mercredi 15 juin 2011

Note de lecture : Joseph Conrad

Un paria des îles
de Joseph Conrad


Les circonstances dans lesquels Joseph Conrad décida d’écrire son deuxième roman, Un paria des îles (1) sont relatées par André Bordeaux dans la notice qu’il a écrite pour la Bibliothèque de La Pléiade. Alors qu’il rencontre un agent de son éditeur après la publication de La folie Almayer, celui-ci lui lance : « "Vous avez le style, vous avez le tempérament, […] pourquoi ne pas en écrire un autre ?" Et Conrad précise que, si son futur ami avait eu la malencontreuse idée de lui demander tout bonnement : "Pourquoi ne pas continuer à écrire ?", il aurait reculé d’instinct devant un engagement définitif dans la voie de la création romanesque. Mais la simple suggestion d’en "écrire un autre" n’avait rien qui put l’effrayer ; elle le flatta et le stimula ; le soir même, une fois rentré chez lui, il se mit à écrire, avant de se coucher, une demi-page du Paria des îles. » (pp. 1233-1234)

Dans la même notice, André Bordeaux se fait l’écho de critiques assez sévères que des journaux publièrent au moment de la sortie d’Un paria des îles. L’action est jugée lente, les descriptions interminables et le dénouement peu convaincant et peu édifiant. Conrad lui-même – il faut le préciser – n’était pas content de son travail. André Bordeaux va pourtant répondre à ces critiques en ces termes : « […] il est certain que l’action d’Un paria des îles se déroule avec lenteur et par des méandres nombreux susceptibles de lasser la patience du lecteur ; mais si l’on veut bien s’adapter au rythme, la luxuriance verbale a son charme et son utilité propres. Elle brouille peut-être les grandes lignes de l’action, mais, telle une jungle, elle est à la fois précise et touffue et laisse à qui en prend le temps tout son mystère à explorer. L’ardent effort verbal pour saisir la vision intérieure est comme une lampe puissante qui attire l’attention sur la profondeur des ténèbres. » (p. 1241)

Personnellement, j’irais plus loin encore qu’André Bordeaux : Un paria des îles est un roman dont la lecture s’impose à qui veut vraiment connaître Conrad. Peut-être précisément parce qu’il a éprouvé énormément de difficultés à l’écrire. On y trouve longuement révélés les deux thèmes qui, selon moi, traversent toute son œuvre : le thème du lointain mystérieux et le thème de la culpabilité.

Qu’est-ce que j’appelle le lointain mystérieux ? Le personnage conradien est quelqu’un qui, d’une façon ou d’une autre, ressent l’existence d’un ailleurs, un ailleurs où bien des choses seraient différentes. Et ce qui caractérise cet ailleurs, c’est tout ce qu’on en ignore et qui autorise un espoir sous quelque forme que ce soit. Le mystère de ce lointain n’a rien de mystique, car il ne fait pas l’objet d’une croyance précise, seulement d’une vague espérance. Et le plus souvent, cette espérance est ressentie vaine.

Cette même rivière que l’on retrouve dans La folie Almayer (1895), dans Un paria des îles (1896) et dans La rescousse (1920) – et qui pourrait être là, sinon proche, dans Lord Jim (1900) – comporte deux niveaux de lointain mystérieux. Il y a d’abord le village, qui fut jadis inaccessible et où Lingard fut longtemps le seul capable d’y conduire un bateau (le crime de Willems est d’avoir livré la clé de cette remontée) ; mystère éclairci, donc, mais dont le lieu conserve une sauvagerie qui déteint sur ses habitants. Et puis il y a l’amont du village, vierge de ce qu’on juge civilisé, sombre, inconnu. Pour ma génération, il reste encore le souvenir de ces confins inexplorés dont on a rêvé enfant, dans les années 50. Et lorsqu’un ami, qui s’y est rendu assez récemment dans le cadre de recherches géologiques – y compris dans cet amont du fleuve où vivent des Dayaks –, m’en a parlé, j’en ai ressenti quelque chose comme de la nostalgie des rêves d’antan.

Évidemment, le lointain mystérieux, c’est aussi ces abysses intérieurs qui donnent au comportement des personnages une part de mystère. La haine, l’amour, la convoitise, l’orgueil, nul sentiment n’échappe à son côté obscur. Chacun d’eux est toujours un peu plus que lui seul. Le lointain, le profond, interfère sur l’ici, sur le superficiel. Et plus Conrad décrit et décrit encore ce qui tourmente ses personnages, ce qui plane sur les lieux, ce qui hésite dans l’action – comme c’est particulièrement le cas dans Un paria des îles – plus on mesure le poids de ce lointain mystérieux.

Il y a ensuite le thème de la culpabilité. Conrad ne crée pas des personnages coupables ; il crée des personnages qui se sentent tels, d’une façon ou d’une autre. Car la culpabilité poursuit tout le monde, à commencer par l’innocent, si innocent il y a. Mais le plus remarquable est certainement la façon qu’il a de révéler la culpabilité qui habite les plus coupables, ceux-là qu’une vision naïve du monde pourrait s’imaginer comme arrogants dans la faute, fiers de leurs turpitudes et débarrassés de tout scrupule. Willems, Almayer, Lingard, mais aussi Abdulla, Babalatchi et Aïssa : tous ont de vagues reproches à se faire qui altèrent leurs réactions. Et le tragique en naît en grande partie.

Joseph Conrad est un romancier extraordinaire. Sa conviction que le bien et le mal sont inextricablement mêlés, comme l’océan sur lequel il a tant navigué affiche indifféremment des calmes inquiétants et des rugissements salvateurs, le conduit à conférer à ses histoires et à ses personnages une épaisseur hors du commun. Je le laisse dire :
« Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont fiers de leur fermeté, de leur ténacité, de la droiture de leur dessein. Ils vont droit vers leur désir, jusqu’à la réalisation d’actions vertueuses – quelquefois criminelles – dans l’exaltante conviction de leur fermeté. Ils foulent le chemin de la vie, ce chemin que clôturent leurs goûts, leurs préjugés, leurs dédains ou leurs enthousiasmes, généralement honnêtes, invariablement stupides, et ils sont fiers de ne jamais s’égarer. Si d’aventure ils s’arrêtent, c’est pour regarder un moment par-dessus les haies qui les protègent, pour regarder les vallées embrumées, les cimes lointaines, les falaises et les marais, les forêts sombres et les plaines brumeuses ou d’autres êtres humains usent péniblement leurs jours à marcher à tâtons, trébuchant sur les ossements des sages, sur les restes sans sépulture de ceux qui, avant eux, sont morts seuls, dans les ténèbres ou dans le grand soleil, à mi-chemin d’une destination quelconque. L’homme de caractère ne comprend pas et continue sa route, plein de mépris. Il ne s’égare jamais. Il sait où il va et ce qu’il veut. Poursuivant son voyage, il parvient à parcourir une longue distance sur son chemin étroit et, meurtri, fourbu, couvert de boue, il touche enfin au but ; il empoigne le prix de sa persévérance, de sa vertu, de son solide optimisme : une dalle mensongère sur une tombe obscure et vite oubliée. » (p. 350)

(1) Joseph Conrad, Œuvres I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1982, pp. 181-489.


Autres notes sur Conrad :
Nostromo
La folie Almayer
Amy Foster
L’agent secret
Le duel
Le retour

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