L’ingénue libertine
de Colette
Au départ, il y avait une nouvelle, Minne, et un roman, Les égarements de Minne. À en croire Colette elle-même, la première était entièrement de son cru, alors que le second lui fut imposé par Willy. Quoi qu’il en soit, nous ne connaissons plus le tout que sous sa forme fusionnée qui s’intitule L’ingénue libertine (1).
L’œuvre comporte toujours deux parties, mal assemblées. Dans la première, on voit Minne, jeune fille farouche et imaginative, s’inventer un amour impossible en la personne d’un petit truand, pour lequel elle fuguera lamentablement. Dans la deuxième, on assiste à la quête de la jouissance sexuelle par la même Minne.
« Minne ne s’endort jamais tout de suite. Elle entend, au-dessous d’elle, Maman fermer le piano, tirer les rideaux qui grincent sur leurs tringles, entrouvrir la porte de la cuisine pour s’assurer qu’aucune odeur de gaz ne filtre par les robinets du fourneau, puis monter à pas lents, tout empêtrée de sa lampe, de sa corbeille à ouvrage et de sa jupe longue.
Devant la chambre de Minne, Maman s’arrête une minute, écoute… Enfin, la dernière porte se ferme, on ne perçoit plus que des bruits étouffés derrière la cloison…
Minne est étendue toute raide dans son lit, la nuque renversée, et sent ses yeux s’agrandir dans l’ombre. Elle n’a pas peur. Elle épie tous les bruits comme une petite bête nocturne, et gratte seulement le drap avec les ongles de ses orteils.
Sur le rebord en zinc de la fenêtre, une goutte de pluie tombe de seconde en seconde, lourde et régulière comme le pas du sergent de ville qui arpente le trottoir.
"Il m’agace, ce sergent de ville ! songe Minne. À quoi ça peut-il servir, des gens qui marchent si gros ? […]" » (p. 674)
Voilà un passage qui aurait eu sa place dans une de ces anthologies de la belle écriture, comme on en avait dans les écoles, au temps où je les fréquentais. Et sans doute aurais-je dû l’écrire sous la dictée, en sorte que j’apprenne l’orthographe dans l’écrin d’une langue littéraire. N’allez surtout pas croire que j’ironise ! Bien au contraire, c’est un peu de nostalgie qui me conduit à cette évocation. Il y avait et il y a toujours un usage maîtrisé du mot qui vaut toutes les sincérités.
L’ingénue libertine révèle une écriture pleine d’assurance, mais sans doute un peu trop assurée de son talent. Des facilités traînent par ci par là. Ainsi, « Dehors, un crépuscule de printemps mélancolise l’avenue » (p. 783). Ou des répétitions inutiles, comme celles de ces « deux petites salières attendrissantes ». Et même des maladresses. Alors que le baron Couderc s’émeut de voir Minne se dévêtir, Colette écrit : « la palpitation de son cœur rendait ses amygdales grosses et douloureuses » (p. 738) ! Que faut-il comprendre ?
Il y a cependant au moins deux choses qui transparaissent de ce livre comme des autres livres de Colette, c’est son goût pour une certaine forme de domination et c’est le rapport étrange qu’elle entretient avec le mensonge.
Côté domination, on ressent très vite qu’à travers ses principaux personnages, elle exprime un désir de maîtrise des autres qui lui est très personnel. Il y a quelque chose de fascinant dans sa façon d’ignorer les lieux et les modes de pouvoirs réservés aux hommes – tels la politique, par exemple – et de s’assurer un ascendant sur les personnes qu’elle côtoie. Même dans l’amour – surtout peut-être dans l’amour –, elle prétend façonner l’autre jusqu’à ce qu’il soit conforme à ce qu’elle juge digne d’être aimé. Et lorsqu’elle subit un charme, c’est toujours quelque chose dont le détenteur n’est guère conscient et, en tout cas, qu’il ne lui impose pas. Quant aux mâles vainqueurs, tels Renaud ou Maugis, elle n’en supporte l’autorité qu’à la mesure de l’appétit qu’elle a d’être elle-même dominée. Là, je confonds bien sûr personnages et auteure, ce qu’il faudra certainement nuancer ultérieurement. Reste qu’on peut se demander si, lorsqu’elle pousse la méchanceté entre Minne et l’oncle Paul jusqu’au chef-d’œuvre, elle ne satisfait pas sa propre férocité.
« L’oncle Paul est affreux à voir. Sa tête en buis durci fait peur, cette tête de missionnaire qu’on a un peu scalpé, un peu brûlé, un peu laissé mourir de faim dans une cage au soleil. Ratatiné dans un fauteuil, il joue à cache-cache avec la mort, au milieu d’une chambre peinte à la chaux, gardé par une infirmière qui a l’air d’une vache blonde. Il accueille ses enfants sans parler, tend une main desséchée et attire exprès Minne vers son crâne nu, heureux de la sentir raidie et prête à crier.
Ils se comprennent admirablement, elle et lui, par-dessus Antoine. Minne, par ses yeux noirs, fixes et grands, lui souhaite la mort ; lui, la maudit à toute minute, silencieusement, l’accuse en toute injustice d’avoir fait mourir Maman de chagrin et de rendre son fils très malheureux…
Elle lui demande de ses nouvelles, d’une voix ralentie. Il trouve un souffle pour la complimenter de sa robe gris d’argent. S’ils vivaient dans la même maison, on ne sait pas ce qui pourrait se passer.
Aujourd’hui, l’oncle Paul s’amuse à retenir Minne longtemps.
"Ce n’est pas tous les jours le premier janvier", articule-t-il en suffocant.
Il provoque et prolonge, en respirant très fort, une quinte de toux, dont les nausées finales font blanchir et frémir les joues de Minne. Quand il a repris haleine, il donne des détails minutieux sur ses fonctions naturelles, et surprend avec bonheur le regard révolté de sa belle-fille. Puis il rassemble ses forces et commence lentement à parler de la mort de sa sœur…
Cette fois, c’est un vain gaspillage d’énergie : Minne, qui se sent tout à fait innocente du trépas de Maman, écoute sans remords, se détend peu à peu, trouve un mot, un sourire triste et tendre… "Elle est bien forte !" se dit le moribond, indigné. Et, lassé du jeu, il met fin à la visite.
Dehors, sous la nuit piquante et glacée, Minne a envie de danser. Elle donne un nickel à un pauvre, prend le bras d’Antoine, et pense, généreuse en sa joie d’évadée : "Si Jacques Couderc était là, ma parole, je l’embrasserais !" » (pp. 771-772)
Ne dirait-on pas du Balzac, dans Le cousin Pons, par exemple ? Si ce n’est que Colette n’entreprend pas, mais alors pas du tout, la Comédie humaine.
Côté mensonge, chaque livre de Colette apporte, au détour d’un chapitre, l’un ou l’autre élément de plus à l’écheveau que constitue la conception complexe qu’elle s’en fait.
« L’amour d’Antoine ignore la supercherie, comme la modération. Sa tendresse le fait trop tendre, et trop gai sa gaieté, et trop soucieux son souci. Peut-être n’y a-t-il pas d’autres barrières, entre elle et lui, que ce besoin – "cette manie", dit Minne – d’être sincère et sans détour ?... Un jour, l’oncle Paul, le père d’Antoine, a dit à son fils devant Minne : "Il faut se défier de son premier mouvement ! – Oh ! c’est bien vrai", a répondu Minne docile, achevant en elle-même : "… surtout les gens qui ne mentent pas spontanément. Ce sont des paresseux qui ne se donnent même pas la peine d’arranger un peu la vérité, quand ce ne serait que par politesse, ou bien pour intriguer…"
Antoine est un de ces incorrigibles. Il s’écrie vers Minne, à chaque instant : "Je t’aime !" Et c’est vrai. C’est vrai d’une manière absolue, sans nuances, pour toujours.
"Où irions-nous ? philosophait Minne, si, usant du même procédé d’affirmation, je m’exclamais avec une conviction égale à la sienne : "Je ne t’aime pas !" » (p. 744)
Ajoutons à cela que c’est cependant le même Antoine qui – d’une façon dont je laisse à chacun le soin de juger de la vraisemblance – finira enfin par mener Minne à la volupté.
(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 669-825.
Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine en ménage
Claudine s’en va
La retraite sentimentale
Les vrilles de la vigne
Je suis en train de lire vos billets, tranquillement et avec attention, je suis très intéressée par vos remarques sur Colette, elles viennent croisées l'analyse de del Castillo (merci pour le lien) celui ci rend hommage au travail de Pichois dans l'édition pléiade, le terme de férocité que vous employez reviens à plusieurs reprises sous sa plume. Férocité dans le roman mais aussi dans la vie, Colette laissant Missy dans le plus grand dénuement jusqu'à son suicide, refusant de parler en faveur de Guitry lors de l'épuration alors que celui-ci s'était compromis pour éviter une arrêstation à son dernier mari juif d'origine
RépondreSupprimerAdmiration certe mais lucide
bonne journée
Merci pour votre commentaire. Si vous ne le connaissez pas, je me permets de vous recommander le livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bierth (préfacé par Michel del Castillo), Colette intime, publié en 2004 par les éditions Phébus. C’est un livre un peu luxueux, mais il offre notamment l’intérêt de comprendre une importante documentation photographique et iconographique (en ce compris des fac-similés de lettres jusqu’alors inconnues) rassemblée avec une patience extraordinaire par Michel Remy-Bieth. Les informations nouvelles que ce livre contient ne sont pas toujours à l’avantage de Colette. Le talent n’est pas nécessairement vertueux.
RépondreSupprimerTrès cordialement.
Merci pour la référence, c'est un livre que j'ai vu apparaitre dans les recherches que j'ai pu faire, ce que vous en dites me tente beaucoup, dans Colette une certaine France, Del Castillo fait référence à son compagnon et à sa collection de documents concernant Colette
RépondreSupprimerJ'aime bien l'expression " le talent n'est pas nécessairement vertueux" on pense à Céline, à Proust ou à Drieu La Rochelle dont Frédéric Ferney dans son blog admire les textes sans souscrire à ses dérives