lundi 22 mai 2023

Note de lecture : Vassili Grossman

Tout passe
de Vassili Grossman


En décembre 1991, l’URSS s’effondra. Et nombreux furent alors ceux qui pensèrent que la Russie - mais également bien des anciens satellites de l’empire disloqué - allaient évoluer vers des systèmes plus ou moins démocratiques. En février 2014 d’abord, en février 2022 ensuite, on exprima sa surprise : les décisions des autorités russes - et bien sûr tout particulièrement celles qu’on attribuait à Vladimir Poutine - révélaient une rupture avec la tournure normale des choses. Jusqu’à ce que les plus lucides comprennent que l’économie de marché réinstallée dans la zone - selon un processus d’une sauvagerie exceptionnelle - n’empêchait rien. (1)

C’est dans le droit fil de cette naïveté qu’est née l’interrogation sur la passivité actuelle de la population russe et sur la révolte qu’elle finirait peut-être par manifester. Je ne suis pas en mesure de répondre à ces questions, pas même d’ébaucher des débuts de réponses, tant le futur dément quasi toujours les prévisions. Reste alors à se demander en quoi le passé peut éclairer quelque peu les réactions connues de la population russe, ce qui permettrait à tout le moins de ne pas prendre nos désirs pour des réalités, ni nos sursauts comme comme ceux que tout homme raisonnable, où qu’il vive, puisse connaître.

Il n’est sans doute rien de plus difficile que de caractériser la mentalité d’un peuple. On s’y adonne quasi continûment lorsque l’on prétend savoir comment sont les Espagnols, les Congolais, les Juifs, les Vietnamiens, les Chiliens ou les Saoudiens. Mais ce sont là des propos de comptoir qui comblent l’absence de connaissances précises sur ce que seraient les tempéraments nationaux. A fortiori, on ignore bien davantage encore ce que serait l’histoire de ces tempéraments, en quoi persisteraient des constantes et de quelle façon surgiraient des tournants. Ce qui ne signifie pourtant pas que n’existerait ni constante ni tournant.

Y aurait-il quelque chose qui ferait que la population russe n’aurait pas été préparée à un tournant démocratique et qui l’aurait replongée dans une posture de soumission propice à un régime autoritaire ?

Je me suis demandé s’il n’y avait pas comme un début d’explication dans certains passages de Tout passe de Vassily Grossman (2). À défaut d’être totalement convaincante, cette explication présente à mes yeux un grand intérêt en raison du sort qu’elle réserve à l’opposition entre servage et liberté, opposition dont on sous-estime souvent en quoi elle n’obéit pas à un choix raisonné.

Vassili Grossman écrivait au fur et à mesure de ce qu’il croyait comprendre. Et ce qu’il crut comprendre évolua au gré de ses multiples expériences, jusqu’à comprendre qu’il avait mal compris. Mais il est une idée qu’il médita très tôt : je veux parler de l’importance de l’individu au sein même de l’effort que l’on peut consentir pour comprendre. C’est cela qui le conduisit à opposer bonté et bien. Dans le texte “Les combats de Vassili Grossman” qui servit de préface à l’édition de 2006 des principales œuvres de l’écrivain, Tzvetan Todorov écrit ceci :
« Grossman développe son éloge de la bonté en l’opposant aux doctrines du bien. Celles-ci ont toutes un défaut insurmontable : elles mettent au sommet des valeurs une abstraction, non les individus humains. Or les hommes ne font pas le mal pour le mal, ils croient toujours poursuivre le bien ; simplement, il se trouve qu’en cours de route ils sont amenés à faire souffrir les autres. C’est la thèse que développe de la manière la plus circonstanciée, dans Vie et destin, le “fol en Dieu” Ikonnikov, détenu dans un camp de concentration allemand, et qui a rédigé un petit traité sur la question. “Même Hérode ne versait pas le sang au nom du mal” (3). La poursuite du bien, dans la mesure même où elle oublie les individus qui devaient en être les bénéficiaires, se confond avec la pratique du mal. Les souffrances des hommes proviennent même plus souvent de la poursuite du bien que de celle du mal. “Là où se lève l’aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule” (4). Cette règle s’applique aussi bien aux religions anciennes qu’aux doctrines de salut modernes, tel le communisme. Mieux vaut donc renoncer à tout projet global d’extirper le mal pour y faire régner le bien. » (5)

Tout passe est un roman qui a presque la forme d’un documentaire, tant il parcourt assez méthodiquement la plupart des aspects de l’horreur soviétique. Après trente ans d’enfermement dans les camps sibériens, Ivan Grigorievitch est libéré. Il s’en revient vers les siens, plus particulièrement vers son cousin Nicolaï Andreïevitch. Nous sommes en 1953 ; Staline vient de mourir.
« Le 5 avril au matin, Nicolaï Andreïevitch réveilla sa femme en lui criant avec véhémence :
⎯ Maria ! Les médecins ne sont pas coupables ! Maria, on les avait torturés !
L’État reconnaissait sa terrible culpabilité, avouait qu’on avait usé de méthodes d’interrogatoire prohibées par la loi.
La première minute de bonheur et de soulagement passée, Nicolaï Andreïevitch éprouva pour la première fois de sa vie et à sa grande surprise un sentiment inconnu, trouble, angoissant.
C’était un sentiment nouveau, étrange et particulier, un sentiment de culpabilité. Il se reprochait sa faiblesse morale, son intervention au meeting, sa signature au bas de la lettre collective stigmatisant les
monstres-médecins, son empressement à acquiescer à ce mensonge notoire et le fait que cet acquiescement eût été spontané, lui fût venu du fond du cœur.
Avait-il vécu d’une façon juste ? Était-il vraiment honnête, comme le pensaient tous ceux qui l’entouraient ?
L’angoissant sentiment, le repentir, prenait de la force, grandissait dans son âme.
L’État divin et infaillible, en se repentant de son crime, dévoilait devant Nicolaï Andreïevitch sa chair terrestre, sa chair mortelle : l’État, comme Staline, avait un pouls intermittent et de l’albumine dans les urines.
La divinité, l’infaillibilité de l’État immortel ne faisaient pas qu’étouffer l’homme, elles le défendaient aussi, le soutenaient dans son infirmité, justifiaient son insignifiance ; l’État chargeait ses épaules de fer de tout le poids de la responsabilité, libérait les hommes de la chimère de la conscience.
Nicolaï Andreïevitch se sentit comme déshabillé et il eut l’impression que des milliers d’yeux regardaient son corps nu.
Le plus désagréable, c’est qu’il était, lui aussi, dans cette foule et qu’il se voyait nu et qu’il regardait avec tous les autres ses seins qui pendaient comme ceux d’une femme, son ventre flétri et mou d’homme trop bien nourri, les plis que la graisse formait sur ses hanches.
 » (p. 884)

Et ce n’est rien là, comparé à ce que seront les sentiments que les proches d’un libéré ressentiront lorsqu’ils seront sous le regard de celui que l’on a contribué d’une façon ou d’une autre - au mieux par un silence prudent - à faire arrêter. Ce qui le dispute à cette culpabilité qu’éprouveront les proches d’un disparu qui se sentiraient soulagés de n’avoir pas à soutenir ce regard-là.

Ivan Grigorievitch s’en va à Leningrad là où vivait Anna Zamkovskaïa, la femme qu’il a aimée. C’est l’occasion pour lui de croiser encore le chemin de dénonciateurs. Il les caractérise à travers une galerie de Judas : Judas Ier, Judas II, Judas III et Judas IV. Et en invitant à ne pas condamner trop vite ceux-là que la vie à conduit à ces agissements. Ainsi, à titre d’exemple, voici ce qu’il dit de Judas III :
« Il a une voix saccadée et enrouée de maître d’équipage, un regard scrutateur et calme. Il a l’assurance d’un homme qui domine la vie. Tantôt on lui confie un travail idéologique, tantôt on l’emploie au stockage des “fruits et légumes”. Son curriculum vitae est blanc comme neige, il brille comme une auréole. Ses origines : des ouvriers d’usine et la plus pauvre paysannerie… héréditaire.
En 1937, cet homme a écrit à la volée, comme on dit, plus de deux cents dénonciations. Sa liste sanglante était fort variée. Des commissaires de l’époque de la guerre civile, un poète-chansonnier, le directeur d’une fonderie, deux secrétaires de comité de district du Parti, un directeur de journal et deux directeurs de maisons d’édition, un gérant de cantine, un professeur de philosophie, un vieil ingénieur sans parti, le directeur d’un “cabinet d’études communistes”, un professeur de botanique, un serrurier de l’“administration des maisons”, deux collaborateurs de la direction régionale de l’agriculture… On ne saurait les énumérer tous.
Tous les hommes qu’il a dénoncé étaient des citoyens soviétiques et non des hommes du passé. Ses victimes : des membres du Parti, des combattants de la guerre civile, des activistes. Il s’était fait une spécialité des membres du Parti qui s’étaient distingués par leur fanatisme.
Des deux cents hommes qui furent ses victimes, bien peu revinrent. Les uns furent fusillés, les autres furent revêtus d’un “caban de bois”, moururent d’épuisement, furent fusillés au cours des épurations qui eurent lieu dans les camps. Ceux qui sont revenus sont mutilés moralement et physiquement et achèvent leur existence en liberté, comme ils le peuvent.
Pour lui, 1937 fut le temps des victoires. C’est qu’il n’était pas très instruit ce petit gars au regard vif : tous ceux qui l’entouraient lui étaient supérieur et par leur éducation et par leur passé héroïque. Il ne pouvait pas rendre des points à ceux qui avaient entrepris et accompli la Révolution. Pourtant, après une seule rencontre avec lui, des hommes qui s’étaient couverts de gloire pendant la Révolution périrent par dizaines.
À partir de 1937, il fit une ascension vertigineuse. Il avait reçu la grâce, manifestation divine du Monde Nouveau.
Il semble que son cas soit clair : c’est en marchant sur les cadavres des suppliciés qu’il est devenu député et membre du bureau.
Cependant, il ne faut pas se hâter de juger. Il faut comprendre, il faut réfléchir avant de prononcer la sentence. Car il ne savait pas ce qu’il faisait.
 » (pp. 907-908)

À Léningrad, Ivan Grigorievitch apprend à connaître sa logeuse, Anna Sergueievna, et son fils Aliocha. Aidant ce dernier dans ses devoirs, il en vient à se remémorer les rapports qu’il entretenait avec les autres prisonniers des camps, tous ces hommes qui avaient tant donné pour le régime et qui se retrouvaient « foulés, écrasés par la violence, la sous-alimentation, le froid, la privation de tabac, [des] hommes métamorphosés en chacals des camps, cherchant de leurs yeux hagards des miettes de pain et des mégots couverts de bave […] » (p. 925) Jusqu’à ceux qui se refusaient à en tirer la moindre conclusion sur le communisme : « Lorsque Ivan Grigorievitch avait dit à un ancien chef de gardes rouges, son voisin de bas-flanc : “Mais vous, toute votre vie vous vous êtes dévoué à l’idée du bolchevisme. Vous êtes un héros de la guerre civile et, pourtant, on vous a accusé d’espionnage…”, celui-ci lui avait répondu : “Moi ? Je suis victime d’une erreur ! Je suis un cas à part. On ne peut même pas comparer…” » (p. 925)

Stop !

Je m’étais fixé pour objectif de rendre compte de cette explication qui, selon moi, figure dans Tout passe, explication de l’étrange soumission du peuple russe. Et me voici en train de me complaire à évoquer divers aspects du roman, comme si j’avais perdu de vue la question première. Je vais donc sauter ces chapitres où Grossman fait raconter par des témoins directs les horreurs du goulag des femmes, ou encore l’Holodomor, cette famine programmée qui fit mourir des millions d’Ukrainiens sur le lieu même du plus grand grenier à blé d’Europe.

L’explication que je crois apercevoir dans Tout passe tourne autour de la figure de Lénine. Ce qui conduit Ivan Grigorievitch à en parler, c’est la nature si particulière du système répressif soviétique.
« Dans les camps, Ivan Grigorievitch n’avait rencontré que peu d’hommes qui eussent réellement lutté contre le pouvoir soviétique.
Qui trouvait-on dans les camps ? D’anciens officiers tsaristes. Ils avaient été arrêtés non pour avoir reconstitué une association monarchiste mais parce qu’ils auraient pu le faire.
Des sociaux-démocrates et des socialistes-révolutionnaires. Un grand nombre d’entre eux avaient été arrêtés alors qu’ils étaient loyaux et avaient perdu jusqu’au goût de toute activité. On les avait arrêtés non parce qu’ils luttaient contre l’État soviétique mais parce qu’ils étaient censés pouvoir le faire.
On déportait dans les camps des paysans non parce qu’ils avaient lutté contre les kolkhozes mais parce que, dans certaines conditions, ils eussent peut-être pu s’y opposer.
Certaines personnes se retrouvaient dans un camp pour avoir fait une critique innocente. L’un n’aimait pas les livres et les pièces primés par l’État, l’autre n’appréciait pas les postes de radio ou les stylos soviétiques. Dans certaines conditions, les hommes de cette sorte n’étaient-ils pas susceptibles de devenir des ennemis de l’État ?
Des hommes étaient déportés pour avoir correspondu avec une tante ou un frère vivant à l’étranger : ils pouvaient plus facilement devenir des espions que ceux qui n’avaient pas de parents à l’étranger.
Cette terreur ne s’exerçait pas à l’encontre de criminels mais d’hommes qui, selon les organes de répression, risquaient un peu plus que d’autres de le devenir.
En dehors de cette sorte de détenus, on trouvait aussi dans les camps des hommes vraiment hostiles au pouvoir soviétique, qui avaient lutté contre lui : de vieux socialistes-révolutionnaires, des mencheviks, des anarchistes ou encore des partisans de l’indépendance de l’Ukraine, de l’Estonie, de la Lituanie et (pendant la Seconde Guerre Mondiale) des partisans de Stepan Bendera.
Les détenus soviétiques les considéraient comme leurs ennemis mais, en même temps, ils les admiraient parce qu’ils avaient été arrêtés pour quelque chose.
 » (pp. 926-927)

Lorsque Vassili Grossman écrit Tout passe, rares restent encore en Europe occidentale les gens de gauche qui se montrent critiques envers l’Union soviétique. Et ceux qui se bornent à regretter le stalinisme s’empressent souvent d’épargner Lénine et à le présenter comme le bon ange du marxisme-léninisme dont le projet aurait été dévoyé par Staline (6). Or, si l’horreur a atteint son comble avec le Petit Père des peuples, ce dont Grossman témoigne, c’est que le tournant fatal fut bien pris par Lénine. La génération bolchevique, celle que Lénine guida, sacrifia la liberté au profit d’une logique de servage, seule jugée apte à satisfaire leurs ambitions politiques.

« Cette génération bolchevique s’était formée au temps de la Révolution, à l’époque où régnait sans partage l’idée de la Commune mondiale, à l’époque du travail volontaire et enthousiaste des affamés (les samedis communistes). Elle a assumé l’héritage de la Guerre mondiale et de la guerre civile, la désorganisation, la famine, le typhus, l’anarchie, le banditisme. Elle a déclaré par la bouche de Lénine qu’il y avait un parti capable de conduire la Russie sur une nouvelle voie. Elle a accepté l’héritage des centaines d’années d’arbitraire russe sous lequel des dizaines de générations sont nées et s’en sont allées, ne connaissant qu’un seul droit, le servage.
La génération bolchevique du temps de la guerre civile a participé sous la direction de Lénine à la dispersion de l’Assemblée constituante et à l’anéantissement des partis révolutionnaires démocratiques qui avaient lutté contre l’absolutisme russe.
La génération bolchevique de la guerre civile ne croyait pas en la valeur de la liberté de la personne, de la liberté de parole, de la liberté de la presse dans le contexte de la Russie bourgeoise.
Comme Lénine, elle tenait que les libertés dont avait rêvé
l’intelligentsia et tant d’ouvriers révolutionnaires étaient dénuées de valeur et comme tronquées.
Le jeune État détruisit les partis démocratiques, faisant place nette pour la construction soviétique. À la fin des années 20, ces partis furent complètement liquidés. Les hommes qui avaient été en prison sous le tsar y retournèrent ou allèrent au bagne.
En 1930, on brandit la hache de la collectivisation générale.
Et bientôt, la hache se leva de nouveau mais, cette fois, elle frappa la génération de la guerre civile. Une infime partie de cette génération survécut mais son âme, sa foi en la Commune mondiale, son romantisme, sa force révolutionnaire avaient disparu avec ceux qui ont été exterminés en 1937. Les survivants ont continué à vivre et à travailler, se sont adaptés au temps nouveau, aux hommes nouveaux.
Les hommes nouveaux ne croyaient pas à la Révolution. Ils n’étaient pas les enfants de la Révolution, ils étaient les enfants de l’État qu’elle avait fondé.
Le nouvel État n’avait que faire de saints apôtres, de bâtisseurs frénétiques et possédés, de disciples ayant la foi. Le nouvel État n’avait même plus besoin de serviteurs, il n’avait besoin que d’employés et il s’inquiétait de voir que ces employés étaient parfois des hommes fort médiocres, et roublards au demeurant.
La terreur et la dictature ont dévoré ceux qui les ont instaurées et l’État qui paraissait n’être qu’un moyen s’est révélé être le but.
Les hommes qui ont créé cet État pensaient qu’il serait le moyen de réaliser leurs idéaux. Mais ce sont leurs rêves et leurs idéaux qui ont servi de moyen à l’État puissant et redoutable. De serviteur du peuple, l’État s’est transformé en autocrate morne. Le peuple n’avait nul besoin de la terreur en 1919. Ce n’est pas le peuple qui a aboli la liberté de la presse et de la parole. Le peuple n’avait nul besoin de la mort de millions de paysans, de ces paysans qui constituaient la majeure partie du peuple. Ce n’est pas le peuple qui a voulu remplir les prisons et les camps en 1937. Le peuple n’avait nul besoin des déportations dans la taïga, qui coûtèrent la vie à tant de Tatars de Crimée, de Kalmouks, de Balkars, de Bulgares et de Grecs russifiés, de Tchétchènes et d’Allemands de la Volga. Ce n’est pas le peuple qui a aboli le droit de grève et la liberté de semer. Ce n’est pas le peuple qui a obéré de surtaxes monstrueuses le prix de revient des marchandises.
L’État s’est fait patron. Il a fait passer l’élément national de la forme dans le contenu, il en a fait l’essentiel, tandis qu’il reléguait l’élément socialiste dans la paille des mots, dans la phraséologie, dans la forme.
La loi sacrée de la vie s’est formulée avec une évidence tragique : la liberté de l’homme est au-dessus de tout. Il n’existe aucun but au monde auquel on puisse sacrifier la liberté de l’homme.
 » (pp. 972-974)

Ce n’est pas le peuple qui veut la guerre avec l’Ukraine. Le peuple n’a nul besoin d’un système répressif qui met en prison ceux qui divergent d’opinion d’avec le maître du Kremlin. Le peuple n’a nul besoin d’un État omnipotent qui sacrifie la personne à des ambitions impérialistes. Mais tant de générations russes ont enduré le servage qu’il n’est pas impossible que la liberté fasse peur ou n’apparaisse définitivement inaccessible. La posture de soumission du peuple russe s’inscrit-elle dans un mouvement multiséculaire de résignation ? C’est la question que je me pose.

(1) Depuis 1978, la Chine communiste a progressivement réintroduit une économie de marché à côté de ce qui reste dirigiste, sans que les libertés généralement associées à un système démocratique n’arrivent à supplanter le caractère dictatorial du régime. Si l’État communiste - supposé resté le seul propriétaire des moyens de production - réclame toujours un gouvernement autoritaire (sinon totalitaire), le régime d’économie libérale n’implique nullement à lui seul le respect des droits de l’homme.
(2) Vassili Grossman, “Tout passe” [1963] in Œuvres, trad. de Jacqueline Lafond, Robert Laffont, Bouquins, 2006, pp. 865-1002.
(3) Vassili Grossman, Op. cit., p. 342.
(4) Vassili Grossman, Op. cit., p. 343.
(5) Vassili Grossman, Op. cit., p. XXI.
(6) Le premier à donner corps à cette distinction est bien sûr Nikita Khrouchtchev lors du XXe Congrès du Parti communiste d’Union soviétique, en 1956.