jeudi 22 décembre 2016

Note d’opinion : l’indépendance d’esprit

À propos de l’indépendance d’esprit

Il y a - je crois - une très grande différence entre un esprit libre et un esprit indépendant. Il me semble utile de l’évoquer, car elle n’est que très rarement perçue.

La notion de liberté est polysémique. Ainsi, il est possible de parler de liberté dès lors que la personne n’est pas contrainte, matériellement ou psychologiquement. Tout qui est incarcéré, refoulé, menacé, intimidé peut à juste titre se prétendre privé de liberté, à tout le moins de la liberté d’aller et venir à son gré. Mais la même personne peut également être réputée libre dès lors qu’on lui reconnaît une capacité à concevoir, inventer, imaginer des idées dont on supposerait qu’elle ne les doit qu’à elle-même. Somme toute, cette deuxième notion est proche de ce que la philosophie appela généralement le libre-arbitre, c’est-à-dire cette faculté qu’aurait l’homme de se déterminer par ses seuls choix, sans l’influence d’autre chose que sa volonté. Ceux qui croient au libre-arbitre auraient plutôt tendance à ne voir qu’un seul sens au mot liberté, là où ceux qui inclinent à penser que l’homme est déterminé à son insu à penser ce qu’il pense préféreront distinguer les deux sens, car on peut parfaitement se battre pour être très concrètement exempt de contraintes alors même qu’on doute de sa propre capacité à penser librement.

Évidemment, cette manière de catégoriser les sens du mot liberté est assez formelle. Dans les faits, on use le plus souvent du mot libre sans préciser de quelle liberté il s’agit et même, le plus souvent, sans avoir conscience des distinctions qui mériteraient de lui être appliquées. De la sorte, lorsqu’on parle de quelqu’un qui manifeste un esprit libre, on vise une personne qui dédaigne les contraintes, les menaces et les pressions, tout autant qu’une personne qui fait jaillir d’elle-même des ressources originales, de l’intellect comme de la sensibilité. Prenons un exemple quelque peu incontournable : Oscar Wilde.

S’il est un esprit que l’on qualifia volontiers de libre, ce fut bien celui d’Oscar Wilde. À coup sûr, tout y était : le refus des contraintes, des préjugés, de l’opinion commune ; l’imagination créatrice relative à une poésie qui - à contre-courant de beaucoup - illustrait l’idée que l’esthétique surpassait l’éthique à tous égards ; un comportement insensible aux prescrits légaux. L’étrange culte dont sa tombe au Père-Lachaise est l’objet en témoigne encore aujourd’hui. Bien sûr, Wilde a trouvé son inspiration chez certains de ses maîtres (John Pentland Mahaffy et Walter Pater, par exemple), ce qu’il a volontiers reconnu. Mais il était en même temps habité par la conviction que le génie personnel - qu’il s’attribuait, souvent avec quelque ironie - ne devait rien à personne. Ce qui me semble particulièrement intéressant, dans son cas, est de se reporter à ses déclarations en 1895 lors du procès que déclencha la plainte de Queensberry.

Au cours de ce procès, Oscar Wilde mentit beaucoup. La vérité l’eût précipité vers les sanctions pénales auxquelles, pourtant, il n’échappa finalement pas. Ce qui est remarquable en l’affaire - alors que nous ne sommes plus préoccupés de sa conclusion -, c’est l’usage qu’il fit de sa conception de la poésie, de la littérature, de l’intelligence, du génie pour construire ses mensonges et ses dissimulations ; de même d’ailleurs que de l’effet que ses déclarations pouvaient provoquer au sein du public présent. Certains considèrent d’ailleurs que c’est son esthétisme qui le perdit, arguant de la façon dont il vacilla lorsque Carson, l’avocat de Queensberry, lui demanda s’il avait jamais embrassé Walter Grainger, un domestique, et qu’il répondit que non, son apparence étant « hélas » très laide. (1)

Au cours du procès, Oscar Wilde a notamment été interrogé au sujet d’un texte, “Le prêtre et l’acolyte”, publié en 1894 dans la revue The Chameleon (2), un texte dont l’auteur est resté anonyme et qui sera ultérieurement attribué à Wilde lui-même par certains. Voici l’échange entre Carson et Oscar Wilde, alors que sont d’abord évoquées des contributions - deux poèmes - publiées dans cette même revue par Alfred Douglas, le fils de Queensberry :
« CARSON : Les avez-vous appréciées ?
WILDE : Je pense que ce sont d’extrêmement beaux poèmes, l’un et l’autre.
CARSON : Extrêmement beaux ?
WILDE : Oui.
CARSON : Il y en a un qui est un “Éloge de la honte” ?
WILDE : “Éloge de la honte”.
CARSON : Et l’autre, “Deux amours” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Ces deux amours étaient deux garçons ?
WILDE : Oui.
CARSON : Et l’amour éprouvé par l’autre garçon est “la honte” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Est-ce que cela vous a suggéré quelque…
WILDE : Êtes-vous en train de citer ces poèmes ?
CARSON : Oui. Je les ai ici :
“‘Je suis l’Amour vrai, qui transporte
Le cœur des garçons et des filles d’une mutuelle flamme’
Alors, l’autre dit en soupirant : ‘Va, tu l’emportes,
Je suis l’Amour qui n’ose dire son nom ni révéler son âme.’”
WILDE : Oui, ce sont les derniers vers.
CARSON : Pensez-vous qu’il y a là des allusions inconvenantes ?
WILDE : Non.
CARSON : Avez-vous lu “Le prêtre et l’acolyte” ?
WILDE : Oui.
CARSON : Et vous avez été absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une contribution malséante ?
WILDE : Du point de vue de la littérature, je la trouve tout à fait malséante.
CARSON : Donc, vous la désapprouvez seulement d’un point de vue littéraire ?
WILDE : Pour un homme de lettres, il est impossible de juger un texte autrement que par ses défauts littéraires. Par “littérature”, évidemment, on entend le traitement du thème, le choix du thème, tout… Ce que je veux dire, c’est que je ne pourrais critiquer un livre comme s’il s’agissait d’un fragment de réalité. Je crois que le choix était mauvais, le thème aussi, et le style extrêmement mauvais, et tout le traitement du sujet mauvais. Mauvais !
CARSON : Le traitement était mauvais ?
WILDE : Et le thème aussi. Mais il aurait pu être beau, traité autrement.
CARSON : Je crois que vous êtes dans l’opinion, Mr. Wilde, qu’il n’existe pas de livre immoral ?
WILDE : Oui.
CARSON : Vous avez cette opinion ?
WILDE : Oui.
CARSON : En ce cas, je suppose que je serais en mesure de dire que, à votre avis, ce texte n’était pas immoral ?
WILDE : Il est pire que cela : il est mal écrit.
(rires)
CARSON : C’est l’histoire, n’est-ce pas, d’un prêtre qui tombe amoureux de l’enfant, du garçon qui l’assiste pendant la messe ?
WILDE : Oui.
CARSON : Qui conçoit de la passion pour lui ?
WILDE : Dans le récit, j’ai compris que cette passion n’était pas physique, mais puisque vous avez dit “de la passion”, ce n’est qu’un détail et… Oui.
CARSON : Et alors que cette passion a été conçue pour lui, le jeune acolyte est découvert dans la chambre du prêtre par le vicaire ?
WILDE : Je ne suis pas responsable de cela.
CLARKE
[avocat de Wilde] : Je ne voudrais pas m’interposer, Votre Honneur, mais enfin, alors que le témoin a exprimé sa désapprobation et qu’il a dit qu’il en a ainsi fait sur le moment, il est pour le moins étrange qu’il doive subir un contre-interrogatoire sur le contenu du texte même qu’il a désapprouvé.
LE JUGE : Non pas sur son contenu mais sur son appréciation du contenu, dans la perspective de mesurer ce qu’il voulait dire en déclarant qu’il le désapprouvait.
CARSON : Oui.
LE JUGE : Je pense que cela est assez pertinent.
CLARKE : Nous ne nous occupons pas ici de critique littéraire, ni de goûts en littérature.
CARSON : En aucun cas.
(Revenant à Wilde) Donc, le garçon est surpris par le vicaire dans cette chambre et un scandale s’ensuit ?
WILDE : Mon impression, c’est que le vicaire arrive déjà au courant du scandale, mais je suis prêt à accepter votre interprétation.
CARSON : Il arrive à cette conclusion en découvrant le garçon dans la chambre ?
WILDE : Je ne l’ai lue qu’une fois, et rien ni personne ne pourra m’obliger à la relire. Vous ne pouvez me soumettre à examen quant aux détails de cette histoire. Je n’ai que faire de ce texte.
CARSON : Avez-vous estimé qu’il était blasphématoire ?
WILDE : J’ai pensé que la fin, le récit de la mort, était une violation de tous les canons artistiques régissant la beauté.
CARSON : Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.
WILDE : C’est la seule réponse que je puisse vous donner.
CARSON : L’avez-vous trouvé blasphématoire, sir ?
WILDE : Oui.
CARSON : Je veux voir quelle position vous affectez, à quoi vous posez en la matière.
WILDE : Ce n’est pas une manière de me parler. À quoi je pose ? Je ne pose à rien.
CARSON : Oui… Je vous demande pardon. Je veux voir exactement la position que vous adoptez vis-à-vis de cette publication, sir, et je veux savoir si vous la considérez blasphématoire.
WILDE : La réaction que j’ai eue en lisant ce texte…
CARSON : Répondrez-vous oui ou non ?
WILDE : Je vais répondre à cette question. Ma réaction, dis-je, a été l’aversion et le dégoût.
CARSON : J’ai bien d’autres questions à vous poser. Allez-vous répondre oui ou non, enfin ? Vous êtes un gentleman et comprenez parfaitement les questions. Eh bien, avez-vous considéré cette histoire, “Le prêtre et l’acolyte”, l’avez-vous tenue pour une œuvre blasphématoire, oui ou non ?
WILDE : Je ne l’ai pas considérée comme une œuvre blasphématoire.
CARSON : Très bien. Je suis satisfait de cette réponse.
WILDE : Je l’ai trouvée répugnante.
 » (3)

Avant même de tenter de caractériser en quoi, en l’occurrence, le comportement d’Oscar Wilde rend manifeste ce que l’on a coutume d’appeler un esprit libre, il me semble utile d’ouvrir une parenthèse. Car l’époque actuelle veut que l’on juge très sévèrement les mesures légales anglaises sur la base desquelles Oscar Wilde fut condamné. Il n’est pas inutile de rappeler que la législation en question - à savoir the Offences against the Person Act 1861 -, telle qu’elle fut modifiée en 1885, a notamment servi de base à des condamnations pour homosexualité et pour rapports sexuels avec des mineurs. Les premières de ces condamnations, justifiées par la qualification légale de “grossière indécence” (gross indecency), poursuivent en fait l’objurgation dont l’homosexualité masculine était l’objet depuis très longtemps et qui, à l’époque moderne, fut inscrite dans le système pénal non ecclésiastique par the buggery Act de 1533 ; avant 1861, la sodomie était punie de la peine de mort, peine ramenée à la réclusion puis à l’emprisonnement en raison des difficultés de preuve, mais étendue - du moins en principe - à tout type de relations sexuelles entre hommes. Quant aux secondes, celles qui concernent les rapports avec les mineurs, elles n’étaient possibles, avant 1861, qu’à l’égard des filles âgées de moins de dix ans, âge porté à treize puis quatorze ans en raison de la protection qu’il fut jugé utile d’assurer aux riches héritières qu’un désargenté pouvait être tenté d’engrosser pour accroître ses chances de l’épouser.

La période victorienne fut donc très propice aux discriminations sexuelles et sociales et cultiva l’opprobre envers tout comportement non normé. Et plus on se penche sur le contenu précis des mesures répressives relatives aux rapports sexuels non conventionnels, plus on prend conscience de l’atteinte majeure qu’elles constituent à la liberté de chacun et de la férocité avec laquelle elles flétrissent des inclinations inoffensives. Néanmoins, on reste également étonné du laxisme et de l’indifférence manifestés à l’égard des rapports avec les mineurs, particulièrement lorsqu’il s’agit des classes déshéritées. Cet étonnement est cependant - il faut s’en rendre compte - une réaction partiellement dictée par l’air du temps, car la légitimité des diverses pratiques sexuelles a fortement varié selon les sociétés. Les causes de ces variations restent le plus souvent énigmatiques, même si l’on comprend aisément que ce sont les rapports entre les membres de la société qui déterminent ceux qui, dans le domaine sexuel, sont licites. Par exemple, pour n’évoquer que des temps très proches, dans les années 60 et 70 du siècle passé, une aspiration aux libres échanges sexuels sous toutes leurs formes fut affirmée et tentée, mais elle montra vite ses limites et fut suivie d’un retour vers divers interdits. Ainsi, l’idée que les enfants pouvaient s’ébattre sexuellement avec des adultes fut même défendue (4), alors qu’il s’agit aujourd’hui de pratiques très durement réprimées.

Revenons à présent à la distinction entre esprit libre et esprit indépendant. Oscar Wilde, disais-je, apparaît comme une sorte de paradigme de l’esprit libre, du moins dans le sens que l’on donne communément à cette expression pour désigner celui qui pense et agit à contre-courant des conventions. Dans l’extrait du contre-interrogatoire cité ci-dessus, Wilde ment sur les goûts et les actes qui furent les siens, mais il ne ment pas sur la conception de l’art qu’il croit habile d’opposer aux soupçons de Carson. Et l’excellente opinion qu’il a de sa propre intelligence le conduit à répondre d’une façon somme toute assez naïve qui va le précipiter dans le piège qui lui est tendu. Car affirmer que la littérature n’a que faire de la morale lui permet de ne pas répondre à des questions à l’égard desquelles seul le mensonge flagrant lui épargnerait l’aveu, mais cela lui confère également l’allure de quelqu’un très grandement libre que rien ne pourrait arrêter, pas même lorsqu’il est sur la pente de ce que la loi répute pénalement punissable. À la base de cette posture, il y a quelque chose comme un orgueil satisfait d’être mal compris ou réprimé. Mais si, en l’occurrence, la liberté d’esprit conduira Oscar Wilde à sa ruine, elle obtient assez souvent une reconnaissance sociale qui vaut à son dépositaire d’être vu comme doté d’intelligence, de génie quelquefois, de discernement en tout cas. En réalité, elle est tout aussi souvent la marque d’une illusion, celle de croire que l’esprit libre est apte à voir ce que les autres ne voient pas, notamment grâce au contre-pied pris vis à vis des opinions reçues et des goûts convenus.

Voyons à présent ce que j’appelle un esprit indépendant. Il s’agit presque d’une disposition d’esprit inverse à celle de l’esprit libre, car elle repose sur une grande modestie et une résolution à continûment débusquer en soi-même ce qui limite notre discernement, ce qui restreint notre intelligence des choses, ce qui rend vaine et stérile la surestimation de notre propre valeur. Et face aux idées reçues, aux conventions, aux préjugés, cet esprit-là a compris que la vérité et l’opportun ne résident pas dans leur inversion, mais dans la très malaisée tentative d’en comprendre les causes. Si pareil esprit mérite, selon moi, d’être qualifié d’indépendant, c’est uniquement parce qu’il a la sagesse de ne pas se croire maître de lui-même et dispose ainsi à tout le moins de ce minimum d’indépendance que procure peut-être la perte de l’illusion de n’en pas avoir. Celui-là ne doit pas attendre de reconnaissance sociale, car son manque de foi - ne serait-ce qu’en lui-même - le prive de séduire le nombre. Somme toute, sur le terrain du rapport à soi, l’esprit indépendant est un peu à l’esprit libre ce que, selon Rousseau, l’estime de soi est à l’amour-propre (5).

S’il me faut fournir un exemple d’esprit indépendant, je n’hésiterai pas un instant à citer Montaigne.

(1) Merlin Holland, Le procès d’Oscar Wilde, trad. par Bernard Cohen, Stock, 2005, p. 319.
(2) Ce texte, dans la traduction d’Albert Savine, est consultable sur Internet.
(3) Merlin Holland, Op. cit., pp. 130-134. Je n’ai pas reproduit ici la totalité des questions posées à propos du “Prêtre et l’acolyte” qui se poursuivent encore, plus précisément au sujet des paroles sacramentelles prononcées par le prêtre au moment où celui-ci entraîne l’acolyte dans la mort ; mais l’extrait, déjà long ainsi, me paraît suffisant pour illustrer mon propre propos.
(4) Je ne vise pas seulement ici des polémiques publiques, telle celle qui ne cessa de rebondir autour des récits et des déclarations de Gabriel Matzneff, mais également des pratiques au sein de certains phalanstères hippies, lesquels n’admettaient aucune barrière à leur conception très extensive du free love.
(5) Cf. notamment Jean-Jacques Rousseau, "Deuxième dialogue", in Œuvres complètes, t. I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1959, pp. 805-806.

mardi 29 novembre 2016

Note sur une œuvre : Noam Chomsky

Noam Chomsky

Est-il possible d’étudier l’activité politique avec une rigueur telle que l’on puisse espérer en comprendre les constantes et les particularités ? Rien a priori ne semble l’exclure, si ce n’est que le domaine relève des sciences sociales, avec toutes les spécificités d’un objet qui se confond avec l’observateur et porte notamment sur des opinions. Pourtant, le plus souvent, la science politique, telle qu’elle est pratiquée dans le milieu académique, a depuis longtemps cédé aux démons conjugués du commentaire spontané, de la prévision prophétique et du journalisme immédiat (1). Et que dire alors de ceux qui s’y risquent alors même qu’ils ne peuvent justifier que de compétences étrangères à la chose ? Personne peut-être n’illustre aussi parfaitement cette gageure que Noam Chomsky.

Il ne convient évidemment pas de se prononcer sur la sincérité de Chomsky lorsque celui-ci énonce des thèses politiques qui font de la grande finance internationale et de la puissance des États-Unis d’Amérique les principaux responsables des conditions pénibles auxquelles sont confrontés les déshérités du monde ; ni même sur le bien-fondé de ces opinions. Ce qui mérite d’être observé - en l’occurrence - ce sont les diverses spéculations et prises de position dont Chomsky s’est fait une spécialité dans de multiples livres et interviews et qui lui ont valu une renommée dépassant très largement celle qu’il doit à ses travaux en linguistique. Or, que connaît-il de ce dont il parle ? Rien de plus que ce que tout un chacun peut espérer en savoir, alors même qu’il n’a ni l’idée ni les moyens de mettre en œuvre le début d’une étude critique des causes et des effets dont dépend le devenir politique, économique et social du monde.

On me répondra peut-être que Chomsky a le droit - comme tout un chacun - d’exprimer des opinions politiques et de les argumenter, d’autant que, après tout, politologues et journalistes ne font rien d’autres ni ne prennent davantage de précautions que lui lorsqu’ils se piquent d’emballer leurs opinions dans ce qu’un de mes amis a l’habitude d’appeler ironiquement des considérations distinguées. Seulement voilà : Chomsky arc-boute la diffusion de ses opinions sur sa stature de chercheur reconnu, ce qui représente une usurpation d’autorité. Il est peu de choses aussi détestables que cette propension qu’ont certains savants à user du respect qu’inspire la renommée d’intégrité intellectuelle de leur parole pour formuler, dans des domaines qui ne sont pas de leur compétence, des conjectures spontanées qui le disputeraient souvent aux propos de comptoir échangés par des consommateurs éméchés. Bien mieux : Chomsky défend âprement cette parole militante de l’intellectuel et montre du doigt ceux qui se taisent.

Chomsky s’est vu entraîné dans de nombreuses polémiques publiques. À propos de celle qui porte sur le rôle des intellectuels et de leur engagement politique, il a inspiré une attitude qui va jusqu’à dénoncer le silence de ceux qui savent. (2) Là aussi, certains seraient tentés de s’exclamer : c’est la moindre des choses. Oui, mais on n’aperçoit pas ce qui distingue la dénonciation de crimes d’une idéologie partisane qui se complaît volontiers à qualifier de la sorte ce qui ne mérite précisément pas de l’être « by moral standards ». Ce qui signifie que cet engagement ne convainc que les convaincus. Ce qui signifie aussi que l’effet que pourrait avoir la protestation occasionnelle face à un crime patent (qui est réellement la moindre des choses que l’on puisse attendre d’un intellectuel comme de quiconque) est grandement annihilé dès lors qu’elle émane d’un activiste dont la protestation est devenue un mode de vie.

Je n’évoquerai pas les différentes proclamations étonnantes (3) qui valurent à Chomsky des réactions indignées, y compris parmi certains de ses partisans, si ce n’est pour illustrer sa capacité à l’erreur dans le domaine politique, erreur qui sanctionne une attitude et qui dissuade de le prendre au sérieux. La question de savoir s’il avait tort ou raison dans tel ou tel cas est d’assez peu d’importance ; le fait est qu’il parle pour convaincre et n’y parvient pas, allant même jusqu’à susciter un rejet général d’opinions qui pouvaient, à l’occasion, contenir une part importante de vérité. (4)

Si je me tourne à présent vers l’œuvre de Chomsky dans le domaine de la linguistique (dont je m’empresse de dire que je ne suis pas un spécialiste), un contraste me frappe. Car cette œuvre est construite contre ce que je suis tenté d’appeler des objectivismes, le behaviorisme d’une part et le structuralisme de l’autre. Ce que Chomsky propose, dès 1957, c’est d’envisager le langage comme une faculté qui doit ses principales caractéristiques à des formes partiellement innées. À l’époque - beaucoup moins aujourd’hui, fort heureusement -, l’affirmation d’innéité est regardée par les intellectuels de gauche avec une très grande méfiance, l’influence du milieu, l’acquis, restant considéré comme l’origine la plus probable du comportement humain. Voir le langage comme quelque chose qui doit principalement ce qu’il est à des potentialités performatives inscrites dans la physiologie du cerveau présente donc un contraste étonnant avec ce que deviendront les engagements politiques de Chomsky.

Le point de départ de l’hypothèse ainsi formulée est le constat que les langues - aussi différentes puissent-elles nous apparaître - partagent en fait certaines homologies profondes qui laissent croire qu’elles ne se sont pas construites et n’ont pas évolué au hasard de contingences phonétiques ou syntagmatiques. L’hétérogénéité que semble nous offrir les langues ne serait qu’apparente et superficielle. Voilà ce qui expliquerait l’extraordinaire facilité avec laquelle un enfant apprend sa langue maternelle, à savoir cette prédisposition cérébrale qui confère à toute langue, quelle qu’elle soit, une forme qui n’a rien d’arbitraire. Ce sont ces règles premières auxquelles s’applique le nom de grammaire générative et transformationnelle.

La façon dont je viens ainsi de présenter l’hypothèse linguistique de Chomsky - à laquelle il apporta continûment de nouvelles modalités explicatives (tel le programme minimaliste en 1995) - est honteusement sommaire. Je n’ai ni les compétences ni ici l’espace nécessaire pour m’engager plus avant dans les nombreux travaux qu’il a articulé sur cette hypothèse. En fait, mon but en l’occurrence est surtout de montrer tout l’intérêt de cette approche, en ce qu’elle s’engage sur le terrain très malaisément explorable de la spécificité du langage humain. Est-il en effet question plus interpellante que celle des conditions dans lesquelles ce langage a été rendu possible, des caractéristiques qui lui confèrent sa spécificité et de l’impact qu’il a pu avoir sur l’animal humain ? Et, à n’en pas douter, il s’agit d’une question au fumet nettement philosophique.

Outre l’importance de la question posée, il faut également saluer les efforts que Chomsky a consentis pour analyser en quoi les langues offriraient - principalement au niveau de leurs structures profondes - de quoi alimenter des éléments de preuve propres à consolider son hypothèse première. Sur ses discussions avec des philosophes tels que Quine, Davidson, Putnam et Searle, il me semble qu’il y a lieu d’être plus circonspect, même si je dois avouer d’emblée n’en avoir pas étudié toutes les argumentations. Il faut dire qu’il y a chez Chomsky une certaine propension à se positionner à l’égard des propositions philosophiques sur la seule base de leur impact sur sa propre théorie du langage. On en a eu un exemple dès ses débuts, alors qu’il rend hommage à Descartes d’une façon quelque peu étonnante, séduit qu’il semble alors par la thèse de l’animal-machine. Dans une conférence donnée à Berkeley en 1967, il dit notamment ceci :
« Un point particulièrement crucial dans le contexte est le très grand intérêt pour les potentialités et les capacités des automates, problème qui a intrigué l’esprit du XVIIe siècle autant qu’il intrigue le nôtre. J’ai mentionné ci-dessus qu’on commence lentement à percevoir qu’une faille significative, plus précisément un gouffre béant, sépare le système de concepts dont nous saisissons assez bien le sens, d’une part, et la nature de l’intelligence humaine, d’autre part. Une telle perception est à la base de la philosophie cartésienne. Descartes arriva aussi, dès le début de ses recherches, à la conclusion que l’étude de l’esprit nous confronte à un problème de qualité de complexité et non pas seulement de degré de complexité. Il pensait avoir montré que l’entendement et la volonté, les deux propriétés fondamentales de l’esprit humain, impliquent des capacités et comportent des principes que même le plus complexe des automates ne peut pas réaliser. » (5)
Il ajoutait, parlant de certains des continuateurs de Descartes :
« Les cartésiens essayaient de montrer que même si on affine, on clarifie et on pousse à la limite la théorie des corps, elle reste encore incapable de rendre compte de faits évidents à l’introspection et qui nous apparaissent également lorsque nous observons les actions des autres. En particulier, elle ne peut rendre compte de l’emploi normal du langage humain, de même qu’elle ne peut expliquer les propriétés fondamentales de la pensée. Il devient par conséquent nécessaire d’invoquer un principe entièrement nouveau, en termes cartésiens, de postuler une seconde substance dont l’essence est la pensée, accolée au corps, avec ses propriétés essentielles d’étendue et de mouvement. Ce principe nouveau a un “aspect créateur” qui est clairement mis en évidence dans ce que nous pouvons désigner comme “l’aspect créateur de l’utilisation du langage”, la faculté spécifiquement humaine d’exprimer des pensées nouvelles et de comprendre des expressions de pensée nouvelles dans le cadre d’un “langage institué”, produit culturel soumis à des lois et à des principes qui lui sont en partie propres et qui reflètent en partie des propriétés générales de la pensée. Ces lois et ces principes, affirme-t-on, ne sont pas formulables en termes de concepts, même les plus généraux et les mieux élaborés, propres à l’analyse du comportement et de l’interaction des systèmes physiques, et ils ne sont pas réalisables par un automate, fût-il le plus complexe. En fait, Descartes affirmait que la seule indication certaine qu’un autre corps possède un esprit humain au lieu d’être un simple automate, c’est son aptitude à utiliser le langage de façon normale. Et il arguait que cette aptitude ne peut être décelée chez l’animal ni chez l’automate qui, sous d’autres aspects, montrent des signes apparents d’intelligence supérieurs à ceux de l’homme, même si un tel organisme ou une telle machine pouvait être aussi pleinement doté que l’homme des organes physiologiques nécessaires pour produire le discours. » (6)

Même si on tient compte de l’époque déjà ancienne où ces mots furent prononcés, il est difficile de ne pas y voir une forme assez étrange de naïveté. Car enfin, ce qui est à l’origine du dualisme de Descartes, c’est d’abord et avant tout l’élection divine dont l’homme serait le bénéficiaire, alors que le dualisme chomskyen représente au contraire le principe originaire dont découleraient la nature quasi extra-corporelle du langage et ses capacités créatrices. J’ai le sentiment qu’en creusant cette différence fondamentale, on en viendrait à se demander ce qui a poussé Chomsky à se réclamer de Descartes. C’est également ce que suggère la conférence qu’il a prononcée en 1968 sous le titre “Philosophie et linguistique” (7) et au cours de laquelle il manifesta le désir de résoudre la question de savoir si c’est la philosophie qui pouvait aider les recherches en linguistique ou si ce ne serait pas plutôt la linguistique qui pouvait faire progresser la philosophie.

Somme toute, Chomsky offre une excellente occasion de mesurer combien il est utile de ne jamais aborder une œuvre sur le mode du tout ou rien. L’approche critique réclame de faire la part de chaque propos, de chaque attitude, sans jamais présumer que l’un ou l’une puisse révéler la vérité des autres. Il est trop patent que l’homme est complexe et contradictoire que pour se satisfaire d’un jugement global, à tout le moins lorsqu’il s’agit de quelqu’un de qui on attend une hauteur de vue propre à le distinguer du commun.

(1) Cette dérive doit beaucoup à une marée (« une marée de merde » comme l’appelait Simon Leys en s’inspirant de Flaubert) qui submerge les universités et qui tend à subordonner leur financement à une orientation des recherches dans le droit fil des attentes des milieux d’affaires et des opinions les plus médiatisées.
(2) Cf. à ce sujet Stanley Cohen, States of Denial : Knowing about Atrocities and Suffering of Others, Polity Press, 2001 : « Intellectuals who keep silent about what they know, who ignore the crimes that matter by moral standards, are even more culpable when their society is free and open. They can speak freely, but choose not to. » p. 286.
(3) J’ai en tête des polémiques telles celles qu’il suscita en 1977 à propos du Cambodge ou en 1979 à propos de l’affaire Faurisson.
(4) Par exemple, lorsqu’on parcourt un livre comme How the world works (Pinguin Books, London, 2011) qui rassemble quatre textes (“What Uncle Sam Really Wants”, “The Prosperous Few And The Restless Many”, “Secrets, Lies And Democracy” et “The Common Good”), on est frappé par l’assemblage qu’il offre de constats difficilement contestables et leur idéologisation au sein d’une doctrine qui, pour le moins, laisse sceptique.
(5) Noam Chomsky, Le langage et la pensée, trad. par Jean-Louis Calvet et Claude Bourgeois, Éd. Payot & Rivages, 2012, p. 38.
(6) Ibid., pp. 39-40.
(7) Ibid., pp. 283-338.

mardi 1 novembre 2016

Note de lecture : Jacques Bouveresse et Valéry

De la philosophie considérée comme un sport
de Jacques Bouveresse


Les éditions Agone de Marseille ont créé une collection - intitulée “Cent mille signes” - qui ambitionne de « redonner ses lettres de noblesse à la brochure, au livret, à l’opuscule et répondre ainsi aux temps de lecture et aux digestions incompatibles avec les pavés dans un monde où l’imagination née de l’écrit est toujours plus recouverte d’images à courte vue » (deuxième de couverture). L’idée me paraît intéressante, même si la lecture de textes relativement courts ne peut évidemment remplacer l’immersion dans une œuvre.

Je m’en suis procuré un, celui de la plume de Jacques Bouveresse consacré à un texte déjà publié en décembre 2013 dans la revue Littérature et intitulé : De la philosophie considérée comme un sport (1).

On sait tout l’intérêt que Jacques Bouveresse manifeste depuis longtemps pour Paul Valéry. Je dois confesser que cela ne m’avait pas encore incité à le lire, retenu sans doute par sa réputation d’antidreyfusard actif, peut-être aussi par une stupide rancune envers celui qui, lorsqu’il prit séance à l’Académie française, méprisa subtilement Anatole France, peut-être encore par le sentiment mal étayé d’une certaine arrogance. Mais j’ai trouvé dans ce petit opuscule de quoi éveiller un intérêt dont je m’interroge sur la force : sera-t-elle suffisante pour que j’envisage de le lire plus amplement ? Vais-je m’immerger dans l’œuvre de Valéry ? L’enjeu n’est pas tant d’éveiller de la curiosité à l’égard d’un auteur renommé que de choisir d’y consacrer un temps dont je prive d’autres auteurs qui pourrait peut-être m’apporter davantage.

Je voudrais fournir quelques exemples de passages du texte de Bouveresse qui ont éveillé en moi quelque chose comme un appétit de lire Valéry.

Ceci d’abord :
« Dans le questionnement philosophique, le mot, qui ne devrait être justement qu’un moyen et un instrument, “se change en énigme, en abîme, en tourment de la pensée” (*1). Une idée à laquelle Valéry tenait particulièrement et sur laquelle il est revenu sans cesse est que “Nous ne comprenons les autres, et […] nous ne nous comprenons nous-mêmes, que grâce à la vitesse de notre passage par les mots. Il ne faut point s’appesantir sur eux, sous peine de voir le discours le plus clair se décomposer en énigmes, en illusions plus ou moins savantes.” (*2) Dans la philosophie, et au degré le plus extrême dans la métaphysique, le mot présente l’inconvénient de ne plus fonctionner comme un passage que nous devons emprunter et franchir le plus rapidement possible pour accéder à ce qui nous importe réellement, mais essentiellement comme un retardeur et un obstacle qui, tout en excitant et en exaspérant de façon torturante le désir de comprendre, rend tout simplement impossible la compréhension. C’est à un petit nombre de mots qui possèdent au plus haut point ce genre de pouvoir, et tout particulièrement à l’un d’entre eux, que la philosophie doit pour l’essentiel son existence : “Déification du verbe être, voilà la moitié de la philosophie.” (*3) » (pp. 12-13)

Et aussi ceci :
« C’est ma vie même qui s’étonne, et c’est elle qui me doit fournir, si elle le peut, mes réponses, car ce n’est que dans les réactions de notre vie que peut résider toute la force, et comme la nécessité, de notre vérité. La pensée qui émane de cette vie ne se sert jamais avec elle-même de certains mots, qui ne lui paraissent bons que pour l’usage extérieur : ni de certains autres, dont elle ne voit pas le fond, et qui ne peuvent que la tromper sur sa puissance et sa valeur réelle.” (*4)
Il va sans dire que des mots comme “vie”, dans des passages de cette sorte, doivent être écrits avec une minuscule et utilisés d’une façon qui ne peut susciter aucun besoin de s’interroger sur ce qu’ils disent. Valéry mentionne précisément le mot “Vie” (avec majuscule), de même que celui de “Temps”, comme faisant partie de ceux qui ont une tendance particulière à nous faire croire qu’ils ont plus de sens que de fonctions et également plus de valeur que de sens véritable. Il dit aussi que “toute philosophie où le mot
vie est explicateur est nulle à ses yeux”. (*5) Il ne peut donc s’agir, dans le passage cité, de l’utiliser philosophiquement pour expliquer une chose qui aurait besoin de l’être. » (pp. 26-27)

Et encore ceci :
« Revenant après coup sur la façon dont il avait procédé […] dans la rédaction de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), [Valéry] écrit : “L’embarras de devoir écrire sur un grand sujet me contraignit à considérer le problème et à l’énoncer avant que de me mettre à le résoudre. Ce qui n’est pas, en général, le mouvement de l’esprit littéraire, lequel ne s’attarde pas à mesurer l’abîme que sa nature est de franchir”. (*6)
C’est probablement dans la philosophie que l’abîme est à la fois le plus grand et franchi avec le plus de témérité (ou d’inconscience). Valéry n’hésite pas à caractériser la philosophie comme étant “le lieu des problèmes que l’on ne sait pas énoncer”. (*7) Mais le fait qu’on ne sache pas les énoncer ne dissuade pas le philosophe de se croire néanmoins capable de les résoudre et de chercher à donner l’impression de l’avoir bel et bien fait. Valéry parle à ce propos d’une ruse qui permet à l’être humain de faire passer l’art avec lequel il réussit à exprimer les questions insolubles pour une réponse qui leur est donnée :
“L’homme est si malin que ses pensées sans réponse il a trouvé le moyen de leur répondre et de tromper la douleur que lui font des questions insolubles… par l’art de les exprimer. Pendant qu’il fabrique les belles phrases, les sombres développements, pendant qu’il se bâtit une pure et savante prison logique, la souffrance et la peur se changent en ressource de son orgueil, et s’oublient profondément à se regarder.” (*8)
Une remarque très suggestive, que Valéry fait presque comme en passant, dans les
Cahiers, à propos de la métaphysique, est que ses problèmes “sont les problèmes de la sensibilité qui prennent le langage de l’intellect”. (*9) Une façon de comprendre cette affirmation pourrait être de dire que, dans le questionnement métaphysique, l’humiliation et la souffrance que la résistance invincible des questions insolubles inflige à la sensibilité sont surmontées par la transformation subreptice de la difficulté en un problème que l’intellect peut traiter en donnant une impression de supériorité et de maîtrise qui constitue pour l’esprit, à défaut d’une solution réelle, au moins une sorte de satisfaction d’amour-propre et de revanche sur le sort. » (pp. 28-30) (2)

Et puis ceci aussi :
«  Il se pourrait […] que le problème qui est supposé constituer la question métaphysique par excellence, celui de l’existence, soit lui-même dépourvu de sens, parce qu’exister est une fonction dont l’exercice, pour l’existant, ne pourrait être que compliqué et compromis, et non pas amélioré, par la compréhension de ce qu’elle est. Peut-être nous faut-il admettre que : “L’existence n’est pas compatible avec la connaissance ou la connaissance des conditions de l’existence : elle ne supporte pas le raccourci d’elle-même - ni le tableau de la faiblesse, du hasard, de l’inutilité ; ni le prolongement des prévisions et des raisonnements. / D’où une Religion mit au bout de l’existence une autre existence satisfaisante et comme condition - souffrir celle-ci” (*10) » (p. 38)

J’aurais pu citer encore d’autres passages du texte de Bouveresse. Pour ne pas allonger la présente note, je vais me contenter (même si je recule généralement devant les courtes citations) de deux phrases :
« “Des gens oublient dans la démence leur personnalité ; ils conservent un Moi ; aussi inexistant, si vous voulez, et aussi nécessaire que l’est, par exemple, le centre de gravité d’une bague.” (*11) » (p. 43)
« […] ce qui n’existe que moyennant un nom n’est guère qu’un nom” (*12) » (p. 45)

Alors voilà ! Est-ce là suffisant pour surmonter mes préjugés et me plonger dans son œuvre ?

Pour surmonter mes préjugés, sûrement. D’autant que pareille opinion préconçue ne mérite rien d’autre - en toute hypothèse - que d’être dépassée. Il n’existe aucun auteur renommé de qui on ne puisse rien apprendre, aussi détestables soient certains de ses jugements, de la même manière qu’il n’existe aucun auteur qui ne soit critiquable, aussi acceptables que soient la plupart de ses positions et de ses manières. Tout cela sans jamais oublier que les appréciations en cause peuvent se révéler erronées, aussi bien lorsqu’on s’attache à les croire très fondées.

Alors que je me posais ces questions, j’ai parlé de Valéry avec un ami que je savais assez remonté contre lui. Et il m’a expliqué que, de tout ce qu’il reprochait à Valéry, ce sont les bêtises qu’il aurait proférées à propos de Pascal qu’il lui pardonne le plus difficilement. Je me suis empressé d’aller lire ces bêtises : un texte de 1923 sollicité par La revue hebdomadaire à l’occasion du troisième centenaire de la naissance de Pascal et un commentaire de ce même texte, publié en 1930 sous le titre “Variation sur une pensée”. La pensée en question n’est rien d’autre que ce célèbre « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye » (3) Valéry y voit un poème (et non une pensée) et juge Pascal insincère en la circonstance, car il évoquerait une frayeur en contradiction avec sa foi. Valéry a notamment écrit ceci :
« Cette phrase, dont la force de ce qu’elle veut imprimer aux âmes et la magnificence de sa forme ont fait une des paroles les plus fameuses qui aient jamais été articulées, est un Poème
et point du tout une
Pensée.
Car
Eternel et Infini sont des symboles de non-pensée. Leur valeur est toute affective. Ils n’agissent que sur une certaine sensibilité. Ils provoquent :
la sensation particulière de l’impuissance d’imaginer.
Pascal introduit dans la littérature l’usage ou l’abus de ces termes, très bons pour la poésie, et qui ne sont bons que pour elle.
Il en compose une disposition symétrique, une sorte de
figure d’équilibre formidable, à l’écart de laquelle il place en opposition, (et comme l’homme isolé, perdu dans les cieux insignifiant et pensant) son : M’EFFRAYE. Observons comme tout l’inhumain qui règne dans les Cieux est établi, représenté par cette forme de grand vers, dont le mots de même fonction s’ajoutent et se renforcent dans leurs effets : substantif et substantif, silence avec espace ; épithète avec épithète : infini étale éternel.
Ce vaste vers construit l’image rhétorique d’un système complet en soi-même, un “UNIVERS”…
Quant à l’humain, à la vie, à la conscience, à la terreur, cela tient dans un rejet : M’EFFRAYE.
Le poème est
parfait. » (4)
Et il a aussi écrit ceci :
« On s’est diverti, d’abord, à faire observer que le sentiment général des hommes religieux en présence du ciel nocturne, pur tout ensemencé d’étoiles, est merveilleusement contraire à celui que nous dit ressentir Pascal.
Ils voient Dieu dans ce vide semé de feux.
Ils l’entendent. Le silence éternel leur sonne un concert éclatant de louanges universelles.
Mais cependant que la considération de la nuit les excite, les exalte à ce point, pages, juifs ou chrétiens, elle accable, elle opprime Celui
qui avait déjà trouvé (*13)
Le fait n’est pas contestable. Le contraste est évident. Ce désaccord si manifeste doit signifier quelque chose.
Je sais bien que le ciel de Pascal n’est plus le Ciel des anciens enthousiastes.
Copernic et Kepler sont venus ; et Galilée. La Terre dans le ciel devient fort peu de chose. L’homme n’est plus au centre du Tout. On commence de trouver difficile à penser que ce Tout est créé pour lui, qu’il est l’objet d’une attention privilégiée de la Toute-Puissance. Au ciel revu par les lunettes et corrigé par la nouvelle astronomie, Pascal découvre de son côté de nouvelles raisons de craindre.
Il ne voit rien dans le monde dont il ne sache extraire son poison. Il en tire des cieux. Il est affreusement avide de tout ce qui le déprime, incapable de s’abstraire de son intérêt personnel. Il ne peut accepter de n’être que ce qu’il est. Il ne lui suffit pas d’être Pascal… Qui sait s’il n’a pas trop profondément et amèrement ressenti la gloire de
Des Cartes, dont il a constamment essayé d’abaisser les mérites et de railler les grands espoirs ; et si une pointe de jalousie atroce, une épine secrète dans son cœur…
Le commencement de son entreprise de destruction générale des valeurs humaines se trouve peut-être dans quelque souffrance particulière de son amour de soi. Il est des rivaux si redoutables qu’on ne les peut ravaler qu’en rabaissant toute l’espèce.
 » (5)

Ai-je besoin de dire en quoi cela me semble, à moi aussi, très affligeant ? Toutes les Pensées tendent évidemment à fonder la confiance placée en Jésus sur l’hypothèse première que Dieu n’existe pas. Eternel et Infini, des symboles de non-pensée ! Faut-il pousser loin le désenchantement du langage pour en arriver là : des « non-noms », somme toute ! Que serait donc un langage inapte à désigner l’inconnu ? En l’occurrence, la qualification de poème semble surtout là pour asseoir la thèse de l’insincérité. D’autant que l’éloge empoisonné d’un Pascal ciselant ses phrases voue son œuvre entière aux immondices.

Pour ne pas rester sur cette impression, j’ai lu encore Monsieur Teste : La soirée, La lettre de Madame Émilie Teste et les Extraits du Log-book (6). Pour le dire d’un mot, je suis troublé par cette espèce de vanité à la puissance dix qui amène Valéry à dresser le portrait d’un homme dont les qualités seraient à ce point voilées aux autres qu’elles ne pourraient se traduire que par un respect à jamais inexpliqué. Il y a incontestablement des choses intéressantes dans cette tentative, des choses sur lesquelles je ne puis actuellement m’appesantir, tant une autre me préoccupe. Et cette autre, c’est l’hypothèse - actuellement malaisée à écarter d’un seul coup d’un seul - que Jacques Bouveresse, dans De la philosophie considérée comme un sport, aurait sélectionné des extraits qui oblitèrent un peu l’ambiguïté de Valéry : derrière celui qui refuse de se laisser entraîner par les mots, il y aurait peut-être l’ambitieux cherchant à trouver dans sa propre pensée une hauteur apte à ne voir les autres que du dessus.

Tout cela est incertain, oscillant et insuffisamment étayé. Je n’en parle que pour indiquer combien il me semble parfois malaisé d’entreprendre une lecture assez complète d’un auteur. Et combien aussi, il s’impose de remettre sans cesse en cause ses propres jugements antérieurs, lesquels représentent continûment de sérieuses entraves à l’examen un tant soit peu lucide des œuvres.

(1) Jacques Bouveresse, De la philosophie considérée comme un sport, Agone, Cent mille signes, Marseille, 2015.
(*1) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1317.
(*2) Paul Valéry, Op. cit., p. 1318.
(*3) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 620.
(*4) Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La pléiade, vol. 1, 1957, p. 1319.
(*5) Paul Valéry, Op. cit., p. 1317.
(*6) Paul Valéry, Op. cit., p. 1153.
(*7) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 587-8.
(*8) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 533-4.
(*9) Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, La Pléiade, vol. 1, 1973, p. 575.
(2) En lisant ceci, je dois avouer avoir eu immédiatement Heidegger en tête.
(*10) Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, IV, p. 303.
(*11) Paul Valéry, “Lettres à Albert Coste”, Op. cit., p. 269.
(*12) Paul Valéry, Cahiers, XVII, p. 23.
(3) Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(4) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 788.
(*13) « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » (Pensées, Le livre de poche, p. 579). [Lafuma, 919, p. 367]
(5) Paul Valéry, Œuvres, tome I, Librairie générale française, 2016, p. 792 et p. 794.
(6) Ibid., pp. 995-1051.

Autres notes sur Bouveresse :
La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité & la vie
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique”
Essais VI. Les lumières des positivistes
Qu’est-ce qu’un système philosophique ?
Le danseur et sa corde
Nietzsche contre Foucault
Jacques Bouveresse est mort
Les foudres de Nietzsche et l'aveuglement des disciples

dimanche 23 octobre 2016

Note de lecture : Maurizio Bettini

Éloge du polythéisme
de Maurizio Bettini


Répétons-le : ce qui mérite d’être lu est bien malaisé à détecter. Et lorsqu’on se borne à se laisser séduire par un article de presse vantant les qualités d’un livre, on court un risque : celui de la déception.

Le mois passé, j’avais noté l’existence - suite à la lecture d’un article de Vincent Azoulay (1) - d’un ouvrage de Maurizio Bettini consacré au polythéisme antique. Azoulay est d’abord un historien œuvrant dans le monde académique et il ne me semblait pas trop imprudent de donner du crédit à son avis. Ensuite, il louangeait le livre de Bettini sans l’ombre d’une restriction : « un essai percutant » écrit par un « éminent savant italien » qui « fonde sa démonstration sur des comparaisons raisonnées, conformément à l’approche anthropologique dont il est un des grands représentants » ; un « livre [qui] est […] un formidable exercice spirituel (sic !) offert à la méditation de chacun d’entre nous ».

J’avais bien remarqué que l’article d’Azoulay évoquait des voies empruntées par Bettini qui me semblaient à première vue très périlleuses. Ainsi, cette question : « Serait-il possible aujourd’hui de promouvoir activement certaines attitudes mentales propres au polythéisme pour rendre plus sereines les relations entre les différentes religions ? » ; et de répondre : « C’est ce que suggère Maurizio Bettini dans un vibrant plaidoyer en faveur de la curiosité en matière religieuse ». Ou encore ce constat : « Le statut de l’écriture dans les religions du Livre est un puissant frein qui tend à bloquer les processus d’échange religieux. » ; et d’ajouter : « Face à ces obstacles, Maurizio Bettini place ses espoirs dans la perte de vitesse de l’écriture comme moyen de communication, au sein d’un monde numérique en pleine expansion ». Mais ce sont là des contrariétés qu’il faut habituellement surmonter, faute de laisser l’humeur vous distraire d’œuvres importantes à partir d’un éventuel malentendu.

J’ai donc commandé le livre, pas bien gros ai-je constaté lorsqu’il me fut remis. Puis, je l’ai lu. Et la franchise me contraint à présent à dire que, selon moi, il est plein de sottises.

Maurizio Bettini est un philologue et anthropologue italien qui a écrit de nombreux livres (que je n’ai pas lus) sur les mythes antiques. Il a donc publié en 2014 un éloge du polythéisme (2) qui a depuis lors été traduit en français (3).

Son ambition est d’évoquer ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, et non ce que nous sommes en mesure d’apprendre à propos de ces mêmes religions. Où réside la différence ? Et bien en ceci que le premier projet repose sur l’idée qu’il convient de rechercher l’usage qu’il est possible de faire aujourd'hui des connaissances accumulées au sujet des religions antiques. Alors que le second prédispose seulement à poursuivre des recherches dont on peut espérer qu’elles nous permettent de mieux les connaître et, en conséquence, de se déprendre de ce que notre époque projette souvent insidieusement sur elles. On comprend ainsi d’emblée en quoi le premier projet peut nuire au second. Si Bettini a choisi le premier, c’est très probablement - au moins en partie - parce qu’il succombe à ce courant récent des sciences sociales qui se veut pragmatique (4). Il ne se fait d’ailleurs pas faute de se revendiquer de William James :
« Dans son pragmatisme, en effet, James évaluait l’hypothèse polythéiste en ce qu’elle pouvait valoir pour l’individu : “cash-value” est cette formule qui lui est chère et qu’il utilisera aussi dans sa réflexion sur la religion. Ainsi que James l’a répété à plusieurs reprises, le “cash-value” de tout concept se mesure à la capacité de ce concept à aider l’individu à “faire face”, à le soutenir dans son expérience effective, pratique et concrète. Pour cette même raison, à savoir pour l’orientation pragmatique, humaine et vitale que James a imprimée à ses réflexions sur la religion et sur le polythéisme en général, nous voudrions reprendre son image à notre compte : le “cash-value du polythéisme”, tel est en définitive l’objet de notre recherche.
En effet, les réflexions qui suivent ont pour objectif d’explorer ce que le polythéisme antique, et en particulier le polythéisme romain, pourrait offrir aujourd’hui à notre société, non sur le terrain de l’esthétique ou de la philosophie, de la littérature ou de la psychologie, mais sur celui de l’expérience concrète, à la fois politique et sociale, individuelle et collective. C’est l’idée qui a conduit le cours de notre travail et qui en traduit la portée : mettre en lumière les
potentialités refoulées, voire réprimées, du polythéisme, donner voix aux réponses que son mode spécifique d’organisation du rapport avec le divin pourrait fournir à certains problèmes auxquels les religions monothéistes - comme nous les connaissons dans le monde occidental ou à travers lui - peinent à trouver une solution ou qu’elles ont souvent générés elle-mêmes. » (pp. 20-22)

Tel qu’il est ainsi explicité, le projet se révèle une sottise. Car enfin, peut-on imaginer que les croyances religieuses puissent de quelque façon que ce soit obéir à des consignes pratiques ? Peut-on supposer, ne serait-ce qu’un instant, que les adeptes d’une religion monothéiste soient en mesure de décider qu’il convient de se convertir à des croyances impliquant une pluralité de dieux au seul motif que la vie sociale en serait adoucie et que les prétextes à une forme de violence interreligieuse en soient ainsi annihilés ?

Il est vrai qu’il existe de nos jours un courant chrétien - essentiellement catholique - qui, en affichant un souci d’ouverture vis-à-vis des autres croyances, flirte avec l’apostasie. Mais il est assez douteux que même ceux-là puissent passer le Rubicon et condamner le monothéisme, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas davantage de raisons de s’ouvrir aux autres croyances que de respecter les siennes propres. À qui professe le scepticisme, il est aisé de soutenir que la raison devrait présider à tous nos choix, et donc également à ceux dont dépendraient nos éventuelles croyances religieuses. Mais il n’est guère raisonnable de croire que ce vœu puisse être exaucé, tant il est patent que la raison se met souvent au service de la croyance, bien davantage que la croyance ne se subordonne à la raison. Ce qui est tenu pour vrai est généralement fondé sur la foi en une source et non sur l’examen des éléments qui seraient susceptibles d’en établir rationnellement la vérité. C’est au point que le concept de vérité - pris dans la rage égalisatrice que justifierait pour certains une juste conception de la démocratie - est lui-même volontiers dissous dans une vision des choses qui évoque des vérités, chacun ayant le droit d’avoir la sienne.

Cela dit, l’idée que les monothéismes génèrent davantage de violence que le polythéisme est également une sottise. Car enfin, qui peut croire que la violence obéirait à un nombre défini de causes et serait en conséquence amoindrie par l’éradication de l’une d’elles ? Peut-on imaginer que les relations entre les hommes soient moins tendues du seul fait qu’ils en viendraient à « interpréter » - comme dit Bettini (cf. notamment pp. 91-98) ; entendez rendre acceptable les dieux des autres - les croyances religieuses d’autrui et à renoncer en conséquence aux convictions d’élitisme ou aux reproches de paganisme ou d’infidélité ?

Il ne faut guère s’interroger longuement sur la nature du nazisme, du stalinisme et du maoïsme pour s’apercevoir que ces idéologies - qui ne devaient rien, ou presque, aux religions - ont généré une violence extrême à laquelle les guerres de religion n’eurent et n’ont toujours rien à leur envier. Et à qui objecterait que ces idéologies ont emprunté aux religions une certaine fidélité aux dogmes, il serait sans doute raisonnable de répondre que le caractère idéologique des religions a lui-même varié au gré des siècles de telle sorte qu’elle fut tantôt à l’origine de violences et tantôt au contraire d’entraide et de cohésion sociale. L’Antiquité païenne a elle-même connu bien des imprégnations idéologiques qui ont très certainement pesé sur les multiples conflits armés qu’on s’y livra, des conflits dont la férocité est à certains égards légendaire (5) .

Quant à l’espoir que Bettini met dans ce qu’il appelle « le crépuscule de l’écriture » (pp. 163 et ss.), il s’agit là d’une nouvelle sottise. En quelque domaine que ce soit, les prévisions sont incertaines. Elles le sont d’autant plus qu’elles portent sur un avenir assez lointain et davantage encore quand elles s’attachent à imaginer le devenir de mœurs malaisément mesurables. Prétendre qu’il n’est pas exclu que la place nouvelle que confère à l’écriture le développement de formes nouvelles de communication puisse amener progressivement les monothéistes à tempérer leur foi absolue en leur propre dieu est assez irréfléchi. Non que je sois en mesure de prédire que cela ne se passera pas, mais plus simplement parce que l’éventail des probables, en ce qui concerne les formes et l’importance que prendront dans l’avenir l’écriture et ses substituts, est à ce point large que la prédiction de Bettini paraît bien dictée par son unique souci de ne pas priver les temps futurs de ce qu’il croit être les vertus du polythéisme.

Le plus affligeant, dans cette affaire, c’est le chorus laudatif qui entoure le livre. Trois universités - une italienne, une belge et une française -, une maison d’édition de renom, un journal dont le sérieux inspire souvent le respect, tout cela pour porter un texte qui égrène quelques constats savants sur le polythéisme antique afin d'épauler une thèse dont la sottise le dispute à la naïveté ! Fichtre, elles sont bien mal en point, les sciences sociales !

(1) Vincent Azoulay, “Sagesse des dieux de nos ancêtres” in Le Monde des livres, 23 septembre 2016, p. 6.
(2) Maurizio Bettini, Elogio del politeismo. Quello che possiamo imparare oggi dalle religioni antiche, Il Mulino, Bologna, 2014.
(3) Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. par Vinciane Pirenne-Delfoge, Les Belles Lettres, 2016.
(4) Cf. mes notes des 31 octobre 2010 et 29 juin 2010 dans lesquelles j’évoque cette tendance.
(5) Cf. par exemple Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. par Jean Voilquin, Garnier, 1966.

vendredi 30 septembre 2016

Note de lecture : Simon Leys

L'humeur, l'honneur, l'horreur
de Simon Leys


Simon Leys était un polémiste redoutable. Il n'était pas que cela, heureusement. Et il répugnait certainement à user d'un genre qui réclame d'éreinter son prochain. Mais les contre-vérités aptes à séduire l'opinion le faisaient bondir. Et tout ce qui fut si longtemps raconté au sujet de la Chine maoïste l'ont conduit à des colères qui lui ont valu une certaine renommée passagère. Ce qui mérite d'être noté, c'est qu'il conserva toujours - même dans l'expression d'indignations extrêmes - une élégance d'argumentation que ne dépara jamais une ironie poussée jusqu'à la férocité.

Un ami me mit récemment dans les mains un livre paru en 1991- L'humeur, l'honneur, l'horreur (1) - qui rassemble huit articles parus entre 1980 et 1990 dans Libération, Lire, Commentaire, Politique internationale et La Lettre de Reporters sans frontières, ainsi que quatre inédits parus entre 1987 et 1991, dont trois parus antérieurement en anglais dans The New Républic ou dans The New York Review of Books. Au-delà de l'illustration qu'il offre de ce talent de polémiste, ce livre témoigne surtout des liaisons étroites qui peuvent exister entre l'érudition académique et le type de verve dont use un homme qui s'aventure sur un terrain qu'il a en horreur : la politique. Après tout, Simon Leys n'était guère informé de la chose politique et il ne l'a jamais caché. Mais il existe un minimum de vraisemblance en deçà duquel les connaissances les plus étrangères à cette chose suffisent à triompher du discours impudent et mensonger qui sert de cache-sexe aux politiques les plus infâmes. Il suffit pour cela de conjuguer un savoir laborieusement accumulé et un constat élémentaire pour dévoiler la duplicité de ceux qui se plaisent à nier l'évidence.

J’ignore quasi tout de la Chine, de son histoire, de sa culture. J’ai lu un peu de ce qu’en disait Étiemble, il y a de cela bien longtemps ; un peu aussi de ce qu’en a dit François Jullien, beaucoup plus récemment. Tout deux furent fortement contestés en ce qu’ils auraient tournés la Chine à leur sauce, ainsi que Voltaire ne manqua pas de le faire dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Je ne suis donc en rien qualifié pour trancher la question de savoir si Simon Leys donne à voir une Chine plus conforme à ce qu’elle fut et à ce qu’elle est, d’autant que je suis bien loin d’avoir lu tout ce qu’il a pu écrire sur le sujet. À qui verrait dans son immense érudition un gage de la justesse de l’image qu’il nous en donne, il convient de rappeler que notre propre société résiste tant à nos efforts pour la comprendre que le projet d’approcher une culture différente réclame une grande modestie.

Il y a dans L'humeur, l'honneur, l’horreur des articles de deux types. Les premiers s’efforcent de traduire un certain rapport chinois à l’écrit, à la langue et à la tradition, un rapport qui, faute d’être compris, pourrait facilement nous induire en erreur. Les seconds dénoncent plus directement les jugements fallacieux qui ont profité de cette erreur pour taire les monstrueux crimes du maoïsme.

Puisé dans les premiers, ceci :
« […] s’il est vrai que Confucius considérait l’Antiquité comme le dépôt de toutes les valeurs humaines et estimait, dès lors, que la mission du Sage était non de créer du neuf, mais seulement de transmettre l’héritage des Anciens, en pratique, son programme était toutefois beaucoup moins conservateur qu’on ne pourrait le supposer à première vue (et d’ailleurs Confucius joua un rôle profondément révolutionnaire en son temps) : l’Antiquité qu’il invoquait était en effet une Antiquité perdue que le Sage avait à redécouvrir et à réinventer. Le contenu concret de cette Antiquité était donc singulièrement fluide ; il n’était pas susceptible de définition objective ni ne pouvait se laisser circonscrire par une tradition historique déterminée. Le même paradoxe se retrouvera par la suite chez presque tous les grands réformateurs confucéens au cours des âges : d’une part, on les voit qui condamnent les pratiques de leur temps au nom des enseignements du passé - mais d’autre part, quand on examine de plus près ces conventions sémantiques, on s’aperçoit qu’elles signifient exactement l’inverse de ce qu’elles semblent dire : ce que ces penseurs entendaient par “Antiquité” désignait un âge d’or mythique, c’est-à-dire, en fait, une utopie future, tandis que ce qu’ils appelaient “usages modernes” visait l’héritage du passé récent, c’est-à-dire le passé réel.
En ce qui concerne la grande tradition historiographique et l’exceptionnel sens historique que cultiva la Chine, il n’y a qu’une seule observation à formuler ici, en relation directe avec notre sujet. Il est bien vrai que, depuis plus de deux mille ans, les historiens chinois ont fait preuve de méthodes étonnamment modernes et scientifiques, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue que leur objectif n’était, lui, nullement scientifique, mais bien philosophique et moral. Très tôt, avant même l’époque de Confucius, les Chinois ont conçu la notion qu’il ne pouvait exister qu’une seule forme d’immortalité : celle que confère l’histoire. Autrement dit, la survie ne doit pas se chercher dans une surnaturel ni ne saurait s’appuyer sur les monuments et les choses -
l’homme ne survit que dans l’homme, c’est-à-dire, en pratique, dans la mémoire de la postérité, par le truchement de la chose écrite. » (pp. 32-34)

Et ceci encore :
« Les Occidentaux qui visitent la Chine semblent avoir été souvent irrités à un point confinant à l’obsession par ce qu’ils appellent “l’art chinois de la mise en scène”, voire tout simplement “les supercheries” et “les mensonges chinois”. Même des observateurs intelligents et perspicaces n’ont pas entièrement échappé à cette tentation. Dans un article spirituel écrit par un universitaire de valeur (Holmes Welch, The Chinese Art of Make-Believe, in Encounter, mai 1968), je suis tombé sur une anecdote qui me semble présenter une portée beaucoup plus profonde que l’auteur ne le soupçonnait lui-même. Un grand monastère bouddhiste près de Nankin était célèbre pour la pureté et l’orthodoxie de sa règle. Les moines y observaient une tradition strictement conforme aux usages originaux des monastères indiens ; ainsi, à la différence des autres monastères chinois où une collation est servie le soir, ici, en guise de dîner, les moines ne recevaient qu’un bol de thé. Des savants étrangers en visite avaient relevé la chose et admiré l’austérité de cette coutume. Mais ces visiteurs avaient été naïfs : si seulement ils avaient eu la curiosité de regarder dans le bol des moines, ils auraient pu constater que ce qu’on leur servait sous le nom de “thé” était en fait une bouillie de riz fort substantielle, identique à celle qui constitue l’ordinaire du soir dans tous les monastères chinois. Simplement, dans ce monastère-ci, par respect pour une tradition ancienne, il était convenu d’appeler cette bouillie “le bol de thé”.
Au fond, on peut se demander si, dans une certaine mesure, la tradition chinoise n’est pas une sorte de “bol de thé” qui, sous un nom ancien, vénérable et constant, en vient parfois à contenir toutes sortes de choses, et finalement n’importe quoi, sauf du thé. Sa permanence est d’abord et avant tout une Permanence des Noms, recouvrant la nature fluide et infiniment changeante de son contenu.
Si cette observation devait se révéler exacte, il pourrait évidemment en résulter d’intéressantes conséquences dans d’autres domaines. Ainsi, par exemple, libre à vous d’en tirer un pronostic quant à l’avenir chinois du marxisme-léninisme et de la Pensée de Mao-Zedong. Mais, en ce qui me concerne ici, je n’ai essayé de traiter que du passé.
 » (pp. 42-44)

Dans le même ordre d’idée, il ne faut surtout pas manquer de lire un texte reproduit dans le livre et paru initialement aux éditions de la Différence en 1989 (comme présentation à Stèles de Victor Segalen) et intitulé “L’‘exotisme’ de Segalen”. Une culture se caractérise par ce en quoi elle se distingue des autres, mais aussi par la façon dont elle façonne des traits qui, dans leur nature profonde, témoignent d’une certaine unicité de l’homme. Il n’est exigible de quiconque qu’il aime ces distinctions, ni davantage ces façonnements ; mais on peut espérer de chacun qu’il s’efforce de les comprendre avant de les juger.

À propos des textes du second type - ceux qui éreintent les admirateurs du maoïsme -, je ne dirai rien ici, sinon qu’ils vont chatouiller chez le lecteur cette réjouissance (un rien inutile) que procure quelquefois l’ironie moqueuse lorsqu’elle atteint ces vaniteux qui poussent le fourvoiement jusqu’à l’extravagance.

Un mot encore, à propos du titre du livre. Simon Leys a avoué une affection particulière pour le Prince de Ligne (2). Or, c’est précisément lui - à qui on demandait vers la fin de sa vie ce qui l’empêchait de mettre fin à son exil - qui répondit : « L’humeur, l’honneur, l’horreur ».

(1) Simon Leys, L'humeur, l'honneur, l'horreur. Essais sur la culture et la politique chinoises, Robert Laffont, 1991.
(2) Il a préfacé le livre de Sophie Deroisin, Le Prince de Ligne (éd. Tallandier, 2010).

Autres notes sur Simon Leys :
Le studio de l’inutilité
Simon Leys est mort
La mort de Napoléon

jeudi 1 septembre 2016

Note d’opinion : la modération

À propos de la modération

Nous vivons des temps plein d’inquiétudes. Ce n’est guère nouveau, mais c’est cependant vécu comme si cela l’était. En grande partie parce que les générations nouvelles - peut-être à juste titre - regardent leurs ainés comme des privilégiés. À l’aune de l’histoire cependant, les humains se bornent à changer d’inquiétudes, aussi bien selon les époques que selon les lieux ou les catégories sociales. Lorsque, sous l’effet d’inventions protectrices, les craintes qu’inspirait la nature ont faibli, ce sont ces inventions mêmes qui, à leur tour, se sont mises à inspirer de nouvelles craintes.

Face à ces inquiétudes, on se trouve régulièrement mis en demeure de prendre position. Personnellement, je suis quelquefois interrogé au sujet des solutions qui auraient mes faveurs à propos des inégalités dont souffrent tant d’humains ou à propos des migrations qui enfantent si souvent misère et violence. Et je répugne à répondre, parce que, sur beaucoup de ces questions, je n’ai pas d’avis, et que l’aveu de cette incapacité est volontiers jugé comme de l’indifférence ou de la provocation.

Mais, me dira-t-on, comment n’avoir pas d’avis sur des problèmes aussi urgents et tellement susceptibles d’enflammer les passions ? Il n’est que de recenser les faits qui nourrissent ce qu’il est commun d’appeler l’actualité pour découvrir que ceux-ci ont des points communs et que n’importe quel fait n’est pas apte à faire l’actualité. Parmi ces points communs, il y a la capacité à indigner, c’est-à-dire à heurter une valeur consacrée. Et l’empressement mis à dénoncer l’atteinte aux valeurs prime à ce point sur l’évaluation des faits qu’il n’est pas rare que ceux-ci soient gauchis jusqu’à fonder le blâme souhaité. Ce qui réclame de ne pas reculer devant l’excès, l’exagération, l’outrance, l’hyperbole. Pourtant, l’opinion est d’une autre nature que le fait, tout comme l’esprit est d’une autre souplesse que le corps. Oui, l’esprit supporte tout : « L’agir simplement, lui couste si peu, qu’en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, avec discretion : Car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, justement selon qu’elles sont ; l’esprit les estend et les appesantit souvent à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble », écrit Montaigne (1). Entendez que l’idée va son chemin sans que rien - sinon une vigilance dûment entraînée - n’alerte sur ses extravagances et qu’elle se plaît souvent à pousser jusqu’au bout le principe qui lui plaît, fût-ce en l’entraînant au-delà des motifs qui ont présidé à son adoption.

Trois exemples rendront peut-être un peu plus clair ce que je tente d’expliquer.

Et d’abord : l’égalité.

Qu’il faille lutter contre certaines inégalités semble malaisé à nier, sinon par ceux qui en bénéficient. Elles étaient, sont et resteront longtemps à ce point criantes qu’elles justifient une indignation constante. Mais l’idée d’égalité se laisse volontiers conduire jusqu’à l’uniformité, sans que beaucoup ne mesurent combien alors le mot n’est plus qu’un mot et qu’il entraîne à des projets qui le satisfont sans satisfaire en rien l’harmonie initialement visée, voire en la contrariant davantage encore.

Je suis souvent attristé par ces gens qui invoquent à toute occasion la démocratie et qui sans cesse en reculent la forme adéquate, comme si seule la prise en compte de la volonté de chacun pouvait satisfaire l’aspiration qu’elle désigne. Ce vœu inaccessible et absurde - inaccessible parce que absurde - me peine d’autant plus qu’il séduit le grand nombre par l’absence de compromission qu’il feint et par l’anathème qu’il réserve à ceux qui le combattent. Qu’il me soit permis à cet égard de rappeler ce que Montesquieu disait de la démocratie et de la corruption dont son principe pouvait être atteint :
« Le principe de la démocratie se corrompt, non-seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité ; mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges.
Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats : on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids : on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les pères : les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.
On voit, dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne, à son tour, la raison pourquoi il est content de lui. "Je suis content de moi, dit Chamides, à cause de ma pauvreté. Quand j’étais riche, j’étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étais plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire : la république me demandait toujours quelque nouvelle somme : je ne pouvais m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité : personne ne me menace, je menace les autres : je puis m’en aller, ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j’étais esclave : je payais un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit : je ne crains plus de perdre, j’espère d’acquérir."
Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.
La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics ; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse et son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.
Il ne faudra pas s’étonner, si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui : mais, pour retirer de lui, il faut renverser l’état. Plus il paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans, qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable. Un seul tyran s’élève ; et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption.
La démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’inégalité, qui la mène à l’aristocratie, ou au gouvernement d’un seul ; et l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.
[…]
Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d’égalité l’est-il de l’esprit d’égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande ou que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n’avoir point de maîtres, mais à n’avoir que ses égaux pour maître.
Dans l’état de nature, les hommes naissent bien dans l’égalité ; mais ils n’y sauroient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l’est pas, que, dans la première, on n’est égal que comme citoyen, et que, dans l’autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle se se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu’auprès de la servitude.
 » (2)

Est-il besoin de citer des exemples d’aspirations à la liberté et à l’égalité qui illustrent les craintes de Montesquieu ? Combien de mouvements d’émancipation n’ont-ils pas finis dans les fers ? Combien de révoltes contre les privilèges n’ont-elles pas généré une nomenklatura ? Combien de tribuns clamant les vertus de la liberté et de l’égalité ne se sont-ils pas révélés des tyrans ?

Rappeler cette triste réalité est volontiers assimilé à un appel à l’acceptation des inégalités et des dominations, ce que cela peut effectivement être. Mais, parfois, ce rappel de l’appel à la passivité qu’elle peut cacher cache à son tour une apologie de la radicalité révolutionnaire. Tant et si bien qu’il s’impose de mesurer ce que chaque projet, chaque doctrine, chaque concept implique et surtout ce qu’il peut signifier concrètement, sans trop permettre aux espérances d’en brouiller la perspective. (3) Ce qui - j’en conviens - est à ce point malaisé qu’il est bien des situations et des propositions face auxquelles il apparaît plus malaisé encore de se forger une opinion. La tentation de sombrer dans l’opinion est forte, car elle nous vaut la considération de ceux avec qui nous partageons de mêmes indignations ; mais c’est précisément à ce naufrage qu’il faut résister.

Après l’égalité, deuxième exemple : la discrimination.

Qu’il faille lutter contre les discriminations injustifiées semble malaisé à nier, sinon par ceux qui en tirent avantage. Très souvent - trop souvent - les apparences qui fondent certaines appartenances justifient des différences imaginées qui nourrissent indûment la supériorité, le mépris, l’arrogance, l’injustice. Mais cette lutte contre les discriminations se laisse volontiers conduire jusqu’à la similarité, sans que beaucoup ne mesurent combien l’intention première est ainsi dévoyée, au point de contraindre à une fausse ressemblance qui nuit finalement davantage encore à la concorde visée.

Le vœu compulsionnel de nier les différences et de taire les préférences est proprement déraisonnable. Pourtant, il est entretenu par un grand nombre de gens qui y investissent leur désir de justice. Et la réaction de ceux qui s’autorisent du parler vrai (comme ils disent) pour libérer leurs sentiments haineux ne fait qu’accroître la bien-pensance anti-discriminatoire en un cercle vicieux dans lequel les opinions s’entredéchirent et rivalisent dans l’ignorance des réalités.

Repartons de ce que disait Lévi-Strauss :
« Quand on envisage d’un point de vue très général les caractères communs aux sociétés qu’étudient les anthropologues, une constatation s’impose : […] ces sociétés font appel à la parenté d’une manière beaucoup plus systématique que ce n’est le cas aujourd’hui parmi nous.
D’abord, elles utilisent les relations de parenté et d’alliance pour définir l’appartenance au groupe. Beaucoup de ces sociétés refusent aux peuples étrangers la qualité d’êtres humains. Et si l’humanité cesse aux frontières du groupe, elle se renforce à l’intérieur d’une qualité supplémentaire : les membres du groupe ne sont pas seulement les seuls humains, les seuls vrais, les seuls excellents. Ils ne sont pas seulement des concitoyens, mais des parents de fait ou de droit.
En second lieu, ces sociétés tiennent la parenté et les notions qui s’y rattachent pour antérieures et extérieures aux relations biologiques, telle la filiation par le sang, auxquelles nous-mêmes tendons à les réduire. Les liens biologiques fournissent le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté, mais celles-ci offrent à la pensée un cadre de classification logique. Ce cadre une fois conçu permet de distribuer les individus dans des catégories préétablies assignant à chacun sa place au sein de la famille et de la société.
Enfin, ces relations et ces notions compénètrent le champ entier de la vie et des activités sociales. Réelles, postulées ou inférées, elles impliquent des droits et des devoirs bien définis, différents pour chaque type de parents. D’une façon plus générale, on peut dire que dans ces sociétés la parenté et l’alliance constituent un langage commun, propre à exprimer tous les rapports sociaux : économiques, politiques, religieux, etc., et non pas seulement familiaux.
 » (4)

Voilà qui retrace assez clairement les nécessités dont sont nées bien des classifications, autrement dit des différences instituées entre les membres du corps social. Lorsqu’il insiste sur les classifications parentales, Lévi-Strauss met en lumière ce que certaines de ces classifications peuvent avoir de factice, comme lorsque la filiation est proclamée alors même qu’aucun lien biologique n’est constaté. Et aucune société - pas davantage la nôtre - ne peut se passer de classifications de ce genre.

Évidemment, il est des distinctions que certaines sociétés et certaines époques récusent. De nos jours, celle qui discrimine l’homme libre de l’esclave nous indigne au plus haut point ; et bien d’autres encore. Mais d’une indignation moralement justifiée, on peut aisément passer à une indignation de principe qui court le risque de s’en prendre à ce qui n’a d’autre ressemblance avec les premières que le rôle différent que la classification accorde à l’une ou l’autre catégorie d’humains. Et si certains rôles sont à leur tour passible d’une morale réprobatrice, d’autres ne font que constater des statuts et des fonctions spécifiques qui, par leur existence, assurent une forme de conciliation entre les divers intérêts particuliers ou de groupes qui menacent la cohésion sociale. À trop vouloir combattre toute discrimination, on finit par nier des évidences et des préférences et par conférer à l’expression de quelque discrimination que ce soit le mérite de la sincérité.

Dans la deuxième conférence qu’il donna en 1971 à l’Unesco, Lévi-Strauss avait laissé percer l’idée qu’il n’était pas pathologique de préférer sa culture et de ne pas souhaiter s’adapter à une autre. Et il avait même avancé l’hypothèse que ce rejet de l’autre était peut-être indispensable aux grandes créations. (5) Il n’y a rien en tout cas qui justifie d’ignorer totalement ses propres préférences dans ce qu’elles ont de subjectif, quitte à avoir la décence de les maîtriser.

Devinant que certains seraient sans doute portés à réclamer des exemples de tout ce que j’avance, j’évoquerai ici le burkini, qui en ce moment occupe tant - trop sans doute - les médias, les politiques et les juristes. Même si je ne fréquente plus guère les plages, je dois avouer que je préfère très nettement y voir des femmes en bikini plutôt qu’en burkini. Et ce n’est pas uniquement en raison de l’occasion qu’elles offrent parfois de voir un beau corps dénudé ; c’est aussi parce que le burkini heurte une certaine conception que je me fais de la liberté des femmes, une conception que ce vêtement me semble vouloir implicitement dénoncer. Mais je m’en voudrais de ne pas supporter poliment et discrètement celles qui le portent ou davantage encore d’entreprendre des démarches pour le leur interdire. Car je n’imagine pas un seul instant admettre des mêmes qu’elles me reprochent explicitement ma mécréance au cas où elles en seraient informées. Dans un sens comme dans l’autre, c’est souvent de décence que l’on manque lorsqu’on invoque mille et un principes qui justifieraient de contraindre l’autre. De grâce, n’érigeons pas en loi le simple précepte qui suggère d’être autant que possible bienveillant envers ce qui nous est différent ou étranger.

Troisième exemple : l’utopie.

Qui ne rêve d’une société débarrassée de ses inconvénients ! Et fleurissent ainsi tant et tant de projets, notamment politiques, depuis ceux qui verront la prochaine législature en satisfaire les plus urgents jusqu’à ceux dont sont attendus des lendemains qui chantent. Évidemment, ma préférence va à des projets d’une autre nature, des projets qui recherchent une meilleure compréhension mutuelle (6), que ce soit au sein même de notre société comme dans ses rapports avec des sociétés différentes. Mais il faut également admettre que cette mutuelle compréhension a ses limites et qu’il est des exigences que je ne sacrifierais sans doute pas à la tranquillité ; car il est des convictions qui me semblent mériter d’être combattues dès lors qu’elles encouragent l’injustice, la haine ou la violence. (7) À quoi s’ajoute qu’il est aussi des projets qui ne les encouragent pas, mais qui néanmoins y mènent. Ce qui me conduit à me demander si bien des programmes - politiques ou autres - n’embrigadent pas un peu vite bien des gens qui y voient l’occasion de satisfaire leur souci d’agir utilement, alors même que les chemins ainsi suivis se hérissent d’entraves aux principes initialement défendus.

Je voudrais reproduire à présent un article que George Orwell a écrit en 1941 et qu’il avait intitulé “Les socialistes peuvent-ils être heureux ?” Il est certes un peu long ; je répugne à le mutiler de quelque façon que ce soit, mais je n’y ajouterai pas un mot.
« Penser à Noël fait presque automatiquement penser à Charles Dickens, et pour deux bonnes raisons. Pour commencer, Dickens est un des rares écrivains anglais à avoir réellement écrit sur Noël. Noël est la plus populaire des fêtes anglaises, et pourtant elle a produit étonnement peu de littérature. Il y a les chants de Noël, la plupart d’origine médiévale ; il y a une petite poignée de poèmes de Robert Bridges, de T. S. Eliot et de quelques autres, et puis il y a Dickens ; mais c’est à peu près tout. Deuxièmement, Dickens est remarquable, je dirais même presque unique, parmi les écrivains modernes pour être capable d’exprimer une image convaincante du bonheur.
Dickens a traité Noël deux fois et avec succès, dans un chapitre des
Aventures de Mr Pickwick et dans Un chant de Noël. Ce dernier fut lu à Lénine sur son lit de mort et, selon son épouse, il en trouva le “sentimentalisme bourgeois” absolument intolérable. Or, dans un sens, Lénine avait raison : mais s’il avait été en meilleure santé, il aurait sans doute remarqué que l’histoire a d’intéressantes implications sociologiques. Pour commencer, même si l’épaisseur de la couche de peinture étalée par Dickens est un peu épaisse, même si le “pathos” de Tiny Tim est écœurant, la famille Cratchit donne l’impression de s’amuser. Ils ont l’air heureux, ce qui n’est pas le cas, par exemple, des citoyens des Nouvelles de Nulle Part de William Morris (*1). En outre - et la compréhension qu’en a Dickens est un des secrets de sa force -, leur bonheur vient en grande partie d’un contraste. Ils sont très joyeux parce que, pour une fois, il semble qu’ils aient suffisamment à manger. Le loup est à la porte, mais il remue la queue. La vapeur du Christmas pudding flotte devant un arrière-plan de prêteurs sur gages et d’exploitation des travailleurs, et le spectre de Scrooge se tient près de la table du dîner dans un double sens. Bob Cratchit voudrait même boire à la santé de Scrooge, ce que Mrs Cratchit refuse de faire, avec raison. Si les Cratchit peuvent apprécier Noël, c’est justement parce que la fête n’a lieu qu’une fois par an. Leur bonheur est convaincant pour la bonne raison qu’il est décrit comme incomplet (*2).
Au contraire, tous les efforts pour décrire un bonheur
permanent ont été des échecs. Les utopies (d’ailleurs, le mot inventé “utopie” ne signifie pas “un bon endroit”, mais simplement “un endroit non existant”) sont fréquentes dans la littérature des trois ou quatre derniers siècles, bien que les utopies “favorables” soient invariablement peu appétissantes et qu’elles manquent d’ailleurs de vitalité.
Les meilleurs utopies modernes connues sont de loin celles de H.G. Wells. La vision du futur de Wells, implicite dans ses premiers livres et partiellement mise en œuvre dans
Anticipations et dans Une utopie moderne, est exprimée avec force dans deux livres écrits au début des années 1920, Le Rêve et Mr Barnstaple chez les hommes-dieux. Wells nous y donne une image du monde tel qu’il aimerait le voir - ou tel qu’il pense vouloir le voir. C’est un monde dont les idées-forces sont un hédonisme éclairé et la curiosité scientifique. Tous les maux et toutes les misères dont nous souffrons aujourd’hui ont disparu. Ignorance, guerre, pauvreté, saleté, maladie, frustration, faim, peur, surmenage, superstition - tout cela a disparu. Ainsi exprimé, il est impossible de nier qu’il s’agit du genre de monde que nous espérons tous. Nous voulons tous éliminer les choses que Wells veut éliminer. Mais existe-t-il réellement quelqu’un qui désire vivre dans une utopie wellsienne ? Au contraire, ne pas vivre dans un tel monde, ne pas s’éveiller dans un jardin hygiénique de banlieue infesté d’institutrices nues, est en fait devenu un objectif politique conscient. Un livre tel Le meilleur des mondes est l’expression de la véritable peur que ressent l’homme moderne devant la société hédoniste rationnelle qu’il pourrait avoir la capacité de créer. Un écrivain catholique a dit récemment que les utopies sont maintenant techniquement possibles et que, en conséquence, comment éviter l’utopie est devenu un problème sérieux. Maintenant que nous avons le mouvement fasciste devant les yeux, nous ne pouvons pas éliminer tout simplement cette remarque comme étant idiote. Car l’une des sources du mouvement fasciste est le désir d’éviter un monde trop rationnel et trop confortable.
Toutes les utopies
favorables semblent se ressembler en ce qu’elles postulent la perfection sans être capables de suggérer le bonheur. Les Nouvelles de Nulle Part sont une version gentillette de l’utopie wellsienne. Tout le monde est gentil et raisonnable, tous les meubles viennent de chez Liberty, mais l’impression que laissent ces mondes est celle d’une mélancolie délayée. L’effort fait récemment par lord Samuel dans la même direction, An Unknown Country (*3), est encore plus lugubre. Les habitants de Bensalem (le nom est emprunté à Francis Bacon (*4)) donnent l’impression de considérer la vie comme un mal qu’il faut accepter en s’en plaignant le moins possible. Tout ce que leur a apporté leur sagesse est d’être déprimés en permanence. Il est bien plus impressionnant de voir que Jonathan Swift, un des écrivains les mieux pourvu d’imagination qui ait jamais vécu, ne réussit pas plus que les autres à construire une utopie favorable.
Les premières parties des
Voyages de Gulliver sont sans doute l’attaque la plus accablante de la société des hommes qui ait jamais été écrite. Chacun des mots retentit encore aujourd’hui ; par endroit, on y trouve des prophéties très détaillées des horreurs politiques de notre propre époque. Là où Swift échoue, cependant, c’est lorsqu’il tente de décrire une race d’êtres qu’il admire vraiment. Dans la dernière partie, en contraste avec les Yahoos dégoûtants, il nous présente les nobles Houyhnhnms, une race de chevaux intelligents libérés des défauts humains. Or ces chevaux, malgré l’élévation de leur caractère et leur bon sens infaillible, sont des créatures remarquablement ennuyeuses. Comme les habitants de diverses autres utopies, ils cherchent surtout à éviter tout problème. Ils vivent des vies tranquilles, prudentes, “raisonnables”, d’où sont absents disputes, désordres ou insécurité de toutes sortes, mais en est également absente la “passion”, y compris l’amour physique. Ils choisissent leur compagne ou compagnon selon des principes eugénistes, évitent les excès d’affection et paraissent assez content de mourir quand vient leur heure. Dans les premières parties du livre, Swift avait montré où la folie et la fripouillerie des hommes pouvaient les mener ; mais, enlevez folie et fripouillerie : il ne vous reste plus apparemment, qu’une sorte d’existence tiédasse, qui ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue.
Les tentatives de description d’un bonheur appartenant définitivement à l’autre monde n’ont pas eu plus de succès. Le paradis est un vide, tout comme l’utopie, bien que l’enfer occupe une place respectable en littérature, et qu’il ait souvent été décrit avec une grande précision et de manière convaincante.
C’est un lieu commun de dire que le paradis chrétien, tel qu’il nous est habituellement présenté, n’attirerait personne. Presque tous les écrivains chrétiens qui se sont préoccupés du paradis soit annoncent franchement qu’il est indescriptible soit évoquent de vagues images d’or, de pierres précieuses, ainsi que d’hymnes chantés du matin au soir. Ceci, il est vrai, a inspiré quelques-uns des meilleurs poèmes du monde :

Tes murailles sont de calcédoine
Tes remparts de diamants taillés
Tes portes de fines perles d’Orient
Tellement riches et abondantes ! (*5)

Ou :

Saint, saint, saint, les saints tous T’adorent et
Déposent leurs couronnes d’or sur les eaux lisses,
Chérubins et séraphins sont à genoux devant Toi,
Toi qui était, es, et seras à tout jamais ! (*6)

Mais une chose était impossible : décrire un endroit ou une situation que l’être humain ordinaire désirerait réellement. Nombre de prêcheurs revivalistes, nombre de jésuites (regardez, par exemple, le terrible sermon dans
Portrait de l’artiste de James Joyce) ont effrayé leur congrégation jusqu’à leur glacer le sang dans les veines avec leurs images verbales de l’enfer. Mais dès qu’il s’agit du paradis on ne tarde pas à tomber sur des mots comme “extase” et “béatitude”, sans grands efforts pour dire ce qu’ils signifient vraiment. Un des textes les plus vivants sur ce sujet est peut-être le célèbre passage dans lequel Tertullien explique qu’un des plus grands bonheurs du paradis consiste à regarder les tortures des damnés.
Les diverses versions païennes du paradis ne sont certainement pas meilleures. On a l’impression qu’un crépuscule infini règne sur les Champs Élysées. L’Olympe, où vivaient les dieux, avec leur nectar et leur ambroisie, avec leurs nymphes et leurs Hébé, les “poules immortelles” comme les appelait D.H. Lawrence, est sans doute un peu plus attrayant que le paradis chrétien, mais on n’aurait pas envie d’y rester très longtemps. Quant au paradis musulman, avec ses soixante-dix-sept houris pour chaque homme, toutes réclamant sans doute qu’on s’occupe d’elles en même temps, ce n’est qu’un cauchemar. Et les spiritualistes, bien qu’ils ne cessent de nous assurer que “tout est éclatant et magnifique”, ne parviennent pas non plus à décrire la moindre activité de l’autre monde qu’une personne capable de réfléchir trouverait supportable, et encore moins séduisante.
On obtient le même résultat avec les tentatives de description du bonheur parfait qui ne viennent ni d’une utopie ni de l’au-delà, mais qui sont simplement sensuelles. Elles donnent toujours une impression de creux, de vulgarité, ou les deux à la fois. Au début de
La Pucelle, Voltaire décrit la vie de Charles IX avec sa maîtresse, Agnès Sorel. Ils étaient “toujours heureux”, dit-il. Et en quoi consistait leur bonheur ? Une suite incessante de festins, de boissons, de chasses et d’amour. Qui ne se lasserait pas d’une telle existence après quelques semaines ? Rabelais décrit les esprits fortunés qui ont du bon temps dans l’autre monde parce qu’ils ont eu une vie dure dans celui-ci. Ils chantent une chanson que je paraphrase grossièrement comme suit : “Sauter, danser, jouer des tours, boire du vin rouge et du vin blanc, et ne rien faire de toute la journée sinon compter des couronnes en or” (*7) - comme cela paraît ennuyeux, en fin de compte ! La vacuité de toute cette conception d’un “bon temps” éternel est bien montrée dans la peinture de Brueghel, Le Pays de cocagne, dans lequel trois grosses masses de graisse sont étendues et dorment, tête contre tête, tandis que les œufs durs et les jambons rôtis viennent d’eux-mêmes pour être mangés.
Il semblerait que les êtres humains soient incapables de décrire, voire d’imaginer le bonheur si ce n’est en termes de contraste. C’est pour cela que la conception du paradis ou de l’utopie change d’époque en époque. Dans la société préindustrielle, le paradis était décrit comme un lieu de repos éternel, pavé d’or, parce que l’expérience de l’être humain ordinaire était le surmenage et la pauvreté. Les houris du paradis musulman sont les reflets d’une société polygame dans laquelle la plupart des femmes disparaissaient dans les harems des riches. Mais ces images de “béatitude éternelle” ont toujours été un échec parce que, lorsque la béatitude devenait éternelle (l’éternité étant considérée comme un temps infini), le contraste cessait de fonctionner. Certaines des conventions intégrées à notre littérature sont nées à l’origine de conditions physiques qui ont cessé d’exister. Le culte du printemps en est un exemple. Au Moyen Âge, le printemps ne représentait pas simplement les hirondelles et les fleurs sauvages. Il représentait des légumes verts, du lait et de la viande fraîche après des mois de porc salé dans des cabanes enfumées et sans fenêtres. Les chansons du printemps étaient gaies :

Ne rien faire sinon manger et être gais,
Et remercier le ciel pour une bonne année,
De viande abondante et d’épouses aimées,
De garçons costauds qui vont de ci de là.
Tant de gaieté.
Et partout chez tous tant de gaieté ! (*8)
parce qu’il y avait une raison d’être gai. L’hiver était terminé, c’était ce qui comptait le plus. Noël est lui-même une fête préchrétienne dont l’existence est sans doute due au besoin d’un excès de nourriture et de boisson afin de rompre la monotonie des hivers insupportables du Nord.
L’incapacité de l’humanité à imaginer le bonheur autrement que sous la forme d’un
soulagement, après un effort ou une souffrance, présente un grave problème aux socialistes. Dickens est capable de décrire une famille dans le dénuement se régalant d’une dinde rôtie et sait les faire apparaître comme heureux ; d’autre part, les habitants d’univers parfaits ne semblent pas connaître la gaieté spontanée et sont par-dessus le marché assez répugnants. Mais il est clair que nous ne sommes pas en quête du genre de monde décrit par Dickens, ni, sans doute, de tout autre monde qu’il pouvait imaginer. L’objectif du socialisme n’est pas une société où tout finit bien parce que de vieux messieurs pleins de gentillesse distribuent des dindes. Que cherchons-nous sinon une société dans laquelle la “charité” serait inutile ? Nous voulons un monde où Scooge, avec ses dividendes, et où Tiny Tim, avec sa jambe tuberculeuse, seraient tout deux impensables. Mais cela veut-il dire que nous sommes en quête d’une utopie sans souffrance, sans effort ?
Au risque de dire quelque chose que les rédacteurs de
Tribune pourraient ne pas approuver, je suggère que le véritable objectif du socialisme n’est pas le bonheur. Le bonheur, jusqu’ici, a été une conséquence et, pour autant que nous le sachions, il en sera peut-être toujours ainsi. Le véritable objectif du socialisme est la fraternité humaine. C’est ce que tout le monde pense plus ou moins, bien que ce ne soit pas souvent dit, ou en tout cas pas suffisamment fort. Si les hommes s’épuisent dans des luttes politiques déchirantes, se font tuer dans des guerres civiles ou torturer dans les prisons secrètes de la Gestapo, ce n’est pas afin de mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage a giorno mais parce qu’ils veulent un monde dans lequel les hommes s’aiment les uns les autres au lieu de s’escroquer et de se tuer les uns les autres. Et ils veulent ce monde comme une première étape. Où ils iront ensuite est bien moins certain et les tentatives de prédire leur avenir en détail ne font que brouiller la question.
La pensée socialiste doit se préoccuper de prédiction, mais seulement en termes généraux. Il faut souvent viser des objectifs qu’on ne perçoit que très vaguement. En ce moment, par exemple, le monde est en guerre et désire la paix. Et pourtant le monde n’a aucune expérience de la paix et n’en a jamais eu, à moins que le bon sauvage ait vraiment existé un jour. Le monde veut quelque chose dont il reconnaît vaguement la possibilité sans pouvoir le définir avec précision. En ce jour de Noël, des milliers d’hommes vont saigner à mort dans les neiges de Russie, ils se noieront dans des eaux glaciales, ou encore ils se feront mutuellement sauter à coup de grenades dans les îles marécageuses du Pacifique ; des enfants sans abri iront gratter dans les ruines des villes allemandes pour trouver un peu à manger. Rendre tout cela impossible est un bon objectif. Mais expliquer en détail à quoi ressemblera un monde en paix est une autre paire de manches, et tenter de le faire pourrait aisément mener aux horreurs avec tant d’enthousiasme par Gerald Heard (*9).
Presque tous les créateurs d’utopie ressemblent à l’homme qui a mal aux dents et qui pense donc que le bonheur est de ne pas avoir mal aux dents. Ils voulaient produire une société parfaite en proposant quelque chose d’indéfini qui n’a pourtant de valeur que parce qu’il est temporaire. La solution la plus sage serait de dire qu’il y a certaines voies le long desquelles l’humanité doit avancer, que la stratégie, dans son ensemble, a été décidée, mais que les prophéties détaillées ne sont pas de notre ressort. Quiconque essaye d’imaginer la perfection ne fait que révéler sa propre vacuité. Il en va ainsi même avec un grand écrivain tel que Swift, qui sait si bien éreinter un évêque ou un homme politique mais qui, lorsqu’il tente de créer un surhomme, nous laisse simplement avec l’impression - la dernière chose qu’il aurait voulu - que les Yahoos puants avaient en eux davantage de possibilités de développement que les Houyhnhnms éclairés.
 » (8)

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1052.
(2) Montesquieu, Œuvres complètes tome premier, Librairie Hachette et Cie, 1873, pp. 219-221.
(3) Le propos de Montesquieu fait immanquablement penser à l’idée du juste milieu, chère à Aristote (cf. Éthique à Nicomaque, livre II, chap. 6). Il y aurait cependant bien des choses à dire sur ce qui les sépare. En toute hypothèse, je préfère personnellement insister sur la nécessité d’une analyse éventuellement susceptible de définir plus ou moins l’attitude adaptée aux faits, plutôt que de la situer sur un axe imaginaire dont elle occuperait le centre.
(4) Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2011, pp. 61-62.
(5) Cf. Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48. Il y dit notamment ceci : « Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes, sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles, indispensables entre les individus comme entre les groupes, s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. » (pp. 47-48)
(6) Bien des projets visent au contraire à sortir à son avantage d’une discorde ; c’est notamment le cas des programmes politiques d’extrême droite.
(7) La morale a immanquablement le dernier mot. Encore faut-il que ce soit effectivement le dernier, c’est-à-dire qu’elle ne pose ses conditions qu’après que les faits eussent été interrogés en long et en large et sans que jamais elle n’interfère dans ce démêlage du vrai et du faux. Que celui-ci soit rarement complètement achevé plaide pour de la retenue dans l’expression des préférences morales.
(*1) Classique de la littérature utopique, les Nouvelles de Nulle Part (1890) décrivent le bonheur dans une société du futur collectiviste et démocratique, essentiellement agraire et artisanale, où n’existent plus ni propriété privée, ni grandes villes, ni autorité, ni monnaie, ni tribunaux, ni prisons, ni classes sociales.
(*2) Employé sous-payé de l’avare misanthrope Scrooge, Bob Cratchit peine à nourrir sa famille, dont Tiny Tim, malade et infirme, est le plus jeune enfant.
(*3) En réalité, An Unknow Land, de Herbert Samuel (1942).
(*4) Dans La Nouvelle Atlantide.
(*5) Strophe d’un hymne tiré d’un poème anonyme du XVIe siècle, Hierusalem My Happy Home (1583), lui-même écrit à partir d’un texte de saint Augustin.
(*6) Strophe d'un hymne à la Trinité, Holy Holy Holy, composé en 1826 par Reginald Heber.
(*7) Cette chanson se trouve dans la traduction anglaise d’Urquart (1653), mais pas dans Rabelais.
(*8) Chanson chantée par Silence dans Henry IV de Shakespeare (partie II, acte V, scène 3)
(*9) Auteur prolifique d’essais sur la science, la religion, l’évolution de l’humanité, et sur ce qui deviendra le “développement personnel”, Gerald Heard était un proche d’Aldous Huxley.
(8) George Orwell, Écrits politiques (1928-1949), trad. par Bernard Hoepffner, Agone, Marseille, 2009, pp. 226-236. L’article a été publié sous le pseudonyme John Freeman ; son attribution à Orwell est quasi certaine.