mercredi 23 mars 2022

Note d’opinion : la guerre (suite)

À propos de la guerre (suite)

L’armée russe a agressé l’Ukraine.

Cette fois, l’horreur se voit ou se devine aisément. Et elle nous révulse, au point que nous ne manquons pas d’en chercher la logique, les raisons et la nature, y compris et surtout dans ce qu’elle a de monstrueux, d’anormal, d’antinaturel. (1) Je ne puis que me réjouir du sentiment d’indignation ainsi partagé, tant la détresse des victimes m’émeut, tant les morts et les souffrances imméritées me désolent.

Évidemment, notre indignation doit quelque chose à la peur, à la peur que cela nous atteigne d’une manière ou d’une autre. Et cette peur, en l’occurrence, se nourrit du risque que le conflit prenne des proportions inouïes, par exemple par l’emploi d’armes atomiques. (2) Elle se nourrit également de la proximité ; les guerres plus lointaines n’inquiètent pas autant.

Se dire au-dessus de ces alarmes serait d’une arrogance extrême, d’autant que rien n’est susceptible de les démentir radicalement. Reste qu’il n’est peut-être pas inutile d’orienter ses réflexions vers celles auxquelles on n’aspire guère, dès lors que tout nous pousse à regimber. Ne serait-ce que pour tenir à distance cette « discussion passionnée entre buveurs » dont parlait Marcel Aymé (3) et dont les acteurs - maintenant que les armes parlent - se font polémologues, citant tantôt Clausewitz tantôt Bouthoul pour affermir des considérations stratégiques et tactiques. (4)

Deux choses me viennent en tête, susceptibles peut-être de calmer les ardeurs dénonciatrices d’une doxa bouillante. La première concerne le tyran du Kremlin, la seconde la guerre elle-même.

On s’étonne beaucoup que Poutine ait osé décider de déclencher une telle violence, d’autant qu’on aperçoit mal le profit qu’il pourrait finalement en attendre. Et on hésite : manque-t-il de moralité ou d’intelligence ? Il y a dans cet étonnement et cette hésitation un conception implicite du dirigeant politique que, très généralement, la réalité dément. Cette conception établit une correspondance entre la hauteur des pouvoirs que détient le responsable politique et la hauteur morale et intellectuelle dont il aurait eu besoin pour s’en emparer. Or, c’est là une naïveté dont Machiavel aurait dû nous guérir depuis longtemps. Mais il est vrai que c’est le même Machiavel qui laisse entendre que, même lorsqu’on aperçoit qui vaut le plus, on plie devant ceux qui valent le moins. (5) Ce qui conduit à se dire que, là où il faut sans nul doute de la malice, une certaine sagacité et beaucoup d’à-propos pour se hisser jusqu’aux fonctions politiques les plus éminentes, cela ne signifie pas que le sens moral et même l’intelligence - dans l’amplitude qu’elle prend lorsqu’elle déborde quelque talent particulier que ce soit - soient également au rendez-vous. Nous connaissons tous, dans notre environnement le plus ordinaire, l’une ou l’autre personne dont nous inclinons à croire (peut-être à tort) qu’elle est immorale, voire perverse, ou encore qu’elle est folle. Ne craignons pas de nous dire que rien ne permet de penser - du moins a priori - que, parmi les dirigeants du monde, il n’en soit pas qui ne soient pas plus estimables qu’elle. Et donc qu’il n’en soit pas dont il faut tout craindre.

Quant à la guerre elle-même (mot que Poutine se garde de prononcer), elle est probablement aussi vieille que l’humanité. Personne ne la souhaite, mais elle advient toujours. L’homme est un animal qui parle et qui, par conséquent, parle de la guerre, la juge, la condamne, puis la conduit. Il y a dans la parole elle-même de quoi en accroître l’incidence, puisque les désaccords suscitent des oppositions qui peuvent se révéler agressives, voire violentes. Si les efforts consentis pour créer une forme de dialogue pacifique et respectueux de l’autre ont autorisé des moments et des lieux d’échanges paisibles, ils n’ont jamais annihilé le risque de guerre.

Si les conflits armés ont changé au fil de l’histoire, c’est en raison de l’impact de technologies nouvelles, telles qu’elles ont pu apporter leur concours au désir de tuer, de blesser, de faire souffrir, de maltraiter. L’efficacité grandissante des armes a pu en conséquence accroître la peur, même si l’horreur reste identique, que les sévices frappent une personne ou des millions.

On discute sans fin sur ce qui peut conduire quelqu’un à infliger de la souffrance à autrui. Montaigne déjà s’en étonnait :
« À peine me pouvoy-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d’autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentable, d’un homme mourant en angoisse. » (6)

La seule chose qui semble établie, c’est l’ambivalence de l’homme. Les circonstances font le bourreau et celui-là même qui ressent la compassion la plus profonde recèle en lui quelque chose qui pourrait, si un contexte prolongé l’y portait, l’amener à la férocité. Combien sont en ce moment ceux qui rêvent que Poutine soit occis, peut-être même à petit feu ? Que l’on prête la parole à l’animal, et voici que cette ambivalence se fait plus visible encore. Je pense à Colette et à son chat, Kiki-la-Doucette, qui se confie, alors que la cheminée crépite du premier feu de l’automne :
« L’amour… la chasse… la guerre… c’est toi, Feu, qui les allumes au fond de moi. Les bêtes ailées déjà se rapprochent, inquiètes des baies flétries. Je les aurai ! Je guetterai, immobile sous le taillis, souhaitant frénétiquement que la terre elle-même me cache. Dans mon désir de l’élan, les muscles de mes cuisses tressailliront, mon menton tremblera, et pourvu que mon affût ne se trahisse pas par un appel chevroté, irrépressible, qui les effraierait tous en un grand bruit froissé d’ailes et de branches !… Non. Je suis maître de moi. Un bond à la seconde juste : et la proie faible halète sous moi… Toutes petites serres impuissantes, ailes pointues qui battent mon visage crispé, effort risible d’une bête sans force… Pour la seule joie de contenir un corps affolé et vivant, ma gueule se fendra jusqu’à froncer de trois plis féroces mon nez parfait… Et l’ivresse guerrière, le caracolement victorieux, la nuque secouée pour déchirer un peu, très peu, l’oiseau qui s’évanouirait trop vite entre mes dents… Formidable, je galoperai vers la Maison, chantant d’une voix étranglée sans desserrer les mâchoires, car il faut que Lui, quittant son papier, accoure et m’admire ; qu’Elle [Lui et Elle sont les maîtres, dont l’auteure dit que ce sont des « seigneurs de moindre importance »], consternée, me poursuive vainement avec des cris : “Méchant ! Sauvage ! Laisse l’oiseau, oh ! je t’en prie, tu me fais tant de peine…” Ha ! il faut qu’Elle n’ait jamais chassé… » (7)

Nombreux peut-être sont ceux qui pensent que l’atrocité ne peut jamais être de leur fait - seulement de celui des autres - et que les circonstances n’y peuvent rien changer, comme si le mal était d’essence. Les circonstances, lorsqu’elles s’accumulent au gré de l’histoire de chacun, peuvent pousser les gens à se juger d’un seul bois, celui de la vertu (ou celui du vice). Mais ce que les circonstances ont fait, elles peuvent pourtant le défaire. Et si l’on souhaite que la violence ne règle pas tout, il importe d’encourager ces circonstances-là qui conduisent chacun à s’en garder, y compris lorsqu’il détient des pouvoirs, seraient-ils politiques.

On me dira que je fais le toutologue, ou le demi-habile comme aurait dit Pascal. Ce qui n’est pas faux. Le mieux serait sans doute de se taire. Encore faut-il - comme Marcel Conche le disait en parlant de Pyrrhon (8) - ne pas craindre de parler pour expliquer l’utilité du mutisme.

(1) Cf. par exemple ce qu’en dit David Violet dans sa note du 20 mars 2022 : Images de guerre : "selfies" et photos de famille. Le cas du soudard hilare.
(2) De la même manière que ce pilote, Andreas Lubitz, décida le 24 mars 2015 de se suicider en entraînant avec lui dans la mort les 144 passagers du vol 4U9525 de l'A320 de Germanwings, on imagine assez aisément Poutine cherchant à entraîner avec lui dans la mort l’humanité entière, avec l’unique espoir qu’un proche l’en empêche.
(3) Cf. ma note du 21 février 2022.
(4) Sur les plateaux de radio et de télévision, les cuistres et les ultracrépidariens se disputent le droit de faire les savants.
(5) « Sage ou fou, bon ou mauvais, il n'est personne qui, obligé de choisir entre ces deux espèces d'hommes, ne loue ceux qui sont louables, et ne blâme ceux qu'on doit blâmer ; et cependant presque tous, trompés par l'apparence d'un faux bien, d'une fausse gloire, se laissent entraîner, ou volontairement, ou par erreur, vers ceux qui méritent plus de blâme que de louange. » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live [1531], trad. de Toussaint Guirandet, Bibliothèque Berger-Levrault, 1980, p. 55.)
(6) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 454.
(7) Colette, “Douze dialogues de bêtes” in Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1986, p. 35.
(8) Cf. Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, PUF, 1994, p. 116.

vendredi 18 mars 2022

Note d’opinion : la théorie et la pratique

À propos de la théorie et de la pratique

« Comment aurait-on fabriqué une serrure, si l’on n’était parvenu à connaître les propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer de la mine, l’épurer, l’amollir et le façonner ?
Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un usage utile, juger qu’en façonnant le fer d’une certaine façon, on en ferait un produit qui aurait pour les hommes une certaine valeur.
Enfin, il a fallu exécuter le travail manuel indiqué par les deux opérations précédentes, c’est-à-dire forger et limer les différentes pièces dont se compose une serrure.
Il est rare que ces trois opérations soient exécutées par la même personne.
Le plus souvent un homme étudie la marche et les lois de la nature. C’est le savant.
Un autre profite de ces connaissances pour créer des produits utiles. C’est l’agriculteur, le manufacturier ou le commerçant ; ou, pour les désigner par une dénomination commune à tous les trois, c’est l’entrepreneur d’industrie, celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques, un produit quelconque.
Un autre enfin travaille suivant les directions données par les deux premiers. C’est l’ouvrier.
Qu’on examine successivement tous les produits : on verra qu’ils n’ont pu exister qu’à la suite de ces trois opérations.
 » (1)

Ainsi s’exprimait Jean-Baptiste Say à l’aube du XIXe siècle. L’entrepreneur d’industrie dont il parle est celui-là même qui participera à la révolution industrielle, modifiant si profondément la production et la consommation que l’avenir de l’humanité en sera bouleversé.

Pourtant, bien des produits existèrent et existent quelquefois encore à la suite d’opérations très différentes. On en peut par exemple découvrir le mode dans le compagnonnage. Chez ceux-là qui cherchaient à exceller dans leur travail - autrement dit qui ne suivaient pas les phases préétablies d’une fabrication stéréotypée, allant jusqu’à tendre vers ce qu’on appelait un chef-d’œuvre -, le savoir coïncidait avec un savoir-faire, une acquisition des tours de main du métier, une patiente pratique de l’habileté que confère l’expérience. Pas de savant qui théorise la nature, pas même d’entrepreneur qui investit dans un procès, juste un artisan qui manifeste sa dextérité.

Les deux modes de production ainsi cernés - celui décrit par Jean-Baptiste Say et celui ancien de l’artisan - mettent en lumière ce qu’ils ont d’opposé : l’importance de la théorie pour le premier et l’importance de la pratique pour le second. J’ai bien conscience, en relevant cette opposition, que je théorise. C’est que ladite opposition ne se manie pas facilement.

Creusons un peu.

Tout le monde voit bien ce que la construction de théories réclame de réflexions, c’est-à-dire de retour de la pensée sur elle-même de telle sorte que les concepts idoines se structurent d’une façon apte à rendre compte de la réalité qu’elles visent. En cette affaire, le corps intervient peu si l’on suppose que l’esprit s’en distingue, comme une opinion commune aime le croire.

Il est moins aisé de prendre la mesure de la pratique, laquelle - de nos jours - est si souvent l’objet de théories, ou en tout cas de discours s’octroyant abusivement ce nom, que sa nature spécifique reste d’ordinaire méconnue.

Prenons des exemples : ceux de la pratique d’un sport ou de la pratique d’un instrument de musique. Quels que soient les conseils avisés que les professeurs, entraîneurs et autres coachs dispensent aux débutants, l’essentiel de l’adresse que ceux-ci doivent acquérir passe par le geste et par son automatisation. Il s’agit principalement d’acquérir un comportement spontané dans lequel non seulement l’intelligence, mais également la conscience, interviennent peu. Le pianiste meut ses doigts d’une manière qui tend à laisser croire que ce sont eux, les doigts, qui maîtrisent l’ordre des touches frappées, la force avec laquelle il faut les frapper et le rythme avec lequel ils doivent échelonner leur intervention. On pourrait presque dire que ce sont les doigts qui savent et non le cerveau, même si tout cela reste bien sûr enfouit dans celui-ci. Le joueur de tennis use de son bras d’une façon que son cerveau croit ignorer, tant cela résulte d’un apprentissage dont le succès s’apprécie à la spontanéité du geste. C’est à un point tel que, aussi longtemps qu’il réfléchit à l’acte à accomplir, le débutant n’obtiendra guère de résultats. Et, en cours de match, le joueur aguerri qui veut en appeler à sa compétence ne réfléchit pas : il répète un geste pour en retrouver l’automatisme. L’artisan qui fabrique un meuble de ses mains se voit confronté à la même nécessité : laisser agir l’expérience accumulée par son corps en vue d’exécuter les gestes dont sortira l’objet qu’il ambitionne de réaliser.

Si on laisse de côté l’usage quelque peu flou du mot lorsqu’il se borne à désigner de quelconques spéculations sans méthode, formulées presque au hasard, la théorie est un ensemble d’explications issues au moins partiellement de l’observation et de l’expérimentation et qui se veulent cohérentes et, autant que possible, conformes à ce qu’elles prétendent expliquer. Elle constitue une façon de réagir intellectuellement face au réel. Intellectuellement, cela signifie bien sûr en vue d’établir des connaissances, en vue de comprendre la réalité, mais cela signifie surtout exploiter les ressources du langage.

Toute langue est notamment faite de substantifs et de verbes. Les premiers désignent, les seconds mettent en mouvement, ne serait-ce que pour signifier l’arrêt ou la pause. Or, ce qui fait la richesse du verbe, c’est la conjugaison à laquelle il se plie. C’est grâce à elle que le passé, le présent et l’avenir peuvent être envisagés, de même que l’antériorité, la simultanéité, la consécution et tout autre rapport temporel. De même, la langue dispose de ressources permettant d’évoquer l’ici, le lointain, l’ailleurs, le localement situé. Ainsi, l’intellect jaillit de la langue en ce que naît là un désir de connaître et de comprendre auquel aucun autre animal n’accède, du moins sous une forme aussi consciente.

C’est là qu’il me paraît indispensable de revenir à Pierre Bourdieu et à deux de ses ouvrages qui ont sans doute joué un rôle décisif dans ma propre évolution intellectuelle : je veux parler de l’Esquisse d’une théorie de la pratique (2) et du Sens pratique (3).

Peut-être convient-il que je commence par citer une page qui, selon moi, donne la mesure de l’enjeu principal des positions défendues par Bourdieu. Sous le titre “l’objectivité du subjectif”, celui-ci entame le chapitre 9 du Sens pratique de la façon suivante :
« L’ordre établi, et la distribution du capital qui en est le fondement, contribuent à leur propre perpétuation par leur existence même, c’est-à-dire par l’effet symbolique qu’ils exercent dès qu’ils s’affirment publiquement et officiellement et qu’ils sont par là même (mé)connus et reconnus. En conséquence, la science sociale ne peut “traiter les faits sociaux comme des choses”, selon le précepte durkheimien, sans laisser échapper tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance (s’agirait-il d’une méconnaissance) dans l’objectivité même de l’existence sociale. Et elle doit réintroduire dans sa définition complète de l’objet les représentations premières de l’objet, qu’elle a dû détruire d’abord pour conquérir la définition “objective”. Parce que les individus ou les groupes sont objectivement définis non seulement par ce qu’ils sont, mais aussi par ce qu’ils sont réputés être, par un être perçu qui, même s’il dépend étroitement de leur être, ne lui est jamais totalement réductible, elle doit prendre en compte les deux espèces de propriétés qui leur sont objectivement attachées : d’un côté des propriétés matérielles qui, à commencer par le corps, se laissent dénombrer et mesurer comme n’importe quelle chose du monde physique, et de l’autre des propriétés symboliques qui ne sont rien d’autre que les propriétés matérielles lorsqu’elles sont perçues et appréciées dans leurs relations mutuelles, c’est-à-dire comme des propriétés distinctives. » (4)

On ne peut mieux dire, me semble-t-il, lorsqu’il s’agit de cerner un fait social, dès lors qu’il importe d’y intégrer les représentations dont il est l’objet et qui participent souvent à son existence. (5) Il s’agit également de comprendre que la science sociale ne peut se borner à n'être qu’une physique sociale, ni non plus qu’une phénoménologie sociale. Le subjectif doit y être objectivé comme partie intégrante de la réalité à cerner, et cela le plus objectivement possible. Et c’est là qu’il importe de bien distinguer une réelle opération d’objectivation du subjectif de ce que peut être une appréhension du réel par le biais de l’opinion subjective dont il est l’objet. Parlant des mythes et des religions, Bourdieu précise bien :
« Comme on le voit bien lorsque les mythologies étudiées sont des enjeux sociaux, et en particulier dans le cas des religions dites universelles, [la] rupture scientifique est inséparable d’une rupture sociale avec les lectures équivoques des mythologues “philomythes” qui, par une sorte de double jeu conscient ou inconscient, transforment la science comparée des mythes en une quête des invariants des grandes Traditions, tâchant ainsi de cumuler les profits de la lucidité scientifique et les profits de la fidélité religieuse. Sans parler de ceux qui jouent de l’ambiguïté inévitable d’un discours savant empruntant à l’expérience religieuse les mots employés à décrire cette expérience pour produire les apparences de la participation sympathique et de la proximité enthousiaste et trouver dans l’exaltation des mystères primitifs le prétexte à un culte régressif et irrationaliste de l’originel. » (6)

Une fois clairement balisée la place que le subjectif doit occuper dans le travail d’objectivation, il faut alors revenir sur la plus exacte appréhension possible de la théorie et de la pratique dans ce qu’elles ont d’irréductible, dès lors qu’il importe de construire de la connaissance. Car l’objectivation réclame une pratique - on peut l’appeler la pratique scientifique -, laquelle entraîne un risque : celui d’importer dans la théorie ce qui est davantage dû à l’effort de théorisation qu’à la réalité dont il prétend rendre compte. Il y a dans toute pratique un geste ou un exploit dont, au-delà de toute théorie, l’efficacité est redevable à la répétition et à l’expérience (comme pour le pianiste ou le joueur de tennis). Ce qui la confine à perpétuer des modèles pratiques propres à négliger les circonstances. La pratique scientifique n’échappe pas à ce travers. C’est ce qui a amené Bourdieu à insister sur la nécessité d’objectiver l’objectivation, mais aussi d’aborder la pratique - et pas seulement la pratique de la recherche - comme ce qu’elle est, notamment en raison de ce qu’elle comporte d’expérimenté, d’habituel, de familier, d’apprivoisé ; ce qui force la connaissance savante de la pratique à emprunter des chemins qui ne sont pas ceux de la construction théorique ordinaire. Et c’est aussi ce qui a conduit Bourdieu à recommander la connaissance praxéologique, c’est-à-dire une connaissance qui a pour objet « non seulement le système des relations objectives que construit le mode de connaissance objectiviste, mais les relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions structurées dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire, c’est-à-dire le double processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité : cette connaissance suppose une rupture avec le mode de connaissance objectiviste, c’est-à-dire une interrogation sur les conditions de possibilité et, par là, sur les limites du point de vue objectif et objectivant qui saisit les pratiques du dehors, comme fait accompli, au lieu d’en construire le principe générateur en se situant dans le mouvement même de leur effectuation. » (7)

On me dira que c’est là quelque chose de plus facile à dire qu’à faire. Assurément. Il s’agit donc davantage de mesurer la difficulté que d’en venir à bout. Ce à quoi chacun peut s’efforcer, par exemple en prenant conscience du tribu qu’il paie au désir de théoriser. J’en parle à l’aise, puisque je théorise beaucoup, beaucoup trop sans doute. Et peut-être mon scepticisme est-il mon excuse, comme une façon de nier ces certitudes qui rendent la théorisation arrogante. Reste que je théorise, y compris donc mon incapacité à atteindre le vrai. D’une certaine manière, c’est plus fort que moi. Mon désir de comprendre - aussi insatisfait reste-t-il - fait la part belle à la théorie, y compris lorsqu’il s’agit de comprendre les pratiques. Que ne suis-je un pianiste accompli, un habile joueur de tennis, un cuisinier compétent, voire un ébéniste adroit ! Et que fasse alors que ma pratique m’absorbe tant que j’en néglige de théoriser, devenant ce praticien taiseux qui ne parle jamais de son art ! Sont-ce là des regrets ? Pas vraiment. Mais je me mets là à parler de moi, ce qu’il convient d’écourter au plus vite.

Je pense à Rousseau. Il avait lui le culot de pousser l’interrogation jusqu’à l’extravagant, jusqu’à ce qui s’écarte des normes et des habitudes de la vie sociale. Ce qui donne à réfléchir, y compris sur l’éventualité du caractère antinaturel de la réflexion. Dans le Second discours, il pousse l'intelligence jusqu’à écrire ceci :
« L’extrême inégalité dans la manière de vivre, l’excès d’oisiveté dans les uns, l’excès de travail dans les autres, la facilité d’irriter et de satisfaire nos appétits et notre sensualité, les aliments trop recherchés des riches, qui les nourrissent de sucs échauffants et les accablent d’indigestions, la mauvaise nourriture des pauvres, dont ils manquent même le plus souvent, et dont le défaut les porte à surcharger avidement leur estomac dans l’occasion, les veilles, les excès de toute espèce, les transports immodérés de toutes les passions, les fatigues, et l’épuisement d’esprit, les chagrins, et les peines sans nombre qu’on éprouve dans tous les états et dont les âmes sont perpétuellement rongées ; voilà les funestes garants que la plupart de nos maux sont notre propre ouvrage, et que nous les aurions presque tous évités, en conservant la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature. Si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » (8)

Cette dernière phrase est prodigieuse. Et le presque fait beaucoup. On a bien sûr crié à l’exagération, au blasphème même. Et Voltaire, de son côté, n’a pas lésiné sur le sarcasme. (9) Pourtant, en ces temps de dérèglement climatique, de guerres absurdes, de déchets ubiquitaires, d’inégalités hypertrophiques, de pandémie inattendue, de savoirs dévergondés, d’algorithmes pervers, de narcissisme débridé, on en vient à prêter beaucoup de lucidité à qui cru deviner, dès le milieu du XVIIIe siècle, en quoi l’intelligence humaine pourrait se retourner contre l’homme lui-même et en quoi une vie totalement vouée aux pratiques les plus averties - exempte de toute théorie, même et surtout des plus fécondes - aurait peut-être pu conserver l’humanité dans un contexte champêtre que la réalité d’aujourd’hui ne peut rendre qu’attractif.

(1) Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique [1803], Institut Coppet, 2011, pp. 49-50 (www.institutcoppet.org/).
(2) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972.
(3) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980.
(4) Le sens pratique, p. 233.
(5) C’est ce que j’ai tenté de faire entendre lorsque je contestais la définition du droit telle que Lucien François l’explicite dans Le cap des tempêtes (cf. par exemple ma note du 4 février 2015).
(6) Op. cit., pp. 13-14.
(7) Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 163.
(8) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes” [1755] in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 138. C’est moi qui souligne.
(9) « J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » (“Lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755” in Œuvres complètes de Voltaire tome 38, Garnier, 1883, pp. 446-447).