samedi 24 mai 2014

Note d’opinion : la renommée

À propos de la renommée

Il m’est quelquefois arrivé de confesser que je regarde la renommée comme la source de bien des maux. Et, le plus souvent, il m’a semblé lire sur le visage de mon interlocuteur une réaction qu’il n’osait pas explicitement formuler, à savoir qu’il s’agissait là d’une manière de faire de nécessité vertu. C’est un peu comme lorsqu’on met en garde contre les inconvénients de la richesse ceux-là qui souffrent trop de leur pauvreté - fût-elle relative - pour prendre au sérieux les dangers évoqués. Pourtant, être riche, ce n’est pas l’alternative à la pauvreté, et la renommée n’est pas le terme contradictoire à la solitude. S’il faut se réjouir de n’être pas pauvre, il ne faut pas pour autant se féliciter d’être riche. Et, davantage encore, s’il faut craindre d’être seul, il faut redouter d’être renommé.

Mais, me dira-t-on, la renommée est communément désirée. Qu’est-ce alors qui justifie de s’en garder autant que possible ? Bien des choses assurément, à commencer par le ridicule. Mais surtout : ne pas trop laisser le monde social parler par sa propre bouche ; ou plutôt (car le monde social, d’une manière ou d’une autre, parle toujours pas notre bouche) : ne pas laisser sa bouche dire ce que le monde social fait dire aux gens renommés. Car ce qui est en cause, c’est un certain rapport à la vérité sur lequel je voudrais m’expliquer.

Il existe une multitude de situations et de circonstances qui déterminent les idées et le discours, mais il en est probablement peu qui le font autant que la renommée. Qui se sent connu se doit de dire les choses d’une certaine façon et, davantage encore, ne pas les dire d’une autre. S’il est un domaine où cela peut se vérifier - pour autant qu’on veuille le vérifier -, c’est le champ politique. Je n’ai pu m’empêcher de sourire en lisant l’interview que Frédéric Mitterrand a accordée au journal belge La Libre Belgique à l’occasion de la sortie d’un livre où il raconte son expérience de ministre de la Culture. « Je vivais selon un mode schizophrène : il y avait le ministre qui faisait son travail et moi qui regardait le ministre et restait silencieux » (1), explique-t-il notamment. Comment mieux dire à quel point on se sent en ce cas obligé d’être autre chose que soi-même. L’instant d’après, il lui est demandé ce qui l’a poussé à accepter la fonction : « [...] quand on est ministre, cela flatte le narcissisme. Les gens vous reconnaissent. » Et que nul n’aille croire qu’il ait été un instant conscient de ce que semblables déclarations peuvent avoir de risible pour qui oublie un instant leur côté rebattu.

On devrait s’étonner de ce que pareils propos ne discréditent pas immédiatement leur auteur. C’est que la vérité - qu’elle soit comprise comme sincérité ou comme adéquation aux choses - ne peut rivaliser avec la liberté de dire. En 2009, Jacques Bouveresse connut le même genre d’étonnement :
« J’ai sursauté en lisant il y a quelque temps, dans le journal Le Monde, le commentaire suivant à propos de Frege : “Frege déniait sa propre liberté et s’inclinait devant les vérités qu’il découvrait. Politiquement conservateur, il affichait dans tous les domaines ce primat de la vérité sur la liberté.” (*) Faut-il comprendre que désormais la vérité, y compris la vérité mathématique une fois qu’elle a été découverte, autrement dit démontrée, constitue une des dernières entraves dont il reste encore à la liberté à essayer de s’affranchir en refusant de s’incliner devant elle ? » (2)

Bouveresse rapporte son étonnement alors qu’il évoque le rapport sans ambiguïté que Karl Kraus, George Orwell et Noam Chomsky entretiennent avec la politique :
« Le langage politique - et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes - a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance. » (3)

On jugera ce propos d’Orwell sévère. Pourtant, si l’on accepte qu’il ne s’agit pas là des intentions qui président au langage, mais bien de ce à quoi il conduit à l’insu même de ceux qui en usent, on ne pourra qu’en approuver la portée. Mais alors, dira-t-on, davantage que la renommée, ne serait-ce pas la politique qui nuit au rapport à la vérité ? En fait, l’une ne va pas sans l’autre. Et lorsque Orwell évoque les spécificités du politique, il met en avant une ignorance des faits, bien moins présente dans la vie discrète :
« Orwell, à propos de qui on a parlé d’une “horreur de la politique” (**) (on pourrait le faire encore beaucoup plus, me semble-t-il, à propos de Kraus), pense que c’est déjà d’une certaine façon la politique elle-même qui repose, presque par nature, sur l’ignorance délibérée des faits et le mépris de la logique usuelle : “Dans la vie privée, la plupart des gens sont assez réalistes. Quand on établit son propre budget hebdomadaire, deux et deux font invariablement quatre. Au contraire, la politique est une sorte d’univers microphysique ou non euclidien où la partie peut être plus grande que le tout et où deux objets peuvent occuper exactement le même point de l’espace. D’où les contradictions et les absurdités que j’ai évoquées, lesquelles peuvent toutes être attribuées, en définitive, à la conviction secrète qu’à la différence du budget hebdomadaire, les opinions politiques n’auront pas à être mises à l’épreuve de la dure réalité. (***) » (4)

C’est là que se situe selon moi la voie par laquelle il est possible d’objectiver les méfaits de la renommée. Et pas seulement en politique. Celui qui se sait connu et reconnu est quelqu’un qui en vient inévitablement - s’il veut conserver la notoriété - à œuvrer surtout à sauvegarder ce qui lui a valu la reconnaissance. Et s’ouvre là le champ du mensonge et de la dissimulation, en même temps que se modifie le rapport au réel : ce qui est utile à cette sauvegarde prime sur ce qui est vrai.

Évidemment, il n’est pas possible de passer sous silence l’importance en cette affaire de l’opinion commune et des médias. Si la renommée altère profondément le rapport à la vérité, c’est en bonne partie parce que l’opinion commune préfère l’erreur, voire le mensonge. On me reprochera sans doute de dire qu’elle les préfère ; pourtant, je persiste. Non pas que l’opinion commune choisisse délibérément l’erreur ou le mensonge, mais bien parce qu’il existe quelque chose comme une loi qui veut qu’entre le vrai et le faux, elle incline presque invariablement vers ce dernier. Croire est plus fort et plus attirant que savoir, dès lors qu’il s’agit de s’accorder collectivement. Depuis l’Antiquité, bien des philosophes ont relevé cette difficulté et ont tenté de la contourner. Lorsque William James s’est cru avisé d’apporter à la croyance la caution de l’utilité, Bertrand Russel lui a notamment répondu ceci :
« Dès lors qu’on soutient qu’une croyance quelconque, de quelque nature qu’elle soit, est importante pour une autre raison que le fait qu’elle est vraie, toute une armée de maux est prête à surgir. Le découragement de la recherche [...] est le premier de ceux-ci, mais d’autres suivront à peu près à coup sûr. Les positions d’autorité seront ouvertes aux orthodoxes. Les comptes rendus historiques doivent être falsifiés s’ils jettent un doute sur les opinions reçues. Tôt ou tard, on en arrivera à considérer la non-orthodoxie comme un crime qui doit être traité par le bûcher, la purge ou le camp de concentration. Je peux respecter les hommes qui arguent que la religion est vraie et, par conséquent, doit être crue ; mais je ne peux qu’éprouver une réprobation morale profonde pour ceux qui disent que la religion doit être crue parce qu’elle est utile, et que se demander si elle est vraie est une perte de temps. » (5)

Voilà qui rend compréhensible le fait que quiconque se soucie de vérité a grand intérêt à éviter la renommée, laquelle l’incitera à s’en éloigner. C’est la subtilité de cette néfaste influence qui en fait l’invincibilité. Car le statut de vérité est prioritairement accordé à ce qui est jugé tel collectivement. Si bien que la désignation du vrai - et davantage encore celle du faux - ne peut que se conquérir contre le monopole usurpé de la distinction entre eux dont l’opinion commune bénéficie. Au point que la renommée passe le plus souvent par une forme d’abdication devant ce privilège. Et s’il arrive que la renommée provienne d’une découverte scientifiquement étayée, elle conduira presque invariablement celui à qui elle s’attache à vulgariser sa découverte jusqu’à l’abâtardir ou encore à proférer dans des domaines étrangers à sa compétence des oracles, des sentences ou des apophtegmes qui n’ont rien à envier aux lieux communs.

Russel - toujours lui - pensait que la peur et l’espérance de s’en défaire nourrissaient ce goût pour l’illusion :
« Si l’on vous dit que vous souffrez d’un cancer, vous acceptez l’opinion avec autant de courage que vous le pouvez, en dépit du fait que la douleur qui vous est infligée est plus grande que celle qui vous serait causée par un théorie métaphysique inconfortable. Mais, là où il est question de croyances traditionnelles à propos de l’univers, les peurs poltronnes inspirées par le doute sont considérées comme dignes d’éloge, alors que le courage intellectuel, à la différence du courage dans la bataille, est considéré comme dépourvu de sentiment et matérialiste. Cette attitude est, peut-être, moins présente qu’elle ne l’était à l’époque victorienne, mais elle l’est toujours à un degré élevé et elle continue à inspirer des systèmes de pensée de grande envergure qui ont leur racine dans des peurs indignes. Je ne peux pas croire - et je dis cela avec toute l’insistance dont je suis capable - qu’il puisse y avoir une quelconque bonne excuse pour refuser d’affronter les éléments de preuve qui parlent en faveur d’une chose non désirée. Ce n’est pas par l’illusion, aussi élevée qu’elle puisse être, que l’humanité peut prospérer, mais seulement par le courage et la constance dans la poursuite de la vérité. » (6)
Il n’est pas douteux, je crois, que la peur influe beaucoup sur l’opinion commune. Mais c’est son caractère collectif qui lui imprime cette irrationalité ici déplorée. Au point que certains préjugés peuvent s’imposer alors même que, en chaque individu, il suscite l’effroi ; c’est un des traits des grandes colères collectives.

On m’objectera que la liberté d’expression que les régimes démocratiques garantissent offre un rempart contre l’erreur. Rien n’est plus faux. Les médias sont au contraire un des principaux vecteurs de l’opinion commune et une des principales sources des erreurs et mensonges dont celle-ci s’alimente. La première des illusions auxquelles donnent lieu les médias - y compris et surtout dans le chef des journalistes - est celle qui consiste à croire qu’ils recherchent le vrai et œuvrent à le répandre, illusion dont beaucoup se gardent en postulant qu’elle implique un complot.
« Parler de “propagande médiatique” à propos de la façon dont les choses se passent dans un pays comme les États-Unis, où la presse est réputée entièrement libre et indépendante, est évidemment déjà à soi seul une provocation, que les représentants de la profession et les intellectuels qui s’empressent de prendre leur défense trouvent absolument inacceptable. La raison essentielle de cela est évidemment la supposition absurde que l’utilisation du mot “propagande” pour décrire le fonctionnement des médias dans une société démocratique serait indissociable de l’idée d’une théorie de la conspiration qui suggère, contre toute espèce de vraisemblance, que les médias reçoivent régulièrement les ordres et appliquent consciencieusement les directives du pouvoir politique. Il est pourtant parfaitement possible, comme le fait Chomsky, de parler d’une illusion à propos de ce qu’affirme le principe démocratique - qui énonce que “les médias sont indépendants, déterminés à découvrir la vérité et à la faire connaître”, alors qu’en réalité “ils passent le plus clair de leur temps à donner l’image d’un monde tel que les puissants souhaitent que nous nous le représentions” (****) - et de nier en même temps que les puissants aient besoin de leur imposer leur volonté par des interventions explicites et directes. » (7)

Vis-à-vis des médias, la renommée implique habituellement de jouer le jeu. On ne crache pas impunément dans la soupe de ceux qui détiennent le pouvoir de vous faire connaître.
« Il est fascinant d’observer la façon dont les penseurs les plus subversifs et les plus radicaux, sur le plan politique, une fois qu’ils sont devenus des célébrités médiatiques, semblent perdre à peu près toute espèce de distance critique et toute attitude sélective à l’égard des médias, et s’abstiennent de façon générale prudemment de les contester réellement, alors qu’ils constituent pourtant un élément important et même essentiel du système qu’ils combattent. L’exemple qu’offrent en ce moment deux philosophes comme Onfray et Badiou est de ce point de vue, je l’avoue, tout à fait saisissant pour moi. » (8)

Ai-je dit que quiconque est renommé est dans l’erreur, voire menteur ou faussaire ? Nullement. Simplement qu’il faut craindre la renommée. Chaque cas reste unique et susceptible d’être différent, bien sûr. De même que les champs où la renommée survient obéissent eux-mêmes à des logiques propres.

Prenons le cas des arts. L’œuvre - qu’elle soit picturale, musicale ou même littéraire - constitue un fait distinct de son auteur et susceptible d’être jugé séparément, au point que la renommée peut la concerner parfois davantage que l’auteur lui-même. Il fut un temps où bien des créateurs n’étaient connus que de nom. Aujourd’hui, les occasions de les entendre parler de leurs œuvres se multiplient. Et il est rare qu’il faille s’en réjouir, du moins est-ce mon sentiment. Là aussi, la renommée gâte les choses, en ouvrant bien grande une voie où s’engouffrent l’amour propre, la vanité et le contentement de soi.

L’autre nous est indispensable, assurément. Et dire à l’autre est différent du soliloque, car l’autre peut très certainement nous aider à prendre conscience de nos erreurs. Mais les autres, dès lors qu’ils forment public, sont également différents de l’autre. Méfions-nous d’être approuvé par les autres ; c’est souvent le signe d’une erreur ou d’un mensonge qu’ils nous cacheront d’autant plus aisément qu’ils les confondent avec la vérité.

(1) Frédéric Mitterrand interrogé par Guy Duplat à l’occasion de la sortie de son livre La récréation (Robert Laffont, 2013), in La Libre Belgique du 26 novembre 2013 (je n'ai pas corrigé les terminaisons de « regardait » et « restait » qui correspondent à la troisième personne du singulier, alors que la phrase réclame qu'elles soient adaptées à la première).
(*) Jean-Paul Thomas, “Libérez les mathématiciens ! Un séduisant plaidoyer d’Imre Toth pour réconcilier artistes et savants”, Le Monde des livres, vendredi 3 juillet 2009, p. 7.
(2) Jacques Bouveresse, À temps et à contretemps. Conférences publiques, Collège de France, ebook Kindle, 2012, emplacement 610 (16 %).
(3) George Orwell, “La politique et la langue anglaise” (1946) in Tels, tels étai­ent nos plai­sirs et au­tres es­sais, trad. de l’anglais par Anne Krief, Michel Petris et Jaime Semprun, Ivréa/EdN, 2005, p. 141-​160.
(**) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984.
(***) George Orwell, “Sous vos yeux”, in Essais, articles et lettres, Ivréa, trad. de l’anglais par Anne Krief, Bernard Pecheur, Michel Petris et Jaime Semprun, tome 4, p. 156.
(4) Jacques Bouveresse, op. cit., emplacement 699 (19 %).
(5) Bertrand Russel, “Can Religion Cure Our Troubles ?”, Why I Am not a Christian and Other Essays on Religion and Related Subjects, edited with an Appendix on the “Bertrand Russel Case” by Paul Edwards, A Touchstone Book, Simon & Schuster, New York, 1957, p. 197, cité par Jacques Bouveresse, op. cit., emplacement 981 (26 %).
(6) Bertrand Russel, “The Pursuit of Truth” (1957), Fact and Fiction (1961), Routledge, London and New York, 1994, p. 46, cité par Jacques Bouveresse, op. cit., emplacement 993 (27 %).
(****) Noam Chomsky & Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie, trad. de Dominique Arias, Agone, 2008, p. 13.
(7) Jacques Bouveresse, op. cit., emplacement 817 (22 %).
(8) Jacques Bouveresse, op. cit., emplacement 844 (22 %).

jeudi 15 mai 2014

Note de lecture : George Sand

Une lettre à Flaubert du 14 septembre 1871
de George Sand


Le 14 septembre 1871, George Sand a adressé de Nohant une lettre à Flaubert, lettre qui a été publiée dans le journal Le Temps du 3 octobre 1871 sous le titre “Lettre à un ami”. (1) Sa lecture m’a frappé et j’aimerais dire pourquoi.

Avant tout - je dois le confesser -, j’aime George Sand. Il y a très longtemps de cela, je lus La mare au diable, La petite Fadette et François le Champi avec un plaisir que quelque chose me retenait d’avouer. C’est que son talent fut souvent jugé facile. Quelle erreur ! Sa vie, ses passions, son intelligence, tout la rend estimable. Peut-être mon âge m’incline-t-il à présent à parler de ma tendresse à son égard, elle qui a su faire de la vieillesse quelque chose qui ressemble au bonheur. Peut-être aussi suis-je devenu plus sensible à sa correspondance qu’à ses romans. Peut-être enfin ai-je suffisamment calmé ma rage de justice pour apprécier la façon mesurée dont elle l’a obstinément et raisonnablement recherchée.

Il faut encore que je dise : visiter Nohant - ce que j’ai eu l’occasion de faire - ne peut que renforcer une certaine dilection à son égard. Les lieux sont intacts et empreints de son humeur. On y emménagerait très volontiers, ne serait-ce que pour humer les temps anciens et se donner le loisir de parcourir cette campagne berrichonne qui fut la sienne.

Mais revenons à cette lettre du 14 septembre 1871 et à son contexte, la Commune de Paris récemment réprimée. On imagine difficilement aujourd’hui - alors que l’événement est devenu un mythe révolutionnaire - combien il suscita d’abattement et d’effroi. La France vaincue et occupée par l’armée prussienne avait créé un sentiment de fin des choses empreint d’un grand découragement. Et l’insurrection parisienne fut très souvent vécue comme un désordre de plus. Lorsqu’un fait historique acquiert une valeur à ce point symbolique - comme c’est le cas pour la Commune -, il est indispensable, si l’on tente de voir clair sur ce qu’il fut vraiment, de faire table rase, à la fois de ce que le récit doit à la légende, mais encore et surtout de la suite de l’histoire. Tant d’événements anciens se voient offrir une signification par ceux qui connaissent ce qui s’ensuivit et qui prêtent en conséquence à ceux qui les vécurent des intentions prospectives conformes à ce que les temps postérieurs révélèrent ou à ce qu’il est cru qu’ils révélèrent.

Pour se libérer du mythe, il n’est sans doute pas de meilleur antidote que de mesurer combien les ambitions révolutionnaires les plus estimables furent toujours déçues, au point qu’il convient peut-être de se demander si les mouvements populaires ne sont pas mieux fait pour servir l’arrivisme que l’intérêt collectif. La violence de la révolte, comme celle de sa répression, sert chaque camp lorsqu’il s’agit de se justifier. Et il en va de même des intentions proclamées ou supposées. Mais tout véritable travail historique se doit de faire abstraction de ces partis pris, afin d’étudier les faits et les évaluations auxquelles ils donnèrent lieu sans se préoccuper de ce qui sert un camp ou un autre. Voilà pourquoi il me paraît utile de préciser que je m’intéresse ici à George Sand et à Flaubert, et non à la Commune dont il sera pourtant question.

La profonde amitié qui lia Gustave Flaubert à George Sand - de dix-sept ans son aînée - est d’autant plus intéressante que tout originairement les sépare : le tempérament, le regard sur la vie, la manière d’écrire, et aussi l’espérance politique ; et que leurs divergences les inspirèrent plutôt qu’elles ne les paralysèrent.

George Sand a été conduite à publier une de ses lettres à Flaubert en raison de leurs désaccords à propos de la Commune et de la façon dont il convenait d’interpréter ces événements. Dans un courrier du 8 septembre, Flaubert lui écrivait notamment ceci :
« Pourquoi êtes-vous si triste ? L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le troupeau sera toujours haïssable. Il n’y a d’important qu’un petit groupe d’esprits, toujours les mêmes, et qui se repassent le flambeau. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape, la politique tout entière et la société, jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écœurantes. Nous pataugeons dans l’arrière-faux de la Révolution, qui a été un avortement, une chose ratée, un four, “quoi qu’on dise”. Et cela parce qu’elle procédait du moyen âge et du christianisme. L’idée d’égalité (qui est toute la démocratie moderne) est une idée essentiellement chrétienne et qui s’oppose à celle de justice. Regardez comme la grâce, maintenant, prédomine. Le sentiment est tout, le droit rien. On ne s’indigne même plus contre les assassins, et les gens qui ont incendié Paris sont moins punis que le calomniateur de M. Favre. » (p. 255)

À quoi George Sand commence par répondre ceci :
«  Et quoi, tu veux que je cesse d’aimer ? Tu veux que je dise que je me suis trompée toute ma vie, que l’humanité est méprisable, haïssable, qu’elle a toujours été, qu’elle sera toujours ainsi ? Et tu me reproches ma douleur comme une faiblesse, comme le puéril regret d’une illusion perdue ? Tu affirmes que le peuple a toujours été féroce, le prêtre toujours hypocrite, le bourgeois toujours lâche, le soldat toujours brigand, le paysan toujours stupide ? Tu dis que tu savais tout cela dès ta jeunesse et tu te réjouis de n’en avoir jamais douté parce que l’âge mûr ne t’a apporté aucune déception ; tu n’as donc pas été jeune ? Ah ! nous différons bien, car je n’ai pas cessé de l’être si c’est être jeune que d’aimer toujours. » (p. 259)

Qui peut en déduire la nature de ce qui sépare les deux opinions ainsi très schématiquement saisies ? Des âges, des tempéraments, des convictions, des humeurs, que sais-je encore ? Le fait est que l’attitude de Flaubert doit bien des choses à ceux-là - cyniques, sceptiques et autres sardoniques - qui se réfugient dans la désespérance noble. Et s’il semble, dans l’extrait reproduit, attendre peut-être quelque chose de la science, il n’est que lire Bouvard et Pécuchet pour se convaincre qu’il devinera vite ce qu’elle tendrait à devenir. De son côté, il reste chez George Sand une fougue romantique qui balaie allègrement l’acuité flaubertienne au nom de cet élan du cœur, si cher à Rousseau.

Si la divergence m’intéresse autant, c’est parce qu’elle dépasse - je crois - les lucidités, les compréhensions et les sentiments. On peut aisément identifier quelques déterminants aux positions de chacun, mais on reste alors incapables de mesurer ce que le premier moteur intellectuel pousse parfois à embrasser. Flaubert le prétend : il a désespéré dès son jeune âge et - la cause de la littérature mise à part - il s’est attaché à ne voir que la vanité des êtres et des choses, puisant dans cette clairvoyance ce qui suffit à ne pas se suicider. Non seulement je ne ne suis pas très loin de penser ainsi (si ce n’est que ce ne fut pas précocement), mais je serais prêt à y voir encore quelque illusion à propos des mérites de la clairvoyance, sans pour cela me faire sauter la cervelle. Et cependant, quelle force, quelle saveur et quelle vérité dans la manière de voir de George Sand !

C’est que Flaubert - tout bourru qu’il fut - savait aimer : George Sand bien sûr, mais aussi Tourgueniev par exemple, un Tourgueniev dont le Bazarov de Père et fils (2), tout flaubertien qu’il fut, tomba amoureux d’Anna Sergueïevna. La divergence ne s’en résout pas pour autant ; elle éclaire deux faces d’une même pièce qui, pourtant, jamais ne se regarderont. Et c’est de voir trop longtemps l’une que l’envie vient de retourner la chose pour en voir l’autre côté. Je n’aime jamais tant les hommes que lorsque je jouis et me réjouis solitairement de la nature. Et je ne pardonne jamais si facilement aux hommes de me tant ressembler que lorsqu’ils exhibent leurs plus hideux travers.

George Sand n’est pas à l’opposé de la clairvoyance. Elle en manie une autre, qui refuse le tout ou rien, qui ne néglige pas le bons sens et qui satisfait l’ardeur d’aimer. Et sur le plan moral, je ne puis que la rejoindre. Ainsi, lorsqu’elle parle des inégalités et de l’éducation :
« Ce serait donc uniquement le plus ou le moins de ressources acquises qui classerait les hommes en deux camps distincts : On se demande alors où commence le peuple et où il finit car chaque jour l’aisance se déplace, la ruine abaisse l’un, la fortune élève l’autre ; les rôles changent, celui qui était bourgeois ce matin va redevenir prolétaire ce soir, et le prolétaire de tantôt pourra passer bourgeois dans la journée s’il trouve une bourse ou s’il hérite d’un oncle. Tu vois bien que ces dénominations sont devenues oiseuses et que le travail de classement, quelque méthode qu’on voulût y porter, serait inextricable.
Les hommes ne sont au-dessus ou au-dessous les uns des autres que par le plus ou moins de raison et de moralité. L’instruction qui ne développe que l’égoïste sensualité ne vaut pas l’ignorance du prolétaire honnête par instinct ou par habitude. Cette instruction obligatoire que nous voulons tous par respect pour le droit humain n’est cependant pas une panacée dont il faille s’exagérer les miracles. Les mauvaises natures n’y trouveront que des moyens plus ingénieux et plus dissimulés pour faire le mal.
Elle sera, comme toutes les choses dont l’Homme use et abuse, le venin et l’antidote. Trouver un remède infaillible à nos maux est illusoire. Il faut que nous cherchions tous au jour le jour tous les moyens immédiatement possibles, il ne faut plus songer à autre chose dans la pratique de la vie qu’à l’amélioration des mœurs et à la réconciliation des intérêts
(3). La France agonise, cela est certain, nous sommes tous malades, tous corrompus, tous ignorants, tous découragés : dire que cela était écrit, qu’il doit en être ainsi, que cela a toujours été et sera toujours, c’est recommencer la fable du pédagogue et de l’enfant qui se noie. Autant dire tout de suite : Cela m’est égal ; mais si tu ajoutes : Cela ne me regarde pas, tu te trompes. Le déluge vient et la mort nous gagne. Tu auras beau être prudent et reculer, ton asile sera envahi à son tour et en périssant avec la civilisation humaine, tu ne seras pas plus philosophe pour n’avoir pas aimé, que ceux qui se sont jetés à la nage pour sauver quelques débris de l’humanité. Ils n’en valent pas la peine ces débris ; soit ? Ils n’en périront pas moins, c’est possible ; nous périrons avec eux, cela est certain, mais nous mourrons tout vivants et tout chauds. Je préfère cela à un hivernage dans les glaces, à une mort anticipée. Et d’ailleurs, moi, je ne pourrais pas faire autrement. L’amour ne raisonne pas. Si je te demandais pourquoi tu as la passion de l’étude, tu ne me l’expliquerais pas mieux que ceux qui ont la passion de l’oisiveté n’expliquent leur paresse. » (pp. 263-265)

Je m’en veux de ne pas allonger les extraits cités, car rien dans cette lettre ne mérite d’être négligé. Tout cela est daté, faussé par la proximité, inspiré par l’air du temps, déterminé par l’histoire qui fut sienne. Mais c’est aussi plein de justesse, plein d’intelligence, plein de ferveur. En ce compris lorsqu’elle livre son point de vue sur les événements de la Commune, point de vue que je ne voudrais pas passer sous silence :
« Le peuple démocrate allait forcer le peuple bourgeois à tenir parole. Il s’emparait des canons, il allait les tourner contre les Prussiens, c’était insensé mais c’était grand… Point. Le premier acte de la Commune est d’adhérer à la paix, et dans tout le cours de sa gestion elle n’a pas eu une injure, pas une menace pour l’ennemi, elle conçoit et elle commet l’insigne lâcheté de renverser sous ses yeux la colonne qui rappelle ses défaites et nos victoires. C’est au pouvoir émanant du suffrage universel qu’elle en veut, et cependant elle invoque ce suffrage à Paris pour se constituer. Il est vrai qu’il lui fait défaut ; elle passe par-dessus l’apparence de légalité qu’elle a voulu se donner et fonctionne de par la force brutale, sans invoquer d’autre droit que celui de la haine et du mépris de tout ce qui n’est pas elle. Elle proclame la science sociale positive dont elle se dit dépositaire unique, mais dont elle ne laisse pas échapper un mot dans ses délibérations et dans ses décrets. Elle déclare qu’elle vient délivrer l’homme de ses entraves et de ses préjugés, et, tout aussitôt, elle exerce un pouvoir sans contrôle et menace de mort quiconque n’est pas convaincu de son infaillibilité. En même temps qu’elle prétend reprendre la tradition des Jacobins, elle usurpe la papauté sociale et s’arroge la dictature. Quelle république est-ce là ? Je n’y vois rien de vital, rien de rationnel, rien de constitué, rien de constituable. C’est une orgie de prétendus rénovateurs qui n’ont pas une idée, pas un principe, pas la moindre organisation sérieuse, pas la moindre solidarité avec la nation, pas la moindre ouverture vers l’avenir. Ignorance, cynisme et brutalité, voilà tout ce qui émane de cette prétendue révolution sociale. Déchaînement des instincts les plus bas, impuissance des ambitions sans pudeur, scandale des usurpations sans vergogne, voilà le spectacle auquel nous venons d’assister. Aussi cette Commune a inspiré le plus mortel dégoût aux hommes politiques les plus ardents, les plus dévoués à la démocratie. Après d’inutiles essais, ils ont compris qu’il n’y avait pas de conciliation possible là où il n’y avait pas de principes ; ils se sont retirés d’elle avec consternation, avec douleur, et, le lendemain, la Commune les déclarait traîtres et décrétait leur arrestation. Elle les eût fusillés s’ils fussent restés entre ses mains.
Et toi, ami, tu veux que je voie ces choses avec une stoïque indifférence ? tu veux que je dise : l’homme est ainsi fait ; le crime est son expression, l’infamie est sa nature ?
Non, cent fois non.
[…] » (pp. 270-272)

On retrouve là cette inoxydable contradiction entre le savoir et l’action. Flaubert, homme de savoir, Sand, femme d’action ! Avec ce que peut avoir de court, de réducteur, d’approximatif, l’idée que le savoir ainsi opposé à l’action n’est que froideur et rejet du cœur, comme l’idée que l’action ainsi opposée au savoir ne serait qu’enthousiasme et aveuglement. Peut-on en sortir ? Je l’ignore.

Et voilà bien une ignorance dont je souffre. Dès l’instant où je me résous à trancher pour agir, j’entrevois l’erreur, l’ignorance, la faute ; et lorsque je me réfugie dans la recherche du vrai - ô combien stérile ! -, je pâtis de mon immobilité et de mes doutes. En ces temps d’élections, je rêve d’une possibilité impossible : aller à Nohant et y trouver George Sand, ne serait-ce que pour lui demander de me désigner la candidate ou le candidat dont Flaubert n’aurait pas entrevu qu’elle ou il n’était point comme les autres…

(1) Cette lettre figure in George Sand, Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, Éd. Paleo, Clermont-Ferrand, 2011, pp. 259-272.
(2) Ivan Tourgueniev, Père et fils, trad. de Marc Semenoff, Club bibliophile de France, 1953.
(3) C’est moi qui souligne.