mardi 17 novembre 2020

Note d’opinion : l’objet et le sujet

À propos de l’objet et du sujet

À bien y réfléchir, je me demande si une des préoccupations les plus importantes de la philosophie - depuis Socrate jusqu’aujourd’hui - n’est pas cette distinction entre l’objet et le sujet qui nous est devenue à ce point si familière que son usage semble habituellement aller de soi. Ainsi, qui ne se sent pas en droit de qualifier une chose, une opinion ou une pensée d’objective ou de subjective. Cette opposition est à ce point naturalisée, alors même qu’elle échappe totalement à l’expérience, que l’on pourrait en comparer la force à celle des formes a priori de la sensibilité chères à Kant : le temps et l’espace.

Avant même que ne se pose la question de la dualité entre le corps et l’esprit, entre le sensible et l’intelligible, Platon a ouvert les débats relatifs à l’objet et au sujet, par exemple avec l’allégorie de la caverne racontée par Socrate (1). À l’image des hommes enchaînés dans la caverne qui ne voient des choses, des autres et d’eux-mêmes que les ombres, ce que nous voyons du réel n’en serait qu’un faux-semblant. Bien sûr, l’allégorie vise à conforter une conception des idées qui en fait des formes existant de façon immuable et universelle (ce qui inaugure ce courant appelé l’idéalisme), mais cette conception-là - comme d’autres bien sûr - trouve son assise dans la distinction opérée entre la réalité sensible, c’est-à-dire l’objet que nos sens nous révèlent, et une réalité invisible, inappréhendable sensoriellement, produite ou imaginée par notre conscience. D’un côté, le monde, de l’autre, le sujet ; et cette question : que sait le second du premier ?

Lorsque Hésiode et Homère parlaient des dieux, ils évoquaient un monde invisible distinct du monde visible. Mais ce n’était pas le rapport de l’homme au monde qui réclamait ce deuxième monde ; c’est le monde premier qui dépendait d’un autre, les deux s’imposant à l’homme comme un tout. Le mythe - en tant qu’explication des origines - n’a pas véritablement une nature métaphysique, parce qu’il n’interroge pas l’être ; il en prend acte. Lorsque l’invisible devient ce que l’esprit humain conçoit pour comprendre le monde visible, alors de là peut éventuellement naître un point de vue métaphysique (2). C’est le cas lorsque Dieu ou quoi que ce soit d’autre de purement conceptuel est affirmé existant.

Je voudrais ici mettre à mal cette summa divisio de la vulgate philosophique de la deuxième moitié du XXe siècle, celle qui affirmait comme décisive la distinction entre l’idéalisme et le matérialisme ou, pour le dire de façon plus schématique, la distinction entre ceux qui recouraient à une entité surnaturelle pour expliquer le monde et ceux qui s’en tenaient au réel en soi, distinction qui permettait par exemple souvent aux chrétiens et aux marxistes de s’éprouver différents (3). Ce découpage était plus dogmatique que réfléchi. En effet, accepter que divergent beaucoup ceux qui ignorent la distinction entre l’objet et le sujet et ceux qui la prennent en compte n’implique rien d’autre que la reconnaissance d’une sorte d’état premier de la réflexion, au sens d’une pensée qui se conçoit comme pensée. L’idée que le monde s’appréhende directement par le seul truchement de l’empirie, et de l’empirie la moins contrôlée, fut très probablement un état primitif de la pensée humaine, comme elle reste un état courant de la vie ordinaire, mais elle fut également un fondement de certains courants philosophiques, comme par exemple un certain positivisme radical (4). Distinguer l’objet du sujet, c’est simplement admettre que l’objet n’est visible, accessible ou compréhensible que par le biais d’un sujet. Et que, non seulement, ce sujet est malaisé à objectiver, mais qu’il est même difficile d’imaginer qu’il soit utile de l’objectiver. Ce qui peut générer de multiples positions philosophiques, à certains égards fondamentalement différentes.

Prenons l’exemple de Pyrrhon. Ce philosophe du IVe siècle avant Jésus-Christ est considéré comme le père du scepticisme. Mais on n’en sait si peu à son sujet que l’interprétation des échos de son enseignement donne lieu à d’importantes divergences. Ainsi, certains (tel Brochard, par exemple) lui attribue l’idée que l’apparence nous dissimule la réalité et qu’il convient donc de suspendre son jugement, alors que d’autres (tel Conche) estiment qu’il pensait qu’il n’y a que de l’apparence et que, en conséquence, il faut s’abstenir de juger. (5) Dans un cas comme dans l’autre, le sujet ne peut accéder au vrai. Mais les premiers estiment que c’est parce que l’objet est inaccessible, alors que les seconds mettent en doute l’existence même de l’objet.

On pourrait à partir de là parcourir toute l’histoire de la philosophie occidentale, de telle sorte que soient identifiées les diverses variations auxquelles donna lieu cette dichotomie objet/sujet. Je me garderai bien de tenter l’exercice ; je n’ai pas les compétences qu’il réclame. Mais j’aimerais en citer quelques étapes possibles et aussi m’attarder un peu sur l’une d’entre elles.

Lorsque Montaigne nous dit « Nous n’avons aucune communication à l’estre », il exprime sans doute surtout son scepticisme, puisqu’il justifie le propos par le fait « que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion » (6). Encore qu’il dise aussi : « Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. » (7). Il ne me semble pas abusif de supposer qu’il s’agit là d’une manière de concevoir ce qui sépare l’objet du sujet par le seul fait de mesurer la difficulté qu’il y a à appréhender l’être. Sur le sens précis qu’il convient d’accorder à ces propos, il s’impose d’être prudent, notamment en raison des multiples variations qu’offre la pensée de Montaigne, mais aussi des multiples interprétations auxquelles elle a donné lieu (8).  Reste que Montaigne a aussi écrit ceci : « Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infiny. » (9) Et là, comment ne pas admettre que, à tout le moins, le sujet se sent désarmé devant l’objet ?

Le cas de Descartes peut sembler plus simple ; il me paraît pourtant plus compliqué. Bien sûr, la distinction entre le sensible et l’intelligible à laquelle on lie volontiers la pensée de Descartes est aisée à concevoir. Mais cette distinction situe mal, selon moi, la véritable originalité de Descartes. Dans le dernier paragraphe de la seconde méditation, il écrit ceci :
« […] puisque c’est une chose qui m’est à présent connue, qu’à proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté d’entendre qui est en nous, et non point par l’imagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit » (10)
Il n’est pas question de prétendre que cette phrase résume la pensée de Descartes. Très loin s’en faut. Mais elle me semble éclairer quelque peu le rapport que l’on peut établir à son propos entre deux concepts qu’il n’utilise pas, du moins de manière systématique, à savoir objet et sujet. Ce qui permet au sujet de connaître l’objet, ce n’est pas tant ce que ses sens lui en apprennent, mais bien plutôt l’évidence, c’est-à-dire la capacité qu’a l’esprit et plus particulièrement la raison de concevoir les principes qui permettent de distinguer le vrai du faux. Le sujet disposerait ainsi aisément du moyen de mobiliser ses propres capacités à appréhender l’objet.

C’est avec Kant qu’apparaît véritablement la problématique du sujet. C’est avec lui que le sujet se trouve confronté à quelque chose qui fait obstacle à l’appréhension de l’objet, à savoir le phénomène. Je trouve personnellement que, dès lors qu’il s’agit d’éclaircir le rapport que Kant établit entre le sujet et l’objet, c’est Schopenhauer qui en parle de la façon la plus claire, même si son propre point de vue ne l’est pas tellement, ni davantage la justesse de l’analyse qu’il fait de l’œuvre de Kant. Dans sa “Critique de la philosophie kantienne” (11), appendice à son œuvre majeure, il écrit ceci :
« J’ai établi plus haut que le mérite essentiel de Kant avait été de séparer le phénomène de la chose en soi, de définir l’ensemble du monde visible comme phénomène, et par conséquent de dénier aux lois de ce monde toute validité au-delà des phénomènes. Il est d’ailleurs étonnant que Kant n’ait pas déduit cette existence simplement relative du phénomène de cette vérité simple, si facile à saisir, si indubitable : “PAS D’OBJET SANS SUJET”. »
Que veut dire “pas d’objet sans sujet” ? La suite du texte, qui fait référence à Berkeley, donne à penser que l’objet n’existerait qu’en raison de l’existence du sujet, autrement dit que l’objet pourrait n’être qu’une apparence.
« Ainsi, puisque l’objet ne possède jamais aucune existence sinon en relation avec un sujet, il aurait pu le présenter, pris à sa racine, comme dépendant déjà de ce dernier et donc comme un pur phénomène, qui n’existe pas en soi, ni de façon inconditionnelle. » (12)
Et dans un passage de l’édition de 1819 que Schopenhauer a ultérieurement supprimé, il précisait ceci :
« Au lieu de faire de ce principe [“pas d’objet sans sujet”] le fondement de ses affirmations, et de montrer que, par suite, l’objet DÉJÀ EN TANT QUE TEL est immédiatement dépendant du sujet, au lieu d’atteindre son but en s’engageant sur cette route droite et large qui s’ouvrait devant lui, Kant s’engage dans un chemin de traverse. En effet, il fait dépendre l’objet du sujet en se fondant non pas sur son simple être-connu. Il montre avec peine comment le sujet anticipe […] tous les modes phénoménaux de l’objet et par conséquent tire de lui-même tout le “comment” du phénomène, et ne laisse à l’objet qu’un “ce que c’est” totalement obscur. » (13)

La question est ici moins de déterminer ce que fut vraiment la pensée de Kant, ni d’ailleurs celle de Schopenhauer - y compris lorsqu’il parle de Kant -, mais bien d’inventorier les diverses conceptions possibles des rapports qu’entretiennent l’objet et le sujet. Car il me paraît légitime de s’interroger à propos de la position de Schopenhauer, laquelle peut être ramenée à l’idée que, sans nier l’existence de l’objet, il considère que le sujet éprouve tant de difficultés à l’appréhender que c’est comme s’il n’existait pas.

La pensée de Schopenhauer pose une autre question, peut-être plus vaste encore. C’est celle de l’autonomie du sujet. Car la volonté schopenhauerienne ressemble furieusement à une négation de la volonté subjective. Elle est même à ce point l’expression de l’être en soi qu’elle reste très malaisément distinguable par le sujet, lequel ne ferait qu’en réaliser ce dessein sans dessein d’un dessein absurde. Le déterminisme n’est dès lors plus cette téléologie qu’avaient en tête Leibniz ou Spinoza, mais bien ce fatum aveugle dont Nietzsche exploitera largement l’idée.

Après cela, la philosophie va très rapidement exploser en de multiples courants, à ce point divers et contradictoires qu’il devient très malaisé d’en suivre le fil. Évidemment, l’idée d’un fil est quelque peu naïve, car les doctrines ne s’enchaînent pas comme les pièces d’un puzzle ; elles se présentent plutôt comme les baguettes du mikado, alors même que le jeu n’a pas débuté. Il faudrait beaucoup de temps et des compétences dont je ne dispose pas pour soulever chacune des baguettes que le XXe siècle a ajouté au jeu sans faire bouger les autres. On peut néanmoins s’interroger : que valent ces apports récents ? qu’est-ce qui permet de mesurer la valeur d’un apport ? à partir de quand peut-on considérer que l’on embrouille davantage qu’on ne débrouille ? Je n’ai pas de réponse à ces questions. Et celles-ci ne m’ont jamais incité - jusqu’à présent à tout le moins - à refuser mon attention à la production philosophique contemporaine.

Mais c’est bien au cours de cette période récente que la distinction entre objet et sujet s’est à ce point complexifiée - tant dans les sciences sociales qu’en philosophie, d’ailleurs - que l’émergence de son importance s’est trouvée lestée d’une telle intrication entre les termes qui la composent, qu’aussitôt faite, elle s’est diluée dans des conceptions dont certaines n’ont pas hésité à franchir les barrières de la raison.

Reste-t-il une attitude utile, au regard de la multiplicité des points de vue possibles, particulièrement face à ce que le subjectif et l’objectif ont d’incertain ? Je crois que oui : se déprendre de soi-même, encore et toujours se déprendre de soi-même. Car si même l’objet échappait définitivement au sujet, si même le sujet s’échappait définitivement à lui-même, si même le sujet n’était somme toute qu’un objet indiscernable, encore faudrait-il tout craindre de ce que le sujet pense par lui-même et de lui-même.

(1) Platon, La République Livres V-X, trad. d’Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1948, pp. 121-127 (514a - 516d). Selon certains, cette allégorie aurait déjà fait partie de l’enseignement pythagoricien.
(2) Je dis éventuellement, parce qu’il est parfaitement possible, par exemple, d’affirmer l’existence de causes par ailleurs invisibles, sans que celles-ci soient hypostasiées.
(3) Il y eut certes des marxistes chrétiens, mais rares il faut en convenir. Au début des années 70, il y eut même un nombre non négligeable de chrétiens de gauche qui se déclarèrent maoïstes.
(4) Il ne s’agit pas ici de condamner le positivisme. Cf. sur ce point ma note du 17 septembre 2013 relative aux Essais VI. Les lumières des positivistes de Jacques Bouveresse.
(5) Cf. ma note du 14 septembre 1999.
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 639.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 40.
(8) Lorsqu’on s’interroge sur les rapports entre l’objet et le sujet chez Montaigne - mots dont il n’use pas -, on ne peut faire l’impasse sur l’apparition chez lui de la conscience de la conscience (cf. sur cette question Robert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare : l’émergence de la conscience moderne, Ed. Corti, 2011). Or, l’idée que cette conscience nouvelle donnerait à voir une morale première, universelle, ce que Marcel Conche appelle « la conscience morale vraie » (Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, PUF, Perspectives critiques, 1996, p. 115 ; le chapitre 7 de ce livre apporte de l’eau au moulin de ceux qui, tel David Violet, estiment qu’il existe une morale objective), l’idée d’une morale première, donc, est contredite par l’idée que cette conscience serait à tout jamais livrée à elle-même, sans référent objectif, et que, « sans avoir besoin de les justifier d’autre façon, l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991, pp. 286-287 ; ce propos est complété d’une note en bas de page qui s’oppose à Conche quant à savoir s’il faut admettre l’existence d’un fondement objectif à la morale).
(9) Montaigne, Op. cit., p. 638.
(10) Descartes, Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 283.
(11) Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation I [1819, 1844, 1859], Gallimard, Folio, 2009, pp. 755-953.
(12) Ibid., p. 789.
(13) Arthur Schopenhauer, Op. cit., p. 1104. La suite de ce passage - assez longue - donne l’occasion à Schopenhauer de faire état des craintes que Kant auraient eues d’apparaître idéaliste, ce qui illustre une fois de plus l’ambiguïté de ce dernier mot.

lundi 16 novembre 2020

Note de lecture : François Mauriac

Thérèse Desqueyroux
de François Mauriac


Lire Montaigne, c’est aussi accéder à deux reflets : celui d’une époque, la deuxième moitié du XVIe siècle, et celui de l’homme, dans ce qu’il a d’intemporel, du moins à l’échelle de sapiens. Et il en va ainsi de tout ce que l’écriture du passé nous a laissé d’estimable. Ainsi en est-il par exemple de ce roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux (1), que j’ai eu si longtemps la stupidité de dédaigner.

Il y a d’abord les années 20. Et les années 20 dans une solitude, un de ces recoins immobiles de la France dont nous n’avons plus aujourd’hui la moindre idée.
« Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer, ce qu’on appelle ici un quartier : quelques métairies, sans église ni mairie, ni cimetière, disséminée autour d’un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel les relie une seule route défoncée. Ce chemin plein d’ornières et de trous se mue, au-delà d’Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu’à l’Océan il n’y a plus rien que quatre-vingt kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où, à la fin de l’hiver, les brebis ont la couleur de la cendre. » (p. 39)

Ensuite, il y a la tradition d’alors, cette observance qui pèse sur les consciences au point d’en conduire certains à ne plus douter de sa légitimité et en contraindre d’autres à en supporter vaille que vaille l’empire. Ces derniers s’astreignent, se compriment, se dessèchent, refoulent. La famille, le curé, la rumeur, tout concourt à résilier la moindre aspiration à quoi que ce soit d’autre. Et les liens s’ajoutent aux liens, telles les vrilles de la vigne, pour assujettir aux usages.
« Le jour étouffant des noces, dans l’étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. Rien de changé, mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule. Au plus épais d’une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l’autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. » (p. 49)

Car Thérèse s’est mariée comme on se soumet à une étape obligée de la vie. D’autant que les nécessités familiales, elle les entend souvent dans sa propre bouche. Et lorsque son amie et belle-sœur, Anne de la Trave, déclare être passionnément amoureuse de Jean Azévédo, un juif plutôt libertin et peu soucieux des conventions sociales, elle en éprouve un mélange d’envie et de jalousie. La famille attend d’elle qu’elle ramène la brebis égarée dans le troupeau et, autant par curiosité que par dépit, elle décide d’aller voir le fauteur de trouble pour le convaincre de s’effacer.

Sous la plume de Mauriac, c’est Thérèse qui se raconte l’entrevue.
« Ma première rencontre avec Jean… Il faut que je me rappelle chaque circonstance : j’avais choisi d’aller à cette palombière abandonnée où je goûtais naguère auprès d’Anne et où je savais que, depuis, elle avait aimé rejoindre cet Azévédo. Non, ce n’était point dans mon esprit un pèlerinage. Mais les pins, de ce côté, ont trop grandi pour qu’on y puisse guetter les palombes : je ne risquais pas de déranger les chasseurs. Cette palombière ne pouvait plus servir car la forêt, alentour, cachait l’horizon ; les cimes écartées ne ménageaient plus ces larges avenues de ciel où le guetteur voit surgir les vols. Rappelle-toi : ce soleil d’octobre brûlait encore ; je peinais sur ce chemin de sable ; les mouches me harcelaient. Que mon ventre était lourd ! J’aspirais à m’asseoir sur le banc pourri de la palombière. Comme j’en ouvrais la porte, un jeune homme sorti, tête nue ; je reconnus, au premier regard, Jean Azévédo, et d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : “Mais non, entrez, madame, je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout.”
Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres. J’étais assise ; lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle : curiosité dépouillée de toute passion. Était-il beau ? Un front construit, - les yeux veloutés de sa race, - de trop grosses joues ; et puis ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure ; surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel, “de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable”. Ah ! rappelle-toi sa stupéfaction non jouée, ce juvénile éclat de rire : “Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ?” Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. Il se défendait avec feu : certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans avait-il feint de partager les intentions d’Anne… et, comme juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais, il repartit avec véhémence qu’Anne elle-même pouvait lui rendre ce témoignage qu’il avait su ne pas aller trop loin ; que, pour le reste, il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence. “Vous me dites qu’elle souffre, madame ; mais croyez-vous qu’elle ait rien de meilleur à attendre de sa destinée que cette souffrance ? Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves, - de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement.” Je ne me souviens plus si je fus crispée par cet excès de prétention, d’affectation, ou si même j’y fus sensible. Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité : “Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, - une joie différente de toutes celles qui l’on précédée.”
Cette avidité d’un jeune animal, cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il me répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fut passé le troupeau ; je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre). Mais Jean Azévédo ouvrit sans protester la porte de la palombière et, cérémonieusement, s’effaça. Il ne me suivit jusqu’à Argelouse qu’après s’être assuré que je n’y voyais point d’obstacle. Ce retour, qu’il me parut rapide, bien que mon compagnon ait trouvé le temps de toucher à mille sujets ! Il rajeunissait étrangement ceux que je croyais un peu connaître : par exemple, sur la question religieuse, comme je reprenais ce que j’avais accoutumé de dire en famille, il m’interrompais : “Oui, sans doute… mais c’est plus compliqué que cela…” En effet, il projetait dans le débat des clartés qui me paraissaient admirables… Étaient-elles en somme si admirables ?… Je crois bien que je vomirais aujourd’hui ce ragoût : il disait qu’il avait longtemps cru que rien n’importait hors la recherche, la poursuite de Dieu : “S’embarquer, prendre la mer, fuir comme la mort ceux qui se persuadent d’avoir trouvé, s’immobilisent, bâtissent des abris pour y dormir ; longtemps je les ai méprisés…”
Il me demanda si j’avais lu La Vie du père de Foucauld par René Bazin ; et comme j’affectais de rire, il m’assura que ce livre l’avait bouleversé : “Vivre dangereusement, au sens profond, ajouta-t-il, ce n’est peut-être pas tant de chercher Dieu que de le trouver et l’ayant découvert, que de demeurer dans son orbite.” Il me décrivit “la grande aventure des mystiques”, se plaignit de son tempérament qui lui interdisait de la tenter, “mais aussi loin qu’allait son souvenir, il ne se rappelait pas avoir été pur.” Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont “à la voie”, c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été “à la voie” de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ? Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. Ses maîtres, ses amis parisiens dont il me rappelait sans cesse les propos ou les livres me défendaient de le considérer ainsi qu’un phénomène : il faisait partie d’une élite nombreuse, “ceux qui existent”, disait-il. Il citait des noms, n’imaginant même pas que je les pusse ignorer ; et je feignais de ne pas les entendre pour la première fois.
Lorsqu’au détour de la route apparut le champ d’Argileuse : “Déjà !” m’écriai-je. Des fumées d’herbes brûlées trainaient au ras de cette pauvre terre qui avait donné son seigle ; par une entaille dans le talus, un troupeau coulait comme du lait sale et paraissait brouter le sable. Il fallait que Jean traversât le champ pour atteindre Vilméja. Je lui dis : “Je vous accompagne ; toutes ces questions me passionnent.” Mais nous ne trouvâmes plus rien à nous dire. Les tiges coupées du seigle, à travers les sandales, me faisaient mal. J’avais le sentiment qu’il souhaitait d’être seul, sans doute pour suivre à loisir une pensée qui lui était venue. Je lui fis remarquer que nous n’avions pas parlé d’Anne ; il m’assura que nous n’étions pas libres de choisir le sujet de nos colloques, ni d’ailleurs de nos méditations : “ou alors, ajouta-t-il avec superbe, il faut se plier aux méthodes inventées par les mystiques… Les êtres comme nous suivent toujours des courants, obéissent à des pentes…” ainsi ramenait-il tout à ses lectures de ce moment-là. Nous prîmes rendez-vous pour arrêter, au sujet d’Anne, un plan de conduite. Il parlait distraitement et, sans répondre à une question que je lui faisais, il se baissa : d’un geste d’enfant, il me montrait un cèpe, qu’il approcha de son nez, de ses lèvres.
 » (pp. 77-82)

Trop long, cet extrait cité ? Non, parce qu’il recèle peut-être l’essentiel du roman. Et aussi parce qu’il donne à voir la splendeur du style de Mauriac. Je dois ici faire un aveu : je prends un plaisir extrême à recopier les pages qui me séduisent, comme si cette recopie m’offrait une participation exceptionnelle à l’écriture elle-même, c’est-à-dire à cette articulation de chaque phrase sous la contrainte de la chose à dire. (2)

Évidemment, ce que la plupart retiennent du roman, c’est la faute de Thérèse, cet empoisonnement de Bernard dont Bernard lui-même veillera à éteindre les soupçons nourris par la Justice. Le roman a même suscité des simulacres de procès - y compris dans des écoles -, afin que ne soit pas laissée sans réponse la question de la culpabilité de Thérèse. C’est qu’elle-même n’arrive pas trop à comprendre ce qui l’a conduit à ces gestes et que la notion de faute suppose une certaine conscience des actes commis.

Reste que Thérèse Desqueyroux, c’est l’histoire d’une vie emmurée dans l’écheveau étouffant des façons de vivre, lesquelles participent aussi à ce divertissement dont Pascal a si bien parlé. Ce que Jean Azévédo laisse entrevoir à Thérèse - serait-ce illusoirement - n’est rien d’autre que la possibilité de fuguer hors du divertissement, de rejoindre le côté réel de l’existence, que celui-ci soit Dieu ou l’insignifiance.

(1) François Mauriac, Thérèse Desqueyroux [1927], LGF, 1989.
(2) J’incline à croire que ce plaisir est plus intense lorsque je tape le texte sur un clavier plutôt que je ne l’écris de ma main. C’est peut-être parce que le clavier offre de le suivre lettre après lettre et ponctuation après ponctuation et qu’il produit une image fort proche de l’imprimé copié. Ai-je besoin de dire que ce serait passer à côté du délice recherché que d’user d’un de ces procédés de reproduction que la technologie nous propose, tel le copier-coller ?

mardi 10 novembre 2020

Note d’opinion : Donald Trump

À propos de Donald Trump

En 2016, l’émergence de Donald Trump à la présidence des États-Unis avait suscité beaucoup d’étonnement, au moins en Europe. Le personnage, par ses outrances comme par ses convictions, paraissait loin de ce qu’aurait dû préférer l’électorat américain. Le déroulement de son mandat, notamment parce qu’il a semblé très chaotique, a pu entretenir la première surprise. Mais la fin de cette histoire a sans doute dessiller bien des yeux : le personnage plaît, ne serait-ce que parce qu’il permet de haïr.

Je me garderai bien de m’aventurer sur le terrain politique, là où bien des choses peuvent très certainement s’expliquer si l’on dispose de moyens d’analyse appropriés. À quoi j’ajouterai que je connais très mal les États-Unis. Ce qui revient à me reconnaître tout à fait incompétent pour arbitrer les multiples théories dont s’agrémentent les commentaires que déversent les médias à l’occasion des élections et de leur étrange dénouement.

Au-delà des prises de position de Trump, il y a une chose qui mérite - me semble-t-il - qu’on s’y arrête. C’est le mensonge et la mauvaise foi dont il n’a pas craint d’user continûment, au point d’en faire presque l’unique principe commun de ses prises de position. Dans un pays dont on dit volontiers qu’il exècre le mensonge bien davantage que d’autres, cette pratique a bien sûr suscité énormément de protestations. Reste que nombreux furent ceux qui ne virent pas ces mensonges ou ne voulurent pas les voir, mus qu’ils étaient par des convictions surpassant leur clairvoyance et passant outre le besoin de véracité. Et nombreux furent donc ceux qui lui apportèrent leur suffrage.

Je voudrais me permettre d’attirer l’attention sur une filiation d’idée qui ne me paraît pas totalement étrangère à l’absence de vergogne avec laquelle Trump a choisi - sans doute depuis très longtemps - de privilégier l’imposture. Je livre cette hypothèse avec toute la prudence que réclame une conjecture jusqu’à présent mal étayée, même si je la médite depuis longtemps. Et je la livre dans sa formulation la plus sommaire, au risque de paraître simpliste.

Il est un philosophe (et psychologue) qui eut une grande importance sur l’évolution des mentalités aux États-Unis - et plus tard en Europe -, c’est William James (1842-1910), le père (avec Peirce) du pragmatisme. Pour le dire d’une façon abusivement lapidaire, le pragmatisme est une conception qui privilégie l’utilité sur la vérité, ou à tout le moins qui concentre la vérification des choses sur leurs effets bien davantage que sur la vérification de leur vérité intrinsèque. L’action révèlerait ainsi une énergie qui importe au moins autant sinon davantage que le savoir. Et la croyance religieuse traduirait une énergie aussi estimable que toutes les justifications scientifiques ; la prière, par exemple, soutiendrait de la sorte la volonté de façon décisive. Dans cette conception, la rationalité coïncide avant tout avec un jeu de sentiments, ce qui conduit à ce que, parmi les sentiments, il conviendrait de choisir ceux qui soutiennent la volonté, ceux dont les conséquences sont les plus pratiques. Le comportement humain ferait écho à cette conception puisque, selon William James, la science rend possible de ne pas croire avant de chercher, alors que, en religion, on peut décider de croire avant même d’avoir la preuve que Dieu existe. « Notre nature volitive doit donc, jusqu'à la fin des temps, exercer une pression constante sur les autres départements de l'entendement afin de diriger leur activité vers des conclusions théistes. Toutes les formules contraires ne sauraient être adoptées qu'à titre provisoire. » (1)

Ai-je besoin de dire que l’œuvre philosophique de William James comporte bien des aspects plus articulés et qu’elle a d’ailleurs connu bien des prolongements ? Ceux-ci valent certainement qu’on s’y arrête, peut-être davantage encore que lui ne le mérite ? Ce serait sombrer dans un philistinisme de mauvais aloi que de laisser croire que le courant pragmatiste se résume aux simplifications outrancières que je viens de commettre à propos de James. Reste qu’il n’est pas totalement exclu que la façon dont la population américaine a reçu des bribes de son message n’ait pas été aussi abrégée que ma propre présentation.

Il me semble malaisé de ne pas croire que le pasteur Norman Vincent Peale (1898-1993) ait pu ignorer William James. Ce presbytérien est en effet le créateur dans les années 50 du concept de “pensée positive”, un concept qui obtint un énorme succès aux États-Unis (2) et qui transpira jusqu’en Europe assez récemment avec les concepts parents d’“ondes positives” et de “nécessité de positiver”, ainsi qu’avec des méthodes semi-magiques de développement personnel. Dans le cas de Peale, il s’agissait de pousser éventuellement l’autosuggestion jusqu’à substituer à la réalité perçue la croyance fausse, voire mensongère, dont notre positivité a besoin. Répéter de façon incantatoire les phrases du mensonge ou de l’illusion à laquelle il convient de s’accrocher pour obtenir ce que l’on cherche (3), telle est une des pratiques qu’il préconisa.

Le dernier élément de mon hypothèse de filiation d’idée réside dans le fait que nous avons appris que Donald Trump avait beaucoup fréquenté le pasteur Norman Vincent Peale et qu’il a souvent affirmé s’en être beaucoup inspiré.

Loin de moi l’idée que William James soit responsable de l’amnésie dont souffre Trump vis-à-vis du concept de sincérité. Le pasteur Peale en est sans doute davantage comptable. Mais l’un comme l’autre ne sont évidemment pour rien - ou en tout cas pour peu - dans le contenu des mensonges proférés. Ce qui m’amène à évoquer l’hypothèse d’une filiation d’idée de cette sorte, c’est que le rapport commun à la rationalité représente une condition des manières de penser qui peut ouvrir ou fermer l’opportunité d’une inexactitude volontaire. Parmi l’arrière-fond de prénotions qui gouvernent nos façons de penser, il y a des déterminations qui nous inclinent tantôt à l’exactitude, tantôt à l’inexactitude, et cela indépendamment de ce que ces mêmes propensions peuvent devoir aux circonstances, voire aux urgences, dont notre vie est émaillée.

Les motifs de mentir sont multiples et variés. Ils peuvent correspondre à des circonstances accidentelles, mais aussi quelquefois à des habitudes structurelles. Ainsi, les mensonges éhontés proférés durant des décennies par des militants et sympathisants communistes à propos des crimes staliniens étaient devenus une sorte de seconde nature, générée par le sentiment que la cause valait toutes les transgressions, à commencer par celle de la vérité. Dans le cas de Trump, il serait malaisé de parler de cause, sinon de la sienne. La logique de la “pensée positive” - croire dur comme fer à ce qui nous convient en vue d’accroître nos chances de réussir - qu’il a pratiqué quasi jusqu’à sa caricature a fonctionné, du moins sur lui-même et sur les plus aveugles de ses partisans.

La question que je me pose est de savoir si cette logique ne devrait pas quelque chose à un dévoiement idéologique de la philosophie pragmatiste de William James.

La raison n’est certes pas la garantie dont la seule évocation devrait provoquer l’acquiescement. Elle mérite d’être explorée autant qu’elle vaut comme instrument d’exploration. Mais elle reste la seule voie en dehors de laquelle le vrai et le faux risquent fort de s’entremêler de plus en plus, jusqu’à cesser d’être discernables.

(1) William James, La volonté de croire [1897], trad. de Loÿs Moulin, Flammarion, 1916, p. 121.
(2) Son livre, The Power of positive Thinking [1952] s’est en effet vendu à plusieurs millions d’exemplaires.
(3) Le pasteur évangéliste Paula White, conseillère de Trump, a appliqué cette méthode lors d’une prière à laquelle Internet a assuré une brève notoriété.