Claudine à l’école
de Colette
Il y a longtemps que je caresse le projet de lire l’essentiel de l’œuvre de Colette dans l’ordre où elle l’a écrite. Ce qui me motive, c’est d’abord que Colette représente sans doute l’exemple le plus frappant de ces écrivains qui, durant la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre, ont manifesté une extraordinaire maîtrise de la langue, alors même que leur origine sociale et leur parcours scolaire ne les y prédestinaient peut-être pas (1) ; c’est ensuite qu’elle symbolise à mes yeux la forme la plus accomplie du courage, celle de vivre tendu constamment vers le bonheur.
Je ne suis pas du tout un spécialiste de Colette et je n’ambitionne nullement de le devenir. De nombreux érudits se sont penchés et se penchent encore sur son œuvre et sur sa vie, ce qui donne du grain à moudre face aux questions que sa lecture suscite. Je dispose du beau livre de Gérard Bonal et Michel Remy-Bieth, Colette intime, paru en 2004 aux Éditions Phébus, qui excite la curiosité presque jusqu’au voyeurisme : c’est quelque chose comme une de ces grandes boîtes que l’on trouve dans les vieux greniers et qui regorgent de photographies et de billets sur lesquels on se jette avec le sentiment d’une coupable indiscrétion.
Bien que l’édition de 1948-1950 en quinze volumes dite "du Fleuron" (2) reste en vente chez les bouquinistes, je lui ai préféré l’édition de La Pléiade (3) qui dispose d’un appareil critique utile pour en savoir un peu plus sur les rapports existant entre récit et réalité, indications précieuses dans le cas de Colette dont l’œuvre est fortement autobiographique (4).
Avec les Claudine, et plus particulièrement avec Claudine à l’école, la question se pose de savoir ce qui est vraiment de la plume de Colette et ce qui aurait été suggéré, corrigé ou ajouté par Willy. Le manuscrit ayant été perdu – détruit par Willy selon Colette elle-même –, plusieurs hypothèses ont été formulées afin de repérer l’apport de chacun. Mais je suis d’avis de ne pas s’embarrasser de cela. Claudine à l’école constitue l’entrée de Colette en littérature ; peu importe qu’elle ait dû accepter des retouches, puisque l’on sait aujourd’hui combien ce retoucheur lui était inférieur.
En admettant que le livre ait été écrit – du moins dans son premier jet – fin 1895 et début 1896 (il sera publié en 1900), il est l’œuvre d’une jeune femme de vingt-deux ans. Pourtant, retouches ou pas retouches, le talent de plume est déjà là.
Ainsi, d’entrée de jeu, le portrait d’Aimée se révèle merveilleux : « Cette toute petite Aimée – elle a dix-neuf ans et me vient à l’oreille – bavarde comme une pensionnaire qu’elle était encore, il y a trois mois, avec un besoin de tendresse, de gestes blottis, qui me touche. Des gestes blottis ! Elle les contient, dans une peur instinctive de Melle Sergent, ses petites mains froides serrées sous le collet de fausse fourrure (la pauvrette est sans argent comme des milliers de ses pareilles). Pour l’apprivoiser, je me fais douce, sans peine, et je la questionne, assez contente de la regarder. Elle parle, jolie en dépit, ou à cause, de sa frimousse irrégulière. Si les pommettes saillent un peu trop, si, sous le nez court, la bouche un peu trop renflée fait un drôle de petit coin à gauche quand elle rit, en revanche quels yeux merveilleux couleur d’or jaune, et quel teint, un de ces teints délicats à l’œil, si solides que le froid ne les bleuit même pas ! » (pp. 12-13) On pense à Balzac, d’autant que le projet est déjà là, avec une description qui mise sur la fragilité de celle qui se révélera captieuse dès lors qu’elle préférera Melle Sergent à Claudine. Jacques Dupont parle lui « d’un souci constant : obéir à l’impression fugitive, à sa tyrannie inattendue, saisir chaque fois le "grain" singulier et éphémère d’une circonstance, d’un incident, d’une scène, voire la qualité d’une simple lumière, d’une couleur ou d’un son » (5). Il le dit à propos de L’envers du music-hall ; mais tout cela est déjà bien là dans Claudine à l’école. Celle-ci, lors du bal, est invitée à danser par un beau jeune homme et… « Comme je suis bête ! Je n’aurais dû songer qu’au plaisir de danser, à la joie pure d’être invitée avant Anaïs qui lorgne mon cavalier d’un œil d’envie… et, de cette valse-là, je ne retire que du chagrin, une tristesse, niaise peut-être, mais si aiguë que je retiens mes larmes à grand-peine… Pourquoi ? Ah ! parce que… – non, je ne peux pas être sincère absolument, jusqu’au bout, je peux seulement indiquer… – je me sens l’âme tout endolorie, parce que, moi qui n’aime guère danser, j’aimerais danser avec quelqu’un que j’adorerais de tout mon cœur, parce que j’aurais voulu avoir là ce quelqu’un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu’à Fanchette ou à mon oreiller (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu’un-là me manque follement, et que j’en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu’au quelqu’un que j’aimerai et que je connaîtrai tout à fait, – des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi ! » (p. 212)
Cette dextérité d’écriture, elle en a bien conscience et la raconte. L’inspecteur passe en classe et impose aux élèves une composition française dont le sujet est une pensée de Franklin : L’oisiveté est comme la rouille, elle use plus que le travail. Et Colette : « Allons-y ! À la clef brillante, aux contours arrondis, que la main vingt fois pas jour polit et tourne dans la serrure, opposons la clef rongée de rouille rougeâtre. Le bon ouvrier qui travaille joyeusement, levé dès l’aube, dont les muscles solides, et tatatata… mettons-le en parallèle avec l’oisif qui, languissamment couché sur des divans orientaux, regarde défiler sur sa table somptueuse… et tatatata… les mets rares… et tatata… qui tentent vainement de réveiller son appétit… tatatata. Oh ! C’est bientôt bâclé.
Avec ça que ce n’est pas bon de paresser dans un fauteuil ! Avec ça que les ouvriers qui travaillent toute leur vie ne meurent pas jeunes et épuisés ! Mais quoi, faut pas le dire. Dans le "programme des examens" les choses ne se passent pas comme dans la vie » (p. 107).
Le récit des examens mérite qu’on s’y arrête. Car il révèle une Colette qui s’insurge contre les méthodes pédagogiques de l’époque, alors même que, dans une certaine mesure, elle témoigne par son propre talent de leur efficacité. Voilà qui ne me détournera pas de l’idée que la pédagogie est une chimère bâtie sur l’illusion du progrès, dans un domaine où le gain sur un plan entraîne la perte sur un autre. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt des raisons que Colette se donne de maudire l’enseignement. L’épreuve d’orthographe commence : « Grand silence recueilli. Dame ! les cinq sixièmes de ces petites jouent leur avenir. Et penser que tout ça va devenir des institutrices, qu’elles peineront de sept heures du matin à cinq heures du soir, et trembleront devant une directrice, la plupart du temps malveillante, pour gagner soixante-quinze francs par mois ! Sur ces soixante gamines, quarante-cinq sont filles de paysans ou d’ouvriers ; pour ne pas travailler dans la terre ou dans la toile, elles ont préféré jaunir leur peau, creuser leur poitrine et déformer leur épaule droite : elles s’apprêtent bravement à passer trois ans dans une école normale (lever à cinq heures, coucher à huit heures, deux heures de récréation sur vingt-quatre), et s’y ruiner l’estomac, qui résiste rarement à trois ans de réfectoire. Mais au moins elles porteront un chapeau, ne coudront pas les vêtements des autres, ne garderont pas les bêtes, ne tireront pas les seaux du puits, et mépriseront leurs parents ; elles n’en demandent pas davantage… » (pp. 133-134)
La question du mensonge et de l’imagination se pose. Pourquoi faire presque aussi vrai sans faire vrai ? Et c’est une question qui ne fera que grandir au fil de l’œuvre. Pour Claudine à l’école, on a prétendu qu’il s’agissait d’une vengeance et d’un règlement de compte envers Saint-Sauveur (6). De la part de Willy : du mépris, sûrement ; pour ce qui est de Colette, c’est sans doute beaucoup plus subtil. Le mensonge est quelquefois une forme de sincérité…
A priori, j’aperçois trois thèmes qui soutiennent toute l’œuvre de Colette : la nature, les bêtes, l’amour (mais je m’accorde bien sûr le droit de réviser cette hypothèse). L’amour est déjà là, bien là, dans Claudine à l’école. Il y prend d’emblée cette forme quasi instinctive qui l’entremêle de lutte, d’exigences, de domination… Les bêtes aussi sont déjà là – avec Fanchette – et l’anthropomorphisme qu’elle cultivera tant : « De temps en temps, je la regarde, alors elle me fait signe avec ses sourcils, comme une personne » (p. 113). Et puis, la nature, occasion d’impressions ineffables : « Chers bois ! Je les connais tous ; je les ai battus si souvent. Il y a les bois-taillis, des arbustes qui vous agrippent méchamment la figure au passage, ceux-là sont pleins de soleil, de fraises, de muguet, et aussi de serpents. J’y ai tressailli de frayeurs suffocantes à voir glisser devant mes pieds ces atroces petits corps lisses et froids ; vingt fois je me suis arrêtée, haletante, en trouvant sous ma main, près de la "passe-rose" [le muguet], une couleuvre bien sage, roulée en colimaçon régulièrement, sa tête en dessus, ses petits yeux dorés me regardant ; ce n’était pas dangereux, mais quelles terreurs ! Tant pis, je finis toujours par y retourner seule ou avec des camarades ; plutôt seule, parce que ces petites grandes filles m’agacent, ça a peur de se déchirer aux ronces, ça a peur des petites bêtes, des chenilles veloutées, des araignées des bruyères, si jolies, rondes et roses comme des perles, ça crie, c’est fatigué – insupportables enfin.
Et puis il y a mes préférés, les grands bois qui ont seize et vingt ans, ça me saigne le cœur d’en voir couper un ; pas broussailleux, ceux-là, des arbres comme des colonnes, des sentiers étroits où il fait presque nuit à midi, où la voix et les pas sonnent d’une façon inquiétante. Dieu que je les aime ! »(p. 8) Moi aussi.
L’œuvre est devant moi : j’en suis tout réjoui.
(1) Mais les plus tardifs appartiennent aux premières générations de l’école républicaine, laquelle à l’époque était probablement plus formative dans ses classes inférieures qu’elle ne le sera ultérieurement.
(2) Chez Flammarion.
(3) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984.
(4) Paul D’Hollander, à qui on doit la notice et les notes de Claudine à l’école figurant dans l’édition de La Pléiade, a très souvent recours à Élisabeth Charleux-Leroux, laquelle publia de nombreux articles relatifs aux aspects autobiographiques de la série des Claudine et finira par signer en 1995 à la Société des amis de Colette un ouvrage intitulé Avec Colette, de Saint-Sauveur à Montigny où la part du vrai et la part du faux sont méticuleusement distinguées.
(5) "Notice" in Colette, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1986, p. 1356.
(6) Cf. Gérard Bonal et Michel Rémy-Bieth, Colette intime, Éditions Phébus, 2004, pp. 50-53.
Autres notes sur Colette :
Claudine à Paris
Claudine en ménage
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
La retraite sentimentale
Les vrilles de la vigne
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