Le quotidien et l’intéressant
de Paul Veyne
Récemment, j’ai découvert chez un bouquiniste liégeois ce livre de Paul Veyne que je n’avais pas lu : Le quotidien et l’intéressant (1). Sa lecture m’a fait comprendre que j’avais perdu bien du temps - seize ans - à tenter de saisir qui était Paul Veyne, alors que tout s’y trouve, ou presque.
Quand je dis que tout s’y trouve, je ne vise pas son œuvre, qui reste bien sûr l’essentiel. Mais, outre que l’esprit dans lequel cette œuvre s’est construite y est très clairement explicité, c’est l’homme avant tout qui s’y révèle. L’exercice est malaisé, presque impossible. Au point que je me détourne volontiers des livres où les auteurs entreprennent de parler d’eux-mêmes. Et pourtant, en l’occurrence, Paul Veyne a magnifiquement navigué parmi ce qu’il appelle lui-même « les précipices de la littérature égotiste » (p. 1)
Le livre comporte deux parties. La première est faite d’un long monologue intitulé “Libre parcours” et la seconde de “Réponses” (à des questions de Catherine Darbo-Peschanski) qui abordent différentes thématiques, le plus souvent liées d’une manière ou d’une autre à la recherche en histoire.
Le “Libre parcours”, c’est un texte par lequel Paul Veyne a tenté de se cerner et où il signale certaines de ses expériences, celles qui l’ont conduit à sa conception du métier d’historien. Et, bien sûr, ces expériences sont diverses, tant Veyne a conscience du fait que nous sommes autant forgés par l’insignifiant, par le quotidien, que par le réflexif. Voilà ce qui explique que l’on découvre des anecdotes à la fois très intimes et, en même temps, très peu personnelles.
« N’y pas conformer sa conduite »
Ainsi, évoquant l’aide qu’il apporta, avec son ami Georges Ville, au F.L.N., il explicite comment il s’y forgea une certaine maîtrise de lui-même.
« Le “portage de valises” me donna aussi l’occasion de faire une découverte sur mon propre compte et sur la condition humaine : il m’arriva de devenir férocement jaloux de Ville. La nouvelle qu’il était propulsé dans les hautes sphères du soutien aux Algériens me fit l’effet d’un coup de poignard. J’en restai stupéfait : je ne me serais jamais attendu à cela de ma part. Être jaloux d’un ami intime avec qui j’échangeais trois lettres pas semaine (il ne nous arrivait rien que nous ne nous le racontions) ! Un sentiment aussi vulgaire, aussi automatique que l’envie ! Aussi contraire à l’objectivité scientifique, au respect des supériorités vraies, à la générosité cartésienne, à la santé nietzschéenne et à la charité chrétienne ! Il ne me restait qu’à prendre acte de la chose, à n’y pas conformer ma conduite, à inférer que la condition d’homme exposait à cette maladie, à n’en éprouver ni gêne, ni humiliation, ni contrition et à m’acheminer peu à peu, si je pouvais, vers une sérénité plus compréhensive de moi-même et des autres. » (p. 34)
J’ignore s’il en va ainsi pour bon nombre de gens, mais, en ce qui me concerne, cette réaction m’en rappelle une de même nature que j’ai eue en 1970. Au cours d’une discussion à caractère politique dont le souvenir ne m’a plus quitté, je me suis surpris à combattre de mauvaise foi des arguments parfaitement rationnels. Et, pareillement à Paul Veyne, j’ai pris cela pour un penchant humain à quoi il fallait « n’y pas conformer [sa] conduite ». C’est dire combien je suis sensible à ses révélations.
L’alpinisme
Toujours dans un registre qui me touche, Paul Veyne parle de son goût pour l’alpinisme. Avec des mots qui ne peuvent que m’émouvoir :
« Les pentes, les montées ne sont pas des horizontales imparfaites, mais des verticales adoucies : les mots changent de sens. Les volumes deviennent extrêmement complexes bien que les formes soient stylisées, “idéal-typisées” ; la silhouette du Dru n’est pas celle du Cervin et chacune d’elle est aussi reconnaissable que celle d’une personne. La vue se trouve déconcertée : brusques échappées, vues panoramiques soudaines, multiplicité des angles de vision. Plus une chose curieuse : à la différence de la plaine, avec ses végétations et ses maisons, ce monde est fractal, comme le sont les tessons, les éclats de verre, les cailloux ; le hasard y a tout découpé en dents de scie irrégulières. Mieux encore, à quelque échelle que l’on se place, ce hasard est le même : la silhouette du Cervin est fractale et celle du moindre caillou l’est pareillement. Cette uniformité dans l’informe ignore l’existence de la vie, celle du chêne et celle du roseau, qui a une taille absolue. » (p. 37)
Personnellement, j’ai toujours regardé les montagnes avec un sentiment comparable, de même que, enfant, je regardais ainsi les cartes de géographie, plus particulièrement le dessin que forment les côtes, si reconnaissable et pourtant si stochastique.
Paul Veyne écrit aussi :
« La pratique de l’alpinisme trahit un goût pour l’inquiétude et le mouvement, pour le romanesque aussi ; c’est un test caractériel qui fait preuve. » (p. 38)
Est-ce si sûr que cela ? Il m’a plutôt semblé trouver dans la montagne de la quiétude, mêlée à une perception aiguë de la rigueur des choses, dans les deux sens du mot rigueur. Mais il est possible que je me trompe, y compris sur moi-même. D’autant que je n’ai jamais pratiqué l’alpinisme proprement dit, mais plutôt la randonnée en montagne. Il ne s’agissait pas tant pour moi d’atteindre l’un ou l’autre sommet, mais bien des points de vue sans cesse différents.
Aron
Dans “Libre parcours”, on trouve aussi d’intéressantes précisions sur les rapports que Paul Veyne entretint avec Raymond Aron. Celui-ci l’avait propulsé vers le Collège de France, ce qui ne les empêcha pas de rompre. Le récit que Veyne fait de cette rupture mérite le détour (2) :
« Entre lui et son obligé, cela tourna bientôt à la mésentente chronique. Incompatibilité d’humeur ou d’humour, peut-être. Cependant, s’il faut distinguer les êtres vivants à sang froid et ceux, plus intéressants, à chaleur interne, Aron appartenait à ce second type ; loin d’être indifférente, sa personnalité était littéraire, comme on dit ; il avait des sentiments, des lubies, des déchirements. J’avais déçu son attente ; lui, de son côté, commençait à m’agacer un peu. Ma vie privée (je divorçais pour la seconde fois) choquait en lui l’homme des disciplines collectives ; il ne me cachait pas qu’il me trouvait un peu enfantin. Malgré tout, quand il me donnait ces leçons, il levait trop haut le nez pour ne pas donner prise au soupçon que ce qu’il dédaignait si bien l’effarouchait encore davantage.
Ma présentation au Collège était trop avancée pour qu’il aille reculer ; il n’était pas homme à se désister de ce qu’il avait entrepris. Après mon élection, il se rattrapa en me demandant de venir, comme de collègue à collègue, parler en son séminaire de la liberté et de l’égalité en Grèce antique. Cette Grèce est si antique que le sujet paraissait très innocent. Comme historien, j’essayais de montrer les différences qui séparent les époques et qui font que ces mots n’ont plus le même sens pour nous. J’eus l’étonnement de me trouver devant des auditeurs que ces banalités semblaient irriter au plus haut point ; la salle était remplie de disciples d’Aron et, entre eux et moi, la leçon tourna à la scène de ménage. Ils m’opposèrent la permanence des valeurs avec la plus vive indignation. Surpris de ce happening, je me tournai vers Aron qui était assis à côté de moi sur la chaire. Il me répondit par quelques mots froids. Dans mon village, quand on voit arriver chez soi un voisin dont on ne souhaite pas la visite, on laisse aboyer les chiens. Je compris le sens du message et, désormais, j’eus soin de me faire oublier d’Aron et de l’oublier. » (pp. 48-49)
Ah ! qu’il est malaisé de dialoguer !
Cette rupture n’a pas anéanti l’admiration que Veyne éprouvait pour Aron. Il le décrit d’une façon qui me paraît très juste :
« Esprit distingué s’il en fut, Aron avait au plus haut degré l’art d’éclaircir les problèmes plutôt que le don de flairer la présence de problèmes insoupçonnés. Mais il se voulait homme de théorie en même temps que représentant d’une opinion ; il estimait qu’il ne faisait qu’exprimer les leçons de la raison, donner la parole à l’entendement serein, en homme de savoir et de jugement, étranger à tous les fanatismes. Il était de bonne foi et, en tout cas, c’était de bonne guerre : il est arrivé à donner des remords à des gens qui ne partageaient pas ses opinions, mais qui, impressionnés, le respectaient comme le penseur du demi-siècle politique, comme notre vieux sage. » (p. 45)
Paul Veyne pose aussi un regard juste, je crois, sur ce qui, plus fondamentalement, le séparait de Raymond Aron.
« J’éprouvais pour Aron un mélange (où mon ambition de carrière était évidemment pour quelque chose) d’affection admirative pour le grand scholar et de malaise devant ses opinions qui n’étaient pas les miennes, et aussi devant l’accord qu’il croyait possible et naturel entre le savant et le politique ou le conseiller du Prince.
[...]Il lui a fallu, pour cela, minimiser la distinction radicale que fait Weber (et tant d’autres avant et après lui) entre jugements de faits et jugements de valeurs. On peut lire les quinze cents pages des écrits sociologiques de Weber sans soupçonner un instant les opinions tranchées, et pas précisément “de gauche”, qui ont été les siennes (mais je m’empresse d’ajouter qu’en “bon” nietzschéen Weber n’était pas antisémite, au contraire).
Pour affirmer contre Weber qu’on peut éluder la règle de la neutralité axiologique, Aron a dû, en outre, critiquer le nominalisme du grand penseur allemand et réaffirmer qu’il y a une logique éternelle de l’action (une praxéologie) et des fins naturelles de la politique. » (pp. 44-46)
Une seule remarque : le “bon” nietzschéen, pour Paul Veyne, est très certainement celui qui lit Nietzsche comme l’a fait Foucault (3). Je ne suis pas sûr qu’il soit admissible de qualifier Weber de nietzschéen, fût-ce “bon”. La dénégation du soupçon d’antisémitisme que l’appellation de nietzschéen pourrait susciter laisse à penser.
L’intéressant
Venons-en à l’l’intéressant. Voilà un mot qu’un ami et moi utilisons souvent (c’est lui qui en a importé l’usage dans nos conversations) dans un sens qui est très précisément celui que lui assigne Paul Veyne. Je le cite :
« Il arrive du neuf parce que nous nous intéressons et que nous avons, avec les êtres et les choses, ce rapport que Georg Simmel a bien décrit et qu’ignorent freudisme et marxisme : l’homme est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des choses qui ne concernent en rien ses intérêts. Quand on manifestait à Paris contre le Shah d’Iran, ce n’était pas par “intérêt syndical”, mais par une solidarité que Simmel, précisément, appelle “relation objectale”. Si nous apprenions que le totalitarisme vient de triompher sur Proxima Centauri, à cent années-lumière, nous en serions affligés. La charité ou la commisération relèvent aussi de cela. Le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon, l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruiste “se plaît” à n’être pas égoïste... Ratiocination bien connue et qui tourne en rond. “Je suis un homme qui pense à autre chose (qu’à moi)”, disait Hugo... D’Aristote à Sénèque, l’anthropologie antique, qui se représente l’homme comme un scaphandrier autosuffisant et autodéfensif, n’est jamais arrivée à sortir de ce problème purement verbal de l’altruisme égoïste, faute d’avoir compris qu’il existe des relations “objectales”, de l’intérêt désintéressé. » (pp. 15-16)
Plus radicalement, Paul Veyne écrit ceci :
« Si je passe en revue ma vie professionnelle et mon choix du métier d’historien, je prends conscience d’une façon d’être que j’ai, ou d’une lacune, comme on voudra : je suis assez indifférent au Bien, public ou non ; comme historien et comme professeur, seul m’attire ce qui est intéressant. Or l’intéressant n’est pas le bien, ni le beau, ni le réel, ni l’aimable, ni l’utile, ni l’indispensable, ni même l’important ; ou plutôt, lorsqu’il est ceci ou cela, bon ou beau, ce n’est pas cela qui le rend intéressant. En un mot, l’intéressant est désintéressé : raisonnablement, nous devrions n’en avoir que faire, mais nous ne sommes pas raisonnables : nous sommes curieux de tout. L’intéressant est ce que nous recherchons par “pure curiosité” de savant, même si, par ailleurs, c’est une chose importante pour la politique. Une chose est intéressante lorsque nous sommes incapables de dire pourquoi nous nous intéressons à elle : nous savons seulement qu’elle nous intéresse. » (pp. 66-67)
Le quotidien
Les “Réponses” aux questions de Catherine Darbo-Peschanski offrent une mine d’informations sur la manière dont Paul Veyne réfléchit, principalement sur l’histoire des hommes. Il me semble que ce qui caractérise le mieux ce que sa démarche a de spécifique, c’est une certaine approche des généralités. Il faut des généralités, pense-t-il, pour autant qu’elles ne soient pas ces généralités communes qui aveuglent, mais au contraire des généralités construites, réfléchies, extraites de ce que nous apprend le quotidien des hommes. Parmi d’autres, voici un passage assez révélateur à cet égard. Il concerne ce que peuvent avoir de trompeurs ces grands concepts, telle la féodalité, dont on use un peu à tort et à travers, comme lorsqu’on évoque, par facilité, la période féodale japonaise.
« Je ne vous raconte ici rien d’intuitionniste ni de mystique. Je ne prétend pas qu’on apercevrait de la féodalité dans le Moyen Age par une sorte de lumière surnaturelle, qu’il serait inutile de vérifier sur les documents. Vous avez raison de vouloir préciser : la pudibonderie de la race historienne, dès qu’il s’agit de vérité et de rigueur, est souvent plus soupçonneuse qu’éclairée.
Certes, il faut vérifier. Il n’y aura de féodalité au Moyen Age que s’il y a eu conjonction du gouvernement des hommes et de la propriété du sol. Cette conjonction a-t-elle eu lieu ? Seuls les documents l’affirmeront ou l’infirmeront. Ce que j’essaie de dire est bien différent : c’est que l’idée de féodalité ne naît pas des documents comme le poussin sort de l’œuf ; il faut l’en faire sortir, comme si elle y était déjà, par un effort intellectuel d’aperception qui n’a rien à voir avec l’application d’une méthode. Rigueur ou pas, il y a des gens, comme Max Weber, qui ont de meilleurs yeux que d’autres. Autrement dit, la vérité est une chose et la pénétration en est une autre, et seules sont intéressantes les idées pénétrantes.
Nous retrouvons, par ce détour, la phénoménologie de l’ami Passeron et son idée favorite (*) : ce qui est convaincant en histoire, comme en sociologie, est de faire surgir dans l’observation historique des faits ou des relations dont la pertinence ne préexistait pas à l’idéal-type qu’on vient d’en extraire.
L’histoire est une science parce qu’elle ne se contente pas du vrai, elle cherche du caché, par radioscopie. Voir des généralités, trouver aux choses un sens, une saveur, une intelligibilité, tel est le progrès de la connaissance historique. Il y a un quart de siècle, j’appelais cela l’allongement du questionnaire, ce qui est plat : l’impression de “comprendre mieux” donne l’illusion d’une troisième dimension, d’une profondeur de champ. L’intelligibilité est ici la généralité non confuse, c’est-à-dire la différence. Cela s’oppose à l’insignifiant, au détail, à l’anecdotique. Pour rendre une chose intelligible, que ce soit la féodalité ou la Révolution française, il est inutile d’aller chercher un recours en dehors de la chose elle-même : offrir la saveur apaisante de l’intelligibilité est une qualité interne à toute idée générale. Nous l’avons dit, l’explication par les causes n’est pas la seule forme d’intelligibilité. Dès que, dépassant l’anecdote, vous parvenez à la couche abstraite des universaux, la lumière se fait dans votre esprit.
Inutile de vous préciser que voir des généralités est la même chose que d’apercevoir des différences, ces différences dont nous avons souvent parlé. C’est dans l’anecdote, dans le confus sans relief que tout semble pareil à tout, que tous les monothéismes, toutes les démocraties se ressemblent.
Pardonnez-moi d’avoir glosé si longuement autour d’une note de Pascal : “À mesurer qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différences entre les hommes.” » (pp. 178-180)
La gageure qui consiste à n’admettre de généralités que conformes au quotidien, tel est la ligne de conduite de Paul Veyne :
« Je ne crois pas au rêves romanesques de madame Bovary sur l’amour qui pousse dans les îles comme un absolu, je ne crois pas non plus à l’homme ou plutôt au Dasein de Heidegger, et inutile de dire que je n’ai jamais cru au paradis soviétique : il se dénonçait de façon interne comme faux, parce qu’étant contraire à la quotidienneté. Voilà le problème. » (p. 181)
Et je voudrais là compléter ce qu’il dit à propos d’Heidegger avec ce passage-ci :
« Ce qu’on subodore chez Heidegger et chez bien d’autres est une rage chimérique contre l’indépassable quotidienneté ; cette rage tourne à la critique de la société actuelle, à la satire de notre décadence prétendue ; tel Don Quichotte s’en prenant aux moulins à vent, on va dénonçant l’âge des masses anonymes, de l’individualisme sans idéal, de la médiocrité démocratique. À cette décadence, Heidegger oppose une antique humanité grecque dont il se fait une idée fabuleuse (ce manque de sens des réalités explique la durable adhésion de Heidegger à un nazisme dont il avait, du reste, une idée toute personnelle et non moins chimérique). Et, certes, les grands rassemblements de Nuremberg avaient plus de tonus que l’ordinaire de notre médiocrité quotidienne... » (pp. 188-189)
Voilà des reproches dont je me demande personnellement ce qui le retient de les formuler également à l’égard de Nietzsche. Mais lecture foucaldienne de Nietzsche oblige...
Foucault
En ce qui concerne Foucault, les propos de Paul Veyne sont pour moi particulièrement précieux. Il l’a très bien connu ; ils furent amis. Mais son témoignage n’apporte guère à mes yeux - je dois l’avouer - un crédit supplémentaire à sa pensée.
Veyne n’hésite pas à chercher les origines des inclinations intellectuelles de Foucault. Ainsi :
« Enfant, il avait été pétrifié devant une gravure de son histoire de France : César recevait la soumission de Vercingétorix ; un Vercingétorix beau et musclé (ce qui, je le précise, ne correspondait justement pas aux goûts sexuels de Foucault) et un petit César maigrichon, nerveux, peu prestigieux et qui, pourtant, était vainqueur... Triomphe de l’esprit sur la force, dirons-nous en style noble ! Triomphe de Foucault sur les politiciens et les flics. Le savoir a rapport avec du pouvoir ; trouver la vérité est aussi une puissance. Triomphe aussi de la parole sur le corps. “Je vais voir toutes les interprétations de Tartuffe. Voilà un petit homme ridicule, sans prestige, laid, mais qui parvient à séduire Orgon et, au fond, Elmire, rien que par la puissance de la parole : non, tu te trompes. La version moderne de la pièce ne serait pas Tartuffe ou le militant, mais bien Tartuffe ou le psychanalyste.”
Le fantasme de Foucault était de triompher par ses propres armes, la vérité et la parole, sur d’autres prestiges qui l’humiliaient, le pouvoir et la beauté. » (p. 193)
Plus précisément :
« [...] enfant, le mépris et la méfiance qu’il avait de lui-même, et aussi sa docilité de jeune idéaliste envers les conventions, avaient fait de lui, jusque vers sa dix-huitième année, un adloescent soumis, humilié et honteux. Toute la vie de Foucault, sa crânerie, son réel courage physique et intellectuel, son nietzschéisme ont été une réaction contre cette humilité vertueuse de l’enfance et les abaissements de l’adolescence. La fierté est une vertu. » (p. 201)
Voilà qui situe les motivations de Foucault bien loin de ce que Veyne a défini comme l’intéressant !
Et celui-ci d’ajouter :
« [...] non, son vrai problème n’avait pas été les garçons, mais les drogues. Enfant, racontait-il, il en avalait de toute espèce qu’il dérobait à son chirurgien de père, “pour voir quel effet elles produiraient sur son esprit”. C’était en somme son Cogito à lui, ou son anti-cogito : comme la folie ou comme l’extase, les drogues nous enseignent que notre moi pourrait être autre qu’il n’est et que nous n’avons pas de raison, ou plutôt de fondement ni de principe, à décréter que notre moi non aliéné est le vrai, celui qui compte. » (p. 195)
Voyons ! Si privé de drogues, l’esprit n’est pas aliéné, c’est qu’il convient de n’en pas prendre. Non ?
Je reste perplexe lorsque je lis ceci :
« La pensée philosophique de Foucault, pensée difficile qui doit sa popularité aux contresens qu’on fait sur elle, a, quand on l’a comprise, l’unité et la cohérence d’une intuition ; l’homme, lui, était déchiré entre ses personnages : celui du révolté, celui de l’homme de pouvoir et donc de l’homme d’ordre, celui de l’égocentrique affamé de salut. Cette multiplicité n’était pas machiavélique : il avait besoin de chacun de ces rôles et il en assumait jusqu’au bout les devoirs et les risques respectifs, comme faisaient docteur Jekyll et Mr. Hyde. Un révolté et un contestataire, un homme d’ordre et de pouvoir.
Le voilà donc tabassé par les flics à Vincennes ou au palais de justice, affrontant la police franquiste sur l’aéroport de Madrid, à peu près torturé dans la Tunisie de Bourguiba, lors d’une mouvement étudiant de gauche, ou se précipitant dans une cabane en feu pour sauver un malheureux, au milieu des bouteilles de gaz qui allaient exploser. Vers le même temps, ce héros/héraut de l’antirépression pouvait chercher à être nommé directeur d’une chaîne de radio ou de télévision - et, s’il l’avait été, il aurait été un directeur à poigne. À ses confidents, il aimait dire vrai contre ses partisans naïfs ou contre une partie de lui-même ; il disait à Passeron que les fous étaient dangereux et très ennuyeux, il me disait que, en France, la police commettait un minimum de “bavures” qu’il était humainement possible. Il ne lui restait plus qu’à mettre des cloisons étanches entre ses diverses fréquentations. » (p. 197-198)
Il semble évident que ce qui provoque chez Veyne une espèce de fascination pour la pensée de Foucault (outre bien sûr l’amitié qu’il lui vouait), c’est cette conception de l’histoire qui a suscité l’idée d’épistémè et qui conforte sa propre approche du passé :
« On ne peut pas penser n’importe quoi, même les idées les plus louables, n’importe quand ni n’importe où. On ne pense pas aux déshérités en Amérique ni dans l’Antiquité, comme nous y pensons en France en 1995. Nous avons donc, Français d’aujourd’hui, la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables sur ce point. Cela dit, il serait difficile de reprocher aux Grecs de n’avoir pas été charitables, aussi difficile que de reprocher à Vercingétorix d’avoir perdu la bataille d’Alésia parce qu’il n’avait pas d’aviation. Le paradoxe est ironique, ou tragique, ou mélancolique, comme on voudra ; mais le fait est là et on voit mal comment le dépasser. Le temps et le hasard nous font penser bien, du moins à nos yeux. » (p. 218)
Il me semble que « la chance d’avoir le mérite de penser des choses louables » est encore trop dire. Sont-elles plus louables que d’autres, ces choses ? La question vaut d’être posée, car Foucault lui-même défendit des conceptions qui, toutes relatives qu’elles soient, se pensaient des plus louables, sinon intemporelles. Après tout, n’a-t-il pas participé à la construction d’une nouvelle épistémè qui n’a d’autre légitimité que sa contemporanéité ?
Il y aurait encore bien des choses à relever dans le livre de Paul Veyne, tant il est riche de thèmes intéressants. Mais ce que j’en ai déjà dévoilé devrait suffire à pousser à sa lecture celles et ceux qui cultivent cette curiosité désintéressée dont il s’est fait le chantre.
(1) Paul Veyne, Le quotidien et l’intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Les Belles Lettres, 1995.
(2) Quel dommage que Pierre Bourdieu ait toujours gardé le silence sur les raisons et les circonstances de sa rupture d’avec le même Aron. On pourrait penser - et Bourdieu l’a sans doute pensé - que ce serait là jaboter. Mais tout est dans la manière de dire et de lire, sinon il faudrait renoncer à jamais ouvrir Balzac.
(3) Cf. notamment Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » in Hommage à Jean Hyppolite, PUF, coll. Épithémée, 1971, pp. 145-172.
(*) Jean-Claude PASSERON, Le Raisonnement sociologique : l’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 390 ; ID., “De la pluralité théorique en sociologie”, Revue européenne des sciences sociales, XXXII, 1994, pp. 71-116. [Note de P.V.]
Aussi loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours combattu l’idée que Marcel Proust développe dans son Contre Sainte-Beuve et selon laquelle une œuvre littéraire doit s’apprécier indépendamment du contexte psychologique et social qui l’a vu naître. Ce qui ne signifie pas que l’auteur soit aussi important que l’œuvre. Sauf à négliger celle-ci. Ce qui, selon moi, reste le plus digne d’intérêt, ce sont les idées développées. Que la vie de l’auteur puisse parfois nous aider à mieux les comprendre me semble évident. Mais l’œuvre prime, bien sûr, en ce qu’elle est le plus souvent l’expression la plus achevée des idées que l’auteur a souhaité communiquer.
RépondreSupprimerL’expression « le moi non aliéné » dont a usé Veyne m’a semblé bizarre. Il aurait pu dire le moi indemne de toute drogue, ce qui n’aurait pas induit l’idée que la drogue égare, rend fou ou dépossède de soi. Car si c’est en cela que réside ses effets, alors il est préférable de n’y pas toucher. Voilà ce que j’ai voulu dire. Mais je confesse volontiers ne rien entendre en la matière.
Si l’on prétend que les “bons” nietzschéens ne sont pas antisémites, c’est qu’il en est d’autres. L’œuvre de Nietzsche encouragerait-elle d’une façon ou d’une autre l’antisémitisme ? Je crois personnellement que oui. Voilà ce que cela laissait à penser.
Je n’ai pas envisagé la montagne comme le lieu d’un sport et, me semble-t-il, Paul Veyne non plus. Ce sont des paysages qu’il parle, non de performances ou de compétitions. Et je me suis permis de comparer des sentiments que les panoramas alpins inspirent. Mais c’est peut-être effectivement d’un intérêt assez ténu.
Merci pour vos commentaires.
Le commentaire précédent répondait à des commentaires de Mézigue que celui-ci a exigé que je supprime. Je l'ai maintenu, bien qu'il ne soit plus totalement compréhensible.
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