mercredi 29 juin 2011

Note d’opinion : « Gare au totalitarisme médiatique », SUITE

À propos de la séduction

Je m’en voudrais d’alimenter une de ces polémiques dont se nourrit ce qui reste du Paris intellectuel. Ce n’est pas d’elles que nous apprendrons grand-chose. Pourtant, il me plaît de revenir sur le texte d’Alain Finkielkraut que j’ai reproduit dans une note le 14 juin dernier, après qu’Éric Fassin l’ait contredit dans un article (1).

Allons immédiatement à la conclusion de Fassin : « Ne nous appartient-il pas de penser une érotique féministe – non moins désirable, mais plus démocratique ? » demande-t-il ; et, après des considérations sur lesquelles je vais revenir de répondre : « Au lieu d'être nié, ou sublimé, le rapport de pouvoir devient ainsi la matière même de la séduction démocratique. » Il s’agit donc bien que la relation amoureuse soit – elle aussi, ai-je envie de dire – démocratique. Quand donc m’apprendra-t-on à dormir démocratiquement ?

Pour arriver à cette conclusion obligée, Éric Fassin – qui s’oppose résolument aux rappels historiques de la singularité française avancés par Irène Théry, Mona Ozouf, Claude Habib et Philippe Raynaud (2) – use essentiellement de deux arguments, qui me semblent fort n’en faire qu’un. Le premier, c’est d’affirmer qu’un rapport entre genres dans lequel la femme joue de sa position pour fixer à la séduction des règles qui en compliquent et en réjouissent la pratique est exclusif des homosexuels (« Autant dire que les relations de même sexe seraient dépourvues de séduction ! » écrit-il). Le deuxième, c’est que le charme de la relation amoureuse doit beaucoup à l’incertitude et que le comble de l’incertitude est atteint lorsque celle-ci porte même sur le genre de l’autre (« […] dans l'érotique féministe, le trouble dans le genre s'avère… troublant », affirme-t-il).

N’en déplaise à Éric Fassin, comme n’en déplaise à Didier Éribon, ce qui me trouble chez les femmes, c’est qu’elles sont à jamais différentes de moi. Il ne me viendrait jamais à l’idée de reprocher aux homosexuels, de quelque genre qu’ils soient, leur inclination pour le même. J’attends d’eux, c’est bien la moindre des choses, qu’ils ne me contestent pas mes préférences. Autant il importe de s’en solidariser lorsqu’ils sont persécutés ou simplement discriminés, autant je ne pourrai accepter l’idée que leur combat est le paradigme de la lutte contre l’oppression et le modèle des avancées démocratiques.

Mais le plus grave, dans cette affaire, n’est pas là. Le plus grave, c’est qu’Éric Fassin joue la carte des camps. Il s’en prend à Finkielkraut au motif que celui-ci aurait parlé de viol à propos de la vie privée alors qu’il était question de viol pur et simple et que, pour ce faire, il a utilisé des mots (baisers volés) empruntés à Irène Théry, laquelle a participé à rétablir quelques vérités que Joan W. Scott avaient écornées. Finkielkraut, Théry, Ozouf, Habib, Raynaud, ils sont tous du mauvais camp. Et pour qu’on aperçoive bien de quel camp il s’agit, Fassin rajoute perfidement les noms de Bernard-Henri Lévy, Jack Lang, Robert Badinter et Jean-François Kahn. Savent-ils même tous ceux-là qui est Joan W. Scott ? Rien moins que la « figure de proue internationale des études de genre » !

Éric Fassin, dois-je le rappeler, est sociologue. Fait-il état d’études comparatives sur les valeurs et les comportements des Français et des Américains dans le domaine sexuel ? Nous éclaire-t-il sur le puritanisme de ces derniers, non pas celui qui construisit l’Amérique, mais celui qui y règne aujourd’hui ? Apporte-t-il quelques précisions sur la place qu’occupent les études de genre, et sa figure de proue Joan W. Scott, dans l’intelligentsia américaine ? Bref, nous parle-t-il autrement que comme le ferait n’importe quel citoyen soucieux de défendre ses opinions ? Je crains que non.

(1) « L'après-DSK : pour une séduction féministe », publié à la page 21 du journal Le Monde du 30 juin 2011.
(2) Pour bien comprendre de quoi il s'agit, il n'est pas inutile de prendre connaissance d'articles et commentaires parus dans le journal Libération et sur son site les 9, 17 et 22 juin. Voici les liens qui y mènent : http://www.liberation.fr/politiques/01012342214-feminisme-a-la-francaise ; http://www.liberation.fr/politiques/01012343730-feminisme-a-la-francaise-la-parole-est-a-la-defense ; http://www.liberation.fr/societe/01012344782-feminisme-a-la-francaise-ou-neoconservatisme ; http://www.liberation.fr/societe/01012344781-la-reponse-de-joan-scott.
Je les complète d’un lien vers le blog Textes et prétextes. Notes et lectures d’une Bruxelloise de Tania, où celle-ci nous parle du livre de Mona Ozouf Les mots des femmes. Essai sur la singularité française (Fayard, Coll. L’esprit de la cité, 1995) : http://textespretextes.blogs.lalibre.be/archive/2011/06/29/mots-des-femmes.html.

Note antérieure sur le même sujet :
À propos du journalisme
Note postérieure sur le même sujet :
À propos de l'exemplarité

samedi 25 juin 2011

Note de lecture : Jean-Jacques Rousseau

Du contrat social ; ou principes du droit politique
de Jean-Jacques Rousseau


Même si elles partagent bien des choses, la réflexion sur le politique et la réflexion sur la société ne doivent pas être confondues. La première porte sur la direction de la société ; la seconde sur son fonctionnement. De nos jours, on distingue souvent la science politique de la sociologie, ce qui pourrait laisser croire qu’on évite ainsi cette confusion. Hélas, la science politique porte bien mal son nom. Si du temps de Maurice Duverger, elle se donnait encore l’ambition de faire l’histoire des idées et des régimes politiques, elle a depuis opté pour une forme de journalisme savant très détestable. Qui n’a vu ou lu dans les média ces soi-disants experts en politique qui font croire que les éloges ou les opprobres équilibrés sont des signes de lucidité et qui limitent leurs analyses aux péripéties politiques auxquelles l’opinion commune s’intéresse ? Ce n’est évidemment pas de cette manière qu’il faut s’y prendre si l’on veut vraiment réfléchir au phénomène politique.

Tout ce que le quotidien nous révèle du politique n’est pas apte à nous éclairer beaucoup sur ce qui conduit les sociétés et sur ce qui les amènent à se laisser conduire de telle ou telle façon. Il faut au contraire nous déprendre des courants politiques d’aujourd’hui, de leurs enjeux, de leurs oppositions, de leurs vocabulaires aussi, si nous nourrissons l’espoir d’y voir un peu plus clair au sujet de ce phénomène très complexe, assez mystérieux même, qu’est le phénomène politique.

Loin de moi l’idée que Jean-Jacques Rousseau ait dit sur la question des choses définitives. Mais il est parmi d’autres l’un de ceux dont la lecture permet d’appréhender en quoi consiste précisément l’approche anthropologique du phénomène politique. Et dans l’œuvre de Rousseau, même si ce n’est pas de manière exclusive, c’est bien sûr le Contrat social qui, à cet égard, mérite de retenir tout particulièrement l’attention. C’est dans le but d’illustrer cette opportunité que nous offrent certaines œuvres déjà anciennes que l’idée m’est venue d’évoquer une nouvelle fois le Contrat social.

Du contrat social ; ou, principes du droit politique (1) a été publié en 1762. Il a d’emblée suscité de très vives réactions (2), en France avec une prise de corps (décision d’arrestation) qui visait aussi l’Émile, et plus particulièrement à Genève où certains y virent une mise en cause directe des institutions existantes. Depuis lors, l’œuvre n’a pas cessé de susciter des polémiques. Beaucoup d’entre elles sont dues à une incompréhension qui n’a d’ailleurs fait que grandir au fil du temps. Le lecteur pressé d’aujourd’hui ne peut que se méprendre sur des idées qui s’articulent autour de mots – volonté générale, Souverain, Prince, État, que sais-je encore… – auxquels Rousseau donne un sens très éloigné de celui qui a cours de nos jours. À cela s’ajoute le fait que l’on ne peut espérer saisir pleinement la portée des propos de Rousseau que si on les éclaire du grand dessein dont toute son œuvre témoigne et que si on mesure pleinement à quelles autres conceptions il s’oppose : Bodin, Grotius, Hobbes, Pufendorf, Locke, etc.

Je pense que tenter de rendre compte du Contrat social en se risquant à présenter les structures institutionnelles qui y sont décrites n’est pas de bonne méthode. « Commençons donc par écarter tous les faits » (3) propose hardiment Rousseau à l’entrée de son Discours sur l’origine, et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes. Qu’est-ce que cela veut dire ? La question est d’importance. Et il faudra y revenir. Mais c’est en tout cas le signe que le message principal que nous livre le Contrat social n’est assurément pas dans la plomberie institutionnelle (pour reprendre une expression bien belge).

Il existe certainement bien des voies d’accès à l’œuvre. J’en ai personnellement retenu deux : celles qui me semblent les mieux aptes – mais peut-être me trompé-je – à distinguer ce que la pensée de Rousseau a de spécifique. Il s’agit d’abord de la nature ou, pour être plus précis, de l’ordre naturel des choses ; il s’agit ensuite de la religion civile, notion souvent ignorée ou négligée et qui, pourtant, me paraît essentielle.

* * *


Le concept de nature est parmi les plus complexes à étudier. Depuis la phusis grecque – ce tout de l’existant – jusqu’au monde romantique – celui qui se borne aux manifestations les plus enchanteresses des règnes végétal, animal et minéral terrestres –, depuis la forme platonicienne jusqu’à l’être heideggerien, en passant par la substance des scolastiques, le mot nature a sans cesse désigné des réalités variables, comme des immatérialités plus variables encore. Il est fréquent que l’on attribue à Rousseau une conception simpliste de la nature. L’exemple le plus frappant de cette erreur, on le trouve probablement chez Joseph de Maistre, lequel avait rédigé, sous le titre De l’état de nature, un pamphlet qui ne fut pas publié de son vivant et est aujourd’hui connu sous le nom de Contre Rousseau (4) Car les critiques de de Maistre – acerbes et ironiques – supposent un Rousseau convaincu que les hommes peuvent constituer la société, la faire selon leur volonté. Ce qui est fort loin de ce qui ressort d’une lecture un peu attentive de Rousseau.

Il convient d’abord d’être quelque peu circonspect quant aux convictions de Rousseau à l’égard du libre-arbitre. Parmi des textes inédits publiés en 1972 par Claude Pichoix et René Pintard (5), on en trouve un consacré à la notion de liberté qui commence ainsi : « Si les actes de ma volonté sont en ma propre puissance ou s’ils suivent une impulsion étrangère je n’en sais rien et je me soucie très peu de le savoir, puisque cette connoissance ne saurait influer sur ma conduite en cette vie et, s’il en est une autre, comme Je le crois, je suis convaincu que les mêmes moyens par lesquels je puis faire mon bonheur actuel doivent encore m’acquérir l’immortelle félicité. » (p. 1894) Loin de moi l’idée d’en déduire que Rousseau ait pu incliner vers le déterminisme. Mais il ne me paraît pas exagéré de dire que la liberté dont il parle si souvent est davantage celle d’aller et venir que celle de choisir. Ce qui reste sans doute le plus grand guide dans les réflexions que Rousseau livre à propos d’une société harmonieusement organisée, c’est la possibilité dont y jouirait chacun de pouvoir exprimer en toute liberté ses élans de cœur. Tout le reste – l’égalité relative, l’expression des intérêts communs, la minimisation des dominations,… –, ce ne sont que les conséquences de cette première liberté.

Il est important de comprendre que Rousseau, dans le Contrat social, n’expose pas une théorie parfaitement finalisée et cohérente. Il sait trop combien tout est complexe pour se risquer à ça. Le contrat qui forme le sujet de son livre, Rousseau lui-même est loin d’y croire totalement. Et ce qu’il dit de la société est souvent davantage marqué par des interrogations que par des affirmations. Dans un passage de la première version du Contrat social qu’il avait barré, on trouve ceci :
« Il est certain que le mot de genre humain n’offre à l’esprit qu’une idée purement collective qui ne suppose aucune union reelle entre les individus qui le constituent : Ajoutons y , si l’on veut cette Supposition ; concevons le genre humain comme une personne morale ayant un sentiment d’existence commune qui lui donne l’individualité et la constitue une, un mobile universel qui fasse agir chaque partie pour une fin générale et relative au tout. Concevons que ce sentiment commun soit celui de l’humanité et que la loi naturelle soit le principe actif de la machine. Observons ensuite ce qui résulte de la constitution de l’homme dans ses rapports avec ses semblables ; et, tout au contraire de ce que nous avons supposé, nous trouverons que le progrès de la société étouffe l’humanité dans les cœurs, en éveillant l’interest personnel, et que les notions de la Loi naturelle, qu’il faudroit plustot appeller la loi de raison, ne commencent à se développer que quand le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses préceptes. Par où l’on voit que ce prétendu traité social dicté par la nature est une véritable chimère ; puisque les conditions en sont toujours inconnues ou impraticables, et qu’il faut nécessairement les ignorer ou les enfreindre. » (pp. 283-284)
Rousseau a-t-il barré ce passage parce qu’il aurait acquis la conviction que le contrat pouvait ne pas être une chimère ? Allez savoir ! Mais il n’est pas prudent, à la lecture de la version définitive du Contrat social, d’écarter trop vite l’hypothèse que l’important n’est pas le projet précis où certains ont cru voir les prémisses de la Révolution française et des idées de Robespierre, mais bien plutôt ce que nous apprennent les méandres d’une pensée (6) qui tente de rendre raison de l’histoire de l’homme et de ses façons de gouverner la société.

Qu’y a-t-il de naturel dans le comportement humain ? La question est à la fois importante et insoluble. Et Rousseau n’est pas dupe de la difficulté. Ainsi écrit-il :
« Aristote avait raison, mais il prenoit l’effet pour la cause. Tout homme né dans l’esclavage nait pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués. » (p. 353)
Oui mais alors, qu’est-ce donc qu’être contre nature ? Laissons Rousseau parler du prétendu droit de faire des vaincus des esclaves :
« […] la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin.
[…] Si la guerre ne donne point au vainqueur le droit de massacrer les peuples vaincus, ce droit qu’il n’a pas ne peut fonder celui de les asservir. On n’a le droit de tuer l’ennemi que quand on ne peut le faire esclave ; le droit de le faire esclave ne vient donc pas du droit de le tuer : c’est donc un échange inique de lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie sur laquelle on a aucun droit. En établissant le droit de vie et de mort sur le droit d’esclavage, et le droit d’esclavage sur le droit de vie et de mort, n’est-il pas clair qu’on tombe dans le cercle vicieux ? » (p. 358) (7)
Où l’on voit que la raison a en quelque sorte partie liée avec la nature, puisque c’est en usant de sa raison que l’homme discerne ce qui semble contre nature. Pourtant, la raison raisonnante n’a rien de naturel. Quand donc la raison s’inscrit-elle dans le cours naturel des choses ?

Il faut repartir, je crois, de ces fameux élans du cœur que j’évoquais il y a un instant. Un passage de la préface du Discours sur l’origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes nous y aidera :
« Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux Principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paroissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondemens, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la Nature. » (pp. 125-126)
Le premier feu naturel, c’est donc une combinaison d’instinct de conservation et de pitié. De là découle ensuite un bon et un mauvais usage de la raison : le premier donne force au premier feu, le deuxième le contrarie. Et si Paul Léon a raison d’établir un parallèle avec « les deux conceptions médiévales du droit naturel, l’une secundum motus sensualitatis, l’autre secundum motus rationis » (8), il importe surtout de remarquer que la raison y perd son infaillibilité. C’est en cela que Rousseau se distingue de Grotius, de Pufendorf et de Locke.

La raison se révèle ainsi détenir un versant naturel, dès lors qu’elle s’emploie à conforter les deux principes premiers que les élans du cœur dessinent. C’est en gardant ce rouage à l’esprit qu’il faut tenter, par exemple, de bien saisir ce que Rousseau appelle la volonté générale. Il est courant d’entendre dire que le suffrage universel doit beaucoup à Rousseau et que son exercice révélerait ce qu’il appelait volonté générale. Rien ne me semble plus faux. En cherchant bien, on pourrait évidemment trouver l’une ou l’autre phrase en laquelle certains verraient une confirmation de cette filiation. Ainsi, lorsque Rousseau écrit dans une note en bas de page :
« Pour qu’une volonté soit générale il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité. » (p. 369)
Peut-on comprendre que la décision revient à la majorité ? Assurément pas. Il faut entendre tout le monde, mais s’il en est qui ne prétendent rien faire valoir d’autre que leurs intérêts personnels, alors il faudra se priver de l’unanimité. Laissons Rousseau s’expliquer :
« Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. » (p. 371)
Somme toute, la politique doit séparer les deux principes premiers que notre cœur nous dévoile et qui sont ce qu’il y a de plus naturel en l’homme. Et la raison nous dicte que la politique, l’art de vivre en société, doit reposer entièrement sur le deuxième. Non seulement l’émergence de cette volonté générale apparaît épineuse, sinon chimérique, mais nul homme, nul groupe, nul parti, ne peut se sentir autorisé à en être le porte-parole. La principale erreur de Robespierre était là.

* * *


Venons-en à la religion civile. Rousseau en parle dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social, le dernier en fait, puisque celui qui suit ne comporte qu’une conclusion en huit lignes. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’instaurer cette démocratie permettant au Souverain (9) de régner et à la volonté générale de s’imposer. Car les difficultés sont extrêmes.
« Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux Nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n’en éprouvât aucune, qui n’eut aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulut bien s’occuper du notre ; enfin qui, dans le progrès des tems se ménageant une gloire éloignée, put travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des Dieux pour donner des loix aux hommes. » (p. 381)
Il arriva qu’un Dieu donnât ses lois aux hommes. En des temps peut-être où les choses étaient moins compliquées ? À moins que ce ne soit pas la divinité en elle-même qui soit le vrai miracle.
« Pour qu’un peuple naissant put goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudroit que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le Législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre.
Voilà ce qui força de tout tems les peres des nations à recourir à l’intervention du ciel et d’honorer les Dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux loix de l’État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté et portassent docilement le joug de la félicité publique.
Cette raison sublime qui s’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourroit ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprête. La grande ame du Législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hazard une troupe d’insensés, mais il ne fondra jamais un empire, et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager, il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables.
Il ne faut pas de tout ceci conclure avec Warburton que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l’origine des nations l’une sert d’instrument à l’autre.
» (pp. 383-384)

Si l’une sert d’instrument à l’autre, si la religion sert d’instrument à la politique, n’est-on pas condamnés, si l’on veut que la bonne politique soit durable, à transformer l’autre en son propre instrument, à conférer à l’autre, indépendamment de la première, cette force dont bénéficie la première ? Faute de quoi ce que fera la bonne politique, la mauvaise le défera l’instant d’après.
« Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de Religion, mais comme sentimens de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon Citoyen ni sujet fidelle. (10) Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les loix, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. » (p. 468) (11)

Chimère dira-t-on, chimère dangereuse diront même certains. Mais la question ne se pose pas. Ce qui importe, c’est le sens de l’exercice auquel Rousseau se livre. Or, s’il pense que c’est possible, à tout le moins qu’il soit souhaitable que ce soit possible, c’est parce qu’il est convaincu que l’opinion fait l’homme et que la foi en une bonne société pourrait faire la société bonne.
« Chez tous les peuples du monde, ce n’est point la nature mais l’opinion qui décide du choix de leurs plaisirs. Redressez les opinions des hommes et leurs mœurs s’épureront d’elles-mêmes. » (p. 458)

La quadrature du cercle réside évidemment dans le fait qu’il faut à la fois que le peuple (12) soit uni sur certaines de ses manières de penser et que, en même temps, il reste libre de penser comme bon lui semble. C’est que la question de la tolérance est ardue !

On prête généreusement à Voltaire d’avoir dit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » (13) Si l’on veut mettre ce précepte en pratique, il convient de bien mesurer la difficulté. Car il existe comme une même façon de penser, du moins à un niveau principiel, en-deçà de laquelle, l’acceptation de la divergence d’opinion devient malaisée, voire impossible. Observez ceux qui se rengorgent volontiers en énonçant le précepte prétendument voltairien : vous ne manquerez sans doute pas de les surprendre rapidement manquant à l’une ou l’autre occasion de largeur d’esprit ; ils n’ont pas compris ce que la tolérance charrie comme contradictions, contradictions qu’il n’est possible de surmonter que par un effort exceptionnel empreint d’abnégation et d’humilité (14).

Rousseau, à certains égards, peut nous aider à prendre conscience de cette difficulté.
« Les dogmes de la Religion civile seront simples, en petit nombre, énoncés avec précision, et sans explication ni commentaire. L’existence de la divinité bienfaisante, puissante, intelligente, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, les bonheur des justes et le châtiment des méchans, la sainteté du contrat social et des loix, voila les dogmes positifs. Quant aux négatifs, je les borne à un seul c’est l’intolérance.
Ceux qui distinguent l’intolérance civile et l’intolérance Ecclésiastique se trompent. L’une mène nécessairement à l’autre, ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés. Les aimer ce seroit haïr Dieu qui les punit, il faut nécessairement qu’on les convertisse ou qu’on les persécute. Un article nécessaire et indispensable dans la profession de foi civile est donc celui-ci. Je ne crois point que personne soit coupable devant Dieu pour n’avoir pas pensé comme moi sur son culte.
Je dirai plus. Il est impossible que les intolérans réunis sous les mêmes dogmes vivent jamais en paix entre eux. Dès qu’ils ont inspection sur la foi les uns des autres, ils deviennent tous ennemis, alternativement persécutés et persécuteurs chacun sur tous et tous sur chacun. L’intolérant est l’homme de Hobbes, l’intolérance est la guerre de l’humanité. La société des intolérans est semblable à celle des démons : ils ne s’accordent que pour se tourmenter. Les horreurs de l’inquisition n’ont jamais régné que dans les pays où tout le monde était intolérant, dans ces pays il ne tient qu’à la fortune que les victimes ne soient pas les bourreaux.
Il faut penser comme moi pour être sauvé. Voila le dogme affreux qui désole la terre. Vous n’aurez jamais rien fait pour la paix publique si vous n’ôtés de la cité ce dogme infernal. Quiconque ne le trouve pas exécrable ne peut être ni chrétien ni citoyen ni homme, c’est un monstre qu’il faut immoler au repos du genre humain.
» (p. 141) (15)

La chose est clairement dite : il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés. Et l’on peut évidemment comprendre le mot damnés comme désignant ceux qui sont dans l’erreur, l’erreur fondamentale. Dans un pays communiste, le contre-révolutionnaire. Pour Rousseau, la solution consiste donc à inscrire l’obligation de surmonter cette impossibilité dans le contrat social. C’est dire l’extrême difficulté à être tolérant ; c’est dire aussi l’espoir chimérique placé en ce contrat social qui est condamné, s’il veut aboutir – c’est-à-dire si l’on veut qu’il dure –, à emprunter sa force aux religions.

Nous n’avons pas fini de réfléchir à toutes ces questions.

(1) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, pp. 279-470.
(2) Même si le livre eut peu de succès avant la Révolution française, à l’inverse de l’Émile.
(3) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 132.
(4) Joseph de Maistre, Contre Rousseau (De l’état de nature), (1ère publ. en 1870) Fayard, Mille et une nuits, 2008.
(5) Claude Pichoix et René Pintard, Jean-jacques entre Socrate et Caton. Textes inédits de Jean-Jacques Rousseau 1750-1753, José Corti, 1972.
(6) Rousseau était conscient de l’enchevêtrement de ses conjectures. Alors qu’il débat de la peine de mort que le Souverain pourrait conférer sans l’exercer lui-même, il a cette phrase : « Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurois les exposer toutes à la fois. » (p. 377)
(7) Je laisse bien sûr de côté la discussion proprement dite de l’esclavage, et notamment les raisonnements que Rousseau déploie juste après l’extrait cité, page 358. La question est aujourd’hui entendue, du moins dans son principe ; à l’époque, elle était très débattue (cf. notamment ce qu’en disaient Grotius et Pufendorf).
(8) Cf. note 3 de la page 329, p. 1425. Cf. également Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps (1ère éd. 1950), Vrin, 1995, p. 166.
(9) Rousseau appelle Souverain, il est important de le rappeler, le peuple décidant pour le bien commun.
(10) Rousseau renvoie ici à une note en bas de page que je crois très utile de livrer : « Cesar plaidant pour Catilina tachoit d’établir le dogme de la mortalité de l’âme ; Caton et Ciceron pour le réfuter ne s’amuserent point à philosopher : ils se contenterent de montrer que Cesar parloit en mauvais Citoyen et avançoit une doctrine pernicieuse à l’Etat. En effet, voilà dequoi devoit juger le Sénat de Rome, et non d’une question de théologie. » C’est le caractère civique des religions de l’Antiquité dont Rousseau fait ainsi état.
(11) Je ne veux rien cacher : Rousseau a bien écrit ensuite ceci : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les loix. » Quant à l’avis de Rousseau sur la peine de mort, divers textes semblent indiquer qu’il balance (cf. notamment le chapitre V du Livre II du Contrat social, pp. 376-377, mais aussi la Ve lettre de la Ve partie de La nouvelle Héloise, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 589). Sur sa défense de la liberté de conscience, cf. la Lettre à Voltaire sur la Providence du 18 août 1756, sixième paragraphe avant la fin (la Lettre est consultable sur Internet à l’adresse suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Lettre_%C3%A0_Voltaire_sur_la_Providence).
(12) Rousseau n’a jamais caché que le peuple qu’un contrat social pourrait rassembler est faible en nombre, trois ou quatre dizaines de milliers de citoyens probablement (cf. notamment le chapitre X du Livre II, pp. 388-391). N’a-t-il pas souvent Genève en tête ?
(13) On chercherait en vain cette phrase dans son œuvre. Voltaire, bien davantage encore que Rousseau, symbolise aujourd’hui encore bien des choses qui lui étaient fort étrangères.
(14) La notion morale et politique de tolérance, il ne faut pas l’oublier, est née des guerres de religion et des efforts consentis pour y mettre fin. C’était alors une sorte de paix incomplète permettant aux belligérants de rester irréconciliables tout en cessant les hostilités.
(15) Cet extrait provient de la première version du Contrat social. Dans la version définitive, les deux derniers paragraphes ont été profondément modifiés. Serait-ce parce que l’ouvrage devait être lu par les Genevois (Rousseau le signe en précisant sa qualité de citoyen de Genève), je me pose la question. Il y admet curieusement une possible exception au rejet de toute intolérance : « Un tel dogme [hors de l’Église point de Salut] n’est bon que dans un Gouvernement Théocratique, dans tout autre il est pernicieux. » (p. 469)

Autres notes sur Rousseau :
Jean-Jacques Rousseau
Exposé succinct de la contestation... de David Hume & alii

mercredi 15 juin 2011

Note de lecture : Joseph Conrad

Un paria des îles
de Joseph Conrad


Les circonstances dans lesquels Joseph Conrad décida d’écrire son deuxième roman, Un paria des îles (1) sont relatées par André Bordeaux dans la notice qu’il a écrite pour la Bibliothèque de La Pléiade. Alors qu’il rencontre un agent de son éditeur après la publication de La folie Almayer, celui-ci lui lance : « "Vous avez le style, vous avez le tempérament, […] pourquoi ne pas en écrire un autre ?" Et Conrad précise que, si son futur ami avait eu la malencontreuse idée de lui demander tout bonnement : "Pourquoi ne pas continuer à écrire ?", il aurait reculé d’instinct devant un engagement définitif dans la voie de la création romanesque. Mais la simple suggestion d’en "écrire un autre" n’avait rien qui put l’effrayer ; elle le flatta et le stimula ; le soir même, une fois rentré chez lui, il se mit à écrire, avant de se coucher, une demi-page du Paria des îles. » (pp. 1233-1234)

Dans la même notice, André Bordeaux se fait l’écho de critiques assez sévères que des journaux publièrent au moment de la sortie d’Un paria des îles. L’action est jugée lente, les descriptions interminables et le dénouement peu convaincant et peu édifiant. Conrad lui-même – il faut le préciser – n’était pas content de son travail. André Bordeaux va pourtant répondre à ces critiques en ces termes : « […] il est certain que l’action d’Un paria des îles se déroule avec lenteur et par des méandres nombreux susceptibles de lasser la patience du lecteur ; mais si l’on veut bien s’adapter au rythme, la luxuriance verbale a son charme et son utilité propres. Elle brouille peut-être les grandes lignes de l’action, mais, telle une jungle, elle est à la fois précise et touffue et laisse à qui en prend le temps tout son mystère à explorer. L’ardent effort verbal pour saisir la vision intérieure est comme une lampe puissante qui attire l’attention sur la profondeur des ténèbres. » (p. 1241)

Personnellement, j’irais plus loin encore qu’André Bordeaux : Un paria des îles est un roman dont la lecture s’impose à qui veut vraiment connaître Conrad. Peut-être précisément parce qu’il a éprouvé énormément de difficultés à l’écrire. On y trouve longuement révélés les deux thèmes qui, selon moi, traversent toute son œuvre : le thème du lointain mystérieux et le thème de la culpabilité.

Qu’est-ce que j’appelle le lointain mystérieux ? Le personnage conradien est quelqu’un qui, d’une façon ou d’une autre, ressent l’existence d’un ailleurs, un ailleurs où bien des choses seraient différentes. Et ce qui caractérise cet ailleurs, c’est tout ce qu’on en ignore et qui autorise un espoir sous quelque forme que ce soit. Le mystère de ce lointain n’a rien de mystique, car il ne fait pas l’objet d’une croyance précise, seulement d’une vague espérance. Et le plus souvent, cette espérance est ressentie vaine.

Cette même rivière que l’on retrouve dans La folie Almayer (1895), dans Un paria des îles (1896) et dans La rescousse (1920) – et qui pourrait être là, sinon proche, dans Lord Jim (1900) – comporte deux niveaux de lointain mystérieux. Il y a d’abord le village, qui fut jadis inaccessible et où Lingard fut longtemps le seul capable d’y conduire un bateau (le crime de Willems est d’avoir livré la clé de cette remontée) ; mystère éclairci, donc, mais dont le lieu conserve une sauvagerie qui déteint sur ses habitants. Et puis il y a l’amont du village, vierge de ce qu’on juge civilisé, sombre, inconnu. Pour ma génération, il reste encore le souvenir de ces confins inexplorés dont on a rêvé enfant, dans les années 50. Et lorsqu’un ami, qui s’y est rendu assez récemment dans le cadre de recherches géologiques – y compris dans cet amont du fleuve où vivent des Dayaks –, m’en a parlé, j’en ai ressenti quelque chose comme de la nostalgie des rêves d’antan.

Évidemment, le lointain mystérieux, c’est aussi ces abysses intérieurs qui donnent au comportement des personnages une part de mystère. La haine, l’amour, la convoitise, l’orgueil, nul sentiment n’échappe à son côté obscur. Chacun d’eux est toujours un peu plus que lui seul. Le lointain, le profond, interfère sur l’ici, sur le superficiel. Et plus Conrad décrit et décrit encore ce qui tourmente ses personnages, ce qui plane sur les lieux, ce qui hésite dans l’action – comme c’est particulièrement le cas dans Un paria des îles – plus on mesure le poids de ce lointain mystérieux.

Il y a ensuite le thème de la culpabilité. Conrad ne crée pas des personnages coupables ; il crée des personnages qui se sentent tels, d’une façon ou d’une autre. Car la culpabilité poursuit tout le monde, à commencer par l’innocent, si innocent il y a. Mais le plus remarquable est certainement la façon qu’il a de révéler la culpabilité qui habite les plus coupables, ceux-là qu’une vision naïve du monde pourrait s’imaginer comme arrogants dans la faute, fiers de leurs turpitudes et débarrassés de tout scrupule. Willems, Almayer, Lingard, mais aussi Abdulla, Babalatchi et Aïssa : tous ont de vagues reproches à se faire qui altèrent leurs réactions. Et le tragique en naît en grande partie.

Joseph Conrad est un romancier extraordinaire. Sa conviction que le bien et le mal sont inextricablement mêlés, comme l’océan sur lequel il a tant navigué affiche indifféremment des calmes inquiétants et des rugissements salvateurs, le conduit à conférer à ses histoires et à ses personnages une épaisseur hors du commun. Je le laisse dire :
« Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont fiers de leur fermeté, de leur ténacité, de la droiture de leur dessein. Ils vont droit vers leur désir, jusqu’à la réalisation d’actions vertueuses – quelquefois criminelles – dans l’exaltante conviction de leur fermeté. Ils foulent le chemin de la vie, ce chemin que clôturent leurs goûts, leurs préjugés, leurs dédains ou leurs enthousiasmes, généralement honnêtes, invariablement stupides, et ils sont fiers de ne jamais s’égarer. Si d’aventure ils s’arrêtent, c’est pour regarder un moment par-dessus les haies qui les protègent, pour regarder les vallées embrumées, les cimes lointaines, les falaises et les marais, les forêts sombres et les plaines brumeuses ou d’autres êtres humains usent péniblement leurs jours à marcher à tâtons, trébuchant sur les ossements des sages, sur les restes sans sépulture de ceux qui, avant eux, sont morts seuls, dans les ténèbres ou dans le grand soleil, à mi-chemin d’une destination quelconque. L’homme de caractère ne comprend pas et continue sa route, plein de mépris. Il ne s’égare jamais. Il sait où il va et ce qu’il veut. Poursuivant son voyage, il parvient à parcourir une longue distance sur son chemin étroit et, meurtri, fourbu, couvert de boue, il touche enfin au but ; il empoigne le prix de sa persévérance, de sa vertu, de son solide optimisme : une dalle mensongère sur une tombe obscure et vite oubliée. » (p. 350)

(1) Joseph Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 181-489.


Autres notes sur Conrad :
Nostromo
La folie Almayer
Amy Foster
L’agent secret
Le duel
Le retour

mardi 14 juin 2011

Note d’opinion : « Gare au totalitarisme médiatique »

À propos du journalisme

Il y a bien longtemps que j’envisage d’exprimer tout ce que la presse d’aujourd’hui m’inspire. C’est évidemment très malaisé, car elle a très généralement atteint un tel niveau de bassesse et de flatterie démagogique qu’on rêverait qu’elle disparaisse. Et l’on sait bien sûr que la disparition de la presse est la pire des solutions, puisqu’elle place inévitablement les citoyens à la merci des abus de pouvoir.

Aujourd’hui, je me suis dit que, plutôt que de disserter sur ce que la presse devrait être, un seul et bon exemple suffira. Et je me le suis dit parce que ce bon exemple m’est tombé sous les yeux. Bien mieux, exemple idéal du type de papier qu’un bon journaliste devrait livrer à ses lecteurs, l’article en question est précisément consacré au pouvoir de la presse et plus largement des médias. Qu’il ne soit pas de la plume d’un professionnel du journalisme étonnera peu de monde.

Depuis le 14 mai dernier, on a tant lu et tant entendu sur l’affaire « Dominique Strauss-Kahn » que l’on pouvait désespérer d’encore découvrir une opinion sensée à son sujet. La voici. Elle est d’Alain Finkielkraut et elle est publiée dans le numéro du 15 juin 2011 du journal Le Monde, en page 18. Une fois n’est pas coutume, je me permets de reproduire l’article intégralement, car tout y est exemplaire. Et je me tais : tout commentaire supplémentaire serait superflu.

« DSK : on juge un homme, pas un symbole
Gare au totalitarisme médiatique


Je ne sais si Dominique Strauss-Kahn est innocent ou coupable des faits qui lui sont reprochés. Je ne sais qu'une seule chose, et malheureusement ce savoir, qui relève de l'évidence, est de moins en moins partagé : Dominique Strauss-Kahn n'est pas un symbole mais une personne singulière, avec un nom et un prénom. Même ceux qui, impressionnés par l'acte d'accusation et les indices distillés dans la presse, lui refusent la présomption d'innocence, devraient lui accorder, ce serait quand même la moindre des choses, la présomption d'individualité.
Au lieu de cela, on conceptualise Strauss-Kahn à tour de bras et à longueur de talk-shows, on en fait un spécimen, un emblème, une catégorie ; on le noie dans l'abstraction. " Qui il est " est remplacé par ce qu'il est ou ce qu'il est censé être : le dominant dans ses oeuvres, le vieux-mâle-blanc-libidineux, le membre du club des puissants que rien n'arrête et qui se croient tout permis.
Son procès devient le procès de l'Occident prédateur, le procès du racisme, le procès de l'islamophobie, le procès du sexisme, le procès de la persistance de l'Ancien Régime dans l'Europe démocratique, le procès des baisers volés, des plaisanteries grivoises et la conception française du commerce des sexes, le procès enfin de tous les violeurs, de tous les pédophiles et tous ceux qui s'obstinent à refuser de partager les tâches ménagères. Deux humanités se font face : celle qui écrase et celle qui est écrasée. Par l'entremise des femmes de ménage new-yorkaises, la seconde dit aujourd'hui à la première : "
Assez ! Dominique Strauss-Kahn doit payer pour ce qu'il nous a fait. "
Eh bien non, il ne vous a rien fait. Ce qu'il a fait, c'est à la justice de le déterminer. Si l'on transforme le procès d'un homme en procès de la domination, alors la justice se retrouve sans objet, la cause est entendue, le verdict est déjà tombé et les audiences n'ont plus lieu d'être sinon comme châtiment, comme humiliation publique, comme lynchage politico-judiciaire, comme "
Shame on you ! " (" honte à vous ").
Dans La Tache (Gallimard, 2004), ce roman qui commence en pleine affaire Clinton-Monica Lewinsky, Philip Roth dit qu'il avait rêvé d'une banderole géante tendue d'un bout à l'autre de la Maison Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo et qui proclamait : "
A human being lives here" (" Ici demeure un être humain ")...
J'ai envie moi aussi d'emballer la " luxueuse résidence " où vit celui qui a été jugé indésirable par tous les copropriétaires des appartements de Manhattan et de rappeler aux photographes, aux envoyés spéciaux, aux éditorialistes, aux touristes, aux féministes, aux déconstructionnistes de tous les pays, aux professionnels du rire, à la gauche morale et à la droite trop contente de pouvoir défendre à son tour, qui plus est contre un socialiste, la cause des opprimés, que là demeure un être humain.
Un être de chair et de sang. Certes l'agression du Sofitel (si elle est avérée) est incomparablement plus grave que ce qui s'est passé dans le bureau Ovale entre le président et sa stagiaire. Mais un être humain est un être humain. S'il y a une leçon à retenir du XXe siècle, c'est que nous devons, coûte que coûte, nous arc-bouter à cette tautologie. Et cela vaut également pour la plaignante réduite elle-même à une abstraction, instrumentalisée et désincarnée sans vergogne par ceux qui font profession de s'émouvoir de son sort.
Parmi les procès nés de l'affaire Strauss-Kahn, il y a celui de l'omerta, de la loi du silence, de la complaisance dont la presse française aurait fait preuve envers la classe politique. Au nom de la sacro-sainte séparation entre vie privée et vie publique, on aurait couvert des agissements répréhensibles et notamment celui du dragueur particulièrement lourd qu'était l'ancien directeur du Fonds monétaire international (FMI).
Certains journalistes font donc leur
mea culpa en se frottant les mains. Ils promettent de faire connaître au peuple entier les turpitudes de ses mandataires au lieu de réserver cette connaissance à un petit nombre de privilégiés. Ils s'engagent à fouiller les existences, à écouter les conversations, à dénoncer les transgressions et à ne respecter qu'un seul secret : celui de leurs sources. Le droit démocratique de savoir et l'exigence citoyenne de moraliser la vie publique leur imposent d'accroître encore leur pouvoir. Quelle aubaine !
Dans
L'Insoutenable Légèreté de l'être et dans Les Testaments trahis (Gallimard, respectivement 1984 et 2000), Milan Kundera nous raconte une histoire très instructive. Voulant discréditer deux grandes personnalités du " printemps de Prague ", le romancier Jan Prochazka et le professeur Vaclav Cerny, la police a diffusé leurs conversations en feuilleton à la radio.
"
De la part de la police c'était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant : elle a failli réussir ; sur le coup, Prochazka fut discrédité : car, dans l'intimité on dit n'importe quoi, on parle mal des amis, on dit des gros mots, on n'est pas sérieux, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités, on a des idées hérétiques qu'on n'avoue pas publiquement, etc. (...). Ce n'est donc que progressivement (mais avec une rage d'autant plus grande) que les gens se sont rendu compte que le vrai scandale ce n'étaient pas les mots osés de Prochazka mais le viol de sa vie ; ils se sont rendu compte (comme par un choc) que le privé et le public sont deux mondes différents par essence et que le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu'un homme puisse vivre en homme libre ; que le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et que les arracheurs de rideaux sont des criminels."
Cette parole antitotalitaire sera-t-elle entendue ? Ou l'affaire Strauss-Kahn achèvera-t-elle de nous convaincre que l'arrachage du rideau n'est pas criminel mais salutaire dès lors qu'il est l'œuvre de journalistes citoyens et non de policiers ?
Alain Finkielkraut
Philosophe
»

Notes ultérieures sur le même sujet :
À propos de la séduction
À propos de l'exemplarité

lundi 13 juin 2011

Note de lecture : Carlo Ginzburg

« Montaigne, les cannibales et les grottes »
in Le fil et les traces. Vrai faux fictif
de Carlo Ginzburg


Lire Carlo Ginzburg réclame beaucoup d’attention ; l’écouter aussi, d’ailleurs (1). Cela tient au fait qu’il expose sa pensée d’une façon conforme à ses options méthodologiques, c’est-à-dire en livrant des traces. Ce qui réclame que l’on conserve toujours en tête la raison d’être – toujours très précise – des exemples qu’il fournit, même et surtout lorsque ceux-ci, à force de considérations aussi complexes qu’érudites, vous poussent à en oublier l’utilité.

L’article « Montaigne, Cannibals and Grottoes » de Carlo Ginzburg a été publié en 1993 dans le numéro 6 de la revue History and Anthropology (pp. 125-155). Il forme le troisième chapitre de Le fil et les traces, publié en français en 2006 (2). Cet article est éminemment intéressant.

Lorsqu’on s’intéresse à Montaigne, qu’on cherche à comprendre ses Essais, il importe de ne pas se fier à sa propre lecture et surtout de ne pas négliger les éclairages divers que peuvent fournir de l’œuvre des esprits qui exercent leur sens critique dans des domaines aussi variés que possible. Ainsi, les rapprochements qu’opère Géralde Nakam (3) entre les grands événements politiques du XVIe siècle – sur lesquels Montaigne dit peu, sinon rien (pensons à la Saint-Barthélemy) – et l’écriture des Essais fournissent de très précieux renseignements sur le sens qu’il convient de donner à telle ou telle idée qui y est avancée. Avec Carlo Ginzburg, lui aussi historien, l’angle d’attaque est différent. Car c’est au contraire à l’histoire la plus quotidienne, la plus individuelle aussi – la micro-histoire comme on dit quelquefois – que l’on a affaire.

Avant toute chose, il est peut-être utile de préciser un peu comment Carlo Ginzburg travaille. Il est évidemment connu comme un historien qui s’est attaché à contrecarrer le discours de ceux qu’il appelle lui-même les néo-sceptiques. De quoi s’agit-il ?

Ce qui est en cause, c’est le mouvement qui, au cours des cinquante dernières années, a conduit la philosophie et les sciences sociales a déconstruire le savoir. Le terme de déconstruction recouvre évidemment des choses assez différentes et il est sûrement imprudent d’en user de façon aussi générale et aussi floue (4). Reste que, aussi divers fût-il, c’est sans doute ce mouvement – un mouvement qui était mû par l’idée que la vigilance méthodologique exigeait de traquer tout ce qui pouvait, au sein même des démarches les plus contrôlées, biaiser les résultats de la recherche –, qui a nourri l’idée que le savoir était impossible et a ainsi inspiré ceux-là qu’on appelle néo-sceptiques. On connaît les errements les plus graves de certains de ces néo-sceptiques – pas de tous assurément – : primat de l’action sur la réflexion, valorisation du discours commun, égalitarisme nivélateur, contestation des pouvoirs heuristiques de la science, affirmation de vérités multiples, etc. Voilà, en deux mots, les plus caricaturaux de ceux contre les idées de qui Ginzburg jugea utile de réagir. Comment ?

Bien qu’il répugne à théoriser les méthodes, il ressort clairement de son œuvre que Carlo Ginzburg s’attache souvent à rechercher les particularités d’un cas, d’une biographie, d’un écrit, d’un écrit sur un écrit, de telle sorte que l’ensemble des traces mises en évidence (telles les traces laissées par le gibier traqué) mettent sur la piste d’explications que l’histoire traditionnelle ignore. Malgré tous les obstacles qui s’opposent à ce que la vérité du passé puisse être révélée, il reste possible selon lui de rassembler des indices – comme ceux auxquels un détective se fie pour retrouver un assassin – qui autorisent sinon d’accéder à la vérité, du moins de la cerner en écartant un maximum d’erreurs. Ce qui ne doit pas être compris comme une manière de s’enfoncer dans l’objet de recherche jusqu’à ne plus voir que lui. Au contraire, même si les détails étudiés sont secondaires, ténus, apparemment insignifiants, il importe de les aborder avec distance, une distance que le passé impose, mais qui est tout aussi nécessaire lorsqu’il s’agit du présent. « Pour comprendre le présent, nous devons apprendre à le regarder en oblique. Ou alors, si nous préférons utiliser une autre métaphore : nous devons apprendre à regarder le présent en le mettant à distance, comme si nous l’examinions à travers une longue-vue renversée. Au terme de cette opération, l’actualité apparaîtra sous un jour nouveau, mais dans un contexte différent, inattendu. » (5)

Pour que puissent être mesurés certains des enjeux que recèle la méthode, je voudrais citer Martin Rueff (6), le traducteur de Ginzburg, alors qu’il évoque la méthode des cas :
« Rien n’est plus étranger à Carlo Ginzburg que l’idée selon laquelle le cas vaudrait en soi, comme une merveille pour un cabinet d’amateurs. Le paradigme indiciaire ne correspond pas au goût du fragment, à la prédilection pour le détail, aux privilèges de la rareté. En ce sens, il faudrait l’opposer au goût du rare chez Foucault, mis en évidence par Veyne, ou au privilège de l’exception chez Agamben – et c’est bien de ce dernier surtout qu’il faudrait le distinguer, car leur proximité apparente (l’importance respective que revêtent dans leur œuvre les thèses de Benjamin et celles de Warburg) cachent des différences profondes.
Si le paradigme offre à Foucault le lieu rare d’où écrire l’histoire, Giorgio Agamben fait un usage paradigmatique de l’exception. Chez Agamben, l’exception indique le lieu où tout dispositif dévoile sa structure profonde. En effet, pour Agamben, ce qui fait preuve, c’est toujours l’exception. Le lieu où un dispositif se dénude et, en se dénudant expose sa pureté authentique, ce lieu constitue l’exception qui ne confirme pas la règle mais qui permet d’en offrir une nouvelle interprétation.
Or le cas chez Ginzburg fonctionne différemment et cette différence doit être construite – la manière dont Ginzburg risque la généralisation à partir du cas s’opposant à la manière dont Agamben atteint l’exposition pure du paradigme à partir de l’exception. Tout se passe comme si le cas était un point de départ chez l’un et l’exception un point d’arrivée chez l’autre.
Le paradigme indiciaire suppose que la généralisation ne passe pas forcément par le cas moyen ou par le cas normal, mais au contraire par le cas dans sa singularité différenciée. En quel sens ? Quand les historiens partent des cas moyens pour généraliser ils commettent une erreur de méthode : ils partent de ce qu’ils ont sous les yeux sans comprendre que cette documentation est déjà l’effet d’une construction et que ce qu’ils prennent pour un objet naturel est déjà le produit d’une objectivation.
[…]
Ginzburg a une hypothèse sur ce qui fait l’identité d’un individu :

"Je proposerais de considérer un individu comme le point d’intersection d’une série d’ensembles différents qui ont chacun des dimensions variables. Un individu appartient à une espèce animale (homo sapiens sapiens), à un genre sexuel, à une communauté linguistique, politique, professionnelle et ainsi de suite… […] L’historien doit partir de l’hypothèse que chez tout individu quel qu’il soit, et même le plus anormal (et peut-être tout individu l’est-il, ou du moins peut-il apparaître comme tel) coexistent des éléments plus ou moins généralisables. L’anomalie sera le résultat des réactions réciproques entre tous ces éléments. Ainsi, parler d’anomalie de manière absolue n’a aucun sens." (7)


L’anomalie n’est pas la différence dans la série (ce qui ferait du cas une exception), mais la différence produite à l’intersection des séries.
» (8)

Venons-en à présent à l’article de Carlo Ginzburg intitulé « Montaigne, les cannibales et les grottes ». Et pour cela, replongeons-nous un instant dans le chapitre XXX du Livre I des Essais de Montaigne (9). Dans ce chapitre, on trouve une idée principale ramassée aujourd’hui dans l’expression relativisme culturel. Montaigne s’y interroge en effet sur la notion de barbarie : « je trouve, écrit-il à propos des Tupis, […] qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. » (10) Il convient pourtant d’être très prudent lorsqu’on évoque le relativisme culturel à ce propos. Car, non seulement en usant d’un concept récent comme celui-là l’anachronisme nous menace, mais surtout Montaigne lui-même en parle en des termes qui méritent d’être approfondis. Ainsi, par exemple, que comprendre de la phrase suivante qui suit des précisions au sujet de la façon dont les Tupis font la guerre – « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toutes sortes de barbarie » (11) – sinon que la raison universelle, juge suprême, condamne toute les formes de guerre, davantage pourtant celles de l’ancien monde que celles du nouveau. Ne serait-on pas là plus proche de Kant que de Lévi-Strauss ? Fragiles conjectures ! De fragiles conjectures que Carlo Ginzburg pourrait nous aider à dépasser, lui qui, parlant de Montaigne, précise d’emblée : « Nous devons essayer de l’aborder en partant de ses catégories, non des nôtres. » (p. 81)

Une articulation qui intrigue Ginzburg, c’est celle que Montaigne fait – non seulement dans le chapitre XXX du Livre I, mais aussi dans son chapitre XXXVI – entre l’âge d’or, la nudité et la liberté. Et il nous guide, pour construire l’hypothèse d’une origine, vers l’Aminte, le drame pastoral du Tasse, un Tasse dont Montaigne dit tant de bien (12). De plusieurs recoupements, il déduit que Montaigne n’a pas pu lire l’Aminte, pas plus que le Tasse n’a lu les Essais. « Les analogies entre les deux textes doivent donc être rapportées à un thème répandu. » (p. 85) Ginzburg en voit une trace dans le triomphe de la nudité et de l’amour libre qui figure dans une traduction d’Ovide publiée en 1557, La métamorphose d’Ovide figurée, traduction illustrée par un graveur lyonnais, Bernard Salomon. Or, la représentation de l’âge d’or où s’étale ce triomphe est encadrée de grotesques. Et Ginzburg, par un jeu de va-et-vient, explore alors le goût que manifeste Montaigne pour ce style décoratif et architectural dont les prémisses ont coïncidé avec la découverte, fin du XVe siècle, de la Domus aurea, l’ancienne propriété de Néron. S’ensuit une sorte d’excursion dans le Journal de voyage en Italie et sur ce qu’on y apprend sur l’attitude de Montaigne à l’égard de l’architecture et de la peinture. Et ce qu’il découvre traduit un goût « qui pourrait peut-être aider à mieux comprendre la structure et le style des Essais. » (p. 96)

On voit ainsi comment Carlo Ginzburg procède. Et on voit aussi combien il serait vain d’en attendre des informations directes et précises sur la signification des propos de Montaigne. Comme il n’hésite pas à l’écrire, « le parcours tortueux suivi jusqu’ici me semble plus important que le point d’arrivée. » (p. 103) Car à la suite d’une sorte de lente imprégnation – qui réclame bien sûr la lecture exhaustive du travail de Ginzburg –, les enceintes mentales au moyen desquelles on relit ensuite Montaigne ont changé. Et on se surprend à abandonner des voies d’interprétation faciles, celles qui font immédiatement plaisir, pour des hypothèses plus contextualisées, plus riches du passé proche de Montaigne lui-même.

De la même façon, Ginzburg part de l’idée, défendue par Antoine Compagnon, selon laquelle Montaigne se serait inspiré d’Aulu-Gelle et de ses Nuits attiques (13) pour le choix notamment de la structure et des sous-titres des Essais. Et sa déambulation nous emmène entre autres à revisiter le Palazzo Te de Mantoue dont la construction et les matériaux témoignent d’un souci des rapports qui entrelacent la nature et les artifices.

Ou bien encore, partant de la comparaison que Montaigne fait entre son livre et « une marqueterie mal jointe » (14), Ginzburg réexamine en quoi cela tranche avec les avis que Galilée a émis sur l’Arioste et sur le Tasse. Ce qui le conduit à évoquer la culture maniériste dont parle Panofsky (15) à propos des deux poètes italiens et le parallèle qu’on peut peut-être établir avec Montaigne. L’enjeu de tout cela, c’est de tenter de comprendre pourquoi Montaigne a fait l’effort de comprendre les indigènes du Brésil. Et, selon Ginzburg, dans cette quête, il ne faut pas négliger le goût : « Le goût est un filtre dont les implications ne sont pas seulement esthétiques mais morales et cognitives. » (p. 104) Ce qui ne dispense pas de rester d’une très grande prudence, particulièrement lorsque des catégories telles le goût et le style risquent fort d’être comprises dans le sens qu’on leur donne aujourd’hui.
« Le goût pour l’exotique et la passion du collectionneur poussèrent Montaigne à inclure dans son essai sur les cannibales la traduction de deux chants brésiliens, accompagnée d’une appréciation chaleureuse. Certains ont voulu voir en Montaigne le fondateur de l’anthropologie : le premier qui aurait tenté de se soustraire aux déformations ethnocentriques qui ne manquent pas d’accompagner notre rapport à l’"Autre". De cette manière, nous imposons notre langage à Montaigne. Essayons plutôt d’apprendre quelque chose de lui, en essayant de parler son langage. » (p. 110)

Personnellement, ce qui me séduit chez Carlo Ginzburg, c’est sa manière bien à lui de traiter d’un auteur en tournant autour. Il est si vrai que pour comprendre, il faut explorer tout ce qui gravite autour de lui, tout ce qui l’environne, tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, le plus souvent à son insu, forge ses inclinations et détermine ses choix. Sainte-Beuve avait raison et Proust avait tort : il n’y a pas d’œuvre que l’on puisse approfondir dans l’ignorance du contexte qui l’a vu naître.

(1) Il a parlé du livre auquel appartient le chapitre que traite la présente note alors qu’il était l’invité de Roger Chartier dans le numéro du 1er novembre 2010 de l’émission Les lundis de l’histoire sur France Culture.
(2) Carlo Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai faux fictif (éd. orig. chez Feltrinelli, Milan, 2006), trad. de Martin Rueff, Éd. Verdier, Lagrasse, 2010, pp. 81- 116.
(3) Géralde Nakam, Montaigne et son temps. Les événements et les Essais. L’histoire, la vie, le livre, (1ère éd.1982, chez Nizet) Gallimard, Tel, 1993.
(4) Est-il besoin de dire qu’il est audacieux de mettre dans le même panier des auteurs aussi différents que Wittgenstein, Heidegger, Derrida, Rorty (qui sais-je encore ?), sans parler des sociologues et des historiens qui ont de leur côté porté le fer dans les derniers présupposés cachés de la recherche rigoureuse ? Voilà certainement une forme de généralisation que Carlo Ginzburg n’apprécierait pas.
(5) Carlo Ginzburg, « Peur, révérence, terreur. Lire Hobbes aujourd’hui », trad. de Martin Rueff, revue MethIS. Méthodes et interdisciplinarité en sciences humaines (Cefal-Éd. de l’Université de Liège), numéro 2, 2009, p. 23.
(6) Martin Rueff est maître de conférences à l’Université Paris VII – Diderot et il enseigne à l’Université de Bologne. Connu pour son rôle dans l’édition française des œuvres de Cesare Pavese, il a également collaboré à celle des œuvres de Claude Lévi-Strauss à la Bibliothèque de La Pléiade.
(7) Carlo Ginzburg, « Réflexions sur une hypothèse », Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, Verdier, Lagrasse, 2010, pp. 359-360. Je ne fournis ici que cette référence liée à une citation dans la citation ; les autres références fournies en note par Martin Rueff ont été omises.
(8) Martin Rueff, « L’historien et les noms propres » in la revue Critique, juin-juillet 2011, n° 769-770, pp. 529-531.
(9) Montaigne, Les essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 208-221. Dans l’édition de 1962 des Œuvres complètes de Montaigne de La Pléiade, comme dans certaines autres éditions, le chapitre « Des cannibales » est le XXXIe du Livre I et non le XXXe. C’est que le chapitre XIV « Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » a été déplacé pour en faire le chapitre XL du même Livre I. Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin s’expliquent sur ce déplacement dans la notice du chapitre déplacé, pp. 1450-1451.
(10) Montaigne, op. cit., p. 211.
(11) Montaigne, op. cit., p. 216.
(12) Montaigne, op. cit., p. 518-519 : « Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d'entre la folie avec les gaillardes elevations d'une esprit libre ; et les effects d'une vertu supreme et extraordinaire ? Platon dit les melancholiques plus disciplinables et excellents : aussi n'en est-il point qui ayent tant de propension à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel sault vient de prendre de sa propre agitation et allegresse, l'un des plus judicieux, ingenieux et plus formés à l'air de cet antique et pure poësie, qu'autre poëte Italien n'aye de long temps esté ? N'a-il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtriere ? à cette clarté qui l'a aveuglé ? à cette exacte, et tendue apprehension de la raison, qui l'a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse queste des sciences, qui l'a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et sans ame ? J'eus plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat survivant à soy-mesmes, mescognoissant et soy et ses ouvrages ; lesquels sans son sçeu, et toutesfois à sa veuë, on a mis en lumiere incorrigez et informes. » Le poète italien dont il parle est bien le Tasse, qui fut enfermé entre 1579 et 1586 à Ferrare à la suite d’un esclandre motivé par son délire de persécution (cf. Ibid., p. 1583, note 3 de la page 518).
(13) Les Nuits attiques peuvent être lues à l’adresse Internet suivante : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Nuits_attiques/Livre_I.
(14) Montaigne, op. cit., p. 1008.
(15) Cf. Erwin Panofsky, « Galilée, critique d’art » (publié originairement en 1954), revue Actes de la recherche en sciences sociales n° 66-67, 1987, avec une présentation de Nathalie Heinich, laquelle a également préfacé la réédition en 1993 de cet essai (attribué alors conjointement à Panofsky et à Koyré) par les éditions Impressions nouvelles à Bruxelles.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais