de Michel Foucault
CINQUIEME ET DERNIERE NOTE
Leçon du 21 mars 1984
Dans cette leçon du 21 mars, Foucault poursuit ses réflexions sur les quatre significations de la vérité : ce qui est non dissimulé, ce qui ne reçoit aucune addition, ce qui est droit et ce qui est immuable et souverain. Et il formule à cette occasion des considérations qui ne manquent pas d’intérêt sur chacune d’elles, même s’il force quelquefois la démonstration.
Ainsi, lorsqu’il prétend établir de quelle façon le cynique est un roi à bien des égards supérieur au roi Alexandre, il puise chez Dion Chrysostome pour caractériser le sage cynique comme « celui qui n’a besoin de rien », qui « est issu directement de Zeus » qui « n’a ni défauts ni vices » et « qui ne cessera jamais d’être roi » (pp. 254-255).
Pourtant, le Diogène décrit par Dion Chrysostome est moins parfait qu’il ne le prétend. Dans la longue conversation entre Diogène et Alexandre que Dion Chrysostome rapporte (ou invente), on trouve en effet ceci : « "Dis-moi tout de même : tu es bien cet Alexandre dont on dit qu’il est un bâtard ?" À ces mots, le roi se mit à rougir et à sentir la colère monter en lui, mais il se maîtrisa, et il se prit à regretter d’avoir daigné entrer en conversation avec ce qu’il crut être un personnage grossier et un fanfaron. Mais Diogène saisit parfaitement son trouble intérieur, et il fit mine de changer son jet, comme font les joueurs de dés. Quand Alexandre lui demanda : "D’où t’es venue l’idée de m’appeler un bâtard ?" Diogène répliqua : "De quelle source je la tiens ? Mais j’apprends que ta propre mère dit ça de toi-même. N’est-ce pas Olympias qui raconte que tu n’es pas issu de Philippe mais bien d’un dragon ou d’Ammon ou de je ne sais quel dieu, demi-dieu ou quelque bête sauvage. Quoi qu’il en soit, tu serais bien ainsi un bâtard." Là-dessus, Alexandre sourit et il fut plus charmé que jamais : il lui parut que Diogène n’était pas du tout un personnage grossier, mais que, tout au contraire, il était le plus adroit des hommes et le seul capable de décerner un compliment. » (1) On peut beaucoup discuter sur le sens de ce passage et sur le jeu qu’y jouent les protagonistes, ce qui réclame bien sûr d’en lire davantage, le dialogue étant aussi long qu’est courte l’idée habituelle qu’on s’en fait. En toute hypothèse, il est très malaisé d’y reconnaître le cynique dont Foucault nous parle. Car, devant Alexandre, le Diogène de Dion Chrysostome – ne serait-ce qu’épisodiquement, et ne serait-ce que dans un but pédagogique (2) – est « désireux […] de gagner sa faveur » (3)
Je m’abstiendrai de commenter le thème de la vie philosophique comme militance. Il serait trop aisé de montrer à quel point il y a là un énorme anachronisme. Bien des philosophes du XXe siècle ont ainsi succombé à la tentation de réconcilier l’inconciliable pour faire tenir debout leurs propres intuitions. Sartre fut sur ce point un incomparable équilibriste.
En fait, la question fondamentale que pose le travail de Foucault me paraît être : est-il légitime de défendre une doctrine philosophique en la présentant comme héritière des conceptions anciennes, dès lors qu’on ne s’astreint pas à un travail serré de critique historique ? Il admet facilement que le portait du cynique livré par Épictète « n’est, en aucune manière, une représentation historique exacte de ce que fut la vie cynique. Il ne peut absolument pas être considéré comme l’exposition claire et cohérente des principes généraux de la vie cynique. C’est un mixte, mixte doctrinal et mixte pratique. » (p. 289) Que dire alors du portrait du cynique que Foucault lui-même nous dessine ?
Leçon du 28 mars 1984
Dans la dernière leçon, Foucault revient sur la parrêsia, cynique principalement et chrétienne un peu.
Repartant de l’idée de la souveraineté du cynique, il explique qu’elle fonde, selon lui, « une modalité de vie bienheureuse » (p. 282). Et citant Épictète, il insiste sur le fait que le cynique « accepte d’être conduit par Zeus » (p. 282) (ce qui est incontestablement une vision très stoïcienne du cynisme). Puis il en vient à cette autre conséquence de la souveraineté du cynique, à savoir la fonction de vérédiction, laquelle emprunterait trois chemins différents.
Première voie : « le rapport à la vérité est un rapport immédiat, un rapport de conformité dans la conduite, de conformité même à la vérité dans le corps » (p. 283). Oui, là il me semble avoir parfaitement raison : l’exercice de la vertu a un lien étroit avec la vérité, celle qu’implique le refus du mensonge.
Deuxième voie : « La vie cynique doit comporter aussi une exacte connaissance de soi » (p. 284). Oui, s’il s’agit de l’effort fait pour démêler le vrai du faux à son propre égard et à condition, selon moi, que l’hypothèse de l’erreur ne soit jamais abandonnée (ce qui, une fois de plus, est plus stoïcien que cynique).
Troisième voie : « ce rapport à la vérité […] est [aussi] un rapport de surveillance à l’égard des autres » (p. 285). Et « en s’occupant des autres, le cynique doit en fait s’occuper de ce qui, chez les autres, relève du genre humain en général » (p. 286). À noter que, à l’occasion de l’explicitation de cette troisième voie, Foucault insiste sur le fait que cet intérêt pour autrui ne doit pas être compris comme une indiscrétion (polupragmosunê), ce qui contredit d’une certaine manière la négation de toute idée d’indiscrétion, telle qu’elle ressortait de son interprétation de la nudité diogénienne.
La conclusion que Foucault en tire, c’est que cette surveillance – de soi-même comme des autres – « a pour fin un changement » (p. 287) Ainsi, il revient somme toute, sans le dire, à l’idée de militance : « le cynique change la valeur de cette monnaie et fait apparaître que la vraie vie ne peut être qu’une vie autre, par rapport à ce qui est la vie traditionnelle des hommes, philosophes compris. » (p. 288) Ce qui pose l’éternelle question des utopies : que deviennent l’altérité, l’opposition, le contrepied, après l’avènement d’Utopia ?
La notion de parrêsia, telle qu’elle sera évoquée par les chrétiens, et notamment par le courant ascète du christianisme, doit certainement beaucoup au cynisme, mais en altère aussi très profondément les significations, notamment en raison de la place et la forme prises par le rapport à soi et le rapport à Dieu au sein de la foi. Foucault en esquisse rapidement certains traits que je vais m’épargner de commenter.
Jetant un rapide regard sur ce que j’ai dit jusqu’ici au sujet du dernier cours de Foucault – tout au long de cinq notes –, je me rends compte que cela confine au charabia. Voilà pourquoi je crois utile de tenter à présent de revenir brièvement à l’essentiel.
Je dois avant tout préciser que je ne suis pas un spécialiste en philosophie, pas plus d’ailleurs qu’en histoire, et moins encore un spécialiste de Foucault. Avant le présent livre, je n’ai lu de manière attentive que son Histoire de la folie à l’âge classique et de manière distraite des extraits d’autres livres et des articles. En fait, je n’ai jamais éprouvé un grand intérêt pour son œuvre que j’ai toujours regardée – peut-être à tort – comme de la philosophie philosophante. L’Histoire de la folie à l’âge classique, lue il y a plus de trente ans, m’avait déjà laissé l’impression d’un penseur intuitif qui, pour confirmer ses intuitions, n’hésitait pas à secouer l’histoire jusqu’à ce qu’il en tombe les confirmations attendues. Ce qui m’a conduit à lire Le courage de la vérité, c’est la parrêsia, concept qui retient mon intérêt et que je savais central dans le livre.
En l’occurrence, Foucault avance une idée essentielle, à savoir que le mode de vie vaut au moins autant que l’idée de la vie et qu’il existe un mode qui permet à l’homme d’entretenir avec lui-même un rapport de vérité. Ainsi, la vraie vie serait celle qui, traduite dans le comportement, amènerait au dire-vrai, c’est-à-dire à une expression de soi dégagée de tous les conditionnements et de tous les intérêts. Le parallèle avec le cynisme antique s’impose, bien évidemment, même si la parrêsia diogénienne me semble assez éloignée du dire-vrai foucaldien.
On pourrait penser que Foucault s’aventure ainsi sur un terrain plus sociologique que philosophique, dans la mesure où le mode de vie – même dans le cas extrême de l’ermite – doit beaucoup à sa nature sociale (il ne semble d’ailleurs pas accorder une importance décisive aux spécificités disciplinaires, ce en quoi il n’a pas entièrement tort, même si celles-ci ont un rapport décisif avec les méthodes de recherche). Mais ce serait faire peu de cas du climat spiritualiste dans lequel il s’exprime. Le mode de vie, c’est pour lui une esthétique de l’existence, ce qui est bien plus que des pratiques dont rendrait compte l’observation anthropologique. Et on saisit toute l’importance qu’il accorde à cette spiritualité (4), dès lors qu’on le voit s’efforcer d’établir – à mon sens de manière un peu vaine – une alternative au sein du discours socratique entre la métaphysique à laquelle ouvre le concept d’âme et la spiritualité du dire-vrai inaugurée par le souci de soi. À force de vouloir faire parler l’ineffable, on finit par ériger en vérité décisive l’abstraction de l’abstraction. Ce qui conduit non seulement à l’obscurité, mais aussi – et c’est bien plus dangereux – à une altération des concepts travaillés. En l’espèce, que dire encore de la vérité, dès lors qu’elle est idéalisée dans une mystérieuse ascèse dont les intentions et les effets sont indiscernables ?
Pour être franc - parrêsia oblige ! –, j’ai un peu le sentiment, à avancer ces objections, d’être le rustre qui se révèle incapable de saisir ce que le discours suggère et qui s’en tient étroitement (dans le meilleur des cas) à ce que signifient mots, syntaxe et grammaire conjugués. Ce n’est pas que j’ignore que « nos langages se desquament ou se surchargent, se déplacent ou se stratifient », comme dit joliment Claude Imbert ; mais c’est plutôt que, comme elle, je pense que c’est un fait « contre quoi aucune rhétorique ne prévaudra » (5).
Je suis bien sûr prêt à entendre des réfutations de ma lecture. Et je n’ai qu’un espoir, c’est que ces réfutations soient convaincantes.
(1) Dion Chrysostome, IVe Discours. Sur la royauté, in Léonce Paquet, Les cyniques grecs. Fragments et témoignages, Librairie Générale Française, 1992, p. 205.
(2) L’idée d’un Diogène pédagogique est tout à fait opposée au portrait dessiné par Foucault. Et dans la rencontre avec Alexandre, le Diogène de Foucault – conforme en cela à celui de Diogène Laërce – n’a nullement l’intention d’éduquer Alexandre, mais seulement d’être en cette circonstance ni plus ni moins que ce qu’il est à tout instant : sans besoin, produit par la nature, sincère et libre.
(3) Ibid., p. 215.
(4) Foucault a bien sûr contribué au retour du sujet.
(5) Claude Imbert, Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest, Editions de l’Herne, Carnets, 2008, p. 113.
Autres notes sur le même livre :
Première
Deuxième
Troisième
Quatrième
Autres notes sur Foucault :
L’ordre du discours et La leçon sur la leçon de Bourdieu
Foucault, une pensée du discontinu de Revel
À propos de la misère en milieu étudiant
Nietzsche contre Foucault de Bouveresse
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