dimanche 19 juillet 2009

Note de lecture : Colette

La retraite sentimentale
de Colette


Dans la notice (1) qu’il consacre à La retraite sentimentale (2), Paul D’Hollander avance un certain nombre d’opinions que je voudrais me permettre de discuter.

L’élément central de son interprétation de l’œuvre, c’est qu’« Annie réaliserait […] les aspirations "coupables" de la romancière qui s’en innocenterait en les confiant à une créature dont les théories sont constamment réfutées par Claudine » (3). Alors que cette dernière s’enfermerait à Casamène (Monts-Boucons) d’abord, puis à Montigny (St-Sauveur) ensuite, dans un mouvement de retraite présenté comme « l’équivalent profane d’une prise de voile » (4).

Pour Paul D’Hollander, le roman met en scène deux personnages, Claudine et Annie, qui incarnent chacune une certaine conception de l’amour, sentimentale pour la première et physique pour la seconde. Et Colette, de façon quelque peu dissimulée, inclinerait pour la conception d’Annie. D’Hollander fonde en grande partie son interprétation sur les problèmes de ménage que Colette connaissait au moment de la rédaction de La retraite sentimentale.

Ce n’est pas ainsi que je lis les choses. Je pense au contraire que Colette vit et exprime une sensualité polymorphe qui n’exclut aucune de ses manifestations. Claudine et Annie sont en l’occurrence les deux visages d’une même aspiration à la volupté, visages en bonne partie contradictoires, sans doute, mais comme contraints aussi de s’apprivoiser l’un l’autre.

Et puis, surtout, il y a dans le roman une sorte de troisième personnage : la nature. Car le rapport que Claudine entretient avec les paysages, avec les plantes, avec les bêtes, plus généralement avec les choses, est tout aussi sensuel que ses sentiments envers Renaud ou que les aventures vécues ou fantasmées d’Annie. Je ne crains pas de citer un extrait un peu long en guise d’exemple, tant sa saveur l’en fait court.
« Un froissement doux, un chuchotement monotone, mais expressif, presque syllabé, contre les volets clos, m’éveille progressivement… je reconnais le murmure soyeux de la neige. Déjà la neige ! elle doit tomber en flocons lourds, d’un ciel calme que le vent ne bouleverse point… Verticale et lente, elle aveugle l’aube, elle suffoque les enfants qui vont à l’école et qui la reçoivent nez levé, bouche ouverte, comme je faisais autrefois…
Et la nuit ironique m’a comblée de rêves ensoleillés, puérils, de rêves faciles et vides où il n’y avait que mon enfance, l’été, la chaleur, la soif…
Un peu de fièvre, sans doute, me retient encore parmi cet été et ce jardin qui appartiennent à mon enfance. J’ai soif. Mais je n’ai soif que de l’eau, rougie d’un vin banal et haut en couleur, que me versait Mélie dans la salle à manger fraîche, un peu moisie… "À boire, Mélie, vite !"
Elle claquait la porte, une grille basse grinçait et par l’escalier noir montait l’odeur des pommes de terre qui germaient dans la cave, celle du vin répandu, aigri, sur le sable du cellier, parfum si humide et si glacial qu’un frisson de délices descendait entre mes épaules, moites de la course ou du jeu de billes… Oui, je n’ai soif que de vin sans bouquet, dans ce seul gobelet de la cuisine, épais aux lèvres, où ma langue habituée tâtait une bulle soufflée dans le verre grossier.
"Encore un verre, Mélie !
– Non, je te dis. T’attraperais des guernouilles dans le ventre !"
Phrase rituelle, que j’entendais chaque fois avec un agacement presque voluptueux, comme tous les autres proverbes de Mélie… "Quand un chien trouve une dent de petite fille par terre et qu’il l’avale, il pousse à la petite fille une dent de chien, et au chien une dent de petite fille…" "Ne mets pas les chapeaux de tes camarades en récréation : trois sueurs de ‘personnes’ donnent une pelade !"
Éblouie de l’ombre brusque, je devinais sur la table le pain de quatre heures, la miche encore tiède dont je rompais la croûte embaumée pour la vider de sa mie molle et y verser la gelée de framboise… Le goûter ! mon repas préféré de gobette, en-cas varié que je pouvais emporter sur la maîtresse branche du noyer, ou dans la grange, ou à la récréation du soir, heure mouvementée où nous trouvions le moyen de manger en courant, en riant, en jouant à la marelle, sans qu’aucune de nous en meure étouffée…
Puis je retournais dans le jardin doré, bourdonnant, écœurant de glycines et de chèvrefeuilles, bois enchanté qui balançait des poires vertes, des cerises roses et blanches, des abricots de peluche et des groseilles à maquereau barbues.
Oh ! Juin de mon rêve ! Été commençant où tout se gonfle de jus acide ! Herbe écrasée qui tâchait ma robe blanche et mes bas cachou, cerises que je piquais d’une épingle et dont le sang à peine rose tremblait en gouttes rondes… Groseilles vertes sous la langue, que j’écrasais d’une dent craintive, groseilles qu’on prévoit atroces et qui sont toujours pires !…
Je ne veux que l’eau rougie, bue dans l’ombre de la salle à manger de mon enfance, dans le verre épais aux lèvres…
» (pp. 910-911)
N’est-ce pas le même bouillonnement qui nous projette vers la volupté de la chair, vers la volupté de l’amour, vers la volupté de la nature, des choses, de l’enfance… ?

Dans le fond, ce n’est pas Claudine qui se refuse à l’ivresse, mais bien plutôt Annie, laquelle renonce à tout ce qui, dans le présent, pourrait conduire à la délectation et qui ne ressemble pas assez au spasme de la chair. Elle exalte bien sûr sa liberté, mais par des mots qui trahissent une certaine fermeture.
« "À partir de ce jour-là, Claudine [le jour de sa première aventure], j’ai su ce que valait la vie !... Un jardin où l’on peut tout cueillir, tout manger, tout quitter et tout reprendre… Changer n’est pas être infidèle, puisque je n’aime et ne comble en vérité que moi-même…" » (p. 850)
La métaphore du jardin est évidemment étonnante, puisqu’elle est formulée par quelqu’un qui ne voit pas le jardin, toute absorbée qu’elle est par ses jouissances. Et le « je n’aime et ne comble en vérité que moi-même » est un peu le glas du bonheur. D’ailleurs, Claudine lui répond de manière autrement persuasive lorsqu’elle évoque la jalousie qu’elle ressentit avec Rézi :
« J’évoque passionnément ma douleur de ce temps-là, comme on imagine, du fond d’un lit tiède, le froid du dehors, la pluie sur la nuque, une route de banlieue galeuse, jalonnée d’arbres gémissants… Ne m’enlevez pas une miette de notre passé ! Plutôt, ajoutez des anneaux à cette parure de sauvagesse où je suspends des fleurs, des coquillages irisés, des morceaux de miroir, des diamants et des amulettes… » (p. 833)

Après tout, quand Annie explique la façon dont une femme « tombe » dans l’adultère, cela ne ressemble guère à un éloge de la liberté.
« Elle tombe par ignorance d’elle-même, par peur, par crainte du ridicule – oui, Claudine ! – et aussi avec la hâte que ce soit fini, pour ne plus avoir à se défendre, avec l’idée confuse qu’en cédant elle retrouvera la paix et la solitude tout de suite après… » (p. 863)

Ce qui, avant tout, sépare Annie de Claudine, c’est le sens de l’attachement. Lorsque cette dernière hésite encore à prendre la direction de la maison de son amie :
« – Je n’ai pas d’ordres à donner ici, voyons !
– Oh ! si, Claudine. Donnez-les tous, relevez les murs, coupez les bois, rentrez le foin, je serai si contente ! Donnez-moi l’illusion que rien n’est à moi, que je puis me lever de cette chaise et partir, ne laissant de moi que cette broderie commencée…"
» (pp. 837-838)
Et puis, ce qui les sépare aussi, c’est le sens des distinctions. Là où Annie ne cherche que le semblable, l’uniforme, l’orgasme sans cesse renouvelé, Claudine discerne. Parlant de Renaud souffrant :
« Quelle tristesse de le savoir pareil à d’autres malades ! et pourquoi mon orgueil s’attache-t-il à ne vouloir dans mon cœur que des êtres particuliers ? Tout ce qui les identifie au reste du monde m’irrite contre eux et contre moi. » (pp. 851-852)

Évidemment, je ne suis pas en train de prétendre que Colette, par l’intermédiaire de Claudine, se ferait l’avocate de la fidélité amoureuse. Les récits d’Annie l’intéressent au plus haut point et nous savons, notamment grâce à L’ingénue libertine, qu’elle aspire peu à maîtriser ses désirs, quelle qu’en soit la nature.

Ce qui me frappe le plus chez Colette, c’est qu’elle nous parle toujours d’un monde où il n’est jamais question ni de politique, ni de science, ni de philosophie (du moins au sens de métaphysique), comme si la vie était largement assez remplie par le souci du quotidien. Et cette impasse sur le sens du monde, du monde social comme du monde tout court, apparaît chez elle non comme une faiblesse, mais bien au contraire comme une force. Car son souci du quotidien va de pair avec une extraordinaire acuité face aux choses, qui en rendent la perception à ce point accaparante qu’il n’est plus de place pour ces réflexions prétendument profondes, davantage propices à la distraction qu’à la lucidité. Bien sûr, tout cela finit en écriture ! Encore que finit n’est pas le bon terme. Car l’écriture – qui était un travail pour Colette, rappelons-le – confère un regard qui se plaît dans les mots.

Je ne pense pas que l’on puisse vraiment parler d’hédonisme. Ce serait encore trop moral. Tout est si compliqué !
« Il y a du plaisir à s’attacher à ceux qui nous trompent, qui portent le mensonge comme une robe très parée et ne l’écartent que par un désir voluptueux de nudité. » (p. 843)

Avec Colette, le mensonge, toujours le mensonge…

(1) Colette, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, éd. dir. par Claude Pichois, 1984, pp. 1495-1501.
(2) Ibid., pp. 829-955.
(3) Ibid., p. 1498.
(4) Ibid., p. 1497.

Autres notes sur Colette :
Claudine à l’école
Claudine à Paris
Claudine en ménage
Claudine s’en va
L’ingénue libertine
Les vrilles de la vigne

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