samedi 23 mai 2020

Note d’opinion : l'universel

À propos de l’universel

Récemment, un ami m’a parlé de Francis Wolff et je suis allé réécouter l’émission Répliques du 7 mars 2020 (1) sur France Culture, que j’avais suivie alors d’une oreille distraite. Il en était l’invité, en compagnie de Chantal Delsol. Finkielkraut l’avait intitulée “La crise de l’universel”.

Je n’ai nullement l’intention de commenter ce qui fut dit ce jour-là, ni davantage les livres récemment publiés par les invités (2), livres que je n’ai pas lu et que j’hésite à lire. En effet, les propos tenus m’ont semblé tant plein de confusion que j’ai fini par croire que j’avais moi-même sur le sujet des idées bien peu claires. Voilà ce qui me décide à tenter d’exposer mon point de vue, sans trop m’embarrasser dans un premier temps de celui des autres, ne serait-ce que pour chasser autant que possible de mon esprit ce que le mélange de la confusion des autres et de la mienne propre a pu y semer.

Le champ sémantique du mot universel est soumis à deux axes : un produit par l’histoire, un autre par ses divers usages actuels. Depuis la querelle des universaux, entamée au XIIe siècle, - querelle qui substitua ce mot à d’autres pour prolonger un débat qui existait depuis Platon et Aristote - le vocable a joué dans une série d’oppositions, allant de la simple distinction entre le général et le particulier jusqu’au très philosophique débat entre l’essentiel et le contingent, en passant par la différenciation entre planétaire et local, entre cosmologique et terrestre, entre commun et spécifique, entre total et restreint, entre identitaire et égalitaire, etc.

Il me semble que s’il faut sauver un sens du mot, c’est celui qui correspond à la volonté de défendre des jugements qui s’affranchissent des préférences. Si on l’isole du contexte dans lequel elle a été utilisée, la phrase « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (3) peut être regardée de plusieurs manières. Il peut par exemple s’agir d’un constat, d’un vœu, d’une astreinte ou d’un devoir. Dans le cas du constat, cela revient à dire qu’il serait de la nature même des humains d’être libres et égaux, alors que lorsqu’on l’envisage comme un vœu, une astreinte ou un devoir, il s’agirait plutôt de souhaiter ou exiger qu’il en soit ainsi, voire de la proposer comme une exigence morale. Cette phrase présente-t-elle un caractère universel ? Oui, mais encore une fois de différentes façons. La seule cependant sur laquelle il me semble important d’insister, c’est celle qui entend la phrase comme la conséquence de la nuit du 4 août : d’accord avec ceux qui en bénéficient, les privilèges sont abrogés. La liberté et l’égalité des hommes représentent l’épiphanie de cette volonté de renoncer aux privilèges, et cette volonté englobe tous les membres du genre humain, les femmes comme les hommes, les étrangers comme les Français, les présents comme les futurs, c’est-à-dire qu’elle ambitionne de dire quelque chose d’universellement valable. La première phrase de l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est d’ailleurs la seule de ladite Déclaration qu’il est possible de comprendre sans la lier à l’existence de la nation française.

D’où vient cette disposition à dire des choses universellement valables ? Je suis tenté de croire que c’est quelque chose qui n’est pas sans rapport avec les progrès que la recherche scientifique a connu au XVIIe et XVIIIe siècles. Lorsque, en 1687, Newton énonce les lois de la gravitation, il formule ce qu’il présente comme une vérité qui ne souffre aucune exception (4) et qui, à ce titre, mérite d’être qualifiée d’universelle. Une connaissance universelle désigne alors un savoir dont le champ de validité est infini ; elle s’oppose à la connaissance contingente et à la connaissance locale (5). Il va de soi que rien ne s’oppose à l’existence de connaissances universelles dans quelque discipline scientifique que ce soit, aussi bien dans le domaine des sciences de l’homme que dans celui des sciences de la nature, même s’il est indispensable de rester très prudent à propos du caractère universel d’une proposition en science humaine, puisque le respect de la démarche scientifique y est confronté à des difficultés autrement ardues.

Une autre question se pose, bien sûr. Est-il possible de formuler une proposition universelle dans le domaine des jugements de valeur, par exemple dans celui de la morale ? Mon complice de discussion David Violet dirait certainement que oui (6), alors que je reste plus circonspect. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Car c’est l’ambition du propos qui compte, bien davantage que l’effectivité de son universalité. Dans ce domaine, comme dans celui de la science, l’objectif poursuivi est de dire quelque chose de vrai, et de vrai dans quelque cas et dans quelque lieu que ce soit.

Ce sens de l’universel, qui traduit le souci de vérité dans ce qu’elle a de non circonstanciel, exclut l’expression des préférences. Il faut en effet en convenir : une préférence ne peut pas être universelle, aussi générale soit-elle. Tout simplement parce qu’elle n’exprime en rien la recherche du vrai.

Fort de cette conception de l’universel, revenons-en à présent aux autres sens du mot. Il n’y a évidemment rien d’illégitime à user d’un sens du mot qui diverge de celui que j’ai personnellement retenu. Ce qui, selon moi, pose problème, ce sont les prises de position qui se fondent sur un sens et se revendiquent ou se démarquent en même temps d’un autre sens. Pour me faire comprendre, je vais tenter de donner quelques exemples.

Lorsqu’il est affirmé que la mondialisation de l’économie illustre une crise de l’universel, il me semble que l’on nage en pleine confusion. Car ce qui est visé dans cette prétendue crise, c’est bien sûr des constats et des valeurs qui transcendent les particularismes, par exemple nationaux, de telle sorte que les conséquences néfastes d’une économie globalisée sont vues comme le révélateur d’un vice inhérent notamment à l’universalisme que je me suis efforcé de définir ci-dessus. De la même manière, lorsqu’on défend l’enracinement des peuples dans leur terroir et que l’on dénonce le cosmopolitisme (ce sur quoi je me garde de me prononcer), il me paraît abusif d’y trouver l’occasion de mettre en cause les valeurs universelles de la Révolution française, comme si celles-ci y étaient pour quelque chose. Et dans l’hypothèse où elles y auraient été pour quelque chose, c’est qu’elles ont été interprétées comme autre chose que le sens de l’universel au sens précédemment défini, à savoir, non pas l’expression d’une vérité (ou d’une chose supposée telle), mais bien l’exigence d’un cadre dilaté à l’extrême au bénéfice d’une autorité unique. Et puis, lorsque certains exaltent le souverainisme comme la préférence première à laquelle il serait “naturel” de se rallier, il serait impropre d’en déduire la caducité des aspirations à l’universel, sauf à ne voir dans celles-ci que des souhaits subjectifs.

Soyons réalistes. Nous n’empêcherons jamais l’usage politique des mots, lequel usage suppose les glissements de sens, les confusions entretenues et les quiproquos. La nécessité de convaincre - fondement principal de la démagogie - réclame l’à peu près, conscient ou inconscient. Mais il revient à chacun de se déprendre de ce genre de raisonnement et de distinguer ce qui mérite de l’être. L’universel dont il serait selon moi regrettable de faire son deuil, c’est celui qui traduit un effort pour démêler le faux du vrai. Que ce soit dans le domaine des jugements de valeur ou dans celui des jugements de fait, cet effort mérite d’être encouragé, même si la probabilité de bons résultats varie de l’un à l’autre.

Il n’est pas totalement impossible que Francis Wolff, dans son dernier livre, adopte une position selon moi acceptable, même si ce n’est pas l’impression qu’il m’a laissée lors du débat du 7 mars dernier. Peut-être le vérifierai-je.

(1) https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/la-crise-de-luniversel
(2) Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Fayard, 2019, et Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020.
(3) Article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen arrêtée le 26 août 1789 par l’Assemblée constituante.
(4) La théorie de la relativité générale et la mécanique quantique ont fixé des limites au champ de validité des lois de la gravitation universelle. Cependant, il reste raisonnable de mesurer le niveau de “vérité” de ces lois et leur universalité au regard de la fausseté des théories qu’elles ont remplacées et du champ cognitif de l’époque.
(5) J’appelle connaissance locale un savoir borné par le champ de sa validité, comme par exemple la validité d’un texte légal en vigueur dans un pays.
(6) Cf. nos débats dont on peut remonter la trace depuis ma note du 23 janvier 2020.

lundi 11 mai 2020

Note de lecture : Diderot

Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
de Denis Diderot


Le 24 juillet 1749, sur ordre de Nicolas-René Berryer, lieutenant général de police, Diderot est arrêté et enfermé au Château de Vincennes où il sera contraint de demeurer jusqu’au 3 novembre de la même année. Sur la base de quels griefs ?

Il s’est dit que c’était une plainte de Mme Dupré de Saint-Maur, vexée d’un propos ironique à son encontre (1), qui le conduisit au donjon. Mais il ne fait quasi nul doute que c’est la publication en juin de la même année de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (2) qui irrita suffisamment les milieux dévots pour lui valoir cette incarcération. Le motif de la lettre de cachet est ainsi libellé : « C’est un jeune homme qui fait le bel esprit et se fait trophée d’impiété, très dangereux ; parlant des saints Mystères avec mépris. »

Voilà un fait significatif qui mérite qu’on s’y arrête : en 1749, ce que Diderot écrit dans cette « Lettre » suffit à ce qu’il soit privé de liberté. Mais qu’y écrit-il précisément et comment interpréter la réaction que cela suscite ?

Avant de tenter de répondre à ces questions, je voudrais les replacer dans le contexte beaucoup plus vaste de l’évolution de l’incrédulité au sein du monde chrétien du XVIe au XXe siècle. Vaste problématique, bien sûr, que ne ferai qu’effleurer.

Dans une note qu’il plaça dans son Zibaldone le 18 mai 1821 (3), Leopardi défendit l’idée que l’athéisme et l’incrédulité furent générés par le christianisme. Il semble vrai que les autres religions ne montrent pas l’exemple d’une semblable profession d’apostasie - si je puis dire - que celle qui contra les dogmes et les églises chrétiennes à partir du XVIe siècle. (4) Ce mouvement fut loin d’être régulier ; il connut des accélérations et des retours en arrière, notamment en rapport avec les conflits qui opposèrent les différentes Églises, en rapport aussi avec ce mouvement de foi en la science qui varia souvent dans ses convictions depuis le début du XVIIe siècle. Et, bien sûr, il rencontra une résistance des pouvoirs politiques et religieux plus ou moins farouche selon les époques.

Le XVIIIe siècle fut sans nul doute la période durant laquelle l’incrédulité gagna le plus de terrain et, à cet égard, la Lettre sur les aveugles représente un moment particulier. Il serait intéressant de relever les diverses arrestations pour délit d’opinion auxquelles les autorités procédèrent durant les décennies antérieures et postérieures à ce fait particulier, afin de mesurer de quelle façon les pratiques changèrent, depuis les condamnations à mort les plus cruelles jusqu’aux décisions les plus symboliques. Lorsque Diderot est arrêté, non seulement il ne lui est pas réservé le sort le plus cruel - puisqu’il obtiendra la possibilité d’un confort minimum durant son confinement, en ce compris le droit de recevoir des visites (5) -, mais bien de ses amis, dont ceux qui travaillent avec lui au projet de L’Encyclopédie, intercèderont en sa faveur afin d’obtenir sa libération, sans trop craindre de subir eux-mêmes de funestes représailles. Et lorsque Rousseau sera lui-même décrété de prise de corps par le Parlement de Paris le 9 juin 1762 pour l’Émile (6), la destruction de l’ouvrage ne sera que symbolique et il sera délibérément laissé au condamné le temps de fuir. (7) Nous sommes là bien loin de ce que durent endurer des hommes comme Michel Servet en 1553 ou Giordano Bruno en 1600. (8)

Venons-en au contenu de la Lettre et à ce qu’elle a pu contenir d’irritant pour les dévots.

On peut évidemment la lire avec en tête l’idée qu’il s’agit de prendre conscience des difficultés auxquelles condamne la cécité, comme on le ferait aujourd’hui, alors que le handicap est regardé comme une adversité qui mérite d’être compensée le plus largement possible par la solidarité sociale. (9) Mais, au XVIIIe siècle, le handicap n’est pas regardé de cette façon. Quand il n’est pas vu comme une punition divine, il est au moins perçu comme une fatalité qui suscite tout au plus pitié et compassion, ce qui n’est pas du tout la même chose. Voilà qui confère aux propos de Diderot la marque d’une curiosité qui, d’une certaine manière, relève à présent de l’impossible. Car - quoi que cela puisse paraître très étonnant, sinon inexact - le monde contemporain nous a privé de certaines curiosités, en bonne partie en raison de cette conviction que nous savons. Il me semble donc important de lire la Lettre en s’efforçant de retrouver cette envie de connaître qui, pour des sujets comme ceux-là, nous est généralement devenue inconcevable.

Il y a dans la Lettre deux types de réflexions assez différents dont on peut supposer qu’ils aient déplu. Ce sont, d’une part, les propos relatifs à la foi que Diderot a placés dans la bouche de Saunderson et, d’autre part, tout ce qui participe d’une relativisation des capacités à percevoir le monde par « ceux qui voient ».

Nicholas Saunderson (1682-1739) était un mathématicien anglais, rendu aveugle dès l’âge d’un an par la variole, et qui se rendit notamment célèbre par ses travaux sur la lumière, les couleurs et l’arc-en-ciel. Diderot prétend rendre compte de l’entretien sur l’existence de Dieu que celui-ci aurait eu, à l’article de la mort, avec Gervaise Holmes, un ministre du culte. (10) Quand Holmes invoqua la beauté du monde pour en déduire l’existence du Créateur, Saunderson répondit :
« “S’il vous étonne, c’est peut-être parce que vous êtes dans l’habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces. […] Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un Dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est ; et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu’il est porté sur le dos d’un éléphant ; et l’éléphant sur quoi l’appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ?… Cet Indien vous fait pitié ; et l’on pourrait vous dire comme à lui : Monsieur Holmes, mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue.” » (p. 308)

Et lorsque Holmes en appella à la foi d’hommes aussi savants que Isaac Newton, Gottfried Wilhelm Leibniz et Samuel Clarke, lesquels avaient montré l’ordre parfait du monde, Saunderson ajouta :
« “Considérez, monsieur Holmes […] combien il faut que j’aie de confiance en votre parole et en celle de Newton. Je ne vois rien, cependant j’admets en tout un ordre admirable ; mais je compte que vous n’en exigiez pas davantage. Je vous le cède sur l’état actuel de l’univers, pour obtenir de vous en revanche la liberté de penser ce qu’il me plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous n’êtes pas moins aveugle que moi. Vous n’avez point ici de témoins à m’opposer ; et vos yeux ne vous sont d’aucune ressource. Imaginez donc, si vous voulez, que l’ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu’il n’en est rien ; et que si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d’êtres informes pour quelques êtres bien organisés. Si je n’ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke, à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elle-même et se perpétuer.
Cela supposé, si le premier homme eût eu le larynx fermé, eût manqué d’aliments convenables, eût péché par les parties de la génération, n’eût point rencontré sa compagne, ou se fût répandu dans une autre espèce, M. Holmes, que devenait le genre humain ? il eût été enveloppé dans la dépuration générale de l’univers ; et cet être orgueilleux qui s’appelle homme, dissous et dispersé entre les molécules de la matière, serait resté, peut-être pour toujours, au nombre des possibles.”
 » (pp. 309-310)

Et lorsque son agonie fut sur le point de s’achever, Saunderson - toujours aux dires de Diderot - aurait ajouté :
« “Je conjecture donc que, dans le commencement où la matière en fermentation faisait éclore l’univers, mes semblables étaient fort communs. Mais pourquoi n’assurerais-je pas des mondes, ce que je crois des animaux ? combien de mondes estropiés, manqués, se sont dissipés, se reforment et se dissipent peut-être à chaque instant dans des espaces éloignés, où je ne touche point, et où vous ne voyez pas, mais où le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent persévérer ? O philosophes ! transportez-vous donc avec moi sur les confins de cet univers, au-delà du point où je touche, et où vous voyez des êtres organisés ; promenez-vous sur ce nouvel océan, et cherchez à travers ses agitations irrégulières quelques vestiges de cet être intelligent dont vous admirez ici la sagesse.
Mais à quoi bon vous tirer de votre élément ? Qu’est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d’êtres qui s’entre-suivent, se poussent et disparaissent : une symétrie passagère ; un ordre momentané. Je vous reprochais tout à l’heure d’estimer la perfection des choses par votre capacité ; et je pourrais vous accuser ici d’en mesurer la durée sur celle de vos jours. Vous jugez de l’existence successive du monde, comme la mouche éphémère de la vôtre. Le monde est éternel pour vous, comme vous êtes éternel pour l’être qui ne vit qu’un instant : encore l’insecte est-il plus raisonnable que vous. Quelle suite prodigieuse de générations d’éphémères atteste votre éternité ? quelle tradition immense ? Cependant nous passerons tous, sans qu’on puisse assigner ni l’étendue réelle que nous occupions, ni le temps précis que nous aurons duré. Le temps, la matière et l’espace ne sont peut-être qu’un point.”
 » (pp. 310-311)

La lecture de ces propos prêtés à Saunderson appelle plusieurs remarques.

On peut évidemment déplorer que Diderot ait utilisé un personnage disparu depuis une dizaine d’années pour lui faire endosser - sans l’ironie qui aurait pu faire accepter le procédé - des opinions qui n’étaient pas les siennes. Mais, outre que l’époque était beaucoup moins attentive qu’aujourd’hui à relever les médisances et les plagiats, il eut été très imprudent de se les attribuer nettement. D’autre part, il reste malaisé de déterminer à quel moment Diderot s’est en quelque sorte converti à l’athéisme et au matérialisme. Que ce soit dans les nombreuses notes dont il avait agrémenté sa traduction de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury (11), publiée en 1745, que ce soit même dans les Pensées philosophiques (12), rédigées en 1746, que ce soit encore dans la très caustique Promenade du sceptique (13), écrite en 1747 et publiée en 1830, on assiste à une évolution de la pensée de Diderot qui va d’un déisme bien peu chrétien à un scepticisme de plus en plus affirmé. Lorsque je dis que Diderot s’est converti à l’athéisme, j’utilise probablement une expression inadéquate, car plutôt que d’affirmer l’inexistence de Dieu, il se contente surtout d’exprimer des doutes vis-à-vis des arguments qu’avancent ceux qui y croient. Encore n’envisage-t-il dans les propos attribués à Saunderson que des raisonnements portant sur la grandeur de l’homme, sur les débuts du monde, sur la substantialité des choses et sur le respect dû à la parole des docteurs. On est là très loin d’une analyse des multiples arguments qui ont justifié et justifient encore de nos jours l’existence de Dieu.

L’autre type de réflexions que je souhaite évoquer concerne la relativisation de la perception du monde par le regard, vis-à-vis de celle que procure les autres sens. Lorsque l’autre aveugle dont il est question dans la Lettre sur les aveugles, celui de Puisaux, dit à ceux qui sont venus lui rendre visite :
« “Je m’aperçois bien, messieurs, […] que vous n’êtes pas aveugles : vous êtes surpris de ce que je fais ; et pourquoi ne vous étonnez-vous pas aussi de ce que je parle ?” »
Diderot poursuit :
« Il y a, je crois, plus de philosophie dans cette réponse qu’il ne prétendait y en mettre lui-même. C’est une chose assez surprenante que la facilité avec laquelle on apprend à parler. Nous ne parvenons à attacher une idée à quantité de termes qui ne peuvent être représentés par des objets sensibles, et qui, pour ainsi dire, n’ont point de corps, que par une suite de combinaisons fines et profondes des analogies que nous remarquons entre ces objets non sensibles et les idées qu’ils excitent ; et il faut avouer conséquemment qu’un aveugle-né doit apprendre à parler plus difficilement qu’un autre, puisque le nombre des objets non sensibles étant beaucoup plus grand pour lui, il a bien moins de champ que nous pour comparer et pour combiner. Comment veut-on, par exemple, que le mot physionomie se fixe dans sa mémoire ? C’est une espèce d’agrément qui consiste en des objets si peu sensibles pour un aveugle, que, faute de l’être assez pour nous-mêmes qui voyons, nous serions fort embarrassés de dire bien précisément ce que c’est que d’avoir de la physionomie. Si c’est principalement dans les yeux qu’elle réside, le toucher n’y peut rien ; et puis, qu’est-ce pour un aveugle que des yeux morts, des yeux vifs, des yeux d’esprit, etc.
Je conclus de là que nous tirons sans doute du concours de nos sens et de nos organes de grands services. Mais ce serait tout autre chose encore si nous les exercions séparément, et si nous n’en employions jamais deux dans les occasions où le secours d’un seul nous suffirait. Ajouter le toucher à la vue, quand on a assez de ses yeux, c’est à deux chevaux, qui sont déjà fort vifs, en atteler un troisième en arbalète qui tire d’un côté, tandis que les autres tirent de l’autre.
Comme je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi, ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps, je me mis à questionner notre aveugle sur les vices et les vertus.
 » (pp. 287-288)

Je dois me contenter de cet extrait qui, en quelque sorte, introduit toute une réflexion relative à la manière dont ce que nous voyons - notamment du point de vue des proportions, des perspectives, des doses de lumière, etc. - influence nos façons de concevoir les choses et de forger nos opinions. Ce serait exagérément long de reproduire tout ce que Diderot nous explique à ce sujet, même si l’on ne peut sans doute pleinement le suivre qu’en lisant la totalité de l’ouvrage.

Il me paraît d’une importance capitale de comprendre ce que ce genre de réflexions peut avoir d’original et en quoi celles-ci ont pu heurter les conceptions religieuses traditionnelles de l’époque. Nous sommes aujourd’hui habitué à ces débats qui agitent le monde intellectuel et qui visent l’acceptation ou le rejet de positions relativistes. Or, ce relativisme ainsi discuté a trait à des domaines souvent très différents. Ainsi, le relativisme épistémologique pose des questions très éloignées de celles qui découlent du relativisme moral. Quant au relativisme culturel, il procède lui aussi d’une vision des choses très indépendantes des questions épistémologiques et morales. Tant et si bien qu’il n’y a rien d’incohérent, par exemple, à combattre le relativisme épistémologique et à approuver le relativisme culturel. Mais, au XVIIIe siècle, non seulement le mot n’existe pas, mais toutes ses acceptations actuelles correspondent à des conceptions le plus souvent diamétralement opposées à l’absolutisme des positions religieuses, morales et théoriques de l’époque. Ce qui revient à dire qu’affirmer qu’un aveugle accède à un rapport au monde qui contient des informations et des conceptions qui restent fermées à un voyant, c’est manifester le désir d’ébranler des dogmes dont la première des caractéristiques est qu’ils s’imposent indépendamment des conditions dans lesquelles ils viennent à être connus. Ramener la connaissance à ce que l’on perçoit par la vue et par le toucher, par exemple, - et je devrais dire soit par la vue, soit par le toucher - c’est défier la révélation, laquelle ne réclame aucun medium sensuel pour être admise comme vrai.

Je n’ai pas la prétention d’éclairer l’arrestation de Diderot d’éléments historiques nouveaux, moins encore de conférer à l’événement une signification qui aurait échappé aux divers spécialistes qui se sont penchés sur le XVIIIe siècle. Simplement, il m’a paru utile de rappeler ce contexte dans lequel Diderot vécut et développa sa propre pensée, car je reste persuadé qu’entre l’œuvre et son contexte il y a une relation (mot dont dérive l’adjectif relatif) à ce point étroite qu’il n’est guère douteux que Diderot, soumis à son contexte, à lui-même participé à la construction dudit contexte, sur le mode de l’habitus, tel que Bourdieu l’a décrit (14).

(1) À propos d’une expérience scientifique conduite par Réaumur, il aurait écrit en la visant « qu’il avait mieux aimé avoir pour témoins deux beaux yeux sans conséquence que des gens dignes de le juger ».
(2) Jules Assézat, Œuvres complètes de Diderot. Études sur Diderot et le mouvement philosophique au XVIIIe siècle tome premier, Garnier Frères, 1875, pp. 275-342. C’est à l’affection que me porte mon ami Paul-René Henrard que je dois de disposer des 20 volumes de l’édition Assézat des œuvres de Diderot.
(3) Cf. Giacomo Leopardi, Zibaldone, ed. di Lucio Felici, Newton Compton editori [1997], Mammut 190, Roma, 2018, pp. 290-291.
(4) Le judaïsme engendra également une forme d’athéisme ou d’indifférence, mais il est assez malaisé de la dissocier de l’affranchissement vis-à-vis des Églises dont l’Europe et le Nouveau monde furent le théâtre.
(5) Ce qui sera l’occasion des visites que lui rendit Rousseau et notamment de la plus célèbre, en octobre, celle qui aboutit à la rédaction du Discours sur les sciences et les arts.
(6) Le 7 juin, la Faculté de théologie de la Sorbonne avait condamné l’Émile comme « contraire à la foi et aux mœurs » (très probablement à cause de ce passage intitulé “Profession de foi du vicaire savoyard”), à la suite de quoi le Parlement avait condamné le même ouvrage « à être lacéré et brûlé » et son auteur à être « amené ès prisons de la Conciergerie du Palais ».
(7) Cf. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions II, Garnier-Flammarion, GF 182, 1968, pp. 348-354.
(8) Je n’évoque ici que deux cas très connus de condamnations pour manquement à la foi légitime. La question du délit d’opinion est immensément plus large et reste très actuelle. À cet égard, les lois qui prévoient aujourd’hui des peines en raison d’opinions négationnistes ne sont pas sans poser problème. Tout comme - dans un sens opposé - l’indulgence dont bénéficia durant la deuxième moitié du XXe siècle la pédophilie ou encore l’éloge de Sade. Sans prendre ici position, je tiens à relever que bien des choses en matière d’opinion restent évidemment conjecturales.
(9) Sur les usages sociaux actuels du handicap, cf. Erving Goffman, Stigmates [1963], trad. de Alain Kihm, Éd. de Minuit, 1975.
(10) Tout indique que Diderot à inventé cet entretien, même s’il affirme en avoir eu connaissance par un livre sur la vie de Saunderson écrit, selon lui, par un disciple de ce dernier, le dr Inchlif.
(11) Cf. Jules Assézat, Op. cit., pp. 3-121. L’adresse à son frère, fervent catholique qui occupait alors une charge à l’évêché de Langres, peut laisser penser que, dans cet ouvrage, Diderot voulut le ménager et tempéra en conséquence sa propre impiété.
(12) Cf. Jules Assézat, Op. cit., pp. 123-170.
(13) Cf. Jules Assézat, Op. cit., pp. 171-257. Les bijoux indiscrets ont été publiés la même année, mais anonymement ; le roi raillé devrait n'avoir pas apprécié.
(14) Cf. par exemple les définitions qu’il en donne in Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, Genève, 1972, p. 175 et p. 178.

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