce dire-vrai aura le droit, la liberté et le devoir de se prononcer. » (pp. 62-63)

La façon dont Foucault trace l’évolution qui marqua le passage du Ve au IVe siècle av. J.-C. est assurément intéressante (9). Mais il y a sans cesse en son chef un souci de faire dire qui me dérange. Que ce soit le faux Xénophon, que ce soit Platon, que ce soit Aristote, tous sont convoqués pour donner consistance à cette notion du dire-vrai dont on ne sait jamais ce qu’elle recouvre exactement. Bien sûr, bien (pour l’individu comme pour la cité) et vérité coïncident. Et en cela Foucault se montre platonicien. Mais la vérédiction foucaldienne va bien au-delà des conceptions platoniciennes. Car elle englobe même la science. La différenciation éthique susceptible d’ouvrir pour l’individu l’accès à la vérité, voilà qui mériterait assurément d’être mieux explicité. Quant à sa définition du discours philosophique (« depuis la Grèce jusqu’à nous » !), englobant science, politique et éthique, elle prend de front l’histoire même de la philosophie et manifeste en outre cette prétention à l’hégémonie du philosophe que Pierre Bourdieu se plut si souvent à dénoncer.

* La longueur exceptionnelle de mes commentaires sur ce livre me conduit à les scinder en plusieurs notes.
(1) Michel Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1984, édition établie par Frédéric Gros, Seuil/Gallimard, 2009.
(2) À la fin de la leçon du 29 février 1984 (pp. 174-175) Frédéric Gros a inséré un long extrait de ce qu’il appelle le manuscrit, extrait que Foucault n’a pas lu.
(3) Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
(4) Il m’est arrivé d’avoir envie d’user à l’égard de Foucault des mêmes mots sévères que ceux que Claude Lévi-Strauss adressa à Bergson (cf. Triste tropiques, Plon, 1955, p. 60).
(5) Ce qui représente – cela vient à dire – la part de l’auditeur dans la parrêsia.
(6) Même si Foucault donne de la philosophie une définition différente, sa manière de forger des concepts fait immanquablement penser à la définition de la philosophie de Deleuze.
(7) En cela, Foucault n’est pas toujours fidèle à la parrhésia de l’auditeur.
(8) L’extrait ne révèle pas de manière certaine où vont les préférences de Foucault. Mais l’ensemble du cours ne laisse aucun doute à ce sujet : c’est bien vers la stylistique de l’existence qu’il incline.
(9) Pour ceux qui veulent en savoir plus sur la différence entre la démocratie athénienne du Ve et la démocratie athénienne du IVe, je ne peux que recommander la lecture de l’excellent livre de Nicole Loraux, La cité divisée, éditions Payot & Rivages, 1997.

Autres notes sur le même livre :
Deuxième
Troisième
Quatrième
Cinquième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse

vendredi 20 mars 2009

Note d'opinion : la rhétorique

À propos de la rhétorique

Lorsque, le 17 mars dernier, le pape Benoît XVI, en route pour le Cameroun, a affirmé que le préservatif ne pouvait pas régler le problème du sida, mais que, au contraire, il l’aggravait, il s’est attiré un très large contredit, allant souvent jusqu’à l’opprobre. Mais il en est cependant qui lui restèrent fidèles et tentèrent d’expliquer son propos. Ainsi, Jean-Michel Di Falco, évêque de Gap et président du Conseil pour la communication de la Conférence des évêques de France, interviewé pour le journal télévisé du 18 mars de France 2, a déclaré que, en Afrique, les gens « utilisent plusieurs fois le préservatif » et qu’ils « se le passent les uns aux autres », tentant ainsi de fournir une explication médicale à l’aggravation du problème évoquée par Benoît XVI. Quant à Christine Boutin, Ministre française du logement, elle a indiqué qu’il ne fallait pas attendre du pape « qu’il dise qu’il faut mettre le préservatif », ajoutant : « Ce n'est pas drôle de mettre le préservatif quand on fait l'amour » (1), comme si c’était cette dernière considération qui guidait Benoît XVI.

Une opinion doit être défendue à partir de ce qui la motive. Si Benoît XVI a tenu les propos en cause, et s’il a parlé d’aggravation, il ne pouvait avoir en tête qu’une aggravation de la situation morale des populations et non de leur situation médicale. Pour quelqu’un qui pense qu’il est plus important de sauver les âmes que de sauver les corps – autrement dit qu’il est préférable de mourir jeune en état de grâce que vieux en état de péché –, il est somme toute normal de tenir les propos qu’il a tenus. Celui qui veut lui être fidèle se doit de défendre l’opinion véritable du pape, et non une autre opinion susceptible de justifier les phrases prononcées. Peut-on espérer que Benoît XVI marque son accord sur des mesures visant à favoriser l’usage unique du préservatif en Afrique, ou encore sur des techniques visant à accroître la délectation érotique tirée de l’enfilement du préservatif ? Il faudrait sans doute un miracle…

Pour que chacun respecte au mieux les opinions des autres, il est indispensable que celles-ci s’affichent pour ce qu’elles sont. Je suis prêt à respecter les opinions que le pape défend, même si je ne les partage pas. Et je suis prêt à les combattre loyalement, sans prêter à ceux qui les partagent des intentions qu’ils n’ont pas. Ceux qui défendent ces mêmes opinions sans se plier à ce minimum de loyauté ne peuvent que susciter des critiques elles-mêmes mal argumentées. C’est là une source générale d’incompréhension et de conflits dont la sphère religieuse n’a pas le monopole.

Il serait bon de réfléchir à une certaine réhabilitation de la rhétorique. Celle-ci souffre du mépris en lequel on tient volontiers les sophistes grecs. Elle a également souffert de l’empire pris par le raisonnement cartésien, en ce sens que celui-ci a nié toute valeur à l’argumentation relative au vraisemblable (2). Même lorsqu’on discute de l’incertain, certains arguments sont plus forts que d’autres ; Aristote nous l’avait déjà appris. Mais on se comporte volontiers de nos jours comme si tous les arguments se valaient, pourvu qu’on en ait. Il suffit d’assister à un débat politique pour s’en rendre compte. N’est-ce pas d’un savoir sur la rhétorique que manque notre démocratie ?

(1) Le Monde du 18 mars 2009, d’après AFP.
(2) Cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrecht-Tyteca, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, pp. 1-3.

dimanche 15 mars 2009

Note de lecture : David Hume

Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau avec…
de David Hume & alii


Je dois l’avouer : je me reproche un peu d’avoir fait l’acquisition de ce livre (1).

Les sources permettant d’être informé – bien ou mal – sur la querelle qui opposa en 1766 Jean-Jacques Rousseau et David Hume sont nombreuses et variées. Elles ne m’ont jamais guère intéressé, car je reste très dubitatif sur ce qu’on peut en apprendre. Qu’il eût été passionnant que ces deux philosophes débattissent de ce qui les séparait dans le champ des idées, cela ne fait aucun doute. Malheureusement, avant que la brouille ne survienne, ils se sont – semble-t-il – bercés de l’illusion qu’ils étaient proches de défendre des conceptions similaires et, par conséquent, ne les ont pas confrontées.

Pourquoi alors me suis-je plongé dans cette nouvelle édition de l’Exposé de Hume, et de quelques-unes des réponses qu’il reçut, que Jean-Pierre Jackson vient de superviser ? J’ai cru assez naïvement y trouver commentés ces textes qui ont nourri la polémique dans les mois qui suivirent les faits, une polémique que j’enrageais malgré tout de ne pas bien comprendre.

Seulement voilà : ce livre – que sa diffusion par les Presses universitaires de France m’avait poussé à croire substantiel – est très décevant. Les textes réunis sont incertains dans leur version, criblés de fautes (une énorme faute d’orthographe orne même le titre qui figure sur la couverture) et l’appareil critique est inexistant. Par-dessus le marché, Jackson a cru bon de mêler aux bas des pages les notes établies par les auteurs des textes, par les auteurs que ceux-ci citent et par certains éditeurs, sans qu’aucun autre signe qu’une mention entre crochets permette de les distinguer. Bref, rien que des désagréments et des déceptions ; pas de quoi en tout cas recommander la maison d’édition Coda.

Il faudra probablement que je me décide un jour à lire le livre que Guillemin a consacré à cette question (2), malgré mon aversion pour un historien aussi tendancieux.

(1) David Hume, D’Alembert, Voltaire, Marianne Latour de Franqueville, Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume & M. Rousseau avec les pièces justificatives, la Lettre de M. de Voltaire à ce sujet, la Lettre de D’Alembert à M. Hume & le Précis de Marianne Latour de Franqueville en réponse, Coda, 2009.
(2) Henri Guillemin, « Cette affaire infernale ». Les philosophes contre Jean-Jacques. L’affaire Rousseau-David Hume, 1766, Plon, 1942.

Autres notes sur Rousseau :
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social ; ou principes du droit politique

Autre note sur Hume :
Enquête sur l’entendement humain

lundi 9 mars 2009

Note de lecture : Corrado Ruggeri

À table avec les cannibales. Aventures en pays papou
de Corrado Ruggeri


Quelqu’un qui m’est cher m’a mis ce livre (1) dans les mains. Et je l’ai lu.

C’est le récit d’un voyage touristique, mais d’un voyage touristique d’un type un peu spécial. Ce genre de voyage semble bien être au tourisme ce que les sports extrêmes sont au sport en général. Le voyage en question a lieu dans la première moitié des années 90 et il conduit Ruggeri dans ces régions des deux Papouasie (la Papouasie-Nouvelle-Guinée et l’actuelle province indonésienne du Papua) qui ont la réputation de compter des populations qui ont été parmi les dernières à subir des contacts avec la culture occidentale.

Qui est ce Corrado Ruggeri ? Il s’agit d’un chroniqueur italien spécialisé dans les voyages, détenteur de la rubrique "Viaggi" de l’hebdomadaire féminin Anna. Il a publié deux livres sur le Vietnam et a cosigné un guide du voyage intitulé Sì, viaggiare. Come, quando, con chi, perché (Mondadori). (2)

Le livre serait d’un intérêt très maigre s’il n’ouvrait – bien involontairement – un vaste champ de réflexion à propos du tourisme et de ses méfaits. L’auteur, en effet, ne justifie pas autrement son voyage que par une curiosité d’honnête homme (3) et un goût de l’aventure, laquelle est principalement entendue comme l’exposition aux risques que suppose un périple inconfortable et aussi – il ne s’en cache nullement – l’occasion de bonnes fortunes sexuelles. S’il n’en avait pas fait un livre, il est probable que son voyage aurait valu à ses amis de ces soirées-photos qui en constituent souvent le complément obligé. Car on sent bien que l’aventure a aussi le mérite d’avoir été vécue et de fournir l’occasion de s’en enorgueillir. Ah ! ces condottieri de l’exotisme !

Ruggeri n’est pas anthropologue (4) et il n’y a bien sûr aucune raison de le lui reprocher. Il est le témoin (et un témoin qui s’exprime) de ces contacts que l’avion – et bien d’autres choses – favorisent entre les cultures. Et son témoignage, y compris dans ses aspects les plus anecdotiques, illustre un comportement et l’esprit qui l’a fait naître. Je ne peux pas analyser la personnalité de Ruggeri ; je n’ai ni la compétence ni la légitimité que cela réclamerait. Mais qu’il me soit permis de relever deux traits que contient son livre et qui valent pour moi pour ce qu’ils doivent à l’habitus du touriste de l’extrême.

Le premier de ces traits, le plus important à mes yeux, c’est ce semi-relativisme – somme toute aujourd’hui très commun dans les sociétés occidentales – qui permet d’accepter les stéréotypes et les préjugés spécifiques aux sociétés lointaines au nom de la respectabilité de ses propres stéréotypes et préjugés. Lorsqu’un hôtelier australien lui explique comment il en est venu à faire confiance à la magie papou sans renier sa propre religion (p. 132), Ruggeri ne s’étonne nullement de ce syncrétisme christiano-animiste. Et il surenchérit : « C’est seulement cette nuit que je réalise à quel point une existence purement rationnelle devient une prison, une torture, un avilissement si, comme l’écrit Dostoïevski, "l’esprit n’est libre que parce que les instincts sont enchaînés". » (p. 136) On retrouve là l’esprit d’ouverture, tant loué aujourd’hui, qui prône d’accepter les croyances des autres et qui fait le succès des médecines parallèles exotiques, comme des pratiques gymnico-philosophiques orientales.

Le second trait qui mérite selon moi d’être relevé, c’est l’incapacité – malgré le semi-relativisme – à se déprendre du progressisme. Ruggeri aime dénoncer certains méfaits de l’Occident, ceux dont les occidentaux peuvent eux-mêmes se plaindre à l’occasion. Mais en même temps, il se revendique de la supériorité technique de sa propre société, notamment lorsqu’il se réjouit des efforts réalisés pour implanter dans la jungle des écoles et des hôpitaux. Ce qui aboutit à des contorsions de ce genre :
« Le danger majeur – ou plutôt l’inéluctable fatalité –, c’est pour eux la contamination des esprits, le colonialisme culturel, et d’abord commercial. Ils ont déjà connu l’impérialisme religieux, et beaucoup d’entre eux arborent sur la poitrine une croix dont ils ignorent la signification véritable. Quand bien même on leur laisserait leur pagne, on veut désormais les camper devant une boîte qu’ils regarderont d’un air hébété : la télévision.
Est-ce ou non une erreur ? Voilà des dizaines d’années que la conscience occidentale médite là-dessus. Faut-il aider ces indigènes à conserver leurs traditions, fût-ce au prix de maladies mortelles et d’enfants rachitiques, ou bien est-il préférable de leur imposer un modèle de civilisation plus avancé où la lumière électrique, les avions et l’argent viendront remplacer leurs valeurs ancestrales ?
» (p. 88)
Et comme Ruggeri ressent très certainement la contradiction, il s’en sort au prix d’une explication universelle qui vaut pour tout un chacun. Il parle à un Hollandais :
« Comment concilier la tradition et l’innovation ? Comment faire coexister deux mondes inconciliables ? Je l’ignore, mais je crains qu’il n’y ait dans cette nostalgie du passé une bonne dose de romantisme. Peut-être trouve-t-on que tout allait mieux autrefois simplement parce qu’on était plus jeune. Et c’est comme ça partout : on pleure le bon vieux temps en Hollande, en Italie, en Papouasie et aussi en Irian Jaya [ancien nom de la province du Papua]. » (p. 240)

On ne peut pas, par ailleurs, ignorer le catholicisme de Ruggeri, ce qui ramène encore et toujours au relativisme. Car son catholicisme présente la particularité d’appartenir à ce courant relativiste (5) qui fait aujourd’hui le désespoir du pape Benoît XVI. Les missionnaires sont assez longuement évoqués dans le livre et leur rôle justifié. Ruggeri évoque la visite que Jean-Paul II fit en janvier 1995 en Papouasie et il synthétise le message qu’il y délivra :
« Il est absolument faux de prétendre que les indigènes menaient une vie tranquille et idyllique avant que les missionnaires viennent soi-disant les déranger avec la prédication de l’Évangile. » (p. 147)
On est là face à un argument dit de dépassement (6) : s’il est vrai que la vie des indigènes n’était ni tranquille ni idyllique avant les missionnaires, il n’en découle pas qu’elle le devint après, ni que la prédication ne les aurait pas dérangés, quoi que laisse supposer le soi-disant. Ruggeri raconte la façon dont un missionnaire rapporte la conduite prônée par le pape d’alors :
« Nous ne devons pas imposer nos conceptions de la civilisation et du progrès ni céder à la tentation par excellence du missionnaire : le désir d’agir beaucoup et vite en faisant construire écoles, dortoirs et dispensaires. Celui de nos missionnaires qui a su plus que les autres toucher le cœur des gens d’ici est un prêtre discret et travailleur qui cultivait son petit bout de terre comme les locaux. Il était très aimé et cependant il n’avait bâti ni écoles ni hôpitaux. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à vouloir porter assistance aux autres, bien au contraire, mais que la conversion des âmes peut passer par des actes tout simples.
Autrement dit, pour se faire aimer il faut savoir respecter les autres.
» (p. 148)
Voilà un discours édifiant, à certains égards sulpicien, qui égare le but premier (« la conversion des âmes ») dans une surabondance de bons sentiments, au point que celui-ci en paraît secondaire. Je ne mets pas en doute la sincérité de la plupart de ceux qui adhèrent à ce discours ; mais il faut bien faire un constat : le propos est inconsciemment très ethnocentriste et explique par là même l’accueil enthousiaste que l’occidental réserve à l’indigène qui lui renvoie sa propre idéologie. Ainsi, Ruggeri écoute son guide indigène lui dire :
« Une fois rentré dans ton pays, n’oublie pas ce que nous t’avons enseigné. ― Que veux-tu dire ? ― Que pour voir il ne suffit pas d’avoir des yeux, ni des oreilles pour entendre. Tu dois lire en toi, écouter ton cœur. » (p. 183)

En fait, l’ethnocentrisme est omniprésent dans le livre. Aussi bien dans les sentiments moraux (« Les gens s’écartent sur mon passage parce que j’ai la peau blanche. […] J’enrage intérieurement contre le système raciste qui leur a inculqué ce sens du respect, cette déférence. » (p. 167)) que dans les références culturelles (lorsque Ruggeri apprend que des indigènes ignorent leur date de naissance : « Toute une vie sans anniversaires ni cadeaux d’anniversaire : allez expliquer cela à vos enfants, et à quelques adultes aussi ! » (p. 194)).

Le problème de l’acculturation apparaît évidemment insoluble. Et je ne voudrais pas laisser penser que quiconque, même informé des acquis de l’anthropologie, peut fréquenter impunément des populations aussi perturbées. Tout au plus peut-il renoncer à s’y rendre. Le malaise que me procure le livre de Ruggeri, c’est qu’il s’y révèle ignorant de son propre rôle et content cependant de le jouer. L’ambiguïté de sa démarche éclate particulièrement à deux occasions. D’abord, il y a cette histoire de bible. Ruggeri a reçu en cadeau d’un indigène nommé Francis un coquillage magique et veut l’en remercier en lui offrant un paquet de cigarette. Daniel, le fils de l’indigène, lui ayant fait comprendre que ce contre-don est insuffisant, il s’en sort de la façon suivante : « Quant à ça, c’est pour Francis. (Au cannibale repenti j’offre une bible en anglais) Vous m’avez beaucoup appris sur les esprits; j’aimerais que vous en appreniez un peu plus sur mon dieu. Daniel, cet exemplaire n’est pas à moi, je l’ai volé à l’hôtel. Mais je l’ai volé pour ton père, tu peux me croire » (p. 184) Ensuite, il y a cette fouille de la chambre d’une autre touriste, une hollandaise, que Ruggeri entreprend par curiosité, une curiosité qui s’offre étrangement comme l’envers (non exotique) de celle qu’il voue aux indigènes (pp. 200-222). Ces faits, que je n’évoque évidemment pas pour leur éventuelle indignité, sont doublement révélateurs : en ce qu’ils ne sont pas étrangers à l’audace avec laquelle Ruggeri va au devant des indigènes papous, en premier lieu ; en ce qu’ils sont racontés dans un livre avec la candeur de l’innocence, en second lieu.

(1) Corrado Ruggeri, À table avec les cannibales. Aventures en pays papou, traduit de l’italien par Martin du Mesnil-Oury, Payot, PBP, 2003. Le livre est paru en italien en 1995 (Feltrinelli Traveller) sous le titre Il canto delle luciolle. Viaggio in Nuova Guinea tra cannibali e adoratori di spiriti.
(2) On peut trouver une interview de Corrado Ruggeri d’un peu plus de trois minutes (en italien) à l’adresse Internet suivante : http://www.la7.it/programmi/due_minuti_un_libro/video-35640
(3) Je parle d’une curiosité d’honnête homme, parce qu’il évoque plus d’une fois son souci de comprendre les indigènes. Ainsi, « Un voyage n’est pas un documentaire : pour regarder il suffit d’aller au cinéma ou de se planter devant la télévision ; moi je veux discuter avec les locaux, essayer de comprendre, m’immerger. Voyager c’est vivre avec les gens […]. » (p. 114)
(4) Il cite une fois Malinowski (p. 144), mais il n’est guère douteux qu’il ne l’a pas lu.
(5) Est-il besoin de dire que le relativisme catholique n’a que peu de choses en commun avec le relativisme anthropologique ? Ce dernier doit tout à une démarche rigoureuse au cours de laquelle le chercheur se déprend autant qu’il le peut de son propre mode de pensée. Alors que le relativisme catholique est l’aboutissement d’une aspiration à l’ouverture et à la générosité, aspiration dont l’émergence est comprise comme un choix et dont les déterminations sont ignorées.
(6) Cf. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1988, pp. 387 et ss : « défendre un comportement que les auditeurs seraient tentés de blâmer, mais que l’on situera dans le prolongement de ce qu’ils approuvent […] »