samedi 25 avril 2009

Note de lecture : Dominique Fernandez (2)

Ramon
de Dominique Fernandez


DEUXIÈME NOTE

Un des principaux défis auxquels Dominique Fernandez a dû répondre, ce sont les portraits de famille qu’il fallait dresser, alors même que l’approche historique à laquelle l’œuvre voulait se plier en rendait la justesse nécessaire. Combien de romanciers ont pu évoquer leur lignage avec une grande sincérité subjective, sans que les erreurs de fait prêtent à conséquence. Ici, rien ne pouvait être hasardé, une exigence qui aurait pu condamner le récit à la sécheresse.

Et pourtant, Dominique Fernandez réussit le tour de force de combiner le scrupule et l’impartialité avec l’affectivité, et même la tendresse. Y compris lorsqu’il s’agit d’évoquer un parent qu’il n’a pas connu. Un exemple parmi d’autres : le portrait des ses grands-parents paternels, tiré d’une photographie que le livre contient.
« Très typé, lèvres épaisses, front bas, cheveux noirs plaqués en arrière par de la gomina, Ramon […] tenait du côté paternel l’inquiétante étrangeté du métèque. J’ai une seule photographie de son père : en redingote, gilet, col dur et cravate, il se tient debout derrière le banc où sa femme est assise avec mon père âgé de deux ou trois ans sur ses genoux. Photographie très posée : ma grand-mère porte une ample robe à manches bouffantes, fermée sous le menton et s’évasant vers le bas jusqu’aux pieds qu’elle cache. Une coiffure extravagante, sorte de capeline à ruches, virevolte autour de son beau visage, froid et régulier. Mon père est habillé en fille, avec une vareuse à col marin et un chapeau de paille enrubanné. Masque autoritaire, dur de ma grand-mère : aplomb triomphal. Au second plan, son mari regarde fixement l’objectif. Pointe des cheveux bien dessinée sur le front, cheveux épais rejetés en arrière (comme seront ceux de mon père), front assez bas, yeux profondément enfoncés et cernés de bistre, menton lourd, bouche abaissée aux coins. L’expression est butée, l’apparence massive. On sent un homme tout d’une pièce, assez lent d’esprit, peu rompu à la conversation, de bonne volonté mais impuissant devant la volonté de sa femme. Il a ôté son chapeau, un panama, qu’il presse de trois doigts contre le dossier du banc. Le soleil doit taper dur, à en juger par la dimension des coiffures des deux autres personnages. Pourquoi s’est-il découvert, sinon en signe de soumission à celle qui dirige le ménage et lui a demandé de se tenir derrière elle, en retrait ? » (pp. 69-70)
Sa grand-mère, DF ne la tient pas quitte des dérives de RF, lorsque celui-ci se laissera fasciner par la face martiale du nazisme.
« Principale responsable de cette mystique du guerrier : sa mère. En interdisant à son fils de se battre aux côtés de ses amis quand l’intérêt supérieur de la nation était en jeu [en 14], Jeanne le condamnait à se battre un jour contre ses amis, à se déshonorer par une absurde volonté d’expiation. » (p. 117)

Quant à Liliane, la mère de Dominique, elle donne certainement lieu à celui des portraits le plus fouillé, après celui de Ramon, loin devant Thérèse et Yvonne. Face à son mari, mondain, volage, égoïste, alcoolique, on pourrait la juger victime, et rien que victime. Mais, lorsque la séparation survient, DF pèse les choses.
« La cause n’est-elle pas entendue ? Le bien et le mal nettement répartis ? Pourtant, le jugement sur les responsabilités de chacun change dès qu’on se représente, à côté de cet homme déjà lancé dans Paris, aimé des femmes, fêté, la pleureuse solitaire et sans relation, qui se braque dans son rôle de victime. Je retire le mot de "pleureuse", qui pourrait faire croire que je prends parti, et injustement. Ma mère, qui n’avait pas été élevée et que sa nature n’avait pas faite pour briller en société, ma mère sans usage du monde et démunie devant les obligations qu’il impose, ne pouvait être que meurtrie par cette vie qui lui laissait le choix entre des sorties où elle ne se sentait ni à sa place ni reconnue pour sa vraie valeur, et des soirées solitaires où elle se retrouvait, mais pour sangloter. » (p. 278)

Et lorsque Liliane prend un amant, Angelo, elle se révèle incapable de reconstruire une véritable relation avec lui.
« Mais qu’est-ce que la réalité, en comparaison de l’image qu’on choisit de soi-même ? Il est possible que, malgré les douceurs prodiguées par A, malgré la satisfaction d’obtenir sa revanche sur les infidélités de son mari, malgré la preuve, maintenant possédée, qu’elle gardait toute sa séduction de femme, ma mère soit restée obstinément fixée sur la vision de son échec et le besoin de se croire damnée. J’ai dit plus haut qu’elle était une figure de Port-Royal, et qu’elle aurait pu servir de modèle à Philippe de Champaigne pour son portrait de la Mère Angélique. À présent je me demande si elle n’était pas aussi un personnage mauriacien, une de ces créatures marquées par la fatalité d’une disgrâce dans laquelle elles se complaisent. En lisant La Pharisienne – qui ne paraîtrait qu’en 1941 –, s’est-elle reconnue dans certaines phrases de Jean de Mirbel, le jeune héros ? Celui-ci, estimant qu’une seule petite difficulté avec sa fiancée anéantit les autres signes favorables, attribue à l’"inguérissable romantisme de la jeunesse" cette propension à se juger le plus malheureux du monde. "Il y avait en moi un je ne sais quoi qui avait écarté l’ange." L’ange : Angelo. Angelo Rossi avait beau compenser par sa générosité italienne l’abandon du mari, il ne savait pas qu’il était déjà, même victorieux, ‘écarté’, rabaissé. Liliane aurait pu faire sienne cette déclaration de Jean : "Comme nous l’avions dans le sang, cette croyance à une réprobation personnelle, à une vocation de solitude et de désespoir !" » (pp. 476-477)

Avec ses enfants, Irène et Dominique, Liliane va agir de telle sorte que Ramon apparaisse comme n’existant plus à ses yeux. Une sorte de pantomime de l’indifférence. Et pourtant, lorsque Ramon meurt, elle s’empresse. Et elle note dans son calepin, en des phrases comme d’habitude d’une concision quasi télégraphique, les faits et gestes, rien que les faits et gestes.
« "Dernière nuit : celle du 2 au 3 août 1944. Depuis la mi-juillet, je savais R. très malade. ‘Vie possible seulement comme un vieillard’, m’avait fait dire B. Il m’avait fait demander d’aller le voir, et j’y étais allée l’après-midi du 28. Quand je l’avais quitté, il m’avait encore, de la fenêtre, fait des signes d’amitié et d’adieu. Il était entendu que je reviendrais. Et voici qu’à minuit et demie, cette nuit-là, le téléphone sonne et la voix de mamé me dit que ‘tout est fini’. Une heure après, elle rappelle pour me demander d’apporter un drap, un drap pour l’ensevelir. Les enfants dorment et n’ont rien entendu." [Faux : ils feignaient de n’avoir rien entendu, pour ne pas montrer une souffrance qui lui eût révélé combien elle avait échoué à les détacher de leur père.] "Je ne sais que faire de moi et de mon chagrin" [et le nôtre, alors ?] "j’attends le jour dans une sorte de contemplation désespérée.
Il faut parler aux enfants en leur donnant à déjeuner. Leur silence, leur immobilité, et la violence d’Irène pendant que nous cherchons le drap.
Je vais chez lui vers dix heures, regarde ses belles mains croisées, demande à Betty la permission de passer la nuit prochaine près de lui. Nuit du 3 au 4 : je mets trois roses à ses pieds, touche le corps devenu cette chose de pierre, regarde les bulles monter entre les lèvres scellées. Il est seul, tout seul, dans le fracas des nouvelles qui ne l’atteignent plus. Lui, si vivant, si ‘gentil’ quand il ne buvait pas pour s’étourdir, si épris d’une sagesse que je n’ai pas su l’aider à conquérir ; lui qui m’a aimée.
Vers six heures du matin, mamé entre dans la chambre et me dit de m’en aller. Je mets un dernier baiser sur ses mains." » (pp. 793-794)

Autres notes sur le même livre :
Première
Troisième
Quatrième
Autres notes sur Fernandez :
Pise 1951
Avec Tolstoï

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