lundi 18 janvier 2016

Note de lecture : Antonio Tabucchi

Pour Isabel
de Antonio Tabucchi


Antonio Tabucchi est mort à Lisbonne, en mars 2012. Il vivait dans la capitale portugaise, là où sa dilection pour Fernando Pessoa l’avait conduit. J’en ignore trop de lui pour savoir si c’est uniquement Pessoa qui lui a fait aimer le Portugal ou s’il a subi lui-même le charme très étrange de ce pays. Les deux, peut-être.

J’ai eu le bonheur d’aller une fois au Portugal. (1) J’en ai gardé le souvenir d’une curieuse fascination, celle que m’a valu cette ambiance étrange faite d’un mélange de nostalgie, de résignation, de gentillesse et d’amour du beau. Le regret des temps conquérants et victorieux emplit le présent d’une intemporalité, d’une douceur résignée, d’un attachement aux choses anciennes qui, paradoxalement, suggère la paix et la tranquillité - auxquelles incitent encore davantage la lumière et la chaleur -, comme si les violences d’antan, vainement regrettées, n’étaient plus de mise. Quand les conquêtes révolues donnent le vague à l’âme, c’est qu’on ne conquiert plus. N’est-ce pas cela qu’on entend dans le fado ? N’est-ce pas cela la saudade ? (2)

Antonio Tabucchi a voulu que ce roman, Pour Isabel (3) - auquel il a travaillé de nombreuses années - soit posthume. C’est là une raison d’ouvrir le livre avec davantage d’appétence encore.

Les romans sans intrigue, qui ont été et sont encore la marque d’une certaine forme du roman contemporain, sont soumis par nature à une exigence à laquelle échappent les récits traditionnels, à savoir celle de capter l’intérêt sans le soutien de circonstances et d’événements plus ou moins compliqués dont le lecteur attend le dénouement. La gageure loupée, l’ennui est immanquablement au rendez-vous. Mais je suis de ceux qui pensent que, lorsqu’elle est réussie, le plaisir de lire acquiert une densité plus exceptionnelle encore. On me dira peut-être que, dans Pour Isabel, il y a une intrique : qui est Isabel et qu’est-elle devenue. Mais est-ce vraiment Isabel l’objet de cette recherche ? Y a-t-il même une recherche ? Dans une note que Bernard Comment, le traducteur, a placée à la fin du livre, est cité un extrait de l’interview que Tabucchi avait accordée en juin 1994 à la revue Leggere, une interview dans laquelle il parlait de Pour Isabel :
« Depuis quelques années j’écris un roman que j’espère pouvoir bientôt conclure. Le personnage principal sera justement Isabel, la même femme qui dans Requiem n’apparaît pas, ou plutôt qui est seulement esquissée et qui à un certain moment apparaît, mais comme une sorte de Convive de pierre. Dans ce roman, ce n’est pas Isabel qui parlera d’elle, ce sont les autres qui le feront. Beaucoup des personnages de mes livres précédents seront appelés à témoigner sur Isabel, il y aura Tadeus, Magda, et même le Xavier de Nocturne indien, le personnage recherché mais jamais trouvé, qui fournira un important témoignage. Ce sera un tour, ou plusieurs tours, autour de la figure de cette femme qui a eu une vie difficile et obscure, une vie sur laquelle existent des versions différentes et en même temps toutes étonnamment dignes de foi. Ce sera un roman qui tentera de faire la lumière sur l’existence d’une femme fuyante et très mystérieuse. » (pp. 151-152)

Antonio Tabucchi le confesse dans une note justificative préalable :
« Obsessions privées, regrets personnels que le temps érode mais ne transforme pas, comme l’eau d’un fleuve émousse ses galets, fantaisies incongrues et inadéquations au réel, tels sont les principaux moteurs de ce livre. Mais je ne pourrais nier comme influence sur celui-ci le fait d’avoir vu un moine vêtu de rouge qui par une nuit d’été, avec ses poudres colorées, dessinait pour moi, sur la pierre nue, un mandala de la Conscience. » (p. 13)
Le cercle du mandala symbolise tantôt le centre à atteindre, tantôt le pourtour qui rend ce centre inaccessible, de telle sorte qu’il devient impossible de déterminer ce qui est important de l’avenir vers lequel on croit tendre, du présent qui s’alimente de cette recherche ou du passé qui surgit et resurgit sans cesse jusqu’à brouiller toute aspiration et en altérer la visée.

Je suis très ignorant du bouddhisme et de l’hindouisme et je formule ici une signification du mandala qui s’inspire bien davantage de ce que je crois être un état d’âme portugais, que de quoi que ce soit d’autre. Mais, je l’avoue, je me suis aussi souvenu de cet épisode de la série télévisée House of Cards (4) où l’on voit des moines bouddhistes tibétains composer un mandala de Kalachakra, puis le détruire, ce qui m’a paru opposer l’inanité des choses, des désirs et des ambitions aux espoirs fous que Frank Underwood et sa femme nourrissent pour leurs carrières respectives comme pour leurs interrelations.

Le personnage de Tabucchi, Waclaw Slowacki - à moins que ce ne soit Tadeus Slowacki (cela dépend de l’interlocuteur) -, trace neuf cercles dans lesquels je n’aperçois que le contingent, sans presque aucune attention à la quête d’Isabel, si ce n’est qu’elle est là, en arrière-fond, comme un passé idéalisé, ce genre de passé qui, d’une manière ou d’une autre, nous tient tous debout. Ainsi :
« Le tram s’arrêta exactement devant la pâtisserie Cister. J’en profitai pour prendre un café. Le garçon me salua comme s’il me connaissait. Peut-être le connaissais-je moi aussi, mais je ne me souvenais pas de lui. Je lui fis un sourire et un signe de la tête, lui laissai cinquante escudos de pourboire et pris la Rua da Escola Politécnica jusqu’à l’angle de la Rua Monte Olivete. C’est une rue en pente raide, couverte de petits pavés de granit, glissante, et il pleuvinait. Je redressai le col de ma veste et continuai de descendre. Je passai devant l’Institut Britannique, rose et blanc, avec sa frise de tuiles, je me souvins d’une amie qui y enseignait, elle était un peu je-m’en-foutiste, et négligée, peut-être, mais faire l’amour avec elle était une merveille, et puis elle préparait des pique-niques qui étaient du tonnerre. En ce temps-là on allait à la plage de Fonte da Telha, où il n’y avait personne, juste des pêcheurs et leurs chiens, de vieux chiens jaunes et ridés. Ça me rappela les chiens de monsieur Almeida. » (p. 79)
Oui, Isabel est là (5), puisque Slowacki n’aurait pas pris le tram et ne serait pas passé devant l’Institut britannique si elle ne le hantait pas. Et c’est vrai qu’il a fallu lutter contre la dictature de Salazar, fuir ses sbires de la PIDE, se soustraire aux tortures. Mais le banal, l’accoutumé, l’ordinaire du présent broient autant qu’ils appellent les souvenirs, jusqu’à nous faire tous tourner autour de quelque chose dont l’existence, la forme et la signification restent totalement vacillantes.

(1) Pour choisir les lieux à privilégier, j’avais bénéficié des conseils d’un ami français, lecteur passionné de Conrad et de Morand, amateur de chevaux et grand amoureux du Portugal. À mon retour, début septembre 2008, je lui en ai brièvement dressé l’itinéraire suivi en ces termes : « Grâce à tes précieuses indications, nous y avons fait un merveilleux périple. Lisbonne, d'abord. Quelle belle ville ! quel charme ! quelle vie ! Bien sûr, nous avons visité les lieux les plus prestigieux : Belém, sa Tour, le Mosteiro dos Jeronimos, la Sé, le Palais de Fronteira, l'Océanorium, la Fondation Gulbenkian (superbe !), le Musée des arts antiques, Sao Jorge. Et puis ses quartiers les plus pittoresques : la Baixa, le Chiado, l'Alfama, le Bairro Alta, le Graça, etc. Mais nous avons surtout eu l'occasion de côtoyer des Lisboètes, pour notre plus grand bonheur. Le hasard a voulu que nous fassions la connaissance, à une table du Café 'Brasileira', d'un aventurier hollandais - tout droit sorti d'un roman de Conrad - qui avait depuis longtemps amarré son bateau à Lisbonne et qui nous a introduit dans le milieu du fado authentique, loin des chanteurs pour touristes. Nous avons ainsi pu participer à une longue 'session' de fado que nous ne sommes pas prêts d'oublier et à l'issue de laquelle, après avoir beaucoup sympathisé, les adieux furent émouvants. Ce diable de Hollandais nous a aussi appris à repérer les petits bistros pour indigènes où l'on mange très bien pour trois fois rien. En tout : six jours. Ensuite, nous sommes allés passer deux jours à Evora, endroit suave s'il en est. Et deux autres jours dans un petit patelin perdu, Chanceleria, à quelques kilomètres d'Alter do Chao. Nous y étions logés dans un "ranch" dont le propriétaire débourrait et dressait des chevaux pour des clients, parmi lesquels figure Bartabas. Notre fille a pu y monter un superbe étalon lusitanien avec lequel elle a notamment fait du pas espagnol. De là, nous avons aussi rayonné vers Avis, Crato, Portalegre, Castelo de Vide et Marvao. Quelle région extraordinaire ! Et quelle lumière ! De Castelo Branco, voulant éviter la Serra da Lousa dont tu m'avais dit qu'elle était ravagée par le feu, nous sommes allés passer deux jours dans la Serra da Estrella, à Covilha : de la vraie montagne, brouillard d'altitude compris. Et puis, Coimbra. Sans avoir le charme de Lisbonne, cette ville, elle aussi pleine de pentes et d'escaliers, est très agréable. Et elle ne manque pas de belles choses : l'Université, bien sûr, et sa sublime bibliothèque, les deux Sé, la vieille et la nouvelle, Sao Cruz, le jardin botanique,… Enfin, nous avons passés six jours à Alcobaça, d'où nous avons pu rayonner vers Batalha, Tomar, Obidos, Cos et Nazaré. La liste des belles choses vues est trop longue pour que je te l'inflige, d'autant que tu la connais sans doute. Une confidence, néanmoins : si tu n'as pas encore eu l'occasion d'y aller, il ne faut surtout pas rater l'Iglesia de Cos. D'abord - et ce n'est pas négligeable -, il n'y a pas un touriste ; ensuite les lieux sont merveilleux et les azulejos plus beaux encore que partout ailleurs. »
(2) Il ne fait aucun doute que bien des Portugais, comme bien des étrangers, se font une toute autre idée du pays. Le très bref contact dont j’ai bénéficié ne m’en a laissé que l’image que peut s’en forger celui qui vient avec ses yeux, remplis déjà de mille choses fort différentes. Je ne connais bien sûr rien du Portugal, ce qui ne m’interdit pas de tenter d’évoquer une impression, aussi fugitive fût-elle.
(3) Antonio Tabucchi, Pour Isabel [2013], trad. de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2014.
(4) Il s’agit du 7e épisode (réalisé par John Dahl) de la saison 3 de cette série américaine créée en 2013 par Beau Willimon.
(5) Je ne sais trop pourquoi, en m’imaginant Isabel, j’ai cru voir Mariza, une chanteuse si apte à communiquer cette émotion en quelque sorte portugaise qui monte de la terre et des gens, de la nostalgie et de la tristesse - la tristesse de n’être peut-être pas tout ce que l’on voudrait être -, comme lors de son concert de 2012 à Lisbonne, au pied de la tour de Belém, lorsque, dans la dernière chanson interprétée, “Ó Gente Da Minha Terra”, elle fut contrainte de s’interrompre, bouleversée (cf. la vidéo).

Autre note sur Tabucchi :
Pereira prétend

samedi 9 janvier 2016

Note d’opinion : la sociologie

À propos de la sociologie

Pour oser se dire sociologue, il me semble qu’il importe - après avoir étudié l’histoire de la discipline, ses méthodes et ses moyens de mesure - d’avoir au moins produit des rapports de recherche susceptibles d’attester d’une expérience suffisante. C’est dire que se borner à enseigner la sociologie ne me paraît pas atteindre cette qualification. De même que celui qui enseigne la philosophie n’est pas pour autant un philosophe.

Si je me permets de faire cette remarque, c’est parce qu’il est de bonne sociologie de s’interroger sur la manière dont chacun est appelé ou s’appelle lui-même alors qu’il va discourir, ce qui a souvent un effet considérable sur la réception du discours. Alors que les événements auxquels on prétend reconnaître une importance planétaire - que ce soit dans le domaine environnemental, dans le domaine économique, dans le domaine religieux ou dans le domaine politique - jettent le trouble dans bien des esprits et suscitent bien des interrogations sur l’avenir, il me paraît plus important d’apprendre à démasquer les autorités usurpées que de se tenir informé des péripéties qui alimentent ce qu’on appelle l’actualité et des multiples interprétations auxquelles elles donnent lieu. La sociologie devrait nous y aider, puisqu’il s’agit principalement de tenter de comprendre comment fonctionne le monde social, tant lorsqu’il est le lieu où naissent et se propagent les idées auxquelles on relie généralement les événements discriminés par les médias, que lorsqu’il est l’endroit à partir duquel on tente d’expliquer tout cela.

Pourtant la sociologie nous y aide peu, quand elle ne devient pas une occasion supplémentaire de sombrer dans l’erreur. Pourquoi ?

Contrairement à ce qui est si souvent affirmé, les sciences sociales n’ont aucune raison d’être moins scientifiques que les sciences dites exactes ou dures. Peut-être même ont-elles davantage encore de raisons de tenter de l’être. Je vais tout de suite à l’essentiel.

Prenons la physique comme exemple de science incontestée. Si l’on souhaite étudier la physique, c’est-à-dire tenter de se faire une idée des découvertes qu’on lui doit, il importe selon moi d’aborder la discipline par trois voies différentes, à savoir son histoire, ses méthodes et ses outils de mesure. Ce n’est généralement pas de cette manière que l’on enseigne la physique aux adolescents, mais je crois que l’on a tort. Car il s’impose d’éviter que la science ne soit confondue avec un réservoir de savoirs qui nous tombent du ciel. L’important est de rendre compte de ce que représente la rigueur de la démarche dans l’obtention de résultats. Ainsi, comment taire les conditions dans lesquelles s’est progressivement construit un savoir qui doit tout aux étapes par lesquelles il est passé depuis vingt-cinq siècles ? Comment ne pas s’intéresser aux multiples choix raisonnés dont dépend la construction d’un objet de recherche et les manières de l’explorer ? Comment enfin ne pas s’atteler à maîtriser les outils mathématiques permettant de soumettre l’objet à la mesure ? Si par exemple on ignore le contexte dans lequel Galilée apporta son soutien à des hypothèses nouvelles et la révolution dans les modes de raisonnement que cela représente, il sera malaisé de se garder de l’influence de la doxa sur la construction du savoir. Si par exemple on ignore le soin qu’il importe d’apporter aux choix méthodologiques permettant d’aborder une question nouvelle - et notamment l’adaptation indispensable des méthodes à l’objet -, il sera aisé d’attribuer l’invention et la découverte à la grâce, à l’inspiration ou au hasard. Si par exemple on ignore le calcul intégral et le calcul différentiel de telle sorte que la mesure d’une aire quelconque et d’un mouvement quelconque dans cette aire ne soit pas maîtrisée, il sera impossible d’interpréter le résultat d’une expérience ou d’une observation. La structure actuelle de l’enseignement rend la simultanéité des ces trois approches quasi impossible, j’en conviens : l’histoire néglige l’histoire des découvertes, les méthodes de recherche sont habituellement ignorées et les mathématiques sont presque toujours expliquées hors du contexte de leur mise en œuvre pratique. Toujours est-il que la méprise générale et opiniâtre à laquelle donne lieu la science aujourd’hui trouve, je crois, son fondement dans cette carence éducative. (1)

Revenons à présent à la sociologie. Selon moi, les exigences de son enseignement sont les mêmes que pour la physique. Il est nécessaire de connaître ce qu’en ont dit tous ceux que l’on peut raisonnablement classer parmi les pionniers de la discipline, sans crainte de déborder sur d’autres disciplines pour ne pas être dupe de frontières souvent assez arbitraires. Il faut aussi apprendre à adapter les méthodes de recherche aux spécificités de l’objet (c’est là que les sciences sociales se distinguent le plus des sciences naturelles). Enfin, il convient de maîtriser les différents instruments de mesure utiles en ce domaine, à commencer par les statistiques. J’ajouterai que chacune des connaissances ainsi investiguée doit elle-même être soumise à une critique qui passe par l’examen des conditions de sa production.

Il y a cependant un autre élément à prendre en considération. À l’inverse des sciences naturelles, les sciences sociales sont contraintes de se pencher sur une réalité qui dispose déjà d’une sagacité spontanée propre à écarter toute explication qui ne la confirmerait pas. Et la nécessité de s’en départir impose de prendre de la hauteur. En effet, beaucoup de monographies sociologiques restent enfermées, en raison même de la circonscription de l’objet de recherche, dans une doxa générale à ce point puissante que les résultats dont elles se prévalent s’y trouvent fondus ; aussi rigoureuse qu’ait été la recherche, elle n’apparaît en définitive que comme un complément d’informations à ce qui est couramment dit par ailleurs. Prendre de la hauteur ne veut pas dire qu’il faille se priver de circonscrire l’objet de recherche ; bien au contraire. Cela signifie qu’il est de la plus haute importance de la situer dans un contexte dont font partie les questions les plus générales, à commencer par exemple par l’énigme que représentent le fonctionnement de l’esprit humain ou encore la vie en société.

J’entends déjà certains dire que c’est là se prendre pour Dieu ! Et d’autres fulminer contre la fatuité de la démarche, voire contre son élitisme implicite ! Je les rassure : il n’est aucune démarche, aucune posture, aucune opinion qui ne puisse assouvir la démangeaison vaniteuse de quiconque ; et il n’est pas davantage d’ambition intellectuelle qui ne sache parfois conjuguer la curiosité la plus vive et l’humilité la plus appropriée. Il arrive que se prendre pour Dieu - du moins lorsqu’il s’agit de tenter de comprendre - coïncide avec une conduite heuristique qui ne réclame aucune reconnaissance sacrée. Pierre Bourdieu en a parlé - non sans humour - d’une façon autrement persuasive que je ne puis le faire :
« Ma description du sociologue est typiquement celle que faisait Hegel quand il décrivait le savoir absolu, disant à peu près que chaque sujet social a sur le monde une perspective, et que l’idéologie est précisément le fait que chaque savoir social est perspective. Et la science, le savoir philosophique ou scientifique, serait alors, comme aurait dit Leibniz, le fait d’être capable de se placer au point géométral de toutes les perspectives (*1), c’est-à-dire au lieu géométrique de toutes ces perspectives, au point de vue divin où il n’y a plus de point de vue. Je peux prendre l’exemple de ce que j’appelle le champ intellectuel, cet espace à l’intérieur duquel se jouent ce qu’on appelle des enjeux intellectuels (des publications, des célébrités, etc.). Je peux, comme cela a été presque toujours fait dans le passé, écrire L’opium des intellectuels (*2), c’est-à-dire donner un certain point de vue sur les intellectuels de gauche. Je peux aussi, comme le faisait un grand article de Simone de Beauvoir, paru à peu près à la même époque et intitulé “La pensée de droite, aujourd’hui (*3)”, ne parler que des intellectuels de l’autre bord. Autrement dit, il est possible de prendre, sur le champ intellectuel, un point de vue à partir d’une opposition dans le champ intellectuel.
Ou bien je peux construire le champ intellectuel comme un espace de concurrences dans lequel est en jeu l’idée même de l’intellectuel - un des enjeux dans le champ intellectuel consistant à dire : “Celui-ci est un intellectuel, mais un intellectuel de droite n’est pas un intellectuel.” Dès le moment où j’ai construit la notion de champ, je peux prendre un point de vue sur ces points de vue et construire jusqu’à l’idée même de lutte pour construire le champ intellectuel. Je me mets donc en position quasi divine, ce qui n’exclut pas - je le répète toujours - que je sois pris dans le jeu, et que ce que je dirai de ce jeu sera aussitôt récupéré dans le jeu en fonction de la position dans le jeu et même mieux compris par ceux qui sont en position de dominés dans le champ intellectuel et qui ont, en général, plus intérêt à entendre la vérité scientifique.
[…]
Je suis en position divine, j’ai le point de vue de tous les points de vue, je constitue chacun des points de vue comme tel, c’est-à-dire comme une vision partielle, unilatérale, qui doit l’essentiel de sa structure à la position, dans l’espace que j’ai construit. Autrement dit, je construis, du même coup, la prise de position et la position à partir de laquelle cette position est prise en restituant le point de vue. Pour construire le point de vue comme point de vue, il faut évidemment construire l’espace. Le propre d’un point de vue, c’est de s’ignorer comme point de vue, c’est de se croire absolu. Le sociologue voit des vues - je l’ai dit à propos du champ intellectuel, mais ce serait exactement le même problème à propos des classes sociales - et aura une vue de la lutte pour voir le monde social et une vue du point de vue à partir duquel on voit le monde social. Je construirai l’univers des points de vue, dans sa structure, ses limites et je dirai : “À partir de ce point de vue du monde social, je comprends qu’on ne puisse voir que ça, et je comprends qu’on ne puisse voir l’autre point de vue que, par exemple, comme ça : ‘Tous des salauds’, etc.”
Ceci dit, est-ce l’alpha et l’oméga de la science ? Est-ce qu’on s’arrête là ? Ce point de vue objectif que j’ai essayé de décrire est-il un point de vue absolu ? Le sociologue n’est-il pas finalement devant ce spectacle comme devant une photographie ? S’il voit ce qui se passe, s’il est plus fort, plus moderne, si ses statistiques sont mieux maîtrisées, il peut voir ce que les gens font, ou anticiper ce qu’ils vont faire et voir que les gens qui, aujourd’hui, sont ici, dans cinq ans seront là, etc. C’est une des grandes tentations du sociologue ; si on a envie d’être sociologue, c’est pour avoir cette vision, pour se sentir un peu Dieu (tout le monde ne le cherche pas, mais chacun le trouve où il peut…).
Je voudrais simplement indiquer où ça coince
[…]. J’ai demandé tout à l’heure : “Est-ce qu’il y a un juge pour juger les critères ?”, et je voudrais lire, avant de finir, un texte de Wittgenstein tout à fait magnifique où il parle du mètre-étalon de Paris et demande : “Qu’est-ce qui mesure le mètre-étalon (*4) ?” C’est une bonne métaphore de la philosophie analytique. C’est une manière de penser très peu répandue sous nos cieux… C’est le même problème que lorsque l’on se demande s’il y a un juge à juger les juges (*5), un principe de légitimation des principes de légitimité, ou un critère à discerner les critères.
Cette vision peut paraître absurde et théorique, mais elle se pose tout à fait concrètement dans la pratique scientifique, à travers des problèmes de découpage d’objets. Par exemple, et j’ai déjà donné des éléments de réponse tout à l’heure à propos du champ intellectuel, un des enjeux de la lutte à l’intérieur du champ intellectuel, c’est précisément de savoir ce que c’est qu’un intellectuel. Quand quelqu’un commence un article par “J’appellerai intellectuel ceci”, c’est foutu, ce n’est pas la peine d’aller plus loin, on sait qu’il ne trouvera rien d’autre que ce qu’il a mis dans son article, c’est-à-dire pas grand-chose… En fait, le propre d’un champ intellectuel, c’est précisément - il suffit d’avoir vu une fois un intellectuel pour le savoir - de lutter pour savoir ce qu’est un intellectuel, c’est-à-dire pour imposer la définition légitime d’un intellectuel pour laquelle il n’y a qu’un représentant légitime : celui qui formule la définition. Et c’est normal. Je dis cela avec un petit sourire parce que c’est drôle, mais c’est tout à fait normal, c’est la loi du genre. Mais la loi du genre, c’est aussi qu’il faut la cacher.
 » (2)

Lorsque des problèmes d’une telle ampleur sont soulevés - préalablement à toute recherche particulière -, on comprend aisément que rares soient ceux qui acceptent de les affronter. D’autant que nombreux sont ceux qui en ignorent jusqu’à l’existence. Mais, selon moi, un autre aspect des choses fait obstacle à leur prise en compte. C’est cette fatalité qui veut que l’intrusion des questions les plus générales dans les recherches les plus circonscrites guident celles-ci vers des conclusions malaisées à diffuser et - pour tout dire - impossible à vendre. L’objectivation de la vie humaine, notamment dans ses aspects sociaux, la désenchante d’une façon qui n’est acceptable que par ceux qui n’en attendent pas plus que ce qu’elle est, dans sa profonde insignifiance.

C’est sans doute ce qui explique que la sociologie répandue auprès des profanes nous aide si peu à comprendre le monde social, si ce n’est par le biais d’un savoir partiel bien fait pour conforter les illusions dont précisément le monde social se nourrit.

(1) Les dernières décennies ont vu bien des scientifiques dévoyés par d’importants intérêts économiques, profitant du rapport naïf à la science pour contester avec une légitimité qui se voulait égale celles des recherches qui mettaient en évidence les dangers du tabac, de l’asbeste ou des gaz de schistes, sans parler de la reconnaissance accordée à l’homéopathie ou aux médecines parallèles.
(*1) P. Bourdieu fait souvent référence (voir, par exemple, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 186 et 222) à ce “géométral” (ou “lieu géométrique”), qui correspondait pour Leibniz au point de vue de Dieu, en s’appuyant sur la lecture qu’en donne Maurice Merleau-Ponty : « Notre perception aboutit à des objets, et l’objet, une fois constitué, apparaît comme la raison de toutes les expériences que nous en avons eues ou que nous pourrions en avoir. Par exemple, je vois la maison voisine sous un certain angle, on la verrait autrement de la rive droite de la Seine, autrement de l’intérieur, autrement encore d’un avion ; la maison elle-même n’est aucune de ces apparitions, elle est, comme disait Leibniz, le géométral de ces perspectives et de toutes les perspectives possibles, c’est-à-dire le terme sans perspective d’où l’on peut les dériver toutes, elle est la maison vue de nulle part. » (Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, “Tel”, 1974, p. 81.)
(*2) Essai de Raymond Aron, publié en 1955 chez Calmann-Lévy, qui est une critique très polémique des intellectuels de gauche en général et de Sartre en particulier. Pour des commentaires de P. Bourdieu sur ce livre, voir notamment Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, notamment p. 271 et 309-310 ; rééd. “Points Essais”, p. 317 et 365.
(*3) Paru en deux parties dans Les Temps modernes en 1955 (n° 112-113, p. 1539-1575 et n° 114-115, p. 2219-2261), cet article (repris dans Privilèges, Paris, Gallimard, 1955 ; rééd. sous le titre Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, “Idées”, 1972) répondait au livre de Raymond Aron.
(*4) « Il y a une chose dont on ne peut dire ni qu’elle mesure un mètre ni qu’elle ne mesure pas un mètre, et c’est le mètre-étalon de Paris. Il ne s’agit pas, bien entendu, de lui attribuer une propriété extraordinaire mais seulement de signaler son rôle particulier dans le jeu de langage consistant à mesurer au moyen d’un mètre » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1961 [1953], p. 140, § 50.
(*5) “Qui sera juge de la légitimité des juges ?” est le sous-titre que P. Bourdieu donne à un article sur l’emprise croissante que le champ journalistique exerce sur le champ intellectuel paru en 1964 : “Le hit-parade des intellectuels français, ou qui sera juge de la légitimité des juges ?”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52, 1984, p. 95-100 (repris dans Homo academicus, éd. de Minuit, 1984, p. 275-286).
(2) Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France 1981-1983, Seuil, Raisons d’agir, 2015, pp. 69-73.