mercredi 28 décembre 2011

Note d’opinion : les lois mémorielles

À propos des lois mémorielles

Les lois qui punissent ou menacent de punir ceux qui nient des faits historiques moralement bouleversants sont vaines, voire inopportunes. Qui peut croire en effet qu’elles puissent pousser ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, contestent ces réalités à s’amender ? Le plus souvent, ils vont au contraire y trouver un motif d’entêtement, ne serait-ce qu’en raison de l’atteinte à la liberté d’expression qu’elles leur donnent l’occasion de dénoncer. On comprend ce qui conduisit à réprimer le négationnisme de la Shoah. La caractère exceptionnel du drame vécu par les Juifs d’Europe, l’effroi durable que leur sort a provoqué, l’incompréhension absolue qu’a suscité l’organisation méthodique de leur extermination, tout incitait à ne pas tolérer la dénégation de leur malheur. Mais le pli pris s’est vite révélé malvenu.

Je m’apprêtais à rédiger une petite note sur ce sujet, suite à l’adoption le 22 décembre dernier par l’Assemblée nationale française d’une proposition de loi visant à réprimer la négation des génocides, lorsque j’ai découvert l’article de Pierre Nora, publié en page 17 du numéro du 28 décembre 2011 du journal Le Monde. Je ne peux pas mieux dire et, par conséquent, je livre simplement cet article dans son intégralité.


« Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport législatif purement français

On ne pouvait imaginer pire. Et si le Sénat devait confirmer cette funeste loi sur "
la pénalisation de la contestation des génocides établis par la loi ", ce sont les espoirs de tous ceux qui ont désapprouvé la généralisation des lois mémorielles et tous les efforts de l'association Liberté pour l'histoire depuis 2005, qui se trouveraient anéantis. A peine y avait-il une cinquantaine de députés en séance pour voter à main levée. Je ne doute pas que les plus conscients d'entre eux ne tarderont pas à se mordre les doigts devant les conséquences de leur initiative. L'ampleur du désastre est telle qu'il faut reprendre la question à zéro.
Il y a en effet dans cette loi deux aspects très différents : la question arménienne, sur laquelle on s'est focalisé ; et un aspect de portée beaucoup plus générale, qui n'a pas été mis en relief.
Versant arménien, l'affaire est claire. Le parallèle historique entre le " génocide " arménien et la Shoah, qui justifierait l'alignement de la législation française sur la loi Gayssot - pénalisant en 1990 la contestation du génocide juif -, ne tient pas. Pour la Shoah, en effet, la responsabilité de la France vichyste est engagée, alors que, dans le cas de l'Arménie, la France n'y est pour rien. Et s'il s'agissait de faire pression sur la Turquie, le résultat est concluant : la décision française ne peut qu'exacerber le nationalisme turc et bloquer toute forme d'avancée vers la reconnaissance du passé. La Turquie avait proposé, en 2005, la création d'une commission bipartite d'historiens et l'ouverture des archives ; les Arméniens avaient refusé au nom de leurs certitudes : génocide il y avait, et donc rien à ajouter, comme si le mot seul dispensait d'explorer les conditions de la chose. Le gouvernement français aurait dû faire pression pour qu'Ankara installe une commission internationale, dont la Turquie se serait engagée à suivre les conclusions, pour sortir du fatal tête-à-tête.
Le mot génocide a une aura magique, mais il faut rappeler que tous les historiens sérieux sont réticents à l'utiliser, lui préférant, selon les cas, " anéantissement ", " extermination ", " crimes de masse ". L'expression, élaborée pendant la guerre, a été dotée d'une définition juridique en 1948, fondée sur une intention exterminatrice. Elle a pris une connotation extensive aux frontières floues, et son utilisation n'a plus qu'un contenu émotif, politique ou idéologique. Si les Arméniens souhaitent l'utiliser, pourquoi pas ? Il peut se justifier. Mais ce génocide était déjà reconnu par la République française depuis 2001. Alors ?
Ce qui frappe dans la loi adoptée le 22 décembre, son urgence, son téléguidage par l'Elysée, c'est le cynisme politicien, la volonté de couper l'herbe sous le pied d'une initiative parallèle de la gauche au Sénat, son arrière-pensée d'en finir avec toute candidature à l'UE de la Turquie, ainsi diabolisée, et pratiquement " nazifiée ".
Il en va de même de la notion de crime contre l'humanité, associée dans la loi à celle de génocide. La notion est entrée dans le droit en 1945 au procès de Nuremberg, et son imprescriptibilité signifiait qu'aucun des auteurs du crime n'était à l'abri de poursuites jusqu'à sa mort. On l'a vu pour les nazis. Mais l'Arménie ? Aucun des acteurs n'étant encore en vie et le crime datant de près d'un siècle, faut-il que ce soient les historiens qui en portent la responsabilité ? Comment ceux-ci pourraient-ils travailler sur un sujet désormais tabou ?
L'aspect arménien n'est pas le plus grave. Cette loi prétend n'être que la mise en conformité du droit français avec la décision-cadre européenne du 28 novembre 2008 portant sur "
la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal ". C'est faux : elle va plus loin. Devant la décision de Bruxelles, la France avait choisi une " option " qui consistait à ne reconnaître que les crimes contre l'humanité, génocides et crimes de guerre déclarés tels par une juridiction internationale. C'était admettre l'éventualité d'une criminalisation des auteurs du génocide au Rwanda, au Kosovo et autres crimes internationaux contemporains, mais mettre les historiens qui travaillent sur le passé à l'abri de toute mise en cause. La loi actuelle s'applique à tous les crimes qui seraient reconnus par la loi française.
En termes clairs, la voie est ouverte pour toute mise en cause de la recherche historique et scientifique par des revendications mémorielles de groupes particuliers puisque les associations sont même habilitées par le nouveau texte à se porter partie civile. La criminalisation de la guerre de Vendée était d'ailleurs sur le point d'arriver sur le bureau de l'Assemblée en 2008 lorsque la Commission d'information sur les questions mémorielles avait conclu à la nécessité pour la représentation nationale de s'abstenir de toute initiative future en ce sens. D'autres propositions de loi se pressaient : sur l'Ukraine affamée par le pouvoir stalinien en 1932-1933 et les crimes communistes dans les pays de l'Est, sur l'extermination des Tziganes par les nazis, et même sur le massacre de la Garde suisse, aux Tuileries, en 1792 ! A quand la criminalisation des historiens qui travaillent sur l'Algérie, sur la Saint-Barthélemy, sur la croisade des Albigeois ? Mesure-t-on à quel degré d'anachronisme on peut arriver en projetant ainsi sur le passé des notions qui n'ont d'existence que contemporaine, et de surcroît en se condamnant à des jugements moraux et manichéens ? D'autant plus que la loi n'incrimine plus seulement la "
négation " du génocide, mais introduit un nouveau délit : sa " minimisation ", charmante notion que les juristes apprécieront.
La loi Gayssot avait sanctuarisé une catégorie de la population, les juifs ; la loi Taubira une autre catégorie, les descendants d'esclaves et déportés africains ; la loi actuelle en fait autant pour les Arméniens. La France est de toutes les démocraties la seule qui pratique ce sport législatif. Et le plus tragique est de voir l'invocation à la défense des droits de l'homme et au message universel de la France servir, chez les auteurs, de cache-misère à la soviétisation de l'histoire. Les responsables élus de la communauté nationale croient-ils préserver la mémoire collective en donnant à chacun des groupes qui pourraient avoir de bonnes raisons de la revendiquer la satisfaction d'une loi ? Faut-il leur rappeler que c'est l'histoire qu'il faut d'abord protéger, parce que c'est elle qui rassemble, quand la mémoire divise ?
C'est ce que défend Liberté pour l'histoire. Nous avions lancé en octobre 2008, aux Rendez-vous de l'histoire de Blois, un appel aux historiens européens que plus d'un millier d'entre eux avaient signé en quelques semaines. " L'histoire, proclamait-il, ne doit pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un Etat libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l'historien sous la menace de sanctions pénales (...). En démocratie, la liberté pour l'histoire est la liberté de tous. "
C'est le moment de rappeler cet appel. Que tous ceux qui l'approuvent prennent l'initiative de nous rejoindre. Il est des revers qui ne font que relancer l'ardeur au combat. Il est des lois que d'autres lois peuvent défaire, des institutions politiques que d'autres institutions politiques peuvent corriger. Rien ne peut davantage prouver le bien-fondé de notre cause, appuyée sur le simple bon sens, que cette attaque en rase campagne. Ou plutôt en pleine campagne électorale.
Pierre Nora
Historien, président de l'association Liberté pour l'histoire
»

vendredi 23 décembre 2011

Note de lecture : Paul Veyne

Le quotidien et l’intéressant
de Paul Veyne


Récemment, j’ai découvert chez un bouquiniste liégeois ce livre de Paul Veyne que je n’avais pas lu : Le quotidien et l’intéressant (1). Sa lecture m’a fait comprendre que j’avais perdu bien du temps - seize ans - à tenter de saisir qui était Paul Veyne, alors que tout s’y trouve, ou presque.

Quand je dis que tout s’y trouve, je ne vise pas son œuvre, qui reste bien sûr l’essentiel. Mais, outre que l’esprit dans lequel cette œuvre s’est construite y est très clairement explicité, c’est l’homme avant tout qui s’y révèle. L’exercice est malaisé, presque impossible. Au point que je me détourne volontiers des livres où les auteurs entreprennent de parler d’eux-mêmes. Et pourtant, en l’occurrence, Paul Veyne a magnifiquement navigué parmi ce qu’il appelle lui-même « les précipices de la littérature égotiste » (p. 1)

Le livre comporte deux parties. La première est faite d’un long monologue intitulé “Libre parcours” et la seconde de “Réponses” (à des questions de Catherine Darbo-Peschanski) qui abordent différentes thématiques, le plus souvent liées d’une manière ou d’une autre à la recherche en histoire.

Le “Libre parcours”, c’est un texte par lequel Paul Veyne a tenté de se cerner et où il signale certaines de ses expériences, celles qui l’ont conduit à sa conception du métier d’historien. Et, bien sûr, ces expériences sont diverses, tant Veyne a conscience du fait que nous sommes autant forgés par l’insignifiant, par le quotidien, que par le réflexif. Voilà ce qui explique que l’on découvre des anecdotes à la fois très intimes et, en même temps, très peu personnelles.

« N’y pas conformer sa conduite »

Ainsi, évoquant l’aide qu’il apporta, avec son ami Georges Ville, au F.L.N., il explicite comment il s’y forgea une certaine maîtrise de lui-même.
« Le “portage de valises” me donna aussi l’occasion de faire une découverte sur mon propre compte et sur la condition humaine : il m’arriva de devenir férocement jaloux de Ville. La nouvelle qu’il était propulsé dans les hautes sphères du soutien aux Algériens me fit l’effet d’un coup de poignard. J’en restai stupéfait : je ne me serais jamais attendu à cela de ma part. Être jaloux d’un ami intime avec qui j’échangeais trois lettres pas semaine (il ne nous arrivait rien que nous ne nous le racontions) ! Un sentiment aussi vulgaire, aussi automatique que l’envie ! Aussi contraire à l’objectivité scientifique, au respect des supériorités vraies, à la générosité cartésienne, à la santé nietzschéenne et à la charité chrétienne ! Il ne me restait qu’à prendre acte de la chose, à n’y pas conformer ma conduite, à inférer que la condition d’homme exposait à cette maladie, à n’en éprouver ni gêne, ni humiliation, ni contrition et à m’acheminer peu à peu, si je pouvais, vers une sérénité plus compréhensive de moi-même et des autres. » (p. 34)
J’ignore s’il en va ainsi pour bon nombre de gens, mais, en ce qui me concerne, cette réaction m’en rappelle une de même nature que j’ai eue en 1970. Au cours d’une discussion à caractère politique dont le souvenir ne m’a plus quitté, je me suis surpris à combattre de mauvaise foi des arguments parfaitement rationnels. Et, pareillement à Paul Veyne, j’ai pris cela pour un penchant humain à quoi il fallait « n’y pas conformer [sa] conduite ». C’est dire combien je suis sensible à ses révélations.

L’alpinisme

Toujours dans un registre qui me touche, Paul Veyne parle de son goût pour l’alpinisme. Avec des mots qui ne peuvent que m’émouvoir :
« Les pentes, les montées ne sont pas des horizontales imparfaites, mais des verticales adoucies : les mots changent de sens. Les volumes deviennent extrêmement complexes bien que les formes soient stylisées, “idéal-typisées” ; la silhouette du Dru n’est pas celle du Cervin et chacune d’elle est aussi reconnaissable que celle d’une personne. La vue se trouve déconcertée : brusques échappées, vues panoramiques soudaines, multiplicité des angles de vision. Plus une chose curieuse : à la différence de la plaine, avec ses végétations et ses maisons, ce monde est fractal, comme le sont les tessons, les éclats de verre, les cailloux ; le hasard y a tout découpé en dents de scie irrégulières. Mieux encore, à quelque échelle que l’on se place, ce hasard est le même : la silhouette du Cervin est fractale et celle du moindre caillou l’est pareillement. Cette uniformité dans l’informe ignore l’existence de la vie, celle du chêne et celle du roseau, qui a une taille absolue. » (p. 37)
Personnellement, j’ai toujours regardé les montagnes avec un sentiment comparable, de même que, enfant, je regardais ainsi les cartes de géographie, plus particulièrement le dessin que forment les côtes, si reconnaissable et pourtant si stochastique.

Paul Veyne écrit aussi :
« La pratique de l’alpinisme trahit un goût pour l’inquiétude et le mouvement, pour le romanesque aussi ; c’est un test caractériel qui fait preuve. » (p. 38)
Est-ce si sûr que cela ? Il m’a plutôt semblé trouver dans la montagne de la quiétude, mêlée à une perception aiguë de la rigueur des choses, dans les deux sens du mot rigueur. Mais il est possible que je me trompe, y compris sur moi-même. D’autant que je n’ai jamais pratiqué l’alpinisme proprement dit, mais plutôt la randonnée en montagne. Il ne s’agissait pas tant pour moi d’atteindre l’un ou l’autre sommet, mais bien des points de vue sans cesse différents.

Aron

Dans “Libre parcours”, on trouve aussi d’intéressantes précisions sur les rapports que Paul Veyne entretint avec Raymond Aron. Celui-ci l’avait propulsé vers le Collège de France, ce qui ne les empêcha pas de rompre. Le récit que Veyne fait de cette rupture mérite le détour (2) :
« Entre lui et son obligé, cela tourna bientôt à la mésentente chronique. Incompatibilité d’humeur ou d’humour, peut-être. Cependant, s’il faut distinguer les êtres vivants à sang froid et ceux, plus intéressants, à chaleur interne, Aron appartenait à ce second type ; loin d’être indifférente, sa personnalité était littéraire, comme on dit ; il avait des sentiments, des lubies, des déchirements. J’avais déçu son attente ; lui, de son côté, commençait à m’agacer un peu. Ma vie privée (je divorçais pour la seconde fois) choquait en lui l’homme des disciplines collectives ; il ne me cachait pas qu’il me trouvait un peu enfantin. Malgré tout, quand il me donnait ces leçons, il levait trop haut le nez pour ne pas donner prise au soupçon que ce qu’il dédaignait si bien l’effarouchait encore davantage.
Ma présentation au Collège était trop avancée pour qu’il aille reculer ; il n’était pas homme à se désister de ce qu’il avait entrepris. Après mon élection, il se rattrapa en me demandant de venir, comme de collègue à collègue, parler en son séminaire de la liberté et de l’égalité en Grèce antique. Cette Grèce est si antique que le sujet paraissait très innocent. Comme historien, j’essayais de montrer les différences qui séparent les époques et qui font que ces mots n’ont plus le même sens pour nous. J’eus l’étonnement de me trouver devant des auditeurs que ces banalités semblaient irriter au plus haut point ; la salle était remplie de disciples d’Aron et, entre eux et moi, la leçon tourna à la scène de ménage. Ils m’opposèrent la permanence des valeurs avec la plus vive indignation. Surpris de ce happening, je me tournai vers Aron qui était assis à côté de moi sur la chaire. Il me répondit par quelques mots froids. Dans mon village, quand on voit arriver chez soi un voisin dont on ne souhaite pas la visite, on laisse aboyer les chiens. Je compris le sens du message et, désormais, j’eus soin de me faire oublier d’Aron et de l’oublier.
» (pp. 48-49)
Ah ! qu’il est malaisé de dialoguer !

Cette rupture n’a pas anéanti l’admiration que Veyne éprouvait pour Aron. Il le décrit d’une façon qui me paraît très juste :
« Esprit distingué s’il en fut, Aron avait au plus haut degré l’art d’éclaircir les problèmes plutôt que le don de flairer la présence de problèmes insoupçonnés. Mais il se voulait homme de théorie en même temps que représentant d’une opinion ; il estimait qu’il ne faisait qu’exprimer les leçons de la raison, donner la parole à l’entendement serein, en homme de savoir et de jugement, étranger à tous les fanatismes. Il était de bonne foi et, en tout cas, c’était de bonne guerre : il est arrivé à donner des remords à des gens qui ne partageaient pas ses opinions, mais qui, impressionnés, le respectaient comme le penseur du demi-siècle politique, comme notre vieux sage. » (p. 45)

Paul Veyne pose aussi un regard juste, je crois, sur ce qui, plus fondamentalement, le séparait de Raymond Aron.
« J’éprouvais pour Aron un mélange (où mon ambition de carrière était évidemment pour quelque chose) d’affection admirative pour le grand scholar et de malaise devant ses opinions qui n’étaient pas les miennes, et aussi devant l’accord qu’il croyait possible et naturel entre le savant et le politique ou le conseiller du Prince.
[...]Il lui a fallu, pour cela, minimiser la distinction radicale que fait Weber (et tant d’autres avant et après lui) entre jugements de faits et jugements de valeurs. On peut lire les quinze cents pages des écrits sociologiques de Weber sans soupçonner un instant les opinions tranchées, et pas précisément “de gauche”, qui ont été les siennes (mais je m’empresse d’ajouter qu’en “bon” nietzschéen Weber n’était pas antisémite, au contraire).
Pour affirmer contre Weber qu’on peut éluder la règle de la neutralité axiologique, Aron a dû, en outre, critiquer le nominalisme du grand penseur allemand et réaffirmer qu’il y a une logique éternelle de l’action (une praxéologie) et des fins naturelles de la politique.
» (pp. 44-46)
Une seule remarque : le “bon” nietzschéen, pour Paul Veyne, est très certainement celui qui lit Nietzsche comme l’a fait Foucault (3). Je ne suis pas sûr qu’il soit admissible de qualifier Weber de nietzschéen, fût-ce “bon”. La dénégation du soupçon d’antisémitisme que l’appellation de nietzschéen pourrait susciter laisse à penser.

L’intéressant

Venons-en à l’l’intéressant. Voilà un mot qu’un ami et moi utilisons souvent (c’est lui qui en a importé l’usage dans nos conversations) dans un sens qui est très précisément celui que lui assigne Paul Veyne. Je le cite :
« Il arrive du neuf parce que nous nous intéressons et que nous avons, avec les êtres et les choses, ce rapport que Georg Simmel a bien décrit et qu’ignorent freudisme et marxisme : l’homme est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des choses qui ne concernent en rien ses intérêts. Quand on manifestait à Paris contre le Shah d’Iran, ce n’était pas par “intérêt syndical”, mais par une solidarité que Simmel, précisément, appelle “relation objectale”. Si nous apprenions que le totalitarisme vient de triompher sur Proxima Centauri, à cent années-lumière, nous en serions affligés. La charité ou la commisération relèvent aussi de cela. Le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon, l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruiste “se plaît” à n’être pas égoïste... Ratiocination bien connue et qui tourne en rond. “Je suis un homme qui pense à autre chose (qu’à moi)”, disait Hugo... D’Aristote à Sénèque, l’anthropologie antique, qui se représente l’homme comme un scaphandrier autosuffisant et autodéfensif, n’est jamais arrivée à sortir de ce problème purement verbal de l’altruisme égoïste, faute d’avoir compris qu’il existe des relations “objectales”, de l’intérêt désintéressé. » (pp. 15-16)
Plus radicalement, Paul Veyne écrit ceci :
« Si je passe en revue ma vie professionnelle et mon choix du métier d’historien, je prends conscience d’une façon d’être que j’ai, ou d’une lacune, comme on voudra : je suis assez indifférent au Bien, public ou non ; comme historien et comme professeur, seul m’attire ce qui est intéressant. Or l’intéressant n’est pas le bien, ni le beau, ni le réel, ni l’aimable, ni l’utile, ni l’indispensable, ni même l’important ; ou plutôt, lorsqu’il est ceci ou cela, bon ou beau, ce n’est pas cela qui le rend intéressant. En un mot, l’intéressant est désintéressé : raisonnablement, nous devrions n’en avoir que faire, mais nous ne sommes pas raisonnables : nous sommes curieux de tout. L’intéressant est ce que nous recherchons par “pure curiosité” de savant, même si, par ailleurs, c’est une chose importante pour la politique. Une chose est intéressante lorsque nous sommes incapables de dire pourquoi nous nous intéressons à elle : nous savons seulement qu’elle nous intéresse. » (pp. 66-67)

Le quotidien

Les “Réponses” aux questions de Catherine Darbo-Peschanski offrent une mine d’informations sur la manière dont Paul Veyne réfléchit, principalement sur l’histoire des hommes. Il me semble que ce qui caractérise le mieux ce que sa démarche a de spécifique, c’est une certaine approche des généralités. Il faut des généralités, pense-t-il, pour autant qu’elles ne soient pas ces généralités communes qui aveuglent, mais au contraire des généralités construites, réfléchies, extraites de ce que nous apprend le quotidien des hommes. Parmi d’autres, voici un passage assez révélateur à cet égard. Il concerne ce que peuvent avoir de trompeurs ces grands concepts, telle la féodalité, dont on use un peu à tort et à travers, comme lorsqu’on évoque, par facilité, la période féodale japonaise.
« Je ne vous raconte ici rien d’intuitionniste ni de mystique. Je ne prétend pas qu’on apercevrait de la féodalité dans le Moyen Age par une sorte de lumière surnaturelle, qu’il serait inutile de vérifier sur les documents. Vous avez raison de vouloir préciser : la pudibonderie de la race historienne, dès qu’il s’agit de vérité et de rigueur, est souvent plus soupçonneuse qu’éclairée.
Certes, il faut vérifier. Il n’y aura de féodalité au Moyen Age que s’il y a eu conjonction du gouvernement des hommes et de la propriété du sol. Cette conjonction a-t-elle eu lieu ? Seuls les documents l’affirmeront ou l’infirmeront. Ce que j’essaie de dire est bien différent : c’est que l’
idée de féodalité ne naît pas des documents comme le poussin sort de l’œuf ; il faut l’en faire sortir, comme si elle y était déjà, par un effort intellectuel d’aperception qui n’a rien à voir avec l’application d’une méthode. Rigueur ou pas, il y a des gens, comme Max Weber, qui ont de meilleurs yeux que d’autres. Autrement dit, la vérité est une chose et la pénétration en est une autre, et seules sont intéressantes les idées pénétrantes.
Nous retrouvons, par ce détour, la phénoménologie de l’ami Passeron et son idée favorite (*) : ce qui est convaincant en histoire, comme en sociologie, est de faire surgir dans l’observation historique des faits ou des relations dont la pertinence ne préexistait pas à l’idéal-type qu’on vient d’en extraire.
L’histoire est une science parce qu’elle ne se contente pas du vrai, elle cherche du caché, par radioscopie. Voir des généralités, trouver aux choses un sens, une saveur, une intelligibilité, tel est le progrès de la connaissance historique. Il y a un quart de siècle, j’appelais cela l’
allongement du questionnaire, ce qui est plat : l’impression de “comprendre mieux” donne l’illusion d’une troisième dimension, d’une profondeur de champ. L’intelligibilité est ici la généralité non confuse, c’est-à-dire la différence. Cela s’oppose à l’insignifiant, au détail, à l’anecdotique. Pour rendre une chose intelligible, que ce soit la féodalité ou la Révolution française, il est inutile d’aller chercher un recours en dehors de la chose elle-même : offrir la saveur apaisante de l’intelligibilité est une qualité interne à toute idée générale. Nous l’avons dit, l’explication par les causes n’est pas la seule forme d’intelligibilité. Dès que, dépassant l’anecdote, vous parvenez à la couche abstraite des universaux, la lumière se fait dans votre esprit.
Inutile de vous préciser que voir des généralités est la même chose que d’apercevoir des différences, ces différences dont nous avons souvent parlé. C’est dans l’anecdote, dans le confus sans relief que tout semble pareil à tout, que tous les monothéismes, toutes les démocraties se ressemblent.
Pardonnez-moi d’avoir glosé si longuement autour d’une note de Pascal : “À mesurer qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différences entre les hommes.”
» (pp. 178-180)
La gageure qui consiste à n’admettre de généralités que conformes au quotidien, tel est la ligne de conduite de Paul Veyne :
« Je ne crois pas au rêves romanesques de madame Bovary sur l’amour qui pousse dans les îles comme un absolu, je ne crois pas non plus à l’homme ou plutôt au Dasein de Heidegger, et inutile de dire que je n’ai jamais cru au paradis soviétique : il se dénonçait de façon interne comme faux, parce qu’étant contraire à la quotidienneté. Voilà le problème. » (p. 181)
Et je voudrais là compléter ce qu’il dit à propos d’Heidegger avec ce passage-ci :
« Ce qu’on subodore chez Heidegger et chez bien d’autres est une rage chimérique contre l’indépassable quotidienneté ; cette rage tourne à la critique de la société actuelle, à la satire de notre décadence prétendue ; tel Don Quichotte s’en prenant aux moulins à vent, on va dénonçant l’âge des masses anonymes, de l’individualisme sans idéal, de la médiocrité démocratique. À cette décadence, Heidegger oppose une antique humanité grecque dont il se fait une idée fabuleuse (ce manque de sens des réalités explique la durable adhésion de Heidegger à un nazisme dont il avait, du reste, une idée toute personnelle et non moins chimérique). Et, certes, les grands rassemblements de Nuremberg avaient plus de tonus que l’ordinaire de notre médiocrité quotidienne... » (pp. 188-189)
Voilà des reproches dont je me demande personnellement ce qui le retient de les formuler également à l’égard de Nietzsche. Mais lecture foucaldienne de Nietzsche oblige...

Foucault

En ce qui concerne Foucault, les propos de Paul Veyne sont pour moi particulièrement précieux. Il l’a très bien connu ; ils furent amis. Mais son témoignage n’apporte guère à mes yeux - je dois l’avouer - un crédit supplémentaire à sa pensée.

Veyne n’hésite pas à chercher les origines des inclinations intellectuelles de Foucault. Ainsi :
« Enfant, il avait été pétrifié devant une gravure de son histoire de France : César recevait la soumission de Vercingétorix ; un Vercingétorix beau et musclé (ce qui, je le précise, ne correspondait justement pas aux goûts sexuels de Foucault) et un petit César maigrichon, nerveux, peu prestigieux et qui, pourtant, était vainqueur... Triomphe de l’esprit sur la force, dirons-nous en style noble ! Triomphe de Foucault sur les politiciens et les flics. Le savoir a rapport avec du pouvoir ; trouver la vérité est aussi une puissance. Triomphe aussi de la parole sur le corps. “Je vais voir toutes les interprétations de Tartuffe. Voilà un petit homme ridicule, sans prestige, laid, mais qui parvient à séduire Orgon et, au fond, Elmire, rien que par la puissance de la parole : non, tu te trompes. La version moderne de la pièce ne serait pas Tartuffe ou le militant, mais bien Tartuffe ou le psychanalyste.”
Le fantasme de Foucault était de triompher par ses propres armes, la vérité et la parole, sur d’autres prestiges qui l’humiliaient, le pouvoir et la beauté.
» (p. 193)
Plus précisément :
« [...] enfant, le mépris et la méfiance qu’il avait de lui-même, et aussi sa docilité de jeune idéaliste envers les conventions, avaient fait de lui, jusque vers sa dix-huitième année, un adloescent soumis, humilié et honteux. Toute la vie de Foucault, sa crânerie, son réel courage physique et intellectuel, son nietzschéisme ont été une réaction contre cette humilité vertueuse de l’enfance et les abaissements de l’adolescence. La fierté est une vertu. » (p. 201)
Voilà qui situe les motivations de Foucault bien loin de ce que Veyne a défini comme l’intéressant !

Et celui-ci d’ajouter :
« [...] non, son vrai problème n’avait pas été les garçons, mais les drogues. Enfant, racontait-il, il en avalait de toute espèce qu’il dérobait à son chirurgien de père, “pour voir quel effet elles produiraient sur son esprit”. C’était en somme son Cogito à lui, ou son anti-cogito : comme la folie ou comme l’extase, les drogues nous enseignent que notre moi pourrait être autre qu’il n’est et que nous n’avons pas de raison, ou plutôt de fondement ni de principe, à décréter que notre moi non aliéné est le vrai, celui qui compte. » (p. 195)
Voyons ! Si privé de drogues, l’esprit n’est pas aliéné, c’est qu’il convient de n’en pas prendre. Non ?

Je reste perplexe lorsque je lis ceci :
« La pensée philosophique de Foucault, pensée difficile qui doit sa popularité aux contresens qu’on fait sur elle, a, quand on l’a comprise, l’unité et la cohérence d’une intuition ; l’homme, lui, était déchiré entre ses personnages : celui du révolté, celui de l’homme de pouvoir et donc de l’homme d’ordre, celui de l’égocentrique affamé de salut. Cette multiplicité n’était pas machiavélique : il avait besoin de chacun de ces rôles et il en assumait jusqu’au bout les devoirs et les risques respectifs, comme faisaient docteur Jekyll et Mr. Hyde. Un révolté et un contestataire, un homme d’ordre et de pouvoir.
Le voilà donc tabassé par les flics à Vincennes ou au palais de justice, affrontant la police franquiste sur l’aéroport de Madrid, à peu près torturé dans la Tunisie de Bourguiba, lors d’une mouvement étudiant de gauche, ou se précipitant dans une cabane en feu pour sauver un malheureux, au milieu des bouteilles de gaz qui allaient exploser. Vers le même temps, ce héros/héraut de l’antirépression pouvait chercher à être nommé directeur d’une chaîne de radio ou de télévision - et, s’il l’avait été, il aurait été un directeur à poigne. À ses confidents, il aimait dire vrai contre ses partisans naïfs ou contre une partie de lui-même ; il disait à Passeron que les fous étaient dangereux et très ennuyeux, il me disait que, en France, la police commettait un minimum de “bavures” qu’il était humainement possible. Il ne lui restait plus qu’à mettre des cloisons étanches entre ses diverses fréquentations.
» (p. 197-198)

Il semble évident que ce qui provoque chez Veyne une espèce de fascination pour la pensée de Foucault (outre bien sûr l’amitié qu’il lui vouait), c’est cette conception de l’histoire qui a suscité l’idée d’épistémè et qui conforte sa propre approche du passé :
« On ne peut pas penser n’importe quoi, même les idées les plus louables, n’importe quand ni n’importe où. On ne pense pas aux déshérités en Amérique ni dans l’Antiquité, comme nous y pensons en France en 1995. Nous avons donc, Français d’aujourd’hui, la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables sur ce point. Cela dit, il serait difficile de reprocher aux Grecs de n’avoir pas été charitables, aussi difficile que de reprocher à Vercingétorix d’avoir perdu la bataille d’Alésia parce qu’il n’avait pas d’aviation. Le paradoxe est ironique, ou tragique, ou mélancolique, comme on voudra ; mais le fait est là et on voit mal comment le dépasser. Le temps et le hasard nous font penser bien, du moins à nos yeux. » (p. 218)
Il me semble que « la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables » est encore trop dire. Sont-elles plus louables que d’autres, ces choses ? La question vaut d’être posée, car Foucault lui-même défendit des conceptions qui, toutes relatives qu’elles soient, se pensaient des plus louables, sinon intemporelles. Après tout, n’a-t-il pas participé à la construction d’une nouvelle épistémè qui n’a d’autre légitimité que sa contemporanéité ?


Il y aurait encore bien des choses à relever dans le livre de Paul Veyne, tant il est riche de thèmes intéressants. Mais ce que j’en ai déjà dévoilé devrait suffire à pousser à sa lecture celles et ceux qui cultivent cette curiosité désintéressée dont il s’est fait le chantre.

(1) Paul Veyne, Le quotidien et l’intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Les Belles Lettres, 1995.
(2) Quel dommage que Pierre Bourdieu ait toujours gardé le silence sur les raisons et les circonstances de sa rupture d’avec le même Aron. On pourrait penser - et Bourdieu l’a sans doute pensé - que ce serait là jaboter. Mais tout est dans la manière de dire et de lire, sinon il faudrait renoncer à jamais ouvrir Balzac.
(3) Cf. notamment Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Hommage à Jean Hyppolite, PUF, coll. Épithémée, 1971, pp. 145-172.
(*) Jean-Claude PASSERON, Le Raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 390 ; ID., “De la pluralité théorique en sociologie”, Revue européenne des sciences sociales, XXXII, 1994, pp. 71-116. [Note de P.V.]

mercredi 14 décembre 2011

Note de lecture : Michel Terestchenko

La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle
de Michel Terestchenko


Un article publié sur Internet a retenu ma particulière attention et je voudrais en dire quelques mots. Il s’agit de La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle de Michel Terestchenko (1).

Je ne me permettrai ni d’expliciter l’article (que chacun peut lire ici), ni moins encore de juger ce qui y est dit de Fénelon, que je n’ai pas lu.

Ce qui m’a accroché, dans cet article, c’est d’abord l’idée de réfléchir au lien pouvant exister entre le conflit que suscitèrent les jansénistes et celui qui résulta de l’opposition de Bossuet au quiétisme. L’affaire est en réalité d’une très grande complexité et je suis bien trop ignorant des questions théologiques qu’elle agite pour oser formuler une opinion à ce sujet. Reste que les arguments développés, notamment ceux de Fénelon que Michel Terestchenko rapporte, participent d’une subtilité et répondent à des questions qui dépassent à certains égards le fait religieux et l’interprétation des textes sacrés. Une autre chose suscita aussi mon intérêt, c’est l’éclairage que les controverses évoquées fournit à la question de l’intérêt désintéressé (2).

Commençons par ce que je me suis permis d’appeler le dépassement du fait religieux. Il y a un certain temps déjà que l’idée m’est venue que bien des penseurs agnostiques ou athées négligeaient de lire et de s’inspirer des auteurs religieux, alors que certains de ceux-ci ont marqué la pensée occidentale d’une façon à ce point profonde qu’elle subsiste, fût-ce sous une forme ténue, au sein de nos déterminations les plus profondes. On peut bien sûr citer Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal et même Lamennais, mais cela reste vrai pour des théologiens bien plus discrets qui ont participé à des débats qui ne furent pas que scolastiques et qui, parfois même lorsqu’ils étaient scolastiques, soulevaient des problèmes dont l’enjeu n’était pas que religieux.

La question de la prédestination augustinienne au salut, par exemple, mérite à bien des égards qu’on s’y arrête. Non seulement parce qu’elle donne à penser au sujet des liens pouvant exister entre les conceptions de la liberté, telle celle que Thomas d’Aquin développa (3), et l’influence qu’elles eurent sur l’émancipation à l’égard des dogmes chrétiens, mais aussi en raison du poids dont elles pesèrent sur le fait révolutionnaire. Ainsi, le jansénisme, qui n’envisage l’affranchissement à l’égard de la prédétermination au mal que par la grâce, a répandu une forme subtile de fatalisme dont il serait éminemment intéressant d’étudier en quoi elle inclina à l’effondrement de la monarchie absolue. Ainsi encore, la persécution du quiétisme, réussie même au niveau des idées, a préparé une dissociation radicale du mysticisme et du catholicisme qu’il serait peut-être opportun de mettre en relation avec le mouvement de sécularisation qui conduisit à l’affaiblissement considérable que le catholicisme connaît aujourd’hui en Europe.

Autre exemple : la portée de la théologie apophatique, notamment quant à l’élucidation de la pensée de Fénelon. Je ne suis pas en mesure de juger de cette influence, mais je me pose la question suivante : comment rendre compte de l’impact de cette théologie-là sur les débats théologiques du XVIIe siècle, alors que la question de Dieu s’était tellement épurée chez certains auteurs des XIIIe, XIVe et XVe siècles que l’on pourrait, d’une certaine manière, regarder les débats sur les volontés de Dieu comme une sorte de régression superstitieuse. Si on lit La docte ignorance de Nicolas de Cues (4) en faisant abstraction de certains de ses écrits postérieurs, on ne peut qu’être frappé par le fait que bien des agnostiques, bien des athées, peuvent se sentir profondément concernés par les questionnements qu’on y trouve. Selon le regard que l’on jette sur l’œuvre, elle peut faire naître autant de réflexions à ceux qui cultivent le scepticisme qu’à ceux qui vivent dans la foi. Il est malaisé d’en dire autant de la lecture de Bossuet.

J’en viens à la question de l’intérêt désintéressé. Michel Terestchenko est proche du courant anti-utilitariste rassemblé autour de la Revue du M.A.U.S.S. (5) Ce courant défend l’idée que l’altruisme humain est une des déterminations du comportement et que la théorie économique, qui pêche de ne pas en tenir compte, devrait être réformée afin d’incorporer ce paramètre. On voit immédiatement l’intérêt (si j’ose user du mot en la circonstance) que l’article de Terestchenko peut présenter sur ce point. Non pas tellement que le pur amour - celui que ressentent envers Dieu ceux qui vivent dans la conviction de leur damnation éternelle - puisse être vu comme l’exemple d’un altruisme qu’aucun intérêt second, tel le plaisir de se savoir bon, n’altère. Mais plutôt l’espèce de preuve que constitue l’existence même d’une pensée solidement étayée et apte à concevoir une forme de gratuité absolue.

De la même manière que Nicolas de Cues entreprend d’étudier la vérité - c’est-à-dire non pas ce qui serait vrai, mais bien cette nature commune à tout ce qui est vrai - en méditant sur l’ignorance, de même les M.a.u.s.siens devraient-ils étudier l’altruisme par ce qu’il n’est pas plutôt que par ce qu’il est, ce qu’ils ne font pas. Ils aboutiraient probablement à la conclusion que, les actes et pensées égoïstes étant retranchés, il reste quelque chose qui relève de l’ordre de l’incompréhensible.

Les dons égoïstes sont fréquents et nombreux, même s’ils ne sont effectivement pas réductibles aux échanges synallagmatiques. Ce sont cependant ces dons-là que l’économie ignore, malgré leur impact sur la production, la distribution et la consommation des richesses. L’immense difficulté réside évidemment dans le caractère non dénombrable et non mesurable de ces largesses.

Quant à ce qui est incompréhensible, c’est l’intérêt sans intérêt. On peut discuter à perte de vue sur sa réalité. Certains tenteront toujours de réduire tout comportement à une motivation utilitaire, sinon égoïste. Mais l’aporie ici tient au fait que pareille façon de cerner la passion ou la curiosité, voire l’appétit ou le désir, aboutit à un résidu indéfinissable. Ce résidu-là n’a pas sa place dans la théorie économique, parce qu’il ne participe d’aucun échange. Il tient tout entier en ce fait que les hommes peuvent s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes. Ainsi, ils peuvent vouloir savoir ce qui n’aura pour eux aucun autre intérêt que celui de satisfaire leur intérêt, leur intérêt désintéressé.

(1) Michel Terestchenko, La querelle sur le Pur Amour au XVIIe siècle, Michel Terstchenko Philosophie, 12 décembre 2011. Ce texte figure dans l’ouvrage publié en 2001 aux éditions La Découverte sous la direction d’Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l'utile, aux pp. 388-400 ; il en forme le chapitre 33 intitulé « Fénelon (1651-1715) et Bossuet (1627-1704) : la Querelle sur le pur amour ». Je n’ai pas lu ce livre et me réfère donc uniquement à la version du texte placée en 2011 sur le blog de l’auteur ; cette version comporte quelques coquilles qu’il serait aisé de corriger.
(2) J’emprunte l’expression intérêt désintéressé à Paul Veyne (cf. Le quotidien et l’intéressant, Les Belles Lettres, 1995, p. 16).
(3) Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, question 83. Ce texte est disponible ici sur Internet dans sa traduction dominicaine de 1984.
(4) Nicolas de Cues, La docte ignorance (1ère publ. en 1440), trad. du latin par Hervé Pasqua, Éd. Payot & Rivages, Petite bibliothèque, 2011.
(5) Cette revue est présente ici sur Internet.

jeudi 8 décembre 2011

Note d’opinion : le politique

À propos du politique

Des commentaires figurant au bas d’une note du présent blog m’ont donné l’idée d’expliciter quelque peu le rapport que j’entretiens avec le politique (1). Peu importe, bien sûr, ce que je pense personnellement sur la question. Mais caractériser des attitudes qui révèlent des possibles, cela importe beaucoup. Et je ne peux mieux décrire un de ceux-ci qu’en évoquant mon propre sentiment sur le sujet.

Dans son Politique, Aristote défend l’idée que « Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment [...] que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. [...] l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État. » (2) Ainsi, le langage et le politique serait si étroitement liés que ce propre de l’homme que serait le langage induirait que celui-là est irrémédiablement politique. Pourtant, toutes les tentatives visant à caractériser le politique (Xénophon, Machiavel, La Boétie, Montesquieu, etc.) ont choisi de distinguer le politique des autres activités humaines d’une façon qui suppose que, ainsi que l’homme plongé dans l’eau se met à nager plutôt que marcher, ainsi l’homme plongé dans la politique agirait d’une façon caractéristique, typique de ce qu’on pourrait appeler, par opposition au reste, le champ du politique.

Le politique, c’est donc ce champ où la politique (3) se joue. Et la première question que l’existence même de ce champ pose est celle de son accès. Non pas l’accès pour en faire - telle une candidature à une élection ou une adhésion à un parti -, mais bien plus simplement pour y prendre position. Nombreux sont ceux à qui cette simple entrée dans le champ est interdite, parce qu’ils ne disposent pas des moyens de se forger une opinion politique (4). D’autres hésitent à s’y aventurer, parce qu’ils n’aperçoivent que rarement une position qui s’y justifierait. Et c’est avec ceux-là que je me sens des accointances.

Dans le champ politique, on ne se comporte pas comme dans quelque autre champ du monde social. Non qu’il n’y ait bien des ressemblances avec les champs marchand ou religieux par exemple, mais ce qui fait la spécificité du champ politique est tel que ceux qui passent d’un autre champ à celui-là se plie à sa loi, ce qui n’est pas toujours le cas en sens inverse. Xénophon avait entrevu cette particularité, Machiavel bien davantage encore. Là réside précisément l’explication des naïvetés que manifeste l’homme ordinaire lorsqu’il parle du pouvoir politique. Qui n’a pas entendu l’un ou l’autre indiquer ce qu’il ferait, lui, s’il était ministre, affichant pour l’occasion une détermination exemplaire ? Ce qui permet à pareil tartarin de trancher sans état d’âme, c’est l’égale importance de sa foi politique et de sa méconnaissance du politique. Le ministre à la place duquel il affirme se voir a parcouru un long chemin, plein d’embûches, qui a progressivement réduit l’éventail des possibles, de telle sorte qu’il ne peut plus trancher comme le prétend le ministre d’un instant.

On pourrait penser que, à la méconnaissance du politique - laquelle frappe aussi, voire davantage, ceux qui professent de fermes convictions politiques - s’oppose un savoir détenu par les praticiens de la politique, un savoir propre à les guider vers les meilleures solutions politiques. Il n’en est rien. Car ce que les politiques savent mieux que quiconque est fort étranger à ce qui définirait une bonne politique, si tant est que pareille définition soit possible. Ce qu’ils savent tient au contexte dans lequel il sont amenés à décider, c’est-à-dire la lutte permanente qui les oppose.

Il est intéressant, à ce sujet, de se pencher sur une conférence que Bertrand Russel a prononcée à la London School of Economics le 10 octobre 1923. Elle a été publiée en 1928 dans un recueil intitulé Sceptical Essays, lequel a été très récemment traduit en français (5). Il y dit ceci :
« Je voudrais faire comprendre que, si nous devons faire quelque bien dans la politique, il faut que nous engagions le problème politique d’un tout autre biais. Dans une démocratie, un parti qui veut obtenir le pouvoir doit faire un appel auquel réponde la majorité de la nation. Pour des raisons qui apparaîtront au cours de notre exposé, un appel qui aurait un large succès ne peut pas, dans la démocratie actuelle, manquer d’être nuisible. C’est pourquoi il n’est pas probable que n’importe quel parti politique puisse avoir un programme utile, et, si des mesures utiles doivent être réalisées, il faut que ce soit au moyen de quelque autre instrument que le gouvernement des partis. Et un des problèmes les plus pressants de notre époque est de combiner l’existence d’un tel instrument avec celle de la démocratie. » (6)
De quel instrument parle-t-il donc ? Voici :
« Il existe actuellement deux espèces très différentes de spécialistes politiques. D’un côté, ce sont les politiciens de tous partis ; de l’autre, ce sont les experts, principalement des fonctionnaires, mais aussi des économistes, des financiers, des médecins savants, etc. Chacune de ces deux classes a son habileté particulière. L’habileté du politicien consiste à deviner ce qu’on peut faire croire aux gens comme leur étant avantageux ; l’habileté de l’expert consiste à calculer ce qui réellement est avantageux, à condition que les gens le croient tel. (Cette condition est essentielle, car des mesures qui soulèvent un sérieux mécontentement sont rarement avantageuses, quels que soient leurs mérites.) » (7)

Ce que Bertrand Russel n’a pas semblé apercevoir alors, c’est que tout expert qui entre de quelque façon que ce soit dans le champ politique en subit la loi. Ou il s’adapte au jeu politique - fût-ce par l’intermédiaire du politicien dont il est le conseiller -, ou il est rejeté du champ où il a eu l’imprudence de s’aventurer. (8) Il ne faut pas perdre de vue que, dans la lutte pour le pouvoir, l’argument de la compétence n’est pas négligeable. Mais la compétence dont il est question dans ce contexte est la compétence sociale (9), celle dont le titulaire arrive à se prévaloir en dépit de ses carences, et non la compétence technique effective. Ce qui revient à dire que, en entrant dans le champ politique, la compétence devient également quelque chose d’autre, davantage lié à l’apparence qu’à l’authenticité, davantage utilisé comme un moyen de vaincre que comme un moyen de démêler le vrai du faux.

En portant sur le politique ce regard quelque peu sociologique, je nourris un grand embarras de défendre ou même d’énoncer des opinions politiques. Non que je n’en aie, mais parce qu’elles me semblent si douteuses qu’elles y perdent ce caractère décidé, carré, résolu, qu’elles empruntent généralement. Le hasard m’a conduit, il y a de cela vingt ans, à participer d’assez près pendant deux ans à un pouvoir politique régional. J’y ai rapidement compris qu’il était nécessaire à l’efficacité de mon action que mon silence sur le politique soit compris comme l’effet d’arrière-pensées politiques et non comme ce qu’il était ; tant il est vrai, par exemple, qu’on ne s’oppose pas efficacement à une décision inique en s’indignant de son iniquité, mais plutôt en laissant entendre qu’elle est politiquement inopportune. J’ai trouvé l’expérience très intéressante, mais j’y ai aussi trouvé de quoi conforté mon sentiment qu’il est vain, très souvent, d’adopter (10) des opinions politiques et surtout de les afficher.

En m’exprimant comme je le fais, j’offre à certains - j’en suis conscient - le loisir de prétendre que je méprise le politique et les politiques. Rien n’est pourtant plus faux. Car je suis persuadé que le politique est tout aussi indispensable qu’inévitable. Et je sais - pour en avoir rencontré - qu’il existe des femmes et des hommes qui s’y lancent avec courage et abnégation et qui s’obstinent à y soutenir des buts louables et désintéressés (11). Les résultats qu’ils obtiennent sont d’autant plus admirables qu’il leur a fallu, pour les obtenir, sacrifier aux exigences d’un combat qui réclame des moyens souvent moins nobles que les fins poursuivies. C’est qu’ils ont cette faculté d’agir au sein de la complexité, comme celle qui consiste à distinguer continûment le mauvais moyen que la fin justifie de celui qui altérera celle-ci, de juger jour après jour de ce qui peut être fait sans perdre son âme et de ce qui ne peut pas être fait sous peine de déchoir. Je n’ai personnellement ni le talent, ni la patience, ni le courage que cette lutte réclame. J’ai aussi une vision du champ politique extérieure à celui-ci qui m’en barre l’accès.

Un mot des autres. Ce qui pousse vers la politique tous ceux dont le pouvoir nuit est sans doute varié et mélangé. Le plus souvent, l’initiation au jeu politique est lente et progressive, de telle sorte que les changements qui s’opèrent dans la mentalité du candidat politicien sont suffisamment imperceptibles pour qu’ils ne donnent lieu à aucune révision déchirante, mais assurent néanmoins l’adaptation du candidat aux nécessités du combat politique.

On pourrait aussi déduire de mes propos que je rejette la politique avec l’argument du « tous pareils ». Là aussi, rien n’est plus faux. Mais il me paraît effectivement que la valeur humaine des politiciens importe davantage que la pertinence des options idéologiques qu’il défendent. Et l’un des signes majeurs de cette valeur humaine, c’est précisément l’indépendance vis-à-vis des doctrines et des organisations (partis, syndicats, groupes de pression) qui s’en prétendent les gardiennes. Rien ne m’afflige autant que ces assemblées politiques où le propos démagogique et l’interprétation malicieuse des statuts se le dispute d’une façon qui cumule les tares de la foule et les vices de la bureaucratie. Il est vrai que l’indépendance est un luxe que ne peuvent le plus souvent s’offrir que certains de ceux dont la carrière politique est déjà assurée.

Je n’ai en aucune façon décidé de me retirer sous ma tente. Et je suis prêt, comme je l’ai déjà fait, et quoi qu’il m’en coûte, à manifester, y compris dans la rue, un engagement ponctuel que je jugerais capital. Mais je ne puis énumérer les causes qui justifient selon moi de passer à l’action, tant me répugne la multitude des déclarations altruistes qu’alimente le besoin de paraître généreux. Il y a tant de programmes politiques apparemment désintéressés qui rallient des partisans crédules et enfantent des malheurs sans nombre. La désespérance politique y trouve sa principale origine.

Ce qui reste pour moi le plus douloureux, c’est d'être condamné à demeurer muet devant des amis qu’une foi politique fait vibrer, des amis qui espèrent une société autre, débarrassée des malfaiteurs et des comploteurs, et qui supposent que l’accession au pouvoir des damnés de la terre ferait naître une politique nouvelle, faite de bienveillance, d’égalité et de justice. C’est malheureusement - je crois - méconnaître le politique.

(1) Le mot politique est pris ici dans le sens de ce qui a trait à la conduite des affaires de l’État.
(2) Aristote, Politique, I, 10. Évidemment, Aristote défend là l’idée que chaque citoyen est concerné par la politique ; il définit somme toute l’homme par le politique au motif que l’homme est avant tout civique. Reste que cela suppose une égale prédisposition de tous au politique.
(3) La politique désigne ici la conduite effective des affaires publiques et la lutte pour le pouvoir qu’elle suppose.
(4) Cf. Pierre Bourdieu, « Culture et politique » in Le métier de sociologue, Éd. de Minuit, 1984, pp. 236-250.
(5) Bertrand Russel, Essais sceptiques, trad. d’André Bernard, Les Belles Lettres, Coll. “Le goût des idées”, 2011.
(6) Ibid., p. 139-140.
(7) Ibid., p. 140.
(8) Certains gouvernements européens récents, dont il fut affirmé qu’ils étaient techniques, ne manqueront pas, j’en suis persuadé, d’illustrer cette fatalité.
(9) Sur la notion de compétence sociale, cf. Pierre Bourdieu, notamment : Questions de sociologie, Éd. de Minuit, 1984 ; « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1977, n°16 ; « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981, n°36-37 ; « Décrire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, mai 1981, n° 38.
(10) Adopter doit être entendu ici dans son sens le plus littéral : se rallier.
(11) Je dois à la vérité de dire qu’ils sont très minoritaires et qu’ils ne sont que rarement parmi les plus populaires, ce qui les rend plus admirables encore.

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