À propos de Trump et d’un philosophe
Un de mes amis me racontait très récemment qu’il avait eu l’occasion de rencontrer un philosophe avec qui il avait pu échanger au sujet de ce que certains appellent l’ère nouvelle. Vous savez : ce bouleversement des équilibres mondiaux qu’aurait provoqué l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis ! Je ne lui ai pas demandé ce qui justifiait qu’il l’appelle philosophe. Il y a des soupçons qu’il vaut mieux garder pour soi, surtout lorsque rien de concret ne les alimente.
Devant mon silence, il poursuivit :
— Je lui ai dit que, selon moi, la démocratie était aujourd’hui plus que jamais menacée.
— Il était du même avis ?
— En fait, il a commencé par me demander ce que j’appelais la démocratie.
— Et qu’as-tu répondu ?
— Tel un bon élève du cours d’éducation civique, je lui ai décrit - en gros - un régime fondé sur des élections permettant de tenir compte des souhaits du peuple.
— Comme le scrutin qui a permis au peuple américain de choisir Trump pour président ?
— Justement ! C’est là qu’il a contesté la portée de ma définition. Choisir au suffrage universel ses dirigeants, ce n’est pas cela la démocratie, m’a-t-il dit.
Brusquement, mon intérêt pour le proclamé philosophe s’en trouva augmenté. Serait-il un partisan de la démocratie directe, voire de l’anarchie ? Ou bien, au contraire, estime-t-il que le scrutin indirect favorise des choix sages et judicieux ? Ou encore serait-il attaché à un régime de pouvoir personnel ? Si la démocratie ne se satisfait pas du suffrage universel, qu’est-ce donc qui la dépeint mieux ?
— Il s’est expliqué à ce sujet ? demandai-je.
— Oui. Et voici ce que j’en ai retenu.
— Je t’écoute.
— Pour lui, il ne s’agit pas de comprendre la démocratie comme un régime politique dans lequel le pouvoir appartiendrait d’une manière ou d’une autre au peuple, mais plutôt comme un régime qui œuvre autant que possible au bien du peuple tout en lui imposant le moins possible.
— Comme pourrait le faire une monarchie éclairée, par exemple ?
— Non, précisément pas !
— Ah ! Pourquoi ?
— Parce que, selon lui, la démocratie exige deux conditions essentielles et que le suffrage universel n’est que la deuxième de celles-ci. La première de ces conditions, c’est l’existence de contre-pouvoirs. De la même manière qu’une règle première - par exemple une constitution - doit prévoir la tenue régulière d’élections, de la même manière cette règle première doit distribuer les rôles de telle sorte que chaque institution soit surveillée par d’autres institutions, comme l’avait imaginé Montesquieu. Lorsqu’un pouvoir - par exemple l’exécutif - soumet les autres - par exemple le législatif et le judiciaire -, alors il n’y a plus de démocratie possible, même si le pouvoir ainsi abusif bénéficia de la majorité des suffrages exprimés. Pourquoi ? Parce que l’élection traduit la volonté d’une majorité, pas d’une unanimité et que le pouvoir s’impose à tous. Ce qui garantit à tous que le pouvoir recherche malgré tout le bien du peuple tout en lui imposant le moins possible, c’est le fait qu’il ne puisse faire totalement ce qu’il veut, mais soit contraint de tenir compte de ce que les autres pouvoirs ont aussi à dire.
— Tu as dit : recherche malgré tout. Pourquoi malgré tout ?
— Parce que, évidemment, tout pouvoir est susceptible d’être corrompu, ne serait-ce que par les intérêts personnels de celui qui l’exerce. Œuvrer au bien du peuple n’est qu’une manière de désigner la fin globalement poursuivie, en sachant que les occasions de dérives intéressées sont néanmoins nombreuses et permanentes.
J’avais un peu le sentiment que tout cela fleurait bon la naïveté, mais sans être en mesure d’objecter rationnellement. Il me fallait en savoir davantage.
— Ce que tu appelles la fin globalement poursuivie, ne serait-ce pas la carotte avec laquelle on fait avancer l’âne ? l’interrogeai-je.
— C’est précisément la question que je lui ai posé, parce que j’ai parfois l’impression que les philosophes naviguent souvent dans la théorie sans bien mesurer ce que la vie réelle peut avoir d’équivoque.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Je pense que sa conception de la démocratie est surtout guidée par le souci d’entraver autant que possible tout ce qui porte les hommes à se laisser dominer par l’égoïsme et l’egotisme. Le pouvoir est très certainement un des moyens les plus efficaces de satisfaire ces penchants-là. Il m’a parlé de la République romaine comme un des meilleurs exemples d’un régime qui se méfiait des ambitions individuelles et qui avait dispersé en conséquence les pouvoirs. Il m’a même dit qu’il ne partageait pas cette idée que l’Empire n’était que la continuation du régime républicain. Pour lui, au contraire, le régime conçu par Auguste représentait la dérive que la République avait toujours voulu éviter.
— Voilà qui est amusant si l’on se rappelle que le parti de Trump se nomme républicain. Et aussi que ceux qui, en France, s’appellent aujourd’hui les Républicains sont précisément parmi ceux qui craignent le moins de se montrer autoritaires.
— Le mot est pour le moins polysémique. Laisse-moi poursuivre !
— Ok.
— Ce sur quoi il a également beaucoup insisté, c’est sur le fait que la séparation des pouvoirs doit s’entendre de tous les types de pouvoir, comme par exemple ceux qui s’exercent par le biais d’outils aux mains de leurs propriétaires : la presse, les réseaux sociaux, les écoles, les moyens de communication, les instruments d’influence, etc. Il s’agit dans ces différents cas d’assurer une diversité qui met à l’abri de ces monopoles hégémoniques qui assujettissent sournoisement, sans paraître rien imposer.
— Bref, il t’a convaincu. Tu es à présent acquis à l’idée que les élections sont bien moins importantes que la fragmentation du pouvoir. Non ?
— Non. Les élections sont aussi importantes. Il a tenu à le préciser.
— Pour assurer la représentativité de ceux à qui des pouvoirs sont confiés ?
— Pas uniquement. Le premier mérite des élections, pour lui, c’est de limiter dans le temps la durée des mandats. Car il est persuadé qu’un pouvoir qui dure est un pouvoir qui est de plus en plus menacé par la vanité, le caprice, l’arbitraire et même quelquefois le césarisme.
Là, mon ami me sembla séduit par son philosophe. Ce qui me conduisit très probablement à sourire, parce qu’il s’insurgea.
— Tu peux te marrer. N’empêche : qu’as-tu à opposer à tout cela ?
— Rien, rassure-toi ! S’il faut disserter sur le pouvoir, je suis prêt à le faire comme ton philosophe. Mais je dois avouer que je n’aurais sans doute pas l’audace de le faire, tant je reste circonspect vis-à-vis de la dimension politique de la vie en société.
— C’est commode ! Vogue la galère, tu ne t’en préoccuperas pas !
— Non, quand même pas. Mais quoi que je fasse, il est à parier que la galère voguera vers un port que je n’aurai pas choisi.
C’est avec une certaine dose de mauvaise foi que j’avais prononcé ces derniers mots. En avoir pris conscience était peut-être le signe que le bouleversement trumpien avait également eu un effet sur moi.
Merci Jean. Très juste, tout cela.
RépondreSupprimerMerci Jean. Très juste, jusqu'à la dernière ligne.
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