mercredi 11 octobre 2017

Note de lecture : Montesquieu

Discours prononcé à la rentrée du Parlement de Bordeaux le 11 novembre 1725
par Montesquieu


CéCédille (1) me rappelait récemment cette phrase que Montesquieu prête à Usbek dans Les lettres persanes : « jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres anciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux » (2). On ne lit plus guère Les lettres persanes ; c’est bien dommage, car outre une écriture qui ravit, c’est un texte qui allie merveilleusement sagacité et ironie. On a fait de Montesquieu ce juriste qui se serait borné à prôner la séparation des pouvoirs, négligeant ainsi de s’y plonger et d’y découvrir un homme d’une toute autre trempe. Même en ce qui concerne la séparation des pouvoirs, combien il serait utile de retourner lire ce qu’il en dit, afin de s’apercevoir que c’est autrement subtil que ce que l’on se plaît souvent à en dire. Et même dans ce qu’il nous a laissé de plus juridique, on ne peut que se réjouir des propos qu’il tenait.

En 1714, alors âgé de 25 ans, Montesquieu devint conseiller au Parlement de Bordeaux. Et deux ans plus tard, par héritage, il obtint la charge de président à mortier - quelque chose comme le premier président -, ce qui lui valut de prononcer des discours de rentrée. On a conservé celui de 1725 (3) ; d’autres aussi peut-être, je l’ignore. Celui de 1725 fut probablement le dernier, puisqu’il vendit sa charge en 1726 pour se consacrer aux voyages et à l’écriture.

Discours obligé, contraint, l’exercice du discours de rentrée peut néanmoins fortement varier, selon bien des critères conscients ou inconscients. En l’occurrence, Montesquieu avait choisi d’évoquer comment un magistrat peut satisfaire cette « vertu essentielle, qui est la justice, qualité sans laquelle il n’est qu’un monstre dans la société, et avec laquelle il peut être un très mauvais citoyen » (p. 393). Et pour être sûr que ses admonestations, ses craintes et ses soupçons atteignent leur but, il commença par écarter de son propos les « grandes corruptions » :
« Que celui d’entre nous qui aura rendu les lois esclaves de l’iniquité de ses jugements périsse sur l’heure ! Qu’il trouve en tout lieu la présence d’un Dieu vengeur, et les puissances célestes irritées ! Qu’un feu sorte de dessous terre, et dévore sa maison ! Que sa postérité soit à jamais humiliée ! Qu’il cherche son pain, et ne le trouve pas ! Qu’il soit un exemple affreux de la justice du ciel, comme il en a été un de l’injustice de la terre !
C’est à peu près ainsi, messieurs, que parlait un grand empereur ; et ces paroles si tristes, si terribles, sont pour vous pleines de consolation.
 » (p. 393)
De quoi allait-il donc entretenir ses pairs ?
« je ne parlerai précisa-t-il que des accessoires qui peuvent faire que cette justice abondera plus ou moins » (pp. 393-394).

Mais avant même d’évoquer ces « accessoires », Montesquieu insiste sur un point sur lequel il reviendra dans De l’esprit des lois (4) : la nécessaire compétence des magistrats, auquel un quelconque quidam ne peut se substituer. La raison en est notamment :
« […] qu’on a eu à démêler des grands intérêts, et des intérêts presque toujours cachés ; que la bonne foi ne s’est réservé que quelques affaires de peu d’importance, tandis que l’artifice et la fraude se sont retirés dans les contrats : nos codes se sont augmentés ; il a fallu joindre les lois étrangères aux nationales ; le respect pour la religion y a mêlé les canoniques ; et les magistratures n’ont plus été le partage que des citoyens les plus éclairés.
Les juges se sont toujours trouvés au milieu des pièges et des surprises, et la vérité a laissé dans leur esprit les mêmes méfiances que l’erreur.
L’obscurité du fond a fait naître la forme. Les fourbes, qui ont espéré de pouvoir cacher leur malice, s’en sont fait une espèce d’art ; des professions entières se sont établies, les unes pour obscurcir, les autres pour allonger les affaires ; et le juge a eu moins de peine à se défendre de la mauvaise foi du plaideur, que de l’artifice de celui à qui il confiait ses intérêts.
Pour lors, il n’a plus suffi que le magistrat examinât la pureté de ses intentions ; ce n’a plus été assez qu’il pût dire à Dieu,
Proba me, Deus, et scito cor meum [“sonde-moi ô Dieu et connais mon cœur”, Psaume 139 - 23 ; N.D.R.] ; il a fallu qu’il examinât son esprit, ses connaissances et ses talents ; il a fallu qu’il se rendit compte de ses études, qu’il portât toute sa vie le poids d’une application sans relâche ; et qu’il vît si cette application pouvait donner à son esprit la mesure de connaissances et le degré de lumières que son état exigeait. » (p. 394)

Venons-en aux accessoires. Montesquieu en cite trois : « il faut [que la justice] soit prompte, qu’elle ne soit point austère, et enfin qu’elle soit universelle » (p. 394). Qu’est-ce que cela veut dire ?

Prompte, d’abord.
« Souvent l’injustice n’est pas dans le jugement, elle est dans les délais ; souvent l’examen a fait plus de tort qu’une décision contraire. Dans la constitution présente, c’est un état que d’être plaideur ; on porte ce titre jusqu’à son dernier âge ; il va à la postérité ; il passe, de neveux en neveux, jusqu’à la fin d’une malheureuse famille. » (p. 395)
On mesure là la réputation que valait à quiconque le fait d’être mêlé à un procès, à une époque où rares étaient ceux dont c’était le sort. Mais c’est loin d’être le seul effet de la durée des procédures, selon Montesquieu.
« Autrefois les gens de bien menaient devant les tribunaux les hommes injustes ; aujourd’hui ce sont les hommes injustes qui y traduisent les gens de bien. Le dépositaire a osé nier le dépôt, parce qu’il a espéré que la bonne foi craintive se lasserait bientôt de le demander en justice ; et le ravisseur a fait connaître à celui qu’il opprimait, qu’il n’était point de sa prudence de continuer à lui demander raison de ses violences.
On a vu (ô siècle malheureux !) des hommes iniques menacer de la justice ceux à qui ils enlevaient leurs biens, et apporter pour raison de leurs vexations la longueur du temps, et la ruine inévitable à ceux qui voudraient les faire cesser. Mais quand l’état de ceux qui plaident ne serait point ruineux, il suffirait qu’il fût incertain pour nous engager à le faire finir. Leur condition est toujours malheureuse, parce qu’il leur manque quelque sûreté du côté de leurs biens, de leur fortune, de leur vie.
 » (p. 395)

Qu’elle ne soit point austère ensuite.
« […] indépendamment de l’humanité, la bienséance et l’affabilité, chez un peuple poli, deviennent une partie de la justice ; et un juge qui en manque pour ses clients commence dès lors à ne plus rendre à chacun ce qui lui appartient. Ainsi, dans nos mœurs, il faut qu’un juge se conduise envers les parties de manière qu’il leur paraisse bien plutôt réservé que grave, et qu’il leur fasse voir la probité de Caton, sans leur en montrer la rudesse et l’austérité.
J’avoue qu’il y a des occasions où il n’est point d’âme bienfaisante qui ne se sente indignée. L’usage qui a introduit les sollicitations semble avoir été fait pour éprouver la patience des juges qui ont du courage et de la probité. Telle est la corruption du cœur des hommes, qu’il semble que la conduite générale soit de la supposer toujours dans le cœur des autres.
 » (p. 396)

Qu’elle soit universelle, enfin.
Qu’est-ce à dire ?
« Un juge ne doit pas être comme l’ancien Caton, qui fut le plus juste sur son tribunal, et non dans sa famille. La justice doit être en nous une conduite générale. Soyons justes dans tous les lieux, justes à tous égards, envers toutes personnes, en toutes occasions.
Ceux qui ne sont justes que dans le cas où leur profession l’exige, qui prétendent être équitables dans les affaires des autres lorsqu’ils ne sont pas incorruptibles dans ce qui les touche eux-mêmes, qui n’ont point mis l’équité dans les plus petits événements de leur vie, courent risque de perdre cette justice même qu’ils rendent sur le tribunal. Des juges de cette espèce ressemblent à ces monstrueuses divinités que la Fable avait inventées, qui mettaient bien quelque ordre dans l’univers, mais qui, chargées de crimes et d’imperfections, troublaient elles-mêmes leurs lois, et faisaient rentrer le monde dans tous les dérèglements qu’elles en avaient bannis.
Que le rôle de l’homme privé ne fasse donc point de tort à celui de l’homme public : car dans quel trouble d’esprit un juge ne jette-t-il point les parties, lorsqu’elles lui voient les mêmes passions que celles qu’il corrige, et qu’elle trouve sa conduite répréhensible comme celle qui a fait naître leurs plaintes ! “S’il aimait la justice, diraient-elles, la refuserait-il aux personnes qui lui sont unies par des liens si doux, si forts, si sacrés, à qui il doit tenir par tant de motifs d’estime, d’amour, de reconnaissance, et qui peut-être ont mis tout leur bonheur entre ses mains ?”
Les jugements que nous rendons sur le tribunal peuvent rarement décider de notre probité ; c’est dans les affaires qui nous intéressent particulièrement que notre cœur se développe et se fait connaître ; c’est là-dessus que le peuple nous juge ; c’est là-dessus qu’il nous craint et qu’il espère de nous. Si notre conduite est condamnée, si elle est soupçonnée, nous devenons soumis à une espèce de récusation publique ; et le droit de juger que nous exerçons est mis, par ceux qui sont obligés de le souffrir, au rang de leurs calamités.
 » (p. 396-397)

Je ne le dissimulerai pas : c’est pour son souhait d’une justice curieusement qualifiée d’universelle (alors même qu’elle incite à se préoccuper du proche, du local, du voisin) que j’ai voulu donner un écho à ce discours de Montesquieu. Car ce qu’il nous dit là dépasse très largement selon moi le contexte judiciaire. Qu’il soit permis de s’interroger sur les préceptes moraux - lesquels se révèlent variés et changeants selon les lieux et les époques - ne nous dispense pas d’apprécier de quelle façon chacun respecte ceux qu’il proclame reconnaître tels. Or, il est fréquent que ceux-là mêmes qui sont en situation de proclamer haut et clair leur attachement à tel ou tel précepte moral (ou à telle loi prescriptive) soient aussi ceux qui en réservent la pratique à leur seule vie publique, se donnant licence d’agir en les méprisant dans l’intimité de leurs proches ou dans le secret d’un comportement masqué. Ce décalage entre le discours et le comportement est rarement appréhendé à sa juste importance, car il caractérise notamment une des constantes de la politique. Dire des généralités bien-pensantes rapporte des profits en terme d’image et de réputation, y compris quand celle-ci procède également d’une généralisation qui suppose que qui veut le plus ne faillit pas pour le moins.

On me dira qu’on ne peut préjuger de l’hypocrisie et que l’exaltation d’une bienveillance universelle ne camoufle pas ipso facto la malveillance pratique envers les proches. C’est évident. Mais il reste que la générosité du discours révolutionnaire fleurit volontiers dans la bouche de gens dont on sait qu’ils furent souvent secrètement indignes. Et aussi que la réserve conservée par ceux qui répugnent à étaler de grands sentiments dissimule tout aussi souvent une générosité de fait très active.

Toute la difficulté provient du fait que les revendications pour une justice collective s’imposent dès lors que l’injustice fait des ravages, alors même que leur expression n’est pas souvent le fait de personnes justes. Jean-Jacques Rousseau en a témoigné, alors qu’il s’exprimait à propos de ce qu’il appela le cosmopolitisme. Il dénonce celui-ci dans le livre I de l’Émile :
« Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins. » (5)
Il confirme ainsi ce qu'il disait déjà dans la première version du Contrat social :
« Par où l'on voit ce qu'il faut penser de ces prétendus Cosmopolites, qui justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d'aimer tout le monde pour avoir droit de n'aimer personne.  » (6)
Mais, dans le Discours sur l’inégalité, il exaltait au contraire ce même cosmopolitisme :
   « Le droit civil étant ainsi devenu la règle commune des Citoyens, la Loy de Nature n'eut plus lieu qu'entre les diverses Sociétés, où, sous le nom de Droit des gens, elle fut tempérée par quelques conventions tacites pour rendre le commerce possible et suppléer à la commisération naturelle, qui, perdant de Société à Société presque toute la force qu'elle avoit d'homme à homme, ne réside plus que dans quelques grandes Ames Cosmopolites, qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les Peuples, et qui, à l'exemple de l'être souverain qui les a créés, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance.  » (7)

Il y a sans doute dans tout cela une mesure de l’incompréhension à laquelle chacun et tous devraient se résigner, de telle sorte que si ce qui est vraiment compris est infime, l’immense domaine de ce que l’on croit su pourra être renvoyé à sa vraie nature : l’ignorance.

(1) CéCédille est le pseudonyme d’un blogueur qui en dit peu sur lui-même, mais tant et tant sur le reste. C’est ainsi que la toile permet de tisser des liens dont l’écrit est le seul vecteur, générant des amitiés si ténues par bien des côtés et si fortes par d’autres. À qui est curieux de mes préférences, je recommande d’aller sur son blog principal intitulé Diacritiques. Il tient deux autres blogs : l’un consacré aux Violations de la Constitution, l’autre à La bicyclette considérée comme l’un des beaux arts. Si vous vous embêtez sur ce blog-ci - ce qui me semble bien compréhensible -, allez donc vous désennuyer sur l’un de ceux-là. Et si votre choix vous conduit vers Les violations de la Constitution, sachez que la thèse de doctorat de l’intéressé, qui porta sur cette question, est accessible ici.
(2) Montesquieu, “Les lettres persanes”, in Œuvres complètes, tome troisième, Librairie Hachette et Cie, 1874, p. 128.
(3) Montesquieu, Œuvres complètes Tome deuxième, Hachette et Cie, 1873, pp. 393-400.
(4) « Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l’est pas, que, dans la première, on n’est égal que comme citoyen, et que, dans l’autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître. » (Montesquieu, “De l’esprit des lois” in Œuvres complètes tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 221.
(5) Jean-Jacques Rousseau, “Émile ou de l'éducation”, in Œuvres complètes , t. IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1969, p. 249.
(6) Jean-Jacques Rousseau, “Du Contrat social ou Essai sur la forme de la république (première version)”, in Œuvres complètes , t. III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 287.
(7) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité parmi les hommes”, in Œuvres complètes , t. III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 178.