dimanche 27 décembre 2020

Note de lecture : Blaise Pascal

“Justice, force” in les Pensées
de Blaise Pascal


Pascal est un philosophe qui donne facilement lieu à des avis très tranchés. On l’apprécie et on le déprécie vigoureusement, sans lui faire la charité d’un avis nuancé. Il n’est pas impossible que cela vienne d’une attitude de sa part qui, par certains côtés, a quelque chose d’extrême : un engagement chrétien qui frôle la béatitude allié à une lucidité qui frise le cynisme. C’est cette lucidité qui est volontiers niée ou ignorée, aussi bien par ceux qui n’y voient que la justification de sa foi que par ceux qui la jugent contraire à celle-ci.

Je voudrais tenter d’éclairer quelque peu la nature de la lucidité de Pascal au départ d’un exemple, un seul : le fragment des Pensées intitulé “Justice, force” (1).

Voici ce fragment :

« Justice, force.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.

Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
 »

On croit aisément comprendre ce que Pascal a voulu dire. Pourtant, il n’est pas rare que l’on en sous-estime la dimension. Reprenons le cheminement que trace le texte.

Dans la première phrase, deux précisions de vocabulaire s’imposent. D’une part, « soit suivi » doit être compris comme le fait de s’ensuivre, c’est-à-dire de telle sorte qu’il s’ensuive de la notion même de justice que le triomphe du juste soit souhaité et qu’il s’ensuive de la notion de force qu’il ne puisse être évité que celle-ci triomphe. D’autre part, nécessaire doit être compris au sens de ce qui est déterminé par la nature des choses, ce qui explicite ce qui sépare la justice et la force, la première étant un espoir ou constat de probité, là où la seconde est une fatalité.

La deuxième phrase évoque les conséquences de ce qu’a révélé la première. Sans le secours de la force, la justice est inopérante ; toute force injuste est oppressive.

Les trois phrases suivantes forment un raisonnement inductif. De ce que la justice impuissante ne puisse triompher, d’une part, et de ce que la force injuste soit blâmée, d’autre part, il découle qu’il est hautement souhaitable que la justice et la force se mettent ensemble.

À partir de là, le propos change de ton. Il ne s’agit plus de raisonner au départ de notions abstraites, il s’agit de voir ce qu’il en est dans la réalité. Les mœurs nous donnent-elles à voir que justice et force se soient mises ensemble ? Absolument pas !

En fait, on discute beaucoup de ce qui serait juste et de ce qui ne le serait pas, alors même que la force ne se discute pas : elle s’impose. Et ce qui provoque la défaite de la justice, c’est que la force prétend être juste et prétend même que ce qui est dit juste par d’autres est injuste. Ce qui aboutit à ce que ne soit considéré comme juste que ce qu’en dit la force et, par conséquent, à ce que la justice ne triomphe jamais.

Constat terrible, implacable, exempt d’espérance !

Nombreux furent ceux qui, au fil de l’histoire, déplorèrent les difficultés que rencontre la justice pour s’imposer. Mais une observation aussi irrémédiable est rare. Peut-être la trouve-t-on chez Lucien François, lorsque celui-ci défend l’idée que le droit n’exprime que ce que la force souhaite (2). On pourrait même s’interroger : comment la notion de justice a-t-elle pu survivre à tant de triomphes répétés de la force ? comment les épisodiques victoires de la justice - celles qui font l’unanimité - ont-elles pu se produire ?

Un tempérament peut être apporté à la noirceur du constat.

Ce tempérament, il est chez Pascal lui-même. On décèle en effet chez lui qu’il ne convient pas de s’arrêter à ce constat. D’abord parce que Jésus nous aurait appris que la félicité en Dieu n’est pas promise à ceux qui, injustement, s’affirment justes :
« Il y a deux sortes d’hommes : les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs qui se croient justes. » (3)
Mais c’est là une sorte de revanche post mortem. Il y a également un apaisement terrestre dont Pascal accepte l’éventualité :
 « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien. » (4)
La force aurait donc un mérite, et pas des moindres : elle assure la paix, qui n’est rien moins que le souverain bien. Paix injuste assurément, mais paix quand même.

Il n’est pas douteux que ce qui est avant tout la cible de Pascal, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui le monde politique, puisque c’est là que la force se révèle dans sa persévérance la plus grande. Or, la force y prend des aspects multiples qu’il n’est pas tout à fait impossible de démêler quelque peu, par exemple en clarifiant ce qui distingue la force proprement dite de l’autorité.

L’autorité, c’est la force tranquille. Je veux dire un pouvoir suffisamment reconnu que pour qu’il s’abstienne d’user de la force, sinon sous la forme d’une menace, fût-elle non exprimée. (5) Or, précisément, Pascal nomme une de ces autorités qui, épisodiquement, s’impose. Lisons le fragment où il en parle, en n’omettant pas de nous replacer dans le contexte historique qui fut le sien :
« L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran. » (6)
L’autorité évoquée, c’est l’opinion,… « la reine du monde » ! Admettons que l’opinion soit majoritaire et voici que Pascal parle donc du peuple. Cette force potentielle du peuple a fortement varié selon les temps et les contrées. Elle a même pu se révéler effective, cinétique devrais-je dire. Comme dans le cas de l’émeute. Et même si celle-ci fut rarement le fait de la majorité, elle avait à voir avec l’opinion.

Il pourrait sembler curieux que Pascal évoque l’opinion en ces termes. Jusqu’alors, la philosophie avait très majoritairement exprimé une très grande méfiance à l’égard de l’opinion, de la doxa. Mais, en l’occurrence, la question n’est pas de savoir si l’opinion a raison. C’est plutôt qu’elle est « volontaire », parce que « douce ». Car l’opinion se forge un « empire » qui ne doit rien à la force et qui peut prendre le dessus quelque temps, même si « la force règne toujours ». C’est que qui veut conserver la force doit parfois s’allier l’opinion.

Est-ce à dire que Pascal aurait en quelque sorte anticipé une réflexion qui jugera favorablement ce qui deviendra la démocratie moderne, comme par exemple Jacques Julliard le laisse entendre ? (7) Je ne suis pas certain que la question mérite d’être posée, car l’histoire fait varier tant et tant les formes de pouvoir, alors que justice et force entretiennent continûment des rapports de même nature. Et ne serait-ce pas cela que Pascal avait principalement en tête ?

Reste que la force a quelquefois si peu besoin de se manifester que l’on en vient à constater qu’elle n’est pas seule à contraindre les comportements. Si, dans le prétoire, c’est le gendarme et non le juge qui dispose de la force, il faut bien acter que c’est l’autorité du juge qui domine ; c’est lui qui dicte ce qu’il faut faire. Autrement dit, les dominés participent si bien à leur domination - comme aurait dit Bourdieu - que l’obéissance en vient à ne plus être consciente de sa soumission. C’est cela qui avait tant intrigué La Boétie. (8) Il ne faudrait pas en conclure que la justice peut régner : ceux qui réclament l’égalité de la façon la plus enflammée qui soit sont souvent les premiers à la rompre à leur profit.

(1) Brunschvicg 298, Lafuma 103, Le Guern 94, Sellier 135.
(2) Cf. Lucien François, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant (Bruxelles) & L.G.D.J. (Paris), 2001.
(3) Brunschvicg 534, Lafuma 562, Le Guern 483, Sellier 469.
(4) Brunschvicg 271, Lafuma 82, Le Guern 76, Sellier 116.
(5) Lucien François explicite très bien cet aspect retenu de la force. Cf. Op. cit..
(6) Brunschvicg 311, Lafuma 665, Le Guern 561, Sellier 546.
(7) Cf. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Flammarion, 2008.
(8) Cf. Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Èd. Payot, 1993.

mercredi 23 décembre 2020

Note de lecture : Ernst Lothar

Mélodie de Vienne
de Ernst Lothar


Il y a quasi 20 ans que je suis allé à Vienne. J’y devais rencontrer des responsables de la fonction publique du Land de Vienne (car Vienne est une ville, mais c’est aussi un Land) afin de comparer des pratiques de management public. Et ma femme était venue m’y rejoindre, un peu comme dans la si belle chanson de Barbara (1), si ce n’était que je n’avais pas choisi l’absence.

Vienne est une ville lumineuse qui doit d’être ce qu’elle est à ce temps de Marie-Thérèse, comme Paris doit d’être ce qu’il est au Second Empire. On s’y plonge notamment dans le XVIIIe siècle, avec du gothique imprégné de baroque - la cathédrale Saint-Étienne par exemple -, on y flâne dans des jardins aussi construits que les français et aussi épanouis que les anglais - tel l’Autgarten -, on s’y passionne pour le passé - comme y invite le Kunsthistorisches Museum - et on reste intrigué par ces lieux saturés de puissance qu’a laissé l’Empire - à l’égal de la Hofburg.

Que n’avais-je alors lu ce roman d’Ernst Lothar que l’éditeur français a appelé Mélodie de Vienne (2). Rien a regretter néanmoins, car ce n’eût sans doute pas été possible. Le livre est paru pour la première fois en anglais à New York en 1944, puis en allemand en 1946 (3). Et, malgré une réédition en allemand en 1963, lui et son auteur tombèrent dans l’oubli, jusqu’à ce qu’il soit republié en italien en 2014 et en français en 2016.

Je n’ai pas gardé un souvenir impérissable de la cuisine viennoise, si ce n’est de ces pâtisseries servies en milieu d’après-midi chez Sacher. Or, Lothar raconte que, là même, dans les années 20, alors que, cherchant à contrecarrer les propos d’un officier italien fasciste, un conseiller aulique juif « avait vainement tenté de glisser quelques mots en faveur de la démocratie », madame Sacher (4) aurait déclaré : « Allons, conseiller, vous ne me ferez pas prendre des vessies pour des lanternes ! […] La démocratie n’est qu’un mauvais prétexte aux mauvaise manières ! » (p. 406). Il y a dans ce propos, me semble-t-il, quelque chose de cette Autriche qui profita des privilèges que le règne immobile de François-Joseph leur accorda et dont la Sécession viennoise - et tout le courant littéraire et artistique qui s’ensuivit - fut autant une conséquence qu’un démenti.

Mais revenons au projet qu’Ernst Lothar semble avoir poursuivi avec Mélodie de Vienne. Ce nom, “mélodie de Vienne”, est celui que Lothar imagine avoir été attribué à une famille de facteurs de pianos, les Alt, lesquels occupent une maison du centre de Vienne érigée sous Marie-Thérèse et rehaussée d’un étage supplémentaire à la fin des années 80 du XIXe siècle pour accueillir l’un des quatre enfants d’Emil Alt, Franz, et sa femme Henriette Stein. Il faut savoir que Franz a repris le commerce de pianos, alors que son frère ainé, Otto Eberhard, fait carrière dans la magistrature. La maison loge également les sœurs de Franz, Gretel et Pauline, avec maris et enfants. Et Henriette n’est pas la bienvenue. D’abord parce qu’elle est juive, que son père est libéral et qu’elle semble ne pas concevoir la vie sur le modèle des fervents de l’Empire et de l’Empereur. N’apprend-on pas qu’elle aurait fait chavirer le cœur du Prince héritier Rodolphe d’Autriche ?

Je m’en tiendrai là quant à l’amorce du récit, tout en précisant qu’il serait totalement erroné de croire que le roman nous entraîne dans le monde enchanteur et sentimental de Sissi ou de Mayerling (5). Il s’agit en fait de suivre l’histoire de l’Autriche - quasi depuis la dernière résistance victorieuse aux Turcs, en 1683, jusqu’à ce printemps 1938 et ces premiers mois qui succédèrent à l’Anschluss - à travers les péripéties d’une famille où les affections et les aversions varièrent au gré des histoires et des tempéraments personnels.

D’un territoire immense rassemblant des peuples si divers, sorte d’union de l’Europe centrale - union assujettie, mais union quand même -, jusqu’à ce petit pays germanophone qui, comme le disait Radio Autriche libre, cette voix clandestine des débuts de l’occupation, était celui d’un peuple qui se distinguait du peuple allemand, « deux peuples qui ne possédaient la même langue que pour mieux saisir combien ils étaient différents » (p. 655), telle est l’aventure qui fit de Vienne cette ville si riche et si pauvre. Et la famille Alt est à l’image de cette aventure : pleine de tensions, d’incompréhensions, d’idéaux bafoués, de mesquineries, … d’humanité.

Le roman d’Ernst Lothar m’a permis de prendre conscience d’une chose qui ne m’avait pas suffisamment frappé jusqu’à présent. Je veux parler de l’orientation constante des gouvernements de la Première République d’Autriche, entre octobre 1919 et mars 1938. De cette dissemblance entre François-Joseph et la Sécession viennoise naquit une farouche opposition entre les chrétiens-sociaux et les sociaux-démocrates qui se transforma immédiatement en une guerre civile larvée. Les premiers conservèrent continûment le pouvoir - avec Seipel, Dolfuss et Schuschnigg - et ne résistèrent aux nazis que pour mieux suivre les solutions mussoliniennes. Temps terribles ! temps étranges ! mais après tout guère davantage que dans bien d’autres pays européens en ces années 20 et 30 durant lesquelles les haines irrationnelles prévalaient. L’actualité politique autrichienne ne témoignerait-elle pas de cicatrices dont les blessures originelles sont de ces temps-là ?

En ces temps de confinement, voilà un gros pavé qui vaut une rencontre intéressante, sans qu’il soit nécessaire de respecter quelque geste barrière que ce soit.

(1) Barbara, “Vienne”, album La Fleur d’amour chez Philips, 1972.
(2) Ernst Lothar, Mélodie de Vienne, trad. par Élisabeth Landes, Éd. Liana Levi, 2016.
(3) Le titre original allemand est Der Engel mit der Posaune - Roman eines Haus (L’ange à la trompette - roman d’une maison).
(4) Anna Sacher (1859-1930) a bel et bien existé, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle ait prononcé ces propos, sauf à supposer fort légèrement que Lothar les ait entendus ou qu’ils lui aient été rapportés. Elle était la belle-fille de Franz Sacher, ce cuisinier considéré comme l’inventeur de la célèbre Sachertorte.
(5) Je fais référence aux trois films d’Ernst Marischka (1955,1956 et 1957) et à celui de Terence Young (1968) qui cherchèrent davantage à capter l’audience d’un public friand de romances princières qu’à fournir un éclairage historique de la vie d’Élisabeth de Wittelsbach et de son fils.

Autre note sur Lothar :
Revenir à Vienne

vendredi 4 décembre 2020

Note de lecture : Denis Diderot

Jacques le fataliste et son maître
de Denis Diderot


Écrire un roman, un récit, un conte implique de choisir une certaine posture. Ou bien l’auteur raconte les choses comme le ferait un Dieu omniscient, ou bien il confie la narration à un des personnages, ou encore à plusieurs (comme dans le roman épistolaire). Il peut également se dédoubler dans un narrateur dont la personnalité se distingue de la sienne, ou plutôt carrément s’exprimer à la première personne, laquelle personne peut se faire voir comme différente de l’auteur ou au contraire s’approcher de façon quelque peu autobiographique de lui.

Dans Jacques le fataliste et son maître (1), Diderot a pris le parti d’attribuer au narrateur un rôle tout particulier. En effet, celui-ci raconte bien sûr, mais il ne craint pas non plus de disserter sur la manière de raconter et même sur la façon de conduire le récit, jusqu’à interroger le lecteur sur les possibilités de suite que l’histoire narrée pourrait connaître. Ce qui évidemment confère un ton très caractéristique au roman. Je n’en veux pour preuve que la façon dont il commence :
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le Maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » (p. 669)

On pourrait presque dire que ces quelques premières lignes sont à elles-seules tout l’ouvrage. En tout cas, elles situent l’ambition philosophique du propos ; l’ambition du narrateur bien sûr, car celle de chaque personnage reste à deviner.

Il y a en effet, dans l’attitude philosophique, une sorte de déni du quotidien et des questions prosaïques. Et celui que les questions dernières préoccupent est fréquemment coupé du commun, par exemple parce qu’il n’aperçoit pas l’opportunité des interrogations les plus habituelles, ni des curiosités les plus ordinaires. « Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » ; « Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? » Laissons de côté ce qui est étranger à notre dessein. Et notre dessein, c’est d’évoquer deux personnages dont certains des agissements, certains des propos, certaines des pensées sont susceptibles de poser des interrogations profondes, à ce point profondes que leur profondeur leur échappera souvent, de même qu’elle t’échappera sans doute quelquefois, à toi aussi, lecteur !

Les seuls propos affirmatifs de ces premières lignes concernent le hasard - ils s’étaient rencontrés « par hasard comme tout le monde » - et la fatalité - « tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut ». Et ça, ce n’est pas un hasard. Car il est ainsi annoncé que le récit sera conduit de telle sorte que hasard et fatalité seront de la partie, si je puis dire.

En cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, la question du hasard est très débattue. Après tout, qu’appelle-t-on hasard ? Serait-ce « […] un mot imaginé pour couvrir l’ignorance où l’on est des causes agissantes dans une nature dont la marche est souvent inexplicable » (2) comme l’affirme d’Holbach ou bien les aspects cachés des visées de Dieu ? Certains ne manqueraient pas d’y ajouter aujourd’hui l’hypothèse d’un mot renvoyant à l’aléatoire, cette sorte de fait sans cause vers quoi conduirait tantôt la statistique, voire - pourquoi pas ? - la physique quantique. La question n’est pas oiseuse, parce qu’elle est immédiatement subordonnée à celle du sens, à tout le moins de ce qu’on appela si souvent la destinée.

Et nous voici ainsi amené au thème de la fatalité. À l’époque de Diderot, on appelait fatalisme toute opinion déterministe, le plus souvent prétendument inspirée de Spinoza. Jacques ne prononce jamais le mot de fatalisme. Il se borne à rappeler, tout au long du roman, que - ainsi que son capitaine le lui avait enseigné - ce qui arrive était écrit là-haut. Là-haut, serait-ce chez Dieu ? Allez savoir ! En tout cas, il ne le dit jamais. Cela pourrait n’être qu’un lieu imaginaire où s’entreposerait chaque fait inscrit dans la ligne inexorable des causes et des effets. Le narrateur, lui, invoque le hasard, assez probablement dans le sens que d’Holbach donne au mot.

Je m’aperçois que, en m’exprimant comme je le fais, je pourrais donner à qui n’a pas lu le roman, l’impression qu’il s’agit d’une œuvre contaminée par le sérieux des problématiques qu’elle aborde. Il n’en est rien et, bien au contraire, le récit est plein de vie, plein de rebondissements et sans cesse empreint d’un humour décalé qui joue beaucoup sur l’incertitude qui plane sur les personnages et les péripéties qu’ils vivent. Ce ton n’est pas destiné avant tout à distraire le lecteur ; il participe aussi à un regard philosophique perplexe, sinon sceptique, qui se refuse à éterniser les idées et à ne prendre la vie que comme une manifestation déconcertante de nos désirs. Ainsi, lorsque Jacques et son maître sont arrêtés dans une auberge dont l’hôtesse, avant même de raconter une anecdote de son cru, prétend que les maîtres n’ont point de pires ennemis que les valets, le narrateur écrit :
« Eh bien, Lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? Que l’hôtesse ne soit prise par les épaules et jetée hors de la chambre par Jacques, que Jacques ne soit pris par les épaules et chassé par son maître ; que l’un ne s’en aille d’un côté, l’autre d’un autre, et que vous n’entendriez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ? Rassurez-vous, je n’en ferai rien. » (p. 745)

Et, puisqu’on en parle, voici précisément cette histoire que l’hôtesse en question a décidé de narrer, peut-être davantage en raison du plaisir de raconter que parce que l’anecdote eût été édifiante, de quelque façon que ce soit. Il s’agit de l’histoire, devenue assez célèbre, de Mme de La Pommeraye.

Dois-je en dévoiler la trame, pour qui ne la connaîtrait pas ? Oui, puisque sa saveur loge bien davantage dans la manière de la conter - c’est qu’elle raconte bien, cette hôtesse ! - que dans les flottements de l’intrigue.

Un libertin, le marquis des Arcis, fréquente assidument Mme de la Pommeraye, laquelle résiste à l’idée de couple et vit plutôt retirée, loin des agitations où celui-ci serait sensé trouver ce qu’il cherche. Après bien des années, la constance de M. des Arcis lui vaut la reddition de Madame. Quelques années plus tard, celle-ci le teste en lui avouant que ses propres sentiments se sont refroidis. Et lui tombe dans le piège en admettant vivre le même désenchantement. On reste néanmoins amis, du moins en apparence. Car Mme de La Pommeraye mijote sa vengeance, manœuvrant une mère et sa fille, Mme et Mlle d’Aisnon, que la misère avait poussées à la prostitution. Elle les présente au marquis comme des dévotes et fait si bien que celui-ci tombe amoureux de la demoiselle. Incapable de résister aux charmes de cette vertueuse jeune-fille, lui se résout à l’épouser. Et c’est alors que Mme de la Pommeraye lui dévoile le passé luxurieux de celle qui est désormais sa femme. La stupeur passée, le marquis prendra conscience des vertus que la pauvre enfant a su préserver malgré la dépravation et ils retrouveront le bonheur que leur mariage lui avait fait présager.

Je m’en vais vous dire pourquoi, parmi toutes les anecdotes que le livre comporte, j’ai choisi d’évoquer celle-là.

L’histoire de Mme de La Pommeraye a été portée à l’écran, d’abord par Robert Bresson en 1945 (3), ensuite par Emmanuel Mouret en 2018. Et ce dernier film, Mademoiselle de Joncquières, je l’ai vu très récemment. Il s’y trouve une scène qui m’a quelque peu intrigué. Mouret a créé un personnage qui n’existe pas chez Diderot en la personne d’une amie de Mme de La Pommeraye, Lucienne, incarnée à l’écran par Laure Calamy. À la fin du film, celle-ci découvre le bonheur retrouvé du marquis et de sa femme. Puis, lorsqu’elle revoit son amie, on s’attend à ce qu’elle lui révèle l’échec de sa stratégie, et elle n’en dit rien.

Comment interpréter ce dernier épisode ? Mouret aurait-il voulu adoucir le sort de Mme de La Pommeraye, alors que tout le film lui donne le mauvais rôle ? On peut se poser la question, parce qu’il est une chose qui reste ignorée du spectateur et qui, pourtant, est un élément essentiel dans le livre de Diderot : je veux parler des propos du narrateur relatifs au récit et du jugement qu’il porte plus particulièrement sur Mme de La Pommeraye. Le film de Mouret la suggère vengeresse, méchante, despotique et même diabolique. Au point qu’on se surprend à regretter que Lucienne ne lui inflige pas la vérité au sujet du marquis. Pourtant, le commentaire du narrateur n’est pas de la même eau.

Alors que Jacques et son maître ont trouvé que l’hôtesse était insuffisamment sévère avec la fille d’Aisnon et que celle-ci est trop complaisamment louée, le narrateur s’insurge :
« Et vous croyez, Lecteur, que l’apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire ? Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître, mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m’en occupe un moment.
Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye et vous vous écriez, “ah ! la femme horrible ! ah ! l’hypocrite ! ah ! la scélérate !” Point d’exclamation, point de courroux, point de partialité ; raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires sans aucun génie. Vous pouvez haïr, vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye, mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce, mais elle n’est souillée d’aucun motif d’intérêt. On ne vous a pas dit qu’elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent, mais elle le fit, je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s’agit ni d’augmenter sa fortune, ni d’acquérir quelques titres d’honneur. Quoi, si cette femme en avait fait autant pour obtenir à un mari la récompense de ses services, si elle s’était prostituée à un ministre ou même à un premier commis pour un cordon ou pour une colonelle, au dépositaire de la feuille des Bénéfices pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l’usage serait pour vous ; et lorsqu’elle se venge d’une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis ? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que plusieurs années il n’avait eu d’autre maison, d’autre table que la sienne, cela vous ferait hocher de la tête ; mais elle s’était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts ; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde par la pureté de ses mœurs, et elle s’était rabaissée sur la ligne commune. On dit d’elle lorsqu’elle eut agréé l’hommage du marquis des Arcis : “Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s’est donc faite comme une d’entre nous.” Elle avait remarqué autour d’elle les souris ironiques, elle avait entendu les plaisanteries et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux ; elle avait avalé tout le calice de l’amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent ; elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l’honnêteté. Elle était vaine et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l’ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! Lecteur, vous êtes bien légers dans vos éloges et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c’est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas un ressentiment d’une aussi longue tenue, à un tissu de fourberies, de mensonges qui dure près d’un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l’hôtesse. Mais vous pardonnerez tout à un premier mouvement, et je vous dirai que si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et de femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure, et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela ? Je n’y vois que des trahisons moins communes, et j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme ; l’homme commun aux femmes communes.
 » (pp. 788-790)

Soyons de bon compte : le narrateur n’est pas beaucoup moins proche des jugements communs que ne le sont ceux qui vitupèrent contre Mme de La Pommeraye. Simplement, il enfourche une autre monture, question de ne pas laisser croire que celles de Jacques et son maître soient fortes, et fortes notamment de l’adhésion du lecteur. Il ne faudrait pas y voir de quoi réjouir Élisabeth de Fontenay dans sa quête du « fil extrêmement retors le long duquel » elle a cheminé dans l’œuvre de Diderot. (4) S’il est vrai qu’il semble comprendre ce que peuvent être les affres d’une mondaine de l’époque, il ne se prive pas pour autant d’ironiser. Ainsi, le diamant dont il sait, lui, qu’elle ne l’a pas gardé, voilà bien de quoi faire accroire la réalité du récit jusqu’à, par antilogie, le rendre plus douteux encore. Et puis, il y a cette loi finale qu’il appelle de ses vœux et qui réclame une ségrégation sociale que le récit lui-même récuse.

Du coup, on me dira : qu’en est-il de tout ça ? La difficulté de juger, telle est très certainement le sentiment le plus fort qui en ressort. Encore n’est-ce pas tellement de la difficulté de fonder le jugement moral qu’il s’agit, mais bien plutôt de la difficulté de ne pas être sensible aux plaidoyers, fussent-ils opposés. Cela rappelle cette expérience toujours possible qui consiste à assister à un procès dans lequel les avocats sont de force plus ou moins égale ; le trouble est grand lorsque, après s’être laissé convaincre par le premier, on se surprend à tourner casaque sous les arguments du second. Diderot a fait de l’hésitation une sorte de clé du rapport au monde. Ce n’est pas à proprement parlé de scepticisme qu’il s’agit, mais plutôt de ce balancement de l’esprit qui accompagne si souvent le souci de comprendre. Il est moins question de douter de la réalité à appréhender que de la capacité de l’esprit à le faire.

Le hasard et la fatalité sont un peu comme les deux plateaux du trébuchet ; un rien les entraîne de-ci ou de-là, et cahin-caha ! De la certitude que les causes conduisent aux effets jusqu’au constat que, face aux causes, nous ne savons rien des effets, il n’y a là pourtant rien qui puisse nous empêcher de dormir :
« Je ne sais ce qui en est ; mais je suis sûr qu’il se disait le soir à lui-même, “S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s’il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc, mon ami…” et qu’il s’endormait. » (p. 885)

(1) Diderot, “Jacques le fataliste et son maître” in Contes et romans, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2004, pp. 667-894.
(2) D’Holbach, Système de la nature [1770], II, V, cité d’après Henri Lafon in “Notes et variantes” des Contes et romans, p. 1207.
(3) Je n’ai plus revu son film (Les dames du bois de Boulogne) depuis si longtemps, que j’en ai à peu près tout oublié.
(4) Cf. ma note du 8 septembre 2008 sur son livre, Diderot ou le matérialisme enchanté.

Autres notes sur Diderot :
Diderot ou le matérialisme enchanté d’Élisabeth de Fontenay
Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
Le neveu de Rameau