dimanche 13 septembre 2009

Note de lecture : Joseph Conrad

La folie Almayer
de Joseph Conrad


La folie Almayer (1) est le premier roman de Conrad. Sa rédaction a duré cinq ans, entre 1889 et 1894. C’est dire si sa composition n’a rien de fortuite. Or, une de ses plus remarquables caractéristiques est l’usage que Conrad y fait de l’analepse. Il usera souvent des retours en arrière dans la suite de son œuvre, mais jamais peut-être autant que dans La folie Almayer. En fait, on serait presque tenté de n’y pas voir d’analepse, mais plutôt un récit ne comportant à proprement parler aucun présent. Des faits sont rapportés, des faits qui s’éclairent les uns les autres par une certaine chronologie, mais le propos a quelque chose de synchronique. Peut-être même d’intemporel. Encore que le mot intemporel pourrait laisser croire – bien à tort – que le temps ne compte pas. Alors que, d’une certaine manière, les personnages ne vivent que du temps, que par le temps, que pour le temps. C’est là sans doute une manière bien habile de rendre au temps ce que son vécu charrie d’angoisse, à l’opposé de tout ce que la chronologie peut induire de rassurant à travers une apparence d’ordre, et d’ordre inéluctable.

D’un tout autre point de vue, il est assez intéressant de réfléchir au rôle que joue le temps historique dans ce roman. J’entends par là la place qu’occupent dans le récit les idées communes qui étaient celles de la fin du XIXe siècle, notamment à propos des peuples colonisés.

Comment le narrateur s’exprime-t-il à ce sujet ? Dans une phrase où il décrit l’état d’esprit de Nina, la fille d’Almayer, et d’une indigène, on trouve ces mots : « […] s’efforcer d’obtenir la satisfaction de ses désirs avec la ruse barbare et la férocité effrénée de natures aussi vierges de culture que leurs immenses et sombres forêts […] » (p. 38). Et lorsqu’il décrit cette même Nina : « Et pourtant ses yeux noirs parfaits avaient toute la tendre douceur commune aux femmes malaises, mais enrichie de la vivacité d’une intelligence supérieure […] » (p. 17). Et encore, à propos de l’amour que Dain porte à Nina : « […] celui-ci lui offrit tout le trésor d’amour et de passion dont sa nature était capable, avec tout l’enthousiasme effréné d’un homme que n’entravait aucunement l’influence des contraintes auxquelles se soumettent librement les civilisés. » (p. 56)

On pourrait penser que… Non, il ne faut pas. Le narrateur n’est pas un pur esprit ; il fait corps avec son récit et avec l’époque dont il témoigne. D’ailleurs, plus tard, il deviendra Marlow. Nous pensâmes ainsi – le nous est ici volontaire (2) – et l’humanité qu’exprime tout le récit, en ce compris dans la force avec laquelle les sentiments surmontent ce que nous voyons aujourd’hui comme des préjugés, aurait sans doute perdu d’un narrateur taisant les inégalités, toutes les inégalités, qu’elles soient vécues, crues ou souhaitées. Que surtout on épargne à Conrad les chicanes dont certains usent aujourd’hui envers Hergé à propos de son Tintin au Congo !

E. M. Forster a fait à Conrad d’étranges reproches, qui peuvent sans doute s’expliquer en grande partie par ce qui les sépare : Conrad « […] promet sans cesse de faire une déclaration philosophique d’ensemble sur l’univers, puis s’en abstient et se dérobe d’un ton rogue […]. Il n’a en fait aucun credo. Il a seulement des opinions et s’arroge le droit de les jeter par-dessus bord quand les faits leur donnent une apparence d’absurdité. » (3) J’ai personnellement envie de dire que c’est tout à fait ça, à ceci près que loin d’être pour moi un reproche, ces remarques témoignent d’un des aspects les plus précieux de l’œuvre de Conrad. L’abîme qui sépare nos prétentions à la lucidité philosophique et à la cohérence rationnelle d’une part, et nos faiblesses à comprendre et à donner du sens à la vie et au réel d’autre part, voilà ce que sonde Conrad. Celui-ci est certainement de ces romanciers pour qui le récit n’est qu’une occasion, non certes une fin. Une occasion qui, cependant, est à ce point indispensable que l’on peut se demander s’il y a autre chose que le récit. C’est comme si l’histoire racontée, les lieux où elle se déroule, les personnages qu’elle fait vivre, étaient sans raison d’être ; et en même temps, comme si cette ténuité de l’histoire était le seul objet du récit. À l’image des valeurs morales – le courage, la fidélité, l’amour – qui n’ont précisément d’autre fondement que de n’en avoir aucun. Le roman devient ainsi une sorte d’ultime manière d’exprimer ce que tous les autres genres réunis se révèlent incapables de traduire. Ainsi, mesure-t-on bien tout ce que contient un bout de phrase tel que celui-ci, un bout de phrase qui se blottit au creux de l’action : « cette peur de l’irrévocable tapie dans tout cœur humain et qui s’oppose à tant d’actes héroïques et à tant de crimes » ?

Le héros du livre, son protagoniste, à certains égards son seul protagoniste, c’est Almayer. Ces lieux lointains, peu connus, menaçants, où l’action se déroule, sont comme ces personnages qui l’entourent, l’aident ou le combattent : tout concourt à donner aux regards et aux sentiments d’Almayer leur puissante subjectivité. Il n’en est sans doute pas de meilleur exemple que la rivière elle-même, cette rivière quasi mythique, longtemps secrète, qui n’est rien d’autre qu’un sablier naturel.
« Ah, la rivière ! Sa vielle amie et sa vielle ennemie, qui parlait toujours de la même voix, au long des années, qu’elle apportât la fortune ou la déception, le bonheur ou la souffrance, sur sa surface, multiforme mais toujours inchangée, de courants obliques et de tourbillons bouillonnants. Pendant de nombreuses années il avait écouté ce murmure exempt de passion et apaisant, qui parfois était le chant de l’espoir, par moments le chant du triomphe, de l’encouragement, plus souvent le murmure de la consolation évoquant des jours meilleurs à venir. Pendant tant d’années ! Tant d’années ! Et maintenant avec ce murmure comme accompagnement il écoutait son cœur battre lentement et péniblement. Il écoutait attentivement, étonné par la régularité des battements. Il commença machinalement à compter. Un, deux. Pourquoi compter ? Au prochain battement il s’arrêterait nécessairement. Aucun cœur ne pouvait tant souffrir et continuer longtemps à battre aussi régulièrement. Ces coups égaux semblables à des coups de marteau étouffés qui lui sonnaient aux oreilles ne pouvaient manquer de s’arrêter bientôt. Mais il battait toujours, obstiné et cruel. Aucun homme ne peut supporter cela : ce battement est-il le dernier ou le prochain sera-t-il le dernier ? Combien de temps encore ? Ô Dieu ! Combien de temps ? » (pp. 140-141)

Il y a environ cinq ans de cela, je me suis fais un ami d’un homme dont émanait quelque chose d’un peu magique, quelque chose que je n’arrivais pas à définir. Il m’apprit un jour qu’il avait été à l’est de Bornéo, à l’embouchure de cette rivière (il doit y retourner très prochainement). J’ai parfois l’impression que ce qui émane ainsi de lui, c’est ce qui lui reste d’avoir vu la rivière et de l’avoir d’une certaine façon regardée comme Almayer la regardait… (4) Il reste dans les yeux de ceux-là quelque chose de l’humilité de Conrad : « Je me contente de sympathiser avec le commun des mortels, où qu’ils vivent ; dans des maisons ou sous des tentes, dans les rues sous le brouillard, ou dans les forêts derrière la ligne sombre des lugubres manguiers qui bordent la vaste solitude de la mer. Car leur terre – comme la nôtre – s’étend sous les yeux insondables du Très-Haut. Leurs cœurs – comme les nôtres – doivent supporter la charge des dons du Ciel : la malédiction des faits et la bénédiction des illusions, l’amertume de notre sagesse et la trompeuse consolation de notre folie. » (5)

J’en ai trop dit sur le regard pour ne pas terminer par les vertus que Conrad prête à un certain regard, en l’occurrence celui d’une femme. Nina et Dain se retrouvent, prêts à fuir ensemble :
« Elle écarta la tête et planta son regard dans les yeux de Dain en un de ces longs regards qui sont l’arme la plus terrible des femmes ; un regard qui est plus émouvant que le plus étroit contact et plus dangereux qu’un coup de poignard, parce qu’il arrache aussi l’âme au corps, mais laisse le corps vivant et désemparé, balloté ici et là au caprice des tempêtes de la passion et du désir ; un regard qui enveloppe le corps tout entier, et qui pénètre dans les profondeurs les plus intimes de l’être, apportant une terrible défaite avec l’exaltation triomphale de la conquête menée à bien. Il a la même signification pour l’homme des forêts et de la mer que pour l’homme qui parcourt les chemins de la jungle – plus dangereuse encore – des maisons et des rues. Les hommes qui ont éprouvé dans leur cœur l’effrayante exultation qu’un regard éveille deviennent des êtres du seul présent – qui est le paradis ; oubliant hier – qui était la souffrance ; et ne se souciant pas de demain – qui sera peut-être leur perdition. Ils souhaitent vivre à jamais sous ce regard. C’est le regard de la femme qui se donne. » (p. 148)

(1) Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 1-180.
(2) Nous dont les siècles futurs ne manqueront sans doute pas d’épingler les mauvaises pensées.
(3) E. M. Forster, Abinger Harvest, 1936, pp. 134-135, cité par Sylvère Monod in Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, p. XXXVI.
(4) Qu’il me pardonne de l’avoir convoqué ici – fût-ce anonymement.
(5) Conrad, "Note de l’auteur" précédant "La folie Almayer" in Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, p. 4.


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Un paria des îles
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L’agent secret
Le duel
Le retour

2 commentaires:

  1. Commentaire très intéressant et pénétrant. Quel est le vrai nom de la rivière "Pantai" ?

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  2. Je pense que cette rivière - qui est un fleuve - porte actuellement le nom de Berau.
    Merci pour votre commentaire.

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