dimanche 28 novembre 2021

Note spéciale : Pierre Gothot

Pierre Gothot est mort

Pierre Gothot est mort ce 21 novembre 2021. Il était âgé de 86 ans.

Je ne dirai rien de ses extraordinaires débuts de comédien (1), ni de sa carrière en qualité de professeur de droit international privé à l’Université de Liège, pas davantage de ses fonctions au Conseil d’État belge, et pas davantage encore de sa longue collaboration au processus agrégatif français de recrutement des professeurs d’université. D’autres s’en chargeront.

Nous étions amis.

Tout en le connaissant bien avant cela, je n’ai véritablement rencontré Pierre Gothot qu’en 1985. Nous nous sommes alors occasionnellement croisés, jusqu’à ce que nous en vînmes à provoquer ces occasions. À partir de 1999, nous renforçâmes nos relations et, à partir de 2004, nous prîmes l’habitude de déjeuner ensemble une ou deux fois par semaine. Nous n’avons jamais eu d’autre raison de nous voir que le plaisir de converser, ce que nous fîmes toujours à bâtons rompus. C’est dire si ce que je crois savoir de lui relève bien davantage d’impressions subjectives plutôt que d’une écoute organisée comme, par exemple, ont pu en bénéficier ses étudiants. Je suis donc susceptible d’erreurs et d’omissions à son sujet.

Pour en finir avec moi, j’ajouterai que nous avions des points de vue quelquefois très éloignés, dont nous parlions sans retenues et sans aucune animosité. Ainsi, Pierre Gothot a toujours manifesté une grand méfiance à l’égard de la sociologie - il aimait reprendre à son compte les critiques dont Durkheim avait fait l’objet de son vivant, à commencer par celles de Charles Péguy -, ce qui nous a valu de longues “disputes”, notamment à propos de Claude Lévi-Strauss qu’il connaissait par ailleurs très bien.

Pierre Gothot possédait une immense érudition dont il n’usait en quelque sorte que contraint et forcé. Il ne livrait ce qu’il savait que s’il était certain que cela en valait la peine et était attendu. Mais alors les analyses les plus subtiles se succédaient de la façon la plus intéressante qui soit.

Je pense que ses goûts en littérature étaient souvent guidés par son amour de la clarté. De même qu’il fustigeait la notion de littérarité, il n’aimait guère les auteurs au langage abstrus qui privilégiaient ce qu’il appelait ironiquement les considérations distinguées. J’ai le souvenir de propos relatifs à Jean-François Lyotard - et plus spécifiquement à son livre Le différend (Les Éd. de Minuit, 1983) - par lesquels il condamnait ce mépris du lecteur qui pousse certains à se rendre incompréhensibles au plus grand nombre pour flatter un petit nombre de beaux esprits. Mais ce goût de la clarté ne doit évidemment pas être assimilé à une recherche de l’évident, du simple ou du patent. Il avait d’ailleurs une grande, une très grande admiration pour Alain et tout spécialement pour la façon dont celui-ci avait fait sien le principe du clarum per obscurius qu’il avait hérité de Lagneau.

Je suis absolument incapable de retracer de quelque façon que ce soit l’itinéraire intellectuel de Pierre Gothot. Il aurait fallu pour cela qu’il accepte de se raconter, ce à quoi il était tout à fait réticent. J’avais fini par comprendre que, du sein même de l’Université de Liège, il avait énormément retenu de Marie Delcourt, ainsi que de Robert Vivier, de Jean Hubaux, et même de Nicolas Ruwet (pourtant si proche de Jakobson qu’il n’appréciait guère), ou encore de Christian Rutten (tout thomiste qu’il fut). Sans parler bien sûr de sa connivence avec Lucien François. Des tout grands noms de la littérature française, je ne prends guère de risque à citer Montaigne, Pascal (2) et Montesquieu ; et aussi, parce que cela le dépeint assez bien, son peu d’inclination à l’égard de Voltaire, de Proust et de Valéry dont pourtant il n’ignorait rien.

Pierre Gothot a souvent manifesté une prédilection pour la période allant de 1870 à 1914, tant d’un point de vue historique que d’un point de vue littéraire. Peut-être concevait-il un lien entre des temps à la fois si plein de promesses et de menaces et l’éclosion de tant de talents littéraires. Renan, Fustel de Coulanges, Alain, Péguy, Thibaudet, Martin du Gard, Alain-Fournier, pour ne citer que ceux qui suscitaient son admiration, une admiration qui se fondait principalement sur une lecture contextualisée, c’est-à-dire sur la juste mesure de ce que contient de lucidité des textes que les temps ultérieurs ont pu déprécier. Pour ne citer qu’un exemple - antérieur d’ailleurs à la période évoquée -, La cité antique (1864) de Fustel de Coulanges, il la lisait comme fondatrice d’une méthode dont les fruits véritables écloraient avec Lucien Febvre et Marc Bloch.

Il y avait chez Pierre Gothot un souci d’honnêteté intellectuelle qui le conduisait à accepter de rechercher le juste, le vrai et le pertinent, y compris chez ceux que l’opinion avait jugés, fût-ce à bon droit. Que ce soit le Molière (1929) de Ramon Fernandez ou que ce soient les ouvrages d’Henri de Man, en ce compris ce qu’il publia après la guerre, tel Cavalier seul (1948), il n’hésitait pas à y reconnaître une intelligence des choses que l’opprobre dérobait au constat. Ce qui ne l’empêchait pas de dénoncer haut et fort l’antisémitisme sournois d’un Gide (cf. la façon dont celui-ci parle de Blum dans son Journal).

Et puis, lui qui partageait plus volontiers des connaissances que des convictions, il manifestait simultanément un réel intérêt pour les approfondissements intelligents de la croyance. Il n’y avait pas grand-chose à lui apprendre sur Alfred Loisy, ce jésuite si critique envers l’Église, ou encore sur Benny Lévy, ce maoïste repenti plongé dans les études talmudiques, pas plus que sur Pierre Hadot, spécialiste de Plotin.

Il faudrait bien du temps pour évoquer ces conversations qui vont à présent tant me manquer. Et cette verve précise et passionnée avec laquelle il évoquait André Maurois, Raymond Aron, Lucien Jerphagnon, Paul Veyne, Alain Finkielkraut, Mona Ozouf, Élisabeth de Fontenay, Nancy Houston, Éric Fottorino, Jérôme Ferrari - qui sais-je encore ? -, et qui m’a si souvent amené, lorsque je le quittais, à ne plus me rappeler ce que je venais de manger.

(1) Cf. La ville dont le prince est un enfant.
(2) Le 5 mars 2022 eut lieu une réunion au cours de laquelle quelques-uns des amis et connaissances de Pierre Gothot eurent l’occasion de rappeler ce qu’il fut pour eux. Ma contribution consista en une petite note dans laquelle je me permis d’évoquer nos discussions à propos de Pascal. Cette note est consultable ici.

lundi 15 novembre 2021

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Nietzsche

Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples
de Jacques Bouveresse


Il est sans doute peu de philosophes dont on évoque l’existence et l’œuvre aussi souvent que Friedrich Nietzsche, alors même qu’on méconnaît autant quelles furent précisément ses idées. Il en va ainsi des auteurs qui conservent une part importante de mystère. Dans le cas de Nietzsche, cette méconnaissance fut l’occasion pour certains de construire un auteur sur mesure qui s’est vu prêter des convictions qu’il n’a pas partagées et s’est vu aussi soulagé de ce qui était susceptible de déranger.

L’itinéraire philosophique de Jacques Bouveresse l’a prédisposé à s’irriter de ces réputations factices, ce qui l’a conduit, à bien des reprises, à s’insurger contre ceux qui tirent Nietzsche à eux jusqu’à le contrefaire. L’ouvrage qu’il publia en 2016, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir (1), en témoigne clairement. La mort surprit Bouveresse en mai 2021, alors qu’il venait d’achever un nouveau livre sur cette même question. Il vient d’être publié sous le titre Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples (2).

Je ne puis me déprendre d’une question à laquelle je ne trouve pas de réponse satisfaisante : pourquoi Jacques Bouveresse a-t-il jugé utile de dénoncer de façon aussi argumentée les contrevérités proférées à l’égard de Nietzsche ? Bien sûr, ceux qu’il vise de la sorte sont précisément ceux vis-à-vis desquels il avait d’autres comptes à régler, à savoir les postmodernes. Mais il ne m’a jamais semblé de ceux qui dénoncent une erreur ou un mensonge pour jeter le discrédit sur ceux-là qu’ils jugent coupables d’autre chose. Bien sûr, l’univers politique de gauche - avec lequel Bouveresse conserva toujours une forte intelligence - a sans doute à craindre d’une fausse attache qui crée un risque de contamination calamiteuse. Mais ce risque est probablement aussi faible que ne l’est celui de voir la lecture de Nietzsche progresser au sein des militants concernés. Bien sûr, la vérité sur Nietzsche est aussi estimable que la vérité sur quoi que ce soit, et peut-être davantage encore dès lors qu’elle relève de l’histoire de la philosophie. Mais les voies que Bouveresse a choisies ne croisent guère celles de Nietzsche et l’on pourrait comprendre qu’il s’en soit désintéressé.

Je me verrai sans doute répondre que c’est la question de la vérité qui est en jeu, dès lors que ceux qui l’ont mise en cause se sont souvent autorisés de Nietzsche pour le faire. Oui, sans doute. Mais les lumières que l’on peut apporter sur le rapport que Nietzsche entretenait avec la vérité restent malgré tout indécises, quoi qu’en dise Bouveresse. Et c’est en cela que l’entreprise de clarification poursuivie, même si elle est convaincante, me semble néanmoins répondre à une motivation quelque peu surprenante.

Il faut ici préciser ce qui caractérise mon propre rapport à Nietzsche, de telle sorte que l’on puisse un peu savoir d’où j’ose formuler une critique. C’est, je dois le confesser, d’un lieu de grande méconnaissance. Je n’ai jamais lu Nietzsche de manière très approfondie, et moins encore tout ce qui fut écrit à son sujet et qui est considérable. Or, l’approfondissement est d’autant plus utile en son cas (du moins pour ceux qui estiment qu’il en vaut la peine) que son œuvre est malaisée à cerner, que les interprétations qu’on en a données sont multiples et très variées et que certains - et non des moindres (c’est par exemple le cas de Valéry) - la juge éminemment contradictoire. Qu’on me pardonne donc le simplisme de mon jugement. Depuis longtemps, en effet, je regarde Nietzsche comme quelqu’un que domine l’idée de son propre génie. C’est ce qui le pousse, me semble-t-il, à dénigrer les faibles, les pauvres, les revanchards et les “adaptés”. Ce besoin de se croire différent, meilleur, supérieur, ne plaide guère en faveur d’une grande lucidité. Cela ne signifie évidemment pas que son œuvre ne soit pas digne d’intérêt, ne serait-ce qu’en raison d’une posture qui témoigne d’une étape dans les possibles. Elle éclaire notamment la question de l’élitisme esthétique qui a conduit tant d’esprits féconds à rejoindre divers aristocratismes, jusques et y compris l’aristocratisme le plus vulgaire qui soit, à savoir celui de la force à l’état brut.

Pour mieux faire comprendre à la fois la complexité dont souffre les idées nietzschéennes et, en même temps, ce que peut avoir d’un peu vain - du moins à mes yeux - le projet de les élucider, je prendrai un exemple. Et je choisirai un concept auquel bien des gens font volontiers référence sans toujours saisir ce qu’il a d’ambigu : l’amor fati. Cela mérite que je cite quelques extraits sans rien en retirer.

Le premier jour de l’an 1882, Nietzsche écrit ceci :
« Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première - quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : - c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, en un mot : je veux désormais pouvoir n’être un jour que pure approbation ! » (3)

En 1888, peu avant qu’il ne sombre dans la démence, Nietzsche écrit ceci :
« Je ne connais pas d’autre manière d’aborder de grandes tâches que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre contrainte, la mine sombre, un accent dur dans la voix, tout cela sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien davantage contre son œuvre !… On n’a pas le droit d’avoir des nerfs… Souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais souffert que de la “multitude”… À une époque où j’étais absurdement jeune, à l’âge de sept ans, je savais déjà qu’aucune parole humaine ne pourrait jamais m’atteindre : m’a-t-on jamais vu triste à cause de cela ? - Aujourd’hui encore, je possède la même affabilité à l’égard de tout le monde, je suis même plein d’égards pour les êtres les plus humbles ; dans tout cela, il n’y a pas un grain d’arrogance ou de mépris déguisé. Quand je méprise quelqu’un, il devine que je le méprise : je révolte par ma seule présence tout ce qui a du sang corrompu dans les veines… Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati. Il ne faut rien demander d’autre, ni dans le passé, ni dans l’avenir, pour toute éternité. Il ne faut pas seulement supporter ce qui est nécessaire, et encore moins se le cacher - tout idéalisme est le mensonge devant la nécessité -, il faut aussi l’aimer… » (4)

Toujours en 1888, il écrit encore ceci :
« Dix années se sont écoulées, et personne en Allemagne ne s’est fait un devoir de conscience de défendre mon nom contre le silence absurde dont on l’a enveloppé. Ce fut un étranger, un Danois, qui le premier eut assez de subtilité instinctive et assez de courage pour se révolter contre mes prétendus amis. À quelle université allemande serait-il possible de faire aujourd’hui des cours sur ma philosophie, comme ceux que fit au printemps dernier le docteur Georg Brandes, à Copenhague, qui, par là, démontra une fois de plus qu’il est psychologue ? - Moi-même, je n’ai jamais souffert de tout cela. Ce qui est nécessaire ne me blesse pas ; amor fati, c’est là ma nature la plus intime. Mais cela n’exclut pas que j’aime l’ironie et même l’ironie des grands événements historiques. Et c’est ainsi que, deux ans environ avant le coup de foudre destructeur que sera la Transvaluation et qui fera tomber la terre en convulsions, j’ai envoyé dans le monde Le cas Wagner. Les Allemands devraient s’en prendre encore une fois à moi et s’immortaliser ainsi, pour toute l’éternité. Ils en ont encore le temps ! - Y sont-ils parvenus ? - C’est à ravir, Messieurs les Germains ! Je vous fais mon compliment… » (5)

Enfin, l’épilogue du Nietzsche contre Wagner - texte ultime dont on n’a pas la certitude que l’auteur en ait approuvé la publication - commence comme ceci :
« Je me suis souvent demandé si je ne devais pas beaucoup plus aux années les plus difficiles de ma vie qu’à toutes les autres. Ce qu’il y a de plus intime en moi m’apprend que tout ce qui est nécessaire, vu de haut et interprété dans le sens d’une économie supérieure, est aussi l’utile en soi, - il ne faut pas seulement le supporter, il faut aussi l’aimer… Amor fati : c’est là le fond de ma nature. - Et pour ce qui en est de ma longue maladie, ne lui dois-je pas indiciblement plus qu’à ma santé ? Je lui dois une santé supérieure, une santé qui se fortifie de tout ce qui ne la tue pas ! - Je lui dois aussi ma philosophie… » (6)

Plutôt que d’évoquer les mille et une interprétations qui furent données de ce concept d’amor fati, ni d’ailleurs les mille et une occasions dont se saisissent ceux qui jugent opportun de le citer comme porteur d’une signification à la profondeur abyssale, je vais d’emblée expliquer pourquoi il me paraît très ambigu. Il me semble personnellement que nous sommes là bien loin de la conception stoïcienne de la vie qui veut que l’on accepte ce contre quoi l’on ne peut lutter et davantage loin encore d’un parti pris hédoniste qui magnifierait le réel au seul motif qu’il n’est comparable à rien, sinon à de l’imaginaire. L’amor fati, je le vois comme quelque chose qui s’est imposé à Nietzsche, seule alternative à son désespoir et à son dégoût des plaintes. Il se force à aimer, parce que c’est le prix à payer pour s’admettre supérieur. Le mépris qu’il éprouve doit aussi être supérieur, différent du mépris vulgaire ; il doit être patent sans se dévoiler, sans avoir à s’exprimer. Les égards et la reconnaissance dont on le prive ne méritent d’être évoqués que pour se donner l’occasion de dire qu’il n’en souffre pas, nous dit-il. Sa santé défaillante lui vaut d’être meilleur - amor fati - et de bénéficier d’une santé supérieure, laquelle, ajoute-t-il, « se fortifie de tout ce qui ne la tue pas », formule dont il n’imagina sans doute pas le succès qu’elle obtint et conserve encore auprès des snobs.

Il y a cependant un aspect de l’amor fati qui prête à des développements plus subtils : c’est son rapport à la nécessité. Accepter et aimer le réel peut évidemment être compris comme une forme de fatalisme, une forme de passivité qui néglige l’action en ce qu’elle pourrait modifier une réalité qui est bien telle qu’elle est. Or, s’il est une chose dont on ne peut soupçonner Nietzsche, c’est bien d’être fataliste. Toute son œuvre plaide pour la création, ce dont est précisément capable le surhomme. Et ce surhomme se caractérise avant tout par sa volonté, faculté qui suppose de ne jamais laisser tomber les bras devant le réel. Alors, de quelle nécessité est-il question ? Et que pense précisément Nietzsche du libre arbitre ? Dans Humain trop humain, on trouve un paragraphe qui soulève un peu le voile :
« Où a pris naissance la théorie du livre arbitre. - Chez l’un, la nécessité domine sous la forme de ses passions, l’autre à l’habitude d’écouter et d’obéir, le troisième est prisonnier de la conscience logique et le quatrième du caprice et de son goût espiègle pour les écarts. Mais tous les quatre cherchent précisément leur libre arbitre là où chacun est le plus solidement enchaîné : c’est comme si le ver à soie mettait son libre arbitre à filer. D’où cela vient-il ? Évidemment de ce que chacun se tient pour le plus libre là où son sentiment de vivre est le plus fort, partant, comme j’ai dit, tantôt dans la passion, tantôt dans le devoir, tantôt dans la connaissance, tantôt dans la fantaisie. Ce par quoi l’individu est fort, ce dans quoi il se sent animé de vie, il croit involontairement que cela doit être aussi l’élément de sa liberté : il associe la dépendance et la torpeur, l’indépendance et le sentiment de vivre comme des couples inséparables. - En ce cas, une expérience que l’homme a faite sur le terrain politique et social est transposée à tort dans le domaine métaphysique le plus abstrait : c’est là que l’homme fort est aussi l’homme libre, c’est là que le sentiment vivace de joie et de souffrance, la hauteur des espérances, la hardiesse du désir, la puissance de la haine sont l’apanage des êtres dominateurs et indépendants, tandis que le sujet, l’esclave, vit opprimé et stupide. - La théorie du libre arbitre est une invention des classes dominantes. » (7)
Ainsi, non seulement le déterminisme ne s’imposerait pas à tout le monde, mais l’illusion de la liberté serait suggérée aux dominés par les dominants. La nécessité enchaînerait les hommes du commun, alors que le surhomme se caractériserait précisément par sa capacité, par sa volonté à y échapper, au moins occasionnellement. Ce qui me conduit personnellement à regarder le concept d’amor fati tel qu’en use Nietzsche comme tout autre chose que la simple réjouissance de vivre, mais plutôt comme une nouvelle forme d’affirmation de la supériorité du surhomme. (8) Et n’est-ce pas là une nouvelle illustration du rôle que joue chez lui cette certitude de son propre génie ?

Au point où j’en suis, je ne recule pas devant une idée qui me semble mériter l’attention - même si elle coïncide mal avec l’affirmation tant de fois répétée (notamment par Jacques Bouveresse) que Nietzsche n’était pas nazi -, à savoir que son œuvre s’inscrit dans l’évolution d’un certain courant de pensée en Allemagne qui, d’une manière ou d’une autre, conduira au nazisme. D’une certaine façon, Heidegger et Nietzsche ne sont pas si étrangers que cela l’un à l’autre. Cela ne signifie évidemment pas que Nietzsche était nazi, ni surtout que les nazis l’ont fidèlement lu. Mais, pour le dire avec un maximum de prudence, il me paraît important d’admettre que la pensée de Nietzsche ne comportait rien qui soit de nature à infléchir l’opinion commune vers un refus des solutions autoritaires. À ceux qui cherchent dans les temps présents des similitudes avec les années 30 de nature à rendre conscient du danger de résurgence de la bête, je dirais volontiers qu’il est tout aussi utile, sinon davantage, d’en rechercher des prémices bien avant, en ce compris parce que leurs diverses formes peuvent éclairer les divers aspects que la bête elle-même peut adopter.

C’est dire que je n’ai pu qu’approuver ce que cherche à nous démontrer Jacques Bouveresse dans Les foudres de Nietzsche. L’engouement depuis les années 70 d’une certaine gauche à l’égard de Nietzsche est effectivement sidérant. Et la distinction que certains estiment nécessaire d’opérer entre un Nietzsche de gauche et un Nietzsche de droite serait très drôle si elle ne participait pas tant à la survivance d’une vision erronée et confuse de son œuvre et à la persistance de l’image d’un philosophe obscur mais profond, profond parce qu’obscur (un phénomène qui a atteint son paroxysme avec Heidegger).

Reste une question : celle de savoir pourquoi Bouveresse a mis tant d’énergie à rétablir la vérité sur Nietzsche. Je ne puis me défendre d’un soupçon. C’est que, d’une certaine manière, il est lui-même quelque peu fasciné par Nietzsche ou, à tout le moins, par certains aspects de son œuvre. C’est un peu comme si Nietzsche représentait une étape de la réflexion philosophique par laquelle il importe d’être passé. Ce qui conduit peut-être alors à rester quelque peu frileux devant ce qui, de prime abord, peut paraître difficilement acceptable dans ses écrits. Un Nietzsche de gauche, non, assurément. Un Nietzsche démocrate, moins encore. Mais, par exemple, que penser du Nietzsche immoraliste ?

Ceux qui connaissent Jacques Bouveresse mieux que moi me jugeront certainement bien hardi de formuler pareille hypothèse. Je m’y risque pourtant.

Selon moi, Bouveresse a toujours été très préoccupé par la question morale. Il n’est pas impossible que ce qui l’a gardé attaché à la gauche est précisément la question morale et, plus précisément, celle de la place de la morale au sein de la politique. Or, s’il s’est rarement prononcé sur l’immoralisme de Nietzsche, c’est peut-être parce qu’il s’agit d’une attitude plus nihiliste que cynique, c’est-à-dire en définitive plus dévastatrice que ne peut l’être le primat des intérêts égoïstes.

Le contrepied que Nietzsche adopte vis-à-vis des valeurs morales - qui me semble davantage le fait d’un esprit indépendant que d’un esprit libre (9) - se fonde essentiellement sur la relativité de la morale. Ainsi, dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit :
« Aucun peuple ne pourrait vivre sans évaluer les valeurs ; mais s’il veut se conserver, il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin.
Beaucoup de choses, qu’un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple était honteuses et méprisables : voilà ce que j’ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient appelées mauvaises, et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des honneurs.
[…]
Zarathoustra vit beaucoup de pays et beaucoup de peuples. Il n’a pas trouvé de plus grande puissance sur la terre que les œuvres de ceux qui aiment : “bien” et “mal”, voilà leur nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et de ces blâmes est pareille à un monstre. Dites-moi, mes frères, qui me terrassera ce monstre ? Dites, qui jettera une chaîne sur les mille nuques de cette bête ?
Il y a eu jusqu’à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L’humanité n’a pas encore de but.
Mais, dites-moi donc, mes frères, si l’humanité manque de but, n’est-elle pas elle-même en défaut ?
Ainsi parlait Zarathoustra.
 » (10)

Moi qui suis attaché au respect de la morale - toute relative qu’elle soit -, je peux aisément concevoir que le geste très aristocratique qui consiste à balayer toute morale comme inutile et même contraignante - et que certains doctrinaires de gauche (anarchistes, par exemple) ont approuvé en assimilant la morale aux forces répressives -, représente un terrain qui n’offre guère d’occasions d’éclaircir le problème complexe des rapports entre la rationalité et la morale. D’une certaine manière, il était beaucoup plus facile pour Jacques Bouveresse de se positionner clairement face à l’attitude de Ludwig Wittgenstein à l’égard de la morale - dès lors que celle-ci se fondait sur les difficultés de justification rationnelle - que vis-à-vis de celle de Nietzsche. Ainsi, lors d’une conférence qu’il prononça le 21 janvier 2000 sous le titre Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Bouveresse déclara ceci :
« C’est un fait bien connu que Wittgenstein n’avait de façon générale aucune sympathie pour la façon dont on peut essayer de justifier rationnellement la lumière que l’on possède ou que l’on croit posséder, en tout cas pour orienter sa propre vie. Il trouvait non seulement futile, mais éthiquement douteuse - et même un peu répugnante - toute forme d’apologétique ou même simplement d’argumentation rationnelle, non pas seulement en matière de religion, mais également en matière de morale. C’est un point sur lequel on n’est pas obligé bien sûr de le suivre et sur lequel d’ailleurs je suis personnellement peu disposé à le suivre. » (11)
En ce qui me concerne, je suis plutôt prêt en ce cas à suivre Wittgenstein.

Je m’aperçois à présent n’avoir quasi rien dit du livre ciblé et je m’en voudrais de donner l’impression qu’il ne mérite pas d’être lu. Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples est au contraire un livre très instructif et bien fait pour fournir de Nietzsche et de sa philosophie une vision qui me paraît à la fois juste et opportune. Bouveresse s’est notamment plongé dans les Fragments posthumes de Nietzsche qui figure sur le site germanophone de l’Edition numérique critique complète (Digitale Kritische Gesamtausgabe) de ses œuvres et de ses lettres et y a déniché des passages particulièrement significatifs. Il s’est en outre beaucoup inspiré des travaux de Domenico Losurdo (1941-2018), un philosophe marxiste italien qui a défendu un point de vue sans concessions sur Nietzsche (12).

Pour autant qu’il soit très utile de démasquer Nietzsche, tout ce que Jacques Bouveresse nous apprend à son sujet est du plus haut intérêt. Et cela indépendamment du fait que sa cible première est bien Michel Foucault, auquel il consacre le dernier paragraphe de son livre, paragraphe qui est ainsi formulé :
« L’habileté suprême de Foucault a été, à mon sens, de réussir à convaincre, sans avoir besoin pour cela de fournir un effort considérable, un nombre significatif de lecteurs qu’il avait résolu de façon plus ou moins définitive un certain nombre de questions dont un regard un peu plus attentif sur ce qu’il a réellement fait montre plutôt qu’il a cherché avant tout à faire comme s’il n’avait aucun besoin et aucune obligation d’en tenir compte. Pour dire les choses autrement, aussi inconfortable, ardue, compliquée et apparemment décourageante que puisse être la question proprement philosophique, et non pas simplement historique, sociologique ou autre, de la vérité, on ne peut pas à la fois décider de l’ignorer et laisser croire qu’on a apporté une contribution significative à sa résolution. » (pp. 322-323)
Je n’en disconviens pas, même si je ne peux m’empêcher de considérer un tant soit peu tragique d’avoir à convoquer Nietzsche pour contrer Foucault. Lorsqu’il était seulement question des conceptions que l’un et l’autre se faisaient de la vérité - dans Nietzsche contre Foucault -, cela s’imposait ; lorsqu’il s’agit de prouver qu’il n’était pas celui que Foucault (et quelques autres) ont laissé croire qu’il était, c’est peut-être un peu moins primordial.

(1) Agone, Marseille, 2016. Sur ce livre, cf. ma note du 27 février 2016.
(2) Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, Hors d’atteinte, Marseille, 2021.
(3) Friedrich Nietzsche, “Le gai savoir”, Livre quatrième, § 276, in Œuvres II, trad. d’Henri Albert révisée par Jean Lacoste, Robert Laffont, Bouquins, 2009, p. 165.
(4) Friedrich Nietzsche, “Ecce homo”, in Op. cit., p. 1144.
(5) Friedrich Nietzsche, “Ecce homo”, in Op. cit., p. 1190.
(6) Friedrich Nietzsche, “Nietzsche contre Wagner”, in Op. cit., p. 1225.
(7) Friedrich Nietzsche, “Humain trop humain II”, Deuxième partie, § 9, in Œuvres I, Robert Laffont, Bouquins, 2004, p. 833.
(8) Dans La force majeure (Éd. de Minuit, 1983), magnifique livre de Clément Rosset, celui-ci défend l’idée que la pensée principale de Nietzsche fut « une approbation jubilatoire de l’existence sous toutes ses formes » (p. 74). J’ai du mal à m’en convaincre. À lui seul, le rapport de Rosset à Nietzsche mériterait bien des développements ; Bouveresse l’évoque brièvement au début du chapitre 10 de son livre (pp. 173-199), ainsi qu’au chapitre 13 (pp. 289-290).
(9) Je fais ici référence à une distinction que j’ai cru utile de faire en partant de l’exemple d’Oscar Wilde (cf. ma note du 22 décembre 2016).
(10) Friedrich Nietzsche, “Ainsi parlait Zarathoustra I”, ‘Mille et un buts’, in Œuvres II, Robert Laffont, Bouquins, 2009, p. 327 et p. 329. N’est-ce pas à nouveau l’idée de son propre génie qui pousse Nietzsche à envisager un but unique dont lui seul connaîtrait la nature ?
(11) La conférence est accessible sur le site de CANAL U. Les propos que je reproduis sont audibles entre 8’ 50’’ et 9’ 27’’.
(12) Domenico Losurdo, Nietzsche. Per una biografia politica, Manifestolibri, Roma,1997, publié en français sous le titre Nietzsche philosophe réactionnaire : Pour une biographie politique, Éditions Delga, 2008.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
De la philosophie considérée comme un sport
Jacques Bouveresse est mort

mardi 2 novembre 2021

Note d’opinion : un nouveau cynisme

À propos d’un nouveau cynisme

L’humanité vit sous la menace d’une importante dégradation des conditions de vie, que ce soit en raison d’une forte diminution de la biodiversité, de l’altération des biotopes par la pollution ou encore de l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère. Si la prise de conscience de cette menace n’est pas récente, si elle s’est heurtée et se heurte toujours à de grandes résistances de la part de ceux qui y voient un péril pour leurs interêts, les solutions préconisées sont de leur côté rares, souvent irréalistes et très exceptionnellement mises en œuvre. C’est que nombreux sont ceux aujourd’hui qui sont prêts à approuver la nécessité de changements profonds dans les modes de vie, mais bien peu à en accepter les contraintes quotidiennes, sinon sous la forme de types de consommation allégés ou dits tels, fort à la mode. Il n’y a là rien d’étonnant dès lors que la machine publicitaire reste aux mains de ceux qu’une consommation effrénée enrichit.

On parle de nos jours de la nécessité d’une transition écologique, sans définir très précisément en quoi elle devrait consister. Les plus alarmés évoquent une décroissance, d’autres un tarissement des sources énergétiques fossiles, d’autres encore un réensauvagement (rewilding) d’espaces protégés. Mais, quelle que soit la solution préconisée, les voies à emprunter pour les appliquer restent très indécises, sinon indiscernables. Et l’enchaînement de réunions internationales - essentiellement circonscrites à l’urgence climatique -, toutes aussi mal suivies d’effets les unes que les autres, laisse penser qu’il faudra attendre qu’aient lieu des catastrophes susceptibles d’atteindre les intérêts les mieux défendus pour que des remèdes significatifs soient mis en pratique. Peut-être à un moment où les changements les plus redoutés seront non seulement irréversibles - ils le sont déjà -, mais générateurs d’infortunes immenses.

Je m’empresse de dire que j’ignore aussi bien ce qu’il serait utile de suggérer que ce qu’il conviendrait de faire pour passer des suggestions aux mises en œuvre. La seule chose qui me semble malaisée à admettre, c’est l’idée qu’une modification fondamentale des modes de vie puisse être imposée. (1) Ce qui pourrait modifier les intérêts les plus puissants - ceux qui déterminent la consommation dans ce qu’elle a de délétère - doit venir du consommateur lui-même. Et, pour ce faire, il faut que le consommateur lui-même modifie radicalement ses modes de vie, c’est-à-dire qu’il situe son bonheur possible ailleurs que dans la consommation. Ce qu’il faudrait tarir, c’est la propagande, la publicité, la mode, le mimétisme, les drogues, l’image, l’argent, bref tout ce qui détermine les hommes en leur laissant croire que cela les satisfait. Ai-je besoin de dire que - là - je rêve, bien sûr ?

Mais ce type de rêve n’est peut-être pas totalement inutile. Parce qu’il ouvre des questions intéressantes. D’abord, un grand changement utile peut-il puiser sa force dans une philosophie ou plutôt dans une idéologie ? Ensuite, le passé offre-t-il l’exemple d’une philosophie qui, mutatis mutandis, s’adapterait plus ou moins aux nécessités d’un monde dévasté, en proie à la désertification et pauvre biologiquement, énergétiquement, alimentairement et socialement ?

Lorsque j’imagine l’alternative qu’offrirait philosophie et idéologie, j’emploie évidemment le mot philosophie dans le sens d’une conception, d’une doctrine même, apte à être partagée, et non au sens d’une réflexion approfondissant des concepts tels la vérité, le bonheur, le sens ou que sais-je encore. Et je l’oppose à l’idéologie dans la mesure où pareille doctrine repose principalement sur des principes rationnels, alors que celle-ci se nourrit de préjugés et de convictions plus émotionnels que rationnels.

Alors, jouons donc à retrouver une philosophie qui, une fois partagée (supposition hautement improbable), tempérerait peut-être les maux qui s’annoncent. J’en aperçois deux, très anciennes : l’épicurisme et le cynisme. Rien d’étonnant qu’elles remontent à l’Antiquité, c’est-à-dire à une époque où l’économie reposait sur un contexte naturel et un contexte mental très différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, différences qui jettent sur le jeu auquel je me livre - j’en suis conscient - un voile de dérision bien malaisé à lever. Poursuivons néanmoins. Mon choix entre les deux sera vite fait. Si l’épicurisme offre une certaine neutralité écologique dans la mesure où l’ascèse qu’il préconise au bénéfice de l’amitié calme aisément les fureurs consommatrices, c’est le cynisme qui garantit les résultats les plus décisifs en ce même domaine. Va donc pour le cynisme ; disons plutôt pour un cynisme nouveau apte à augmenter les chances de survie d’une humanité confrontée à des conditions de vie de plus en plus instables.

Dois-je répéter qu’il y a deux cynismes, un antique et un moderne, diamétralement opposés ? (2) Le premier repose sur une ascèse qui ramène l’individu à son insignifiance et exclut tout accaparement, tout égoïsme ; le second incite à se jouer des autres et à satisfaire ses intérêts propres au mépris des droits d’autrui. Si le cynisme antique m’apparaît comme une philosophie qui contient des leçons dont l’humanité a peut-être besoin, c’est parce qu’il adopte une posture destinée à conjurer le malheur par la voie la plus courte qui soit, celle de l’ascèse que représente le simple fait de perdre ce qui ne mérite pas d’être conservé, celle aussi de l’accord cherché avec la nature plutôt qu’avec la coutume ou l’usage. D’une certaine manière, le cynisme antique propose un remède au cynisme moderne.

Tel qu’on croit savoir ce qu’il fut dans l’Antiquité, le cynique opère un très important travail sur lui-même. Il combat le malheur, les ponoi inutiles, les peines qui ne nous apprennent rien, celles que le hasard et les péripéties de la vie nous réservent. Et il les combat en se livrant au bonheur par la voie des ponoi utiles, les peines qui nous apprennent quelque chose, celles dont l’affrontement nous endurcit jusqu’à ne plus rien craindre. Quand je ne possède rien, quand j’accepte l’inconfort, quand je m’habitue à supporter les souffrances de la privation, un rien me rend heureux : un morceau de pain, un peu d’eau, les douceurs de la saison ; tout peut être savouré. Et ne possédant plus rien, je m’épargne les plus gros soucis, ceux qui dérivent de la possession, dès lors que ce qui menace ce que j’estime être mes biens me menace moi-même.

Mais, à côté du travail sur lui-même, le cynique pèse aussi sur les autres. D’abord par son impudence. Tel un chien, il se donne à voir dans ce qu’il est, dans sa nudité, dans ses fonctions vitales, dans sa sexualité. Car cette impudence récuse les règles de la pudeur et, d’une manière générale, tout ce qui traduit ces usages sociaux qui ont éloigné l’homme de sa nature. L’animal est supérieur à l’homme, parce qu’il s’épargne toutes les douleurs qui naissent de ce qui ne relève pas de l’immédiat et du naturel. Il est donc un modèle pour l’homme. Et puis, outre l’impudence affichée, le cynique est un témoin. Sur ce dernier point, Didier Deleule écrivit :
« […] on ne peut vivre avec le cynique : on craint trop ses coups de dents ; et, si l’on tient le sage à l’écart, c’est qu’il est un “témoin” (Diogène, fait prisonnier par Philippe, ne lui déclare-t-il pas : “je suis le témoin de ton avidité” ?). […] Voilà pourquoi le cynique est invivable : disert, il donne des leçons de morale, agressant le tout-venant ou le tournant en ridicule : muet, sa seule présence, son accoutrement, son comportement “témoignent” encore des valeurs de simplicité, de frugalité, de maîtrise de soi, qu’il entend préserver face aux pseudo-valeurs (la richesse, le pouvoir, le luxe, la gloriole et tout ce qui dépend de l’opinion - rappelons que doxa veut dire à la fois gloire et opinion) qui s’étalent sur l’agora et dont le sage renvoie aux badauds comme une image inversée. […]
Le discernement, la perspicacité présupposent alors le partage installé entre
kata phusin et kata doxan, entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de l’opinion : le discernement engage ainsi un processus de reconnaissance de ce qui a déjà été, pour soi, l’objet d’un choix. Le “témoin” est celui qui est là, que l’autre perçoit jusqu’à se sentir honteux, et même coupable, en présence de cet envoyé d’une autre planète ; mais le “témoin” est aussi celui qui regarde, qui observe (Varron traduira judicieusement episkopein par speculari), celui qui sait reconnaître et initier ainsi, à l’occasion, une procédure de mise en accusation. Muet ou éloquent, qu’il se taise ou qu’il jappe, le “témoin” est toujours gênant : surtout lorsque ce “témoignage”, loin d’être fortuit, accidentel, participe d’une ferme résolution, fait partie d’un bio tis, d’un genre de vie, d’une manière d’être, bref, relève d’une provocation. » (3)

Que serait alors un cynisme nouveau, adapté au contexte du jour ? Je l’ignore et ne caresse évidemment pas l’espoir que pareille doctrine, même très modifiée, puisse surgir et guérir les maux actuels du monde. A fortiori ne suis-je pas prêt à me proclamer cynique. L’exercice n’a d’autre ambition que de soumettre à la réflexion une façon de vivre qui ne se résume pas à se couler dans des recettes nouvelles, prétendues salvatrices et pourvoyeuses de bonne conscience, mais qui implique au contraire d’accepter des souffrances et des privations auxquelles l’homme est peut-être destiné. Qui sait si le franc-parler du cynique n’est pas ce qui peut préserver l’humanité des remèdes illusoires que la société marchande déverse continûment sur les peurs fantasmagoriques des hommes ? (4)

Face à la raréfaction des ressources, l’hypothèse d’un monde qui sombre dans des conflits sanglants, très mortifères, où les forts arracheraient leur survie aux faibles n’est évidemment pas improbable. Au fil de son histoire - et de sa préhistoire -, l’humanité n’a jamais su ce qui l’attendait. Rien ne permet de supposer que ce qu’engendreront les dangers que nous croyons apercevoir - comme ceux que nous n’apercevons pas - puisse être deviné.

(1) En raison de l’inquiétude grandissante, une grande majorité des Occidentaux seraient sans doute prêts à adopter le principe de mesures contraignantes forçant les autres à renoncer à leur confort, sans pour cela accepter de renoncer au leur.
(2) Cf. ma note du 18 août 2021 dans laquelle j’évoquais déjà cette distinction.
(3) “Lecture de Didier Deleule” in Les cyniques grecs. Lettres de Diogène et de Cratès, trad. par Georges Rombi et Didier Deleule, Actes sud, Babel, Arles, 1998, pp. 99-101.
(4) Dans les cours qu’il a donné en mars 1984 au Collège de France, Michel Foucault tente d’établir un lien entre le cynisme et ce qu’il s’est entêté à appeler le dire-vrai. Pour une critique de son approche, cf. ma note du 31 mars 2009.