samedi 30 décembre 2023

Note d’opinion : Gérard Depardieu (suite)

À propos de Gérard Depardieu (suite)

À la fin de ma note du 28 décembre 2023, j’évoquais une lettre au président de la République publiée par Le Monde le 27 décembre 2023 et je précisais que j’approuvais l’essentiel de son contenu. Or, plus d’un ont attiré mon attention sur le fait que cette lettre n’est accessible qu’aux abonnés du journal et que, faute d’en être, ils s’interrogeaient sur ce que j’approuvais ainsi.

La lettre en question - publiée sous la forme d’une tribune - émane de membres de l’association MeTooMedia et, à l’heure où je place la présente note sur le blog, elle a recueilli plus de 5.000 signatures.

Adressée au président Macron, la charge n’est pas mince : « vous avez – par vos mots – validé la culture du viol au plus haut sommet de l’Etat. »

Je pense aussi que, par la façon dont il s’est exprimé lors de l’entretien accordé le 20 décembre dernier dans l’émission “C à vous” de France 5 (1), il a justifié - quelquefois en contredisant des actes et des propos qu’il avait antérieurement posés et tenus - l’attitude d’un homme qui reste apparemment - et quoi qu’il en dise - indifférent aux souffrances que les femmes doivent si souvent endurer en raison de comportements sexuels ou sexualisés.

Tout ce qu’il a dit, lors de cet entretien, à propos de la présomption d’innocence ne semblait guère viser la légèreté avec laquelle les médias relayent à l’occasion des opinions incriminantes, voire inculpantes, avant que l’institution judiciaire ne se soit définitivement prononcée. Il a bien plutôt donné la très nette impression qu’il l’évoquait vis-à-vis de toute conjecture visant Gérard Depardieu, en ce compris celles dont la Justice n’a pas à connaître et qui à elles seules traduisent un comportement moralement blâmable. Il ne faut pas l’oublier, la présomption d’innocence est quelquefois hâtivement évoquée pour faire naître un soupçon de mensonge vis-à-vis de celles qui ont le courage de révéler ce qu’elles auraient préféré cacher.

On peut supposer que l’impact politique des paroles prononcées publiquement par le détenteur d’une haute fonction altère à l’occasion le discernement au point de conduire à des maladresses.

C’est était une - et une énorme - que de dire en la circonstance que Depardieu « rend fière la France ». Il y avait là probablement le signe d’un souhait de contredire publiquement la ministre de la Culture, souhait qu’il aurait sans doute dû réfréner.

C’en était une autre d’affirmer péremptoirement : « Je sais une chose : la légion d’honneur est un ordre - dont je suis le grand maître -, qui n’est pas là pour faire la morale. […] Ce n’est pas un ordre moral et je n’ai pas envie que ce le soit. » Au-delà de la réalité du droit positif (2), décrédibiliser moralement une décoration en révèle la futilité.

Et c’en était encore une plus évidente que de déclarer : « Il y a une chose dans laquelle vous ne me verrez jamais : ce sont les chasses à l’homme. Je déteste ça. » L’expression consacrée “chasse à l’homme” vise évidemment tous les humains, de quelque sexe que ce soit. Mais en l’espèce, elle était vraiment malheureuse dès lors qu’il était question d’un mâle que la lettre dont je parle désigne à juste titre comme « le chasseur toujours à la recherche d’une proie facile ».

Mais la pire, celle qu’il est malaisé de lui pardonner, c’est d’avoir proclamé - sans doute sous le coup d’une inquiétude liée à ce qu’il s’était déjà permis de dire : « Je suis là aussi [sic] inattaquable sur la lutte contre les agressions faites aux femmes, les violences faites aux femmes et pour l’égalité femme/homme. Ce sont les deux grandes causes de mes deux quinquennats. » Il a présumé là de son innocence au motif des promesses faites. Il a surtout attiré l’attention sur le fait qu’il ne les avaient pas tenues.

Je crois avoir ainsi synthétisé (à ma façon) le contenu de la lettre dont j’avais parlé dans ma note du 28 décembre.

(1) On peut le revoir en cherchant sur Youtube “C à vous 20/12/23” et en choisissant la vidéo d’une durée de 1:14:41. Le cas Depardieu est évoqué de l’instant 55:44 à l’instant 1:01:33
(2) L’article R29 du Code de la légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre du Mérite énonce : « Toute proposition [en vue d'une nomination ou d’une promotion dans la Légion d'honneur] est accompagnée d'une notice exposant les motifs qui la justifient et les résultats de l'enquête faite sur l'honorabilité et la moralité du candidat […] »

jeudi 28 décembre 2023

Note d’opinion : Gérard Depardieu

À propos de Gérard Depardieu

« Ah ! Lui aussi va y aller de son commentaire à propos de Depardieu ! » J’entends déjà l’exclamation indignée de ceux qui considèrent que - décidément - ce qu’on appelle l’actualité se focalise sur les ragots. Dire du mal des gens connus, quelle revanche ! Et il y en a pour tous les goûts, car si l’on veut épargner Depardieu, il suffit de dire du mal de ceux qui en disent du mal. Et puis, quelle magnifique occasion de s’aligner : s’aligner sur les féministes jusqu’à en accepter toutes les outrances, s’aligner sur les machistes jusqu’à adhérer à leurs pires arrogances.

On peut évidemment se taire sur le sujet. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux à faire. Mais on peut peut-être aussi y voir l’empire que le prêt-à-porter de la pensée exerce sur nous et tenter, vaille que vaille, de s’en déprendre. Curieusement, il ne me viendrait pas à l’idée de m’exprimer oralement à ce propos, fût-ce au milieu d’un conversation qui viendrait à s’en saisir, alors que me titille l’envie d’écrire ici quelques petites choses qui me démangent. On a beau dire, mais le premier attrait de l’écriture, c’est qu’elle permet de dire sans être interrompu.

Depardieu m’intéresse très peu. J’oserai même avouer qu’il n’est pas parmi les acteurs que je préfère, même s’il faut évidemment lui reconnaître une sorte d’instinct du jeu absolument prodigieux, talent qui ne me semble pourtant pas révéler nécessairement quelque génie que ce soit. Ce que l’on apprend de lui, ce que l’on dévoile ou prétend dévoiler de sa vie, cela nous dit quand même beaucoup sur les médias, sur la morale, sur la justice, sur l’art aussi.

Tiens ! Commençons par l’art.

Dans la tribune que Le Figaro a publiée le 25 décembre sous le titre N’effacez pas Gérard Depardieu et signée par 50 personnalités du monde de la culture, on trouve dès le deuxième paragraphe la phrase suivante : « Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. » Rien n’est plus faux. S’en prendre à Gérard Depardieu (l’effacer comme il est dit, c’est-à-dire appliquer la cancel culture), ce n’est pas attaquer l’art, c’est attaquer un artiste. Nombreux sont les artistes qui ont subi et à l’occasion mérité des reproches, quelquefois très graves, sinon judiciaires. L’art ne s’en est pas porté plus mal. Être artiste - qualité mal cernée et soumise à l’arbitraire de la réputation - n’exonère de rien.

Je ne prétends pas que chacun des 50 signataires ait pleinement mesuré ce que cette phrase pouvait traduire de corporatisme. Tout comme je ne prétends pas non plus que tous aient compris à quelle offensive orchestrée par les médias Bolloré ils donnaient leur concours. (1) Il y a une telle rage dans les accusations allumées par les médias que l’on imagine aisément l’envie de défendre celui que cette rage atteint. Il y a quelque chose de très ambigu dans ces enquêtes journalistiques qui prétendent révéler des choses cachées ou méconnues : souci de vérité, d’un côté, voyeurisme obscène, de l’autre ; participation à la transparence du monde social, d’un côté, activité en quête d’audience, de l’autre. Très souvent, les rouages du monde social cède bien davantage à l’intérêt qu’au souci de vérité, parfois en dissimulant celui-là derrière celui-ci.

Poursuivons avec la justice.

Entendez l’institution judiciaire, bien sûr. D’abord, il y a ce dont la justice est saisie et ce dont certains voudraient qu’elle le soit. Les violences, les agressions et les offenses sexuelles, principalement celles subies par les femmes, supposent un contexte dans lequel la plainte et la preuve sont très malaisées. Il y a là une réalité, souvent intime, qui se soumet difficilement aux impératifs légaux que l’évolution des mœurs veut plus attentifs. Laissons de côté l’accusation de viol sur laquelle l’avenir nous en apprendra peut-être. L’outrage sexiste que prévoit l’article R625-8-3 du Code pénal français a été révisé par un décret du 30 mars 2023, passant ainsi de la contravention au délit. (2) Il faut ici faire la part de ce qui devient public. Ce qui vise les gens célébrés adopte souvent une tournure qui ne touche pas la personne anonyme, et cela de plusieurs façons. Avant tout, la notoriété confère très souvent un pouvoir dont certains peuvent impunément abuser, ce qui rend encore plus malaisé de s’en plaindre. Ensuite, la mise en accusation décuple les inconvénients tant pour le coupable présumé que pour la victime présumée. Enfin, les procédures visant des gens renommés sont souvent conduites avec une célérité et une publicité qui ne sont guère accordées au commun des mortels. Tout cela, ajouté au retard endémique d’une justice débordée, fait de ce contentieux un domaine dans lequel on peut quelque peu douter de la sérénité avec laquelle sont prises les décisions judiciaires.

Venons-en à la morale.

Chaque époque a sa morale à laquelle il convient de s’adapter, même lorsque - à force de vivre longtemps - on en a connu une autre. Je suis et veux être attentif à celle d’aujourd’hui. La relativité temporelle (et territoriale) de la morale ne nous dispense pas d’être à l’écoute de celle qui prévaut ici et maintenant, parce que celle-ci représente le message collectif que la société adresse à chaque individu. On peut la discuter, en hiérarchiser les exigences, en regretter tel ou tel aspect, mais pas la réfuter au seul motif qu’elle serait en opposition avec la morale universelle et éternelle, la seule qui vaudrait. Bien sûr, la morale d’aujourd’hui n’est pas uniforme. Elle tremble sous les controverses. C’est souvent ce qui pousse les vieux à prétendre qu’ils ne comprennent plus les jeunes. Et voilà ainsi que la morale se fait politique. De quoi rit-on ? Avec qui rit-on ? Où commence la grossièreté ? Où commence l’outrage ? Peu de jeunes savent à quel point le débat d’hier était empreint de conventions bienséantes et, par conséquent, à quel point la franchise, la spontanéité, la vulgarité, la muflerie, la grivoiserie qui envahissent les médias ouvrent un champ de possibles aux outrages publics et, par voie de conséquence, aux dérapages privés. Un usage est d’abord une habitude avec laquelle la morale doit composer. Ce que l’on taisait hier publiquement, au risque d’une impunité du privé, on l’ose aujourd’hui, rendant imaginables les abus privés.

Cela dit, ce qui est privé reste appréciable en termes mesurés, même moralement. Lorsque ce qu’a dit Gérard Depardieu il y a 5 ans de cela en Corée du Nord n’est audible que de Yann Moix (parfois, ce n’est pas le cas), on voit mal ce qui mériterait de lui être reproché, même moralement. Ce n’en est pas pour autant très intelligent.

Enfin : les médias.

On parle volontiers de tribunal médiatique. On vise par là la manière dont les médias s’embarrasseraient peu de la présomption d’innocence et compromettraient imprudemment la réputation de personnes dont la preuve de la culpabilité n’a pas été jugée. Remarquons quand même que c’est l’audience qui motive toutes ces révélations et qu’il serait certainement plus opportun d’apprendre dès l’adolescence à discerner le vrai du faux, le profond du sensationnel et l’opportun du déplacé que d’incriminer des médias dont l’autonomie relative représente ce qui les distingue des médias de pays autocratiques. Couler son opinion dans ce qui se vend bien reste préférable à la soumission aveugle (3), même s’il n’en résulte ni une grande clairvoyance, ni une grande perspicacité. Je suis personnellement heureux qu’on laisse à beaucoup une possibilité de s’exprimer, comme l’on fait par exemple celles et ceux qui ont cosigné la tribune en forme de lettre au président de la République qui a été publiée par Le Monde le 27 décembre 2023, une lettre dont j’approuve l’essentiel.

La notoriété expose évidemment à des risques, comme celui d’être injustement accusé ; seuls les naïfs peuvent croire qu’elle n’apporte que des avantages.

(1) Cf. l’article de Raphaëlle Bacqué intitulé « Le cas Depardieu brouille tous les repères… jusqu’à ceux d’Emmanuel Macron » dans Le Monde le 27 décembre 2023.
(2) À noter que le comportement de Gérard Depardieu en Corée du Nord, pour autant qu’il ait été ce qu’il semble avoir été et pour autant qu’il fasse l’objet d’une procédure, ne serait passible que d’une contravention (sans parler du pays où elle aurait été commise), puisqu’il est antérieur à l’entrée en vigueur de la révision décrétale. Pourquoi pareille modification de la qualification d’une infraction a été décidée par la Première Ministre et non par le Parlement, voilà ce que quelqu’un de plus compétent que moi pourrait m’expliquer.
(3) L’emprise des puissants - économiquement et financièrement - sur les médias est très grande. Mais ces puissants-là savent que l’influence que les médias permettent d’exercer est à la mesure de l’audience qu’ils peuvent obtenir, laquelle audience réclame de suivre l’opinion autant que de la forger.

dimanche 24 décembre 2023

Note de lecture : Rosita Winkler et Déborah Gol

“Monsieur Magendavid est venu nous dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945
de Rosita Winkler et Déborah Gol


En 1944, Jean-Paul Sartre a écrit un essai intitulé Réflexions sur la question juive (1) dans lequel il développa la théorie dite de « l’être par l’autre » ; ce serait l’antisémite qui pousserait les Juifs à se juger inassimilables. Avatar d’une forme d’universalisme qui aspire à une citoyenneté sans identité, les idées de Sartre sur le sujet témoigne de son attachement à une liberté responsable qui ne trouverait à se réaliser que dans l’au-delà de la culture, dans la distance prise avec les attachements. Ce qui le conduisit à circonscrire le Juif à une inquiétude née uniquement du regard d’autrui. « … la racine de l’inquiétude juive c’est cette nécessité où est le juif de s’interroger sans cesse et finalement de prendre parti sur le personnage fantôme, inconnu et familier, insaisissable et tout proche, qui le hante et qui n’est autre que lui-même, lui-même tel qu’il est pour autrui. » (2) À l’inverse, Jacques Derrida a commis deux textes - Avouer l’impossible et Abraham, l’autre (3) - dans lesquels il se pense toujours Juif alors même qu’il l’est moins qu’aucun autre, dit-il. Ce qui est une manière - fût-elle alambiquée - d’affirmer quelque chose comme une substance juive qui transcende jusqu’à l’indifférence la plus affichée.

Les deux postures sont aujourd’hui fort courantes et se rangent préférentiellement d’un côté ou de l’autre du champ politique : l’universalisme à gauche et le particularisme (pour ne pas dire l’identitaire) à droite. Elles ne tentent pas non plus les mêmes tempéraments : le goût pour les principes généraux incline vers l’universalisme, le penchant pour la casuistique incite au particularisme. En forçant à peine le trait, on peut même y voir le paradigme de ces sempiternelles oppositions qui alimentent tantôt les débats les plus féconds, tantôt les violences les plus odieuses. C’est que, comme le dit Montaigne :
« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l'humaine raison est un instrument libre et vague. […] La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. » (4)

Voilà qui fait que tantôt c’est l’universalisme qui parraine l’antisémitisme, tantôt c’est le particularisme. Avec, dans chaque circonstance, un recours à ce que j’ai appelé l’extrapolation abusive (5), laquelle peut également conduire aux assertions les plus ordinaires et les plus bénignes et aux doctrines les plus abjectes et les plus criminelles.

Lorsqu’il s’agit de rappeler - rappel plus que jamais indispensable - quel exemple extrême des atrocités commises par l’animal humain fut la Shoah, c’est sans doute une même dualité arbitraire qui conduit à hésiter entre la description objective des faits et l’évocation subjective des souffrances. Car la raison et l’émotion se disputent un même empire sur nos opinions. La raison se laisse souvent convaincre par l’émotion, laquelle puise en celle-là des occasions de s’éprouver.

J’ai lu le livre que viennent de signer Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945 (6) J’en suis à regretter (manière de dire, bien sûr) l’affection que je porte à ces deux amies, tant il m’eût plu d’expliquer tout le bien que je pense de leur livre avec l’objectivité de celui qui ne les connaît pas. Mais il me faut me résoudre à endosser ma subjectivité, ce que facilite probablement l’illusoire conviction que je reste néanmoins objectif.

Ce livre est d’abord le fruit d’un long effort de documentation. Ce qui y est raconté, c’est avant tout l’itinéraire d’une famille, celle de la mère de Jean Gol (7), la famille Karny. Les efforts consentis pour sortir de la misère, pour assurer à la famille des conditions de vie dignes, pour s’attacher à la terre d’accueil, pour donner aux enfants des chances d’épanouissement, pour vivre loin des persécutions et du joug, tout cela conduisant cette part de la famille qui a raisonnablement choisi de rentrer à Liège après l’exode à trouver le supplice le plus effroyable, voilà de quoi fut fait l’itinéraire en question. Le récit détaille ces efforts ; il note le supplice, sans plus. Le plus estimable dans tout cela, c’est le ton.

Choisir un ton, c’est choisir ce qu’on va vraiment dire. Car tout est dans le ton. C’est lui, ici, qui écarte tout ce vers quoi semblable récit aurait pu dériver. Inutile de caractériser ce quoi-là - petites ou grandes dérives -, sinon en admettant qu’il s’agit de ce qui aurait permis à certains de s’autoriser à balancer de l’une ou l’autre manière. Les faits sont rapportés dans le cadre étroit de ce qu’il a été possible d’en savoir. Les souffrances sont révélées par leurs causes tangibles. Les destins sont rattachés aux aléas, sinon à l’imprévisible monstruosité d’une idéologie scélérate. Un ton juste, donc, c’est-à-dire un ton qui émeut au-delà des mots choisis, du seul fait d’une réalité qui dépasse ce que la raison peut en dire.

Faut-il choisir entre l’universalisme et le particularisme ? Voilà bien la question que le livre de Rosita et Déborah suggère d’éviter. Puiser dans les deux, peut-être ; se passer de s’y référer, probablement. Car il ne s’agit pas de démontrer, simplement de montrer.

Je ne doute pas un seul instant que d’autres ont pu mûrir bien des réflexions différentes des miennes, alors qu’ils lisaient le récit des événements qui marquèrent la famille Karny entre 1908 et 1945. En ce qui me concerne, c’est l’urgence de ne rien y ajouter qui m’a semblé opportune. Pourquoi ? Je parlais de l’objectivité et de la subjectivité, de la raison et de l’émotion. M’est revenu alors en tête la fin de la Lettre morale 2 de Jean-Jacques Rousseau. Il y évoque la raison et, tout comme l’avait fait avant lui Montaigne (8), il en désigne les abus. Cette raison, qui n’a pas le même contour que celle de Leibniz (9), n’est utile face au destin des éprouvés de la Shoah que lorsqu’elle conforte sans circonlocution ce que le cœur nous apprend (pour parler comme Rousseau).

Voici la fin de cette lettre :
« L’art de raisonner n’est point la raison, souvent il en est l’abus. La raison est la faculté d’ordonner toutes les facultés de notre ame convenablement à la nature des choses et à leurs raports avec nous. Le raisonnement est l’art de comparer les vérités connues pour en composer d’autres vérités qu’on ignoroit et que cet art nous fait découvrir. Mais il ne nous apprend point à connaître ces vérités primitives qui servent d’élément aux autres, et quand à leur place nous mettons nos opinions, nos passions, nos préjugés, loin de nous éclairer il nous aveugle, il n’élève point l’ame, il l’énerve et corrompt le jugement qu’il devroit perfectionner.
Dans la chaine de raisonnemens qui servent à former un sistéme la même proposition reviendra cent fois avec des différences presque insensibles qui échaperont à l’esprit du philosophe. Ces différences si souvent multipliées modifieront enfin la proposition au point de la changer tout à fait sans qu’il s’en apperçoive, il dira d’une chose ce qu’il croira prouver d’une autre et ses conséquences seront autant d’erreurs. Cet inconvénient est inséparable de l’esprit de sistême qui mène seul aux grands principes et consiste à toujours généraliser. Les inventeurs généralisent autant qu’ils peuvent, cette méthode etend les découvertes, donne un air de genie et de force à ceux qui les font et parce que la nature agit toujours par des loix générales, en établissant des principes generaux à leu tour ils croyent avoir pénétré son secret. A force d’étendre et d’abstraire un petit fait, on le change ainsi en une régle universelle ; on croit remonter aux principes, on veut rassembler en un seul objet plus d’idées que l’entendement humain n’en peut comparer, et l’on affirme d’une infinité d’êtres ce qui souvent se trouve à peine vrai dans un seul. Les observateurs, moins brillants et plus froids, viennent ensuite ajoutant sans cesse exception sur exception, jusque’à ce que la proposition générale soit devenue si particulière qu’on en puisse plus rien inférer et que les distinctions et l’expérience la reduisent au seul fait dont on l’a tirée. C’est ainsi que les sistémes s’établissent et se détruisent sans rebuter les nouveaux raisonneurs d’[en] élever sur leurs ruines d’autres qui ne dureront pas plus longtems.
Tous s’égarant ainsi par diverses routes, chacun croit arriver au vrai but parce que nul n’apperçoit la trace de tous les détours qu’il a fait. Que fera donc celui qui cherche sincèrement la vérité parmi ces foules de savans qui tous prétendent l’avoir trouvée et se démentent mutuellement ? Pesera-t-il tous les sistêmes ? Feuille[tt]era-t-il tous les livres, ecoutera-t-il tous les Philosophes, comparera-t-il toutes les sectes, osera-t-il prononcer entre Epicure et Zénon, entre Aristippe et Diogène, entre Locke et Shafstburi ? Osera-t-il préférer ses lumières à celle[s] de Pascal et sa raison à celle de Descartes ? Entendez discourir en Perse un mollah, à la Chine un bonse, en Tarterie un lama, un brame aux Indes, en Angleterre un Quakre, en Hollande un rabbin, vous serez étonnée de la force de persuasion que chacun d’eux sait donner à son absurde doctrine. Combien de gens aussi sensez que vous chacun d’eux n’a-t-il pas convaincus ? Si vous daignez à peine les écouter, si vous riez de leurs vains arguments, si vous refusez de les croire, ce n’est pas la raison qui resiste en vous à leurs préjugés, c’est le vôtre.
La vie seroit dix fois écoulée avant qu’on eut discuté à fond une seule de ces opinions. Un bourgeois de Paris se moque des objections de Calvin qui effrayent un docteur de la Sorbonne. Plus on approfondit plus on trouve de sujets de doute et soit qu’on oppose raisons à raisons, autorités à autorités, suffrages à suffrages, plus on avance plus on trouve de sujets de douter ; plus on s’instruit moins on sait et l’on est tout étonné qu’au lieu d’apprendre ce qu’on ignorait on perd même la science qu’on croyait avoir.
 » (10)

Reprenant une expression chère à un ami regretté, on me dira que je me balade moi-même dans les considérations distinguées et que je succombe ainsi à ce que je dénonce. Peut-être. J’ai entendu dans le livre de Rosita et Déborah tant de choses que je n’y ai pas lues qu’il m’a paru utile - face à l’humilité du récit - d’expliquer jusqu’où il m’a entraîné quant aux ressorts de la compréhension des choses. Et l’utilité dont je parle ainsi, c’est celle qui détourne des raisonnements touffus, bien ou mal orientés (11), auxquels la Shoah donne souvent lieu. Une documentation rigoureuse suffit pour que les faits parlent d’eux-mêmes.

(1) Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive [1946], Gallimard, 1954. Le titre a été inspiré par ce texte de Karl Marx intitulé Sur la question juive, œuvre très controversée en raison de la façon dont on qualifie des propos qu’on y trouve, à savoir ceux-ci : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. » (La Fabrique, 2006, p. 12).
(2) Jean-Paul Sartre, Op. cit., p. 95.
(3) Avouer l’impossible a été publié dans Comment vivre ensemble (Albin Michel, 2001), fruit du 37e Colloque des intellectuels juifs de langue française. Abraham, l’autre figure dans Judéités. Questions pour Jacques Derrida (Galilée, 2003). Les deux textes ont été rassemblés dans Le dernier des Juifs (Galilée, 2014), livre que je n’ai pas lu. J’admets l’audace qu’il y a à interpréter l’opinion de Derrida tel que je le fais. Voici les quelques propos mis en avant pour la promotion du Dernier des Juifs : « … quand je joue sans jouer, dans un carnet de 1976 cité dans “Circonfession”, à me surnommer “le dernier des Juifs”, je me présente à la fois comme le moins juif, le Juif le plus indigne, le dernier à mériter le titre de Juif authentique, et en même temps, à cause de cela, en raison d’une force de rupture déracinante et universalisante avec le lieu, avec le local, le familial, le communautaire, le national, etc., celui qui joue à jouer le rôle du plus juif de tous, le dernier et donc le seul survivant destiné à assumer l’héritage des générations, à sauver la réponse ou la responsabilité devant l’assignation, ou devant l’élection, toujours au risque de se prendre pour un autre, ce qui appartient à l’essence de l’élection ; comme si le moins pouvait le plus… » (cf. http://editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3433) ; rien là qui puisse m’incliner à me départir de l’avis que j’ai formulé sur Derrida dans ma note du 21 juillet 2013.
(4) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1072-1073.
(5) Cf. ma note du 11 janvier 2021.
(6) Rosita Winkler et Déborah Gol, “Monsieur Magendavid est venu dire bonjour…” Une histoire liégeoise. 1908-1945, Les Territoires de la Mémoire, Liège, 2023.
(7) Pour qui ne connaîtrait pas Jean Gol, je renvoie à l’article que lui consacre Wikipédia.
(8) Cf. ma note du 30 janvier 2018.
(9) Cf. ma note du 6 novembre 2023.
(10) Jean-Jacques Rousseau, “Lettre morale 2” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, pp. 1090-1091. Comme les 5 autres, cette lettre fut envoyée à Sophie d'Houdetot fin 1757.
(11) Les derniers en date sont de la bouche de membres du Gouvernement israélien et établissent des parallèles déshonnêtes en vue de justifier des violences aveugles envers les habitants de Gaza.

jeudi 7 décembre 2023

Note d’opinion : l’information

À propos de l’information

En 1948, Claude Shannon, ingénieur américain (1916-2001), a publié un article (1) qui constituera le fondement de ce qu’on appelle la théorie de l’information. Il y était notamment question des moyens permettant de faire passer un message de sa source jusqu’à un récepteur à moindre frais. (2) Trois quart de siècle plus tard, je m’interroge sur les moyens grâce auxquels je pourrais me mettre à l’abri de l’information. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, un progrès ne s’est-il pas retourné contre ses bénéficiaires ?

J’entends de plus en plus souvent des gens dire qu’ils renoncent à s’informer, entendez qu’ils n’écoutent plus les journaux parlés et télédiffusés et qu’il ne lisent plus la presse. Ils ne négligeaient pas de le faire ; ils ont volontairement dételé. Évidemment, reste posée la question de savoir s’ils ne reçoivent pas des nouvelles par d’autres canaux auxquels ils n’accordent pas toujours le rang de source d’informations.

Tout cela revient à se demander de quoi nous sommes faits. Car sommes-nous autre chose que ce qui forge notre esprit, c’est-à-dire ce qui s’y insinue de l’extérieur depuis notre naissance ? Si nous choisissons - si nous croyons choisir, bien sûr - de barrer certaines informations, il y va d’une inclination qui n’est pas neuve. Volens nolens, nous avons toujours filtré ce que notre esprit accueille. Nous pouvons le faire en bien des circonstances, souvent peu conscientes, mais nous pouvons aussi le faire de façon très délibérée, très réfléchie. Le renoncement aux journaux constitue souvent une démarche qui coûte, ne serait-ce qu’en raison d’une sorte de devoir qui enjoint au citoyen d’un état démocratique de s’enquérir de ce qui justifiera son vote un jour ou l’autre.

Qu’est-ce qui explique ce type de renoncement ? Peut-être est-ce le dégoût des mauvaises nouvelles ; peut-être aussi l’effroi devant la confusion généralisée ; la crainte enfin d’un effondrement d’on ne sait trop quoi. À quoi aspirent ainsi ceux que l’information courante décourage ? À des raisons d’espérer, parfois ; à des éclaircissements au vrai sens du mot, quelqu’autres fois ; et souvent à des projets réparateurs.

Craignant autant l’anagogie que l’utopie, j’aspire aux éclaircissements. Le mot renvoie aux Lumières, bien sûr, c’est-à-dire à un effort qu’ont consenti des auteurs du XVIIIe siècle pour orienter l’intelligence vers une compréhension approfondie du monde. Cet effort réclame de prendre le temps, à l’abri des sollicitations désordonnées dont l’information quotidienne nous bombarde aujourd’hui. Cela signifie bel et bien que l’absence des moyens techniques par le canal desquels l’information circule à présent a en quelque sorte constitué une des conditions de l’émergence de la pensée des Lumières. Voilà qui pousse à admettre que c’est un contexte objectif qui conduit au dégoût, à l’effroi et à la crainte, nous détournant d’une disposition à la rationalité qui réclame des méthodes, des ressources et une logique faites de retrait, de calme, de circonspection et surtout d’un indéfectible penchant pour la vérité.

Le 22 octobre 2022, lors d’une des Rencontres du Figaro consacrée au livre de Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne (3), Alain Finkielkraut, évoquant le péché originel, a reproché à Rousseau de lui avoir substitué le crime originel, à savoir la propriété et l’inégalité. (4) Il faisait ainsi écho, d’une certaine manière, à la doctrine qu’exposèrent Theodor Adorno et Max Horckheimer lorsqu’ils tentèrent d’établir un lien entre les Lumières et le totalitarisme (5). Je ne puis me défendre de l’impression que Finkielkraut ne peut reprendre de pareilles idées que parce qu’il se laisse pénétrer par les courants implicites que l’information ininterrompue charrie. La rage de trouver un coupable, de justifier les différences, de soupçonner des tyrannies cachées, voilà ce qui semble l’animer une fois de plus. Le crime originel, c’est là une conception à ce point radicale de la pensée de Rousseau, à ce point réductrice, à ce point piteuse, qu’elle amplifie la confusion. Non qu’il ne soit des idées de Rousseau que l’on puisse contester, mais parce que son œuvre est complexe, profuse, nuancée. Peut-on vraiment supposer qu’il envisageait « l’élimination des méchants » sans autre discernement que l’obéissance à la volonté générale ? (6)

Je m’en voudrais de paraître prendre la défense de Rousseau, dès lors que j’ai déjà dit combien je l’admire. Simplement - peut-être de manière un peu malicieuse -, je me contenterai de livrer un tout petit passage de son œuvre dans lequel il souhaite que soient lus ceux auxquels on refuse qu’ils s’expriment :
« Conoissez-vous beaucoup de Chrétiens qui aient pris la peine d’examiner avec soin ce que le Judaïsme allègue contre eux ? Si quelques uns en ont vû quelque chose c’est dans les livres des Chrétiens. Bonne manière de s’instruire des raisons de leurs adversaires ! Mais comment faire ? Si quelqu’un osoit publier parmi nous des livres où l’on favoriseroit ouvertement le Judaïsme nous punirions l’Auteur, l’Éditeur, le Libraire. Cette police est commode et sure pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n’osent parler. » (7)
Il y a aussi quelquefois plaisir à réfuter des gens qui ne peuvent plus parler.

Chaque question peut s’aborder par une recherche permettant de mieux saisir ce que le passé révèle vraiment de lui-même et en quoi il éclaire la pertinence et les enjeux de cette question, ce qui ne peut que conduire à la nuance, à la relativisation, souvent à l’apaisement. Cela réclame effectivement du temps, mais n’exige pas de se couper de l’information immédiate. Renoncer à l’information continue - ce que certaines chaînes de télévision veulent précisément nous infliger - est le symptôme d’une aspiration à une autre forme de réflexion. Peut-être celle que j’évoque, sans oser la suggérer.

(1) Claude E. Shannon, A Mathematical Theory of Communication, in Bell System Technical Journal, vol. 27, no 4, octobre 1948, p. 623-666. Le texte original de cet article peut être téléchargé ici.
(2) J’ai un peu honte de réduire cet article à ce qu’il ne dit pas explicitement. La théorie de l’information s’attaque à des questions mathématiques et physiques (probabilités, cybernétique, logique booléenne, etc.) d’un grand intérêt scientifique. Elle prétend même dire quelque chose à propos des contenus de l’information, notamment lorsqu’elle en vient à poser des paradoxes du genre de celui-ci : plus une information est incertaine, plus elle est intéressante ; tandis qu'un événement certain, dans un certain sens, ne contient aucune information.
(3) Grasset, 2022. Je n’ai pas lu ce livre.
(4) Une bonne partie de ce débat est actuellement accessible sur Youtube où fut ajouté le titre suivant : Le wokisme est-il une religion de substitution ? Les propos dont je parle ont été prononcés entre 10 minutes et 13 minutes 45’ après le commencement, mais ce n’est pas perdre son temps que d’écouter les 27 minutes 40’ proposées.
(5) Cf. La dialectique de la raison [1944], trad. par Elaine Kaufholz, Gallimard, 1974. C’est bien sûr Kant qu’Adorno et Horckheimer visaient.
(6) Il est vrai que Rousseau a approuvé la peine de mort. Il est également vrai qu’il a même écrit : « Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. » (“Du contrat social” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 376). Cela en fait-il l’inspirateur des purges staliniennes ? On peut ne pas être d’accord avec lui sans aller jusque-là.
(7) Jean-Jacques Rousseau, “Émile ou de l’éducation” in Œuvres complètes IV, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 620.